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Special pages :
Un Pas vers le social-patriotisme
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 7 mars 1939 |
La Position de la IVe Internationale contre la Guerre et le Fascisme
Nos amis palestiniens viennent de toute évidence de faire une concession très dangereuse aux social-patriotes, alors que leur point de départ est à l’opposé de celui du social-patriotisme. Nous nous contenterons d’indiquer les points qui sont, à notre avis, les plus erronés, dans le document intitulé « N’est-ce pas une erreur ? ».
Nous continuons à affirmer que, dans le quart de siècle qui s’est écoulé depuis l’éclatement de la dernière guerre, l’impérialisme en est venu à régner sur le monde de façon plus despotique encore, que sa main pèse de plus en plus lourd sur les événements en temps de paix comme en temps de guerre, et, finalement, que, sous ses divers masques politiques, il a revêtu un caractère encore plus réactionnaire. Par conséquent, toutes les règles fondamentales de la politique prolétarienne de « défaitisme » par rapport à la guerre impérialiste conservent aujourd’hui toute leur vigueur. C’est de là que nous partons et c’est ce qui détermine toutes les conséquences qui en découlent.
Les auteurs de ce document partent d’une position différente. Ils établissent une différence quantitative entre la guerre qui vient et la dernière guerre et cela à deux égards. On peut tenir pour vrai que seuls des pays impérialistes ont pris part à la dernière guerre : le rôle de la Serbie, disent-ils, était trop insignifiant pour donner son empreinte à la guerre (ils oublient les colonies et la Chine). Dans la guerre qui vient, écrivent-ils, l’un des protagonistes sera sans doute l’U.R.S.S., qui constitue un facteur bien plus considérable que la Serbie. A la lecture de ces lignes, le lecteur tend à conclure que le raisonnement ultérieur des auteurs va précisément tourner autour de la participation de l’U.R.S.S. à la guerre. Mais ils abandonnent rapidement cette idée ou, plus précisément, elle est reléguée à l’arrière-plan par une autre, à savoir la menace mondiale du fascisme. La réaction monarchiste, pendant la dernière guerre, affirment-ils, n’avait pas un caractère historique offensif et constituait plutôt un vestige, tandis que le fascisme, aujourd’hui constitue une menace directe et immédiate pour l’ensemble du monde civilisé. La tâche du prolétariat international tout entier est donc de le combattre en temps de paix comme en temps de guerre. Nous sommes sur nos gardes et c’est bien naturel, pleins de soupçons : une telle façon de rétrécir les tâches révolutionnaires — substituer à l’impérialisme un de ses masques politiques, le fascisme — constitue une évidente concession à l’I.C., une concession manifeste aux social-patriotes des pays « démocratiques ».
Pour commencer, on avance l’hypothèse que les deux facteurs historiques nouveaux qui, probablement, dictent un changement de politique en temps de guerre — à savoir l’U.R.S.S. et le fascisme — ne joueront pas forcément dans le même sens. Il n’est pas exclu que Staline et Hitler — ou Staline et Mussolini — puissent se retrouver dans un seul et même camp au cours de la guerre ou, en tout état de cause, que Staline puisse acheter une neutralité éphémère et fragile au prix d’un accord avec les gouvernements fascistes ou un d’entre eux. Or, pour une raison inconnue, cette variante disparaît de l’horizon de nos auteurs. Ils disent pourtant, très justement, que notre position de principe doit nous armer en vue de toute variante possible.
Ainsi que nous l’avons cependant déjà dit, la question de l’U.R.S.S. ne joue véritablement aucun rôle dans l’ensemble de la façon dont raisonnent nos camarades palestiniens. Ils concentrent en effet toute leur attention sur le fascisme, en tant que menace immédiate contre la classe ouvrière mondiale et les nationalités opprimées. Ils soutiennent qu’une politique « défaitiste » ne saurait être appliquée dans ceux des pays qui seront en guerre contre des pays fascistes. Une telle façon de raisonner simplifie de nouveau à l’extrême le problème, car elle décrit la situation comme si on devait trouver nécessairement tous les pays fascistes d’un côté des tranchées, et tous les pays démocratiques ou semi-démocratiques de l’autre. En fait, il n’existe aucune garantie qu’il s’agira d’un regroupement aussi « commode ». L’Italie et l’Allemagne peuvent très bien se retrouver au cours de la prochaine guerre, comme au cours de la première, dans des camps opposés. Ce n’est pas du tout exclu. Que faudra-t-il faire dans ce cas? En réalité, il devient de plus en plus difficile de classer les pays en fonction de traits purement politiques : où placerons-nous la Pologne, la Roumanie, l’actuelle Tchécoslovaquie et un certain nombre d’autres puissances de second et de troisième ordre ?
