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Special pages :
Umm Sa’ad
Auteur·e(s) | Ghassan Kanafani |
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Écriture | 1968 |
La mère de Saad, qui a vécu avec ma famille dans la Ghébesseya des années qu’on ne peut dénombrer et qui a vécu ensuite dans les camps des déchirures que personne ne peut porter sur les épaules, continue à se rendre, tous les mardis, dans notre demeure. Elle regarde les objets avec ce sentiment profond d’appartenance et me regarde comme elle le ferait pour son fils. Elle offre à mes oreilles l’histoire de ses malheurs, celle de ses joies et celle de sa fatigue. Mais jamais, elle ne se plaint ì
C’est une femme dans la quarantaine, me semble-t-il, solide bien plus que ne le serait un roc, patiente bien plus que ne pourrait le supporter la patience, qui passe sa semaine dans des allées et venues. Elle vit sa vie des dizaines de fois dans la fatigue et le labeur pour arracher honnêtement sa croûte de pain et celle de ses enfants.
Je la connais depuis des années. Elle constitue dans le parcours de ma vie une chose dont je ne peux me passer. Lorsqu’elle frappe à ma porte et qu’elle pose ses pauvres objets dans l’entrée, l’odeur des camps suinte dans mon être avec leurs tristesses et leurs résistances ancestrales, avec leurs détresses et leurs espoirs. Le goût de l’amertume qui m’envahit jusqu’à épuisement, une année après l’autre me revient dans la bouche.
Le dernier mardi, elle arriva comme à son habitude. Elle posa ses pauvres objets et se tourna vers moi :
— Cousin, je voudrais te dire quelque chose. Saad est parti.
— Il est parti où ?
— Chez eux.
— Qui ?
— Les fedayins.
Un silence provocateur plana entre nous. Je la vis soudain, assise là-bas, une vieille femme tenace, dont la vie s’en est allée en lambeaux à force de trimer dans le malheur, ses paumes recouvrant sa poitrine. Je les vis, ses paumes, là-bas. Sèches telles que deux bûches, abîmées telles qu'un tronc d’arbre vieilli, traversées par des gerçures creusées par des années de labeur difficile. Je vis son parcours de malheur en compagnie de Saad, depuis qu’il était encore enfant et jusqu’au jour où il devint un homme. Ces deux paumes solides l’avaient secondée comme le fait la terre pour une plante encore fragile. Aujourd’hui, elles s’étaient soudain entrouvertes laissant l’oiseau qui était tapi vingt ans là, s’envoler et les quitter.
— Il a rejoint les fedayins.
Je continuais à fixer ses paumes, recourbées comme deux choses qu’avait touchées l’abattement, criant depuis ses tréfonds, poursuivant l’oiseau migrateur vers le danger et l’inconnu. Pourquoi, mon Dieu, les mères devaient-elles perdre leurs enfants ? Pour la première fois, je voyais si près de moi, cette chose qui brise un c_ur. Nous étions dans un théâtre grec et nous vivions cette tristesse contre laquelle on ne pouvait rien.
Je lui dis, essayant de la confondre et me confondre :
— Que t’a-t-il dit ?
— Il n’a rien dit. Il est simplement parti. Son copain m’a dit, le matin, qu’il était parti les rejoindre.
— Ne t’avait-il pas dit auparavant qu’il partirait ?
— Oui, il m’a dit deux ou trois fois qu’il comptait les rejoindre.
— Tu ne l’avais pas cru à ce moment ?
— Je l’ai cru. Je connais Saad. Et j’ai su qu’il partirait.
— Pourquoi as-tu donc été surprise ?
— Moi ? Je n’ai pas été surprise. Je t’informe simplement. Je me suis dit que tu voulais peut-être connaître les nouvelles de Saad.