La tendance principale des auteurs du document est apparemment la suivante : soutenir que le « défaitisme » est une obligation pour les pays fascistes dirigeants (Allemagne, Italie), alors qu’il faut y renoncer dans les pays, même de vertu démocratique douteuse, qui sont en guerre avec eux. C’est à peu près ainsi qu’on pourrait formuler l’idée centrale de ce document. Sous cette forme aussi, il demeure faux et constitue de toute évidence une chute dans le social-patriotisme.
Rappelons que tous les dirigeants de la social-démocratie allemande en émigration sont « défaitistes » à leur manière. Hitler les a privés de leurs sources d’influence et de revenu. La nature progressiste de ce défaitisme « démocratique », « antifasciste », est égale à zéro. Car il n’est pas lié à la lutte révolutionnaire, mais à l’espoir du rôle « libérateur » de l’impérialisme, français ou autre. Les auteurs de notre document, de toute évidence sans l’avoir voulu, ont malheureusement fait un pas précisément dans cette même direction.
En premier lieu, ils ont, à notre avis, donné une définition beaucoup trop nébuleuse et surtout trop équivoque du « défaitisme » comme un système spécial et indépendant d’actions visant à provoquer la défaite. Ce n’est pas ça. Le défaitisme, c’est la politique de classe du prolétariat qui considère, y compris en temps de guerre, que son ennemi principal est dans son propre pays impérialiste. Le patriotisme, en revanche, est une politique qui situe l’ennemi principal hors de son propre pays. L’idée du défaitisme est en réalité la suivante : mener une lutte révolutionnaire intransigeante contre sa propre bourgeoisie en tant qu’ennemi principal, sans se préoccuper que cette lutte puisse aboutir à la défaite de son propre gouvernement. Dans le cas où elle résulte d'un mouvement révolutionnaire, la défaite de son propre gouvernement constitue un moindre mal. Lénine n’a jamais dit et n’a jamais voulu dire autre chose. Il n’est même pas possible de parler d’une autre espèce de « contribution » à la défaite. Faut-il renoncer au défaitisme révolutionnaire dans les pays non fascistes ? C’est là le nœud de la question ; c’est là-dessus que l’internationalisme révolutionnaire tient bon, ou s’effondre.
Par exemple, les 360 millions d’indiens doivent-ils renoncer à toute tentative d’utiliser la guerre pour leur propre libération ? Leur insurrection, en pleine guerre, contribuerait sans doute à la défaite de la Grande-Bretagne. Mieux, dans le cas d’une insurrection aux Indes — contrairement à toutes les « thèses » —, les ouvriers britanniques devraient-ils la soutenir? Ou seraient-ils, au contraire, tenus de pacifier les Indiens, de les bercer afin de les endormir, et ce, pour la cause de la lutte de l’impérialisme britannique « contre le fascisme » ? Quelle route suivre ?
« La victoire de l’Allemagne et l’Italie aujourd’hui (demain, il en ira peut-être autrement) équivaut à la chute du fascisme. » L’attention est surtout attirée par cette expression : « aujourd’hui (demain il en ira peut-être autrement) ». Les auteurs n’élucident pas ce qu’ils entendent exactement par là. Mais, en tout cas, ils indiquent bien que — même de leur propre point de vue — leur position a un caractère circonstanciel, instable et incertain, qu’elle peut se révéler inutile demain. Ils ne tiennent pas suffisamment compte du fait qu’à l’époque du capitalisme pourrissant, des changements ou des demi-changements dans les régimes politiques se produisent très brusquement et souvent sans altérer les bases sociales, sans porter atteinte au mouvement de déclin du capitalisme. Sur lequel de ces deux processus notre politique doit-elle reposer, dans une question aussi fondamentale que celle de la guerre? Sur les changements de direction des régimes politiques, ou sur la base sociale de l’impérialisme commune à tous les régimes politiques, et qui ne peut que les unir contre le prolétariat révolutionnaire ? La question stratégique fondamentale est celle de notre attitude vis-à-vis de la guerre, qu’il n’est pas permis de subordonner à des considérations et des spéculations tactiques épisodiques.
Pourtant, même du point de vue purement conjoncturel, l’idée centrale mentionnée ci-dessus dans ce document est fausse. Une victoire sur les armées de Hitler et Mussolini n’implique en elle-même que la défaite militaire de l’Allemagne et de l’Italie, mais absolument pas l’effondrement du fascisme. Nos auteurs admettent que le fascisme est le produit inévitable du capitalisme décadent, dans la mesure où le prolétariat n’a pas pris à temps la place de la bourgeoisie. Mais comment, au juste, une victoire militaire des démocraties en déclin sur l’Allemagne et l’Italie pourrait-elle liquider le fascisme, même pour une brève période? S’il existait une quelconque raison de croire qu’une nouvelle victoire de cette familière et un peu sénile Entente (moins l’Italie) procurerait d’aussi merveilleux résultats, tout à fait contraires aux lois socio-historiques, alors, il faudrait non seulement la « désirer », mais faire tout notre possible pour y contribuer. Et dans ce cas, les social-patriotes anglais et français auraient raison. En réalité, ils sont plus loin aujourd’hui d’avoir raison qu’il y a vingt-cinq ans, ou, pour être plus précis, ils jouent aujourd’hui un rôle infiniment plus réactionnaire et plus infâme.
S’il existe des chances — et incontestablement il en existe — que la défaite de l’Allemagne et de l’Italie — à la condition qu’il y ait un mouvement révolutionnaire — puisse conduire à la chute du fascisme, alors, inversement, il existe des chances plus proches et plus immédiates que la victoire de la France puisse porter un coup final à la démocratie corrodée, surtout si elle est obtenue avec l’aide politique du prolétariat français. Le renforcement des impérialismes français et britannique, la victoire de la réaction militaire fasciste en France, le renforcement de la domination britannique sur l’Inde, et sur les autres colonies, fournirait à son tour un soutien à la réaction la plus noire en Allemagne et en Italie. Dans l’éventualité de leur propre victoire, France et Italie feront tout pour sauver Hitler et Mussolini et éviter le chaos. La révolution prolétarienne peut évidemment tout corriger. Mais il faut l’y aider et non l’en empêcher. On ne peut aider la révolution en Allemagne autrement qu’en appliquant dans l’action les principes de l’internationalisme révolutionnaire dans les pays qui sont en guerre contre elle.
Les auteurs du document prennent nettement position contre le pacifisme abstrait, et, en cela, ils ont bien entendu raison. Mais ils ont tout à fait tort de croire que le prolétariat puisse résoudre ses grandes tâches historiques par des guerres qu’il ne conduirait pas, mais qui seraient menées par ses ennemis mortels, les gouvernements impérialistes. On peut tirer du document l’analyse suivante : pendant la crise tchécoslovaque, nos camarades français ou anglais auraient dû exiger l’intervention militaire de leur propre bourgeoisie et assumer ainsi la responsabilité de la guerre en général, et pas, bien entendu, d’une guerre révolutionnaire, mais de cette guerre impérialiste. Le document cite les paroles de Trotsky disant que Moscou aurait dû prendre l’initiative d’écraser Hitler dès 1933, avant qu’il ne soit devenu un terrible danger (Biulleten Oppositsii, 21 mars 1933). Mais ces paroles signifient simplement que tel aurait dû être le comportement d’un véritable gouvernement révolutionnaire d’un État ouvrier. Mais est-il possible d’adresser la même exigence au gouvernement d’un État impérialiste ?
Nous ne prenons certes aucune responsabilité pour le régime qu’ils appellent le régime de paix. Le mot d’ordre « Tout pour la Paix » n’est pas le nôtre, et aucune de nos sections ne le lance. Mais nous ne pouvons pas plus assumer la responsabilité de leur guerre que nous ne l’assumons pour leur paix. Plus notre position là-dessus sera résolue, ferme et intransigeante, mieux les masses nous comprendrons, sinon au commencement, du moins au cours de la guerre.
« Le prolétariat de Tchécoslovaquie aurait-il pu lutter contre son gouvernement et sa politique de capitulation au moyen de mots d’ordre de paix et de défaitisme? ». C’est une question très concrète qui est posée ici sous une forme très abstraite. Il n’y avait pas de place pour le défaitisme parce qu’il n’y avait pas la guerre (et ce n’est pas un accident si elle n’a pas eu lieu). Dans les vingt-quatre heures critiques de la confusion et de l’indignation universelles, le prolétariat tchécoslovaque avait l’occasion de renverser le gouvernement « capitulard » et de prendre le pouvoir. Pour cela, il fallait seulement une direction révolutionnaire. Naturellement, après la prise du pouvoir, le prolétariat aurait opposé à Hitler une résistance farouche, ce qui aurait certainement provoqué une réaction puissante au sein des masses laborieuses en France et ailleurs. Mais ne spéculons pas sur ce qui aurait pu être le cours ultérieur des événements. De toute façon, la situation serait aujourd’hui infiniment plus favorable pour la classe ouvrière mondiale. Non, nous ne sommes pas des pacifistes ; nous sommes pour la guerre révolutionnaire. Mais la classe ouvrière tchèque n’avait pas le moindre droit de confier la direction d’une guerre « contre le fascisme » à MM. les capitalistes, lesquels, en quelques jours, ont pu, en toute tranquillité, changer de couleur pour devenir fascistes ou tout comme. De telles transformations et de tels changements de couleur de la part des classes dirigeantes seront à l’ordre du jour, pendant la guerre, dans toutes les « démocraties ». C’est pourquoi le prolétariat irait à sa propre ruine s’il devait déterminer la ligne principale de sa politique à partir des étiquettes formelles et instables de « pour » et « contre le fascisme ».