Et les paumes posées sur sa poitrine firent un mouvement. Elles étaient belles et solides encore capables d’accomplir leur besogne. Je ne pense pas qu’elles se soient jamais plaintes. Elle dit :
— Non, j’ai dit à ma voisine ce matin que j’aurais voulu en avoir dix comme lui. Cousin, ma vie s’est consumée dans ce camp. Tous les soirs, je prie Dieu. Cela fait 20 ans. Si Saad ne partait pas, qui d’autre partirait ?
Elle se leva. Et la pièce plongea dans un monde de simplicité. Les choses semblèrent plus familières et il me sembla retrouver les maisons de la Ghébesseya. Néanmoins, je la suivis à la cuisine. Elle rit en me regardant et poursuivit :
— J’ai dit à la femme assise à mes côtés dans le bus que mon fils était devenu combattant. (Sa voix m’apparut différente et c’est la raison pour laquelle je m’en souvenais). Je lui dis que je l’aimais et qu’il allait me manquer, il est bel et bien le fils de sa mère ì Tu crois qu’on lui donnera une mitrailleuse ?
— Ils donnent toujours des mitrailleuses à leurs hommes.
— Et la nourriture ?
— Ils mangent à leur faim et on les pourvoit en cigarettes.
— Saad ne fume pas. Mais je suis sûre qu’il apprendra à le faire là-bas. Lumière de mes yeux ! Comme j’aurais voulu qu’il soit proche pour lui porter tous les jours la nourriture que je lui ai cuisinée !
— Il se nourrira de la même manière que ses compagnons.
— Que Dieu les protège tous !
Elle se tut un instant puis se retourna vers moi :
— Tu crois qu’il serait content si j’allais lui rendre visite ? Je peux me débrouiller pour les dépenses et aller lui rendre visite deux fois par semaine.
Elle se souvint de quelque chose :
— Tu sais que les enfants sont une servitude. Si je n’avais pas les deux gosses, je l’aurais rejoint, j’aurais habité avec lui. Les camps ì Entre un camp et un autre y a-t-il de différence ? J’aurais vécu avec eux, j’aurais cuisiné pour eux et je les aurais servis de tout coeur. Mais les enfants sont une servitude.
Je lui dis :
— Il n’est pas nécessaire que tu lui rendes visite là-bas. Laisse-le libre. L’homme qui rejoint les fedayins n’a pas besoin de la protection de sa mère.
Elle essuya ses paumes avec son tablier, et dans le fond de ses yeux, je vis quelque chose qui ressemblait à de la désillusion : cet instant épouvantable au cours duquel une mère sent qu’on peut se passer d’elle, qu’elle a été laissée-pour- compte comme on laisserait quelque chose d’usé qu’on a trop utilisé.
Elle s’approcha de moi en disant :
— Tu crois cela vraiment ? Tu crois qu’il n’est pas utile que j’aille voir son chef pour lui dire de bien s’occuper de lui ?
Elle hésita un moment, avec un sentiment de profonde déchirure, puis elle demanda :
— Ou peut-être pourrais-tu le faire à ma place ? Dire à son chef : Prends soin de Saad pour que Dieu protège tes enfants !
Je lui dis :
— Comment ? Personne ne peut demander cela pour un fedaï.
— Pourquoi ?
— Parce que, toi, tu voudrais que son chef ne l’expose pas au danger. Mais Saad et ses compagnons pensent que la meilleure chose qui puisse leur arriver, c’est de faire aussitôt la guerre.
Une fois de plus, elle s’installa là-bas, mais elle m’apparut plus forte que jamais. Je remarquai dans son regard et dans ses paumes rêches, l’inquiétude que ressent une mère déchirée. Elle donna enfin un avis :
— Tu veux savoir ? Le mieux c’est de demander à son chef de ne pas le contrarier. Dis-lui : La mère de Saad te supplie pour l’amour de ta mère de réaliser le désir de Saad. C’est un bon garçon. Et lorsqu’il désire quelque chose qu’il ne peut réaliser, il devient très triste. Dis-lui : Je t’en supplie, qu’il réalise son désir ! Il veut aller à la guerre ? Eh bien qu’il le laisse partir !