Nous considérons comme radicalement fausse l’idée de ce document selon laquelle, des trois conditions d’une politique « défaitiste » énumérées par Lénine, la troisième manque aujourd’hui, à savoir « la possibilité de solidarité des mouvements révolutionnaires de tous les pays belligérants ». Ici les auteurs sont de toute évidence hypnotisés par ce qu’on dit de l’omnipotence du régime totalitaire. En fait, l’immobilité des ouvriers allemands et italiens n’est pas du tout déterminée par l’omnipotence de la police fasciste, mais par l’absence de programme, la perte de sa foi dans les vieux programmes et les vieux mots d’ordre, et par la prostitution de la IIe et de la IIIe Internationales. C’est seulement dans une atmosphère politique de désillusion et de déclin que l’appareil policier peut opérer des « miracles » qui — c’est triste à dire — ont produit trop d’impression sur certains de nos camarades aussi.
Naturellement, il est plus facile de commencer la lutte dans ceux des pays où les organisations ouvrières n’ont pas encore été détruites. Mais il faut commencer la lutte contre l’ennemi principal qui reste jusqu’à maintenant dans notre propre pays. Est-il concevable que les ouvriers avancés de France disent aux ouvriers allemands : « Puisque vous êtes dans les souffrances du fascisme et ne pouvez vous libérer vous-mêmes, nous aiderons notre gouvernement à écraser votre Hitler, c’est-à-dire à étrangler l’Allemagne avec le nœud coulant d’un nouveau Versailles, et alors… alors nous construirons le socialisme avec vous. » A cela, les Allemands pourraient bien répondre : « Excusez-nous, mais nous avons déjà entendu cette chanson dans la bouche des social-patriotes pendant la guerre et nous savons très bien comment tout a fini. » Non, ce n’est pas ainsi que nous aiderons les ouvriers allemands à sortir de leur stupeur. Il nous faut leur montrer dans l’action que la politique révolutionnaire consiste en une lutte simultanée contre les différents gouvernements impérialistes, dans tous les pays belligérants. Il ne faut certes pas concevoir cette « simultanéité » de façon mécanique. Les succès révolutionnaires, en quelque endroit qu’ils puissent initialement exploser, élèveront l’esprit de protestation et les soulèvements dans tous les pays. Le militarisme des Hohenzollern a été complètement jeté bas par la révolution d’Octobre. Pour Hitler et Mussolini, le succès d’une révolution socialiste dans l’un quelconque des pays avancés serait infiniment plus terrible que les armements combinés de toutes les « démocraties » impérialistes.
La politique qui cherche à confier au prolétariat la tâche insoluble de parer aux dangers engendrés par la bourgeoisie et sa politique de guerre est vaine, fausse, mortellement dangereuse. « Mais le fascisme peut vaincre! » « Mais l’U.R.S.S. est menacée ! » « Mais l’invasion hitlérienne signifierait le massacre des ouvriers! » Et ainsi de suite, sans fin. Bien sûr les dangers sont infinis, infinis. Il est impossible non seulement d’y parer, mais même de tous les prévoir. Si le prolétariat, aux dépens de la clarté et de l’intransigeance des fondements de sa politique, essayait de courir après chaque danger circonstanciel séparément, il provoquerait inéluctablement sa propre faillite. En temps de guerre, les frontières seront modifiées, victoires militaires et défaites alterneront, les régimes politiques changeront. Les travailleurs ne pourront profiter à fond de ce monstrueux chaos que s’ils se consacrent non à jouer les surveillants du processus historique, mais à s’engager dans la lutte de classe. C’est seulement le développement de leur offensive internationale qui mettra fin, non seulement aux « dangers » circonstanciels, mais aussi à leur source essentielle, la société de classes.