Trotsky : Son véritable testament

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Celui qui ne lègue rien à la postérité ne court point le danger de voir sa succession disputée.

Seul un héritage important attire les faussaires de testament, dans les romans policiers, comme dans la vie politique. Qu’on ait vu ces derniers mois les organes les plus divers, du Libertaire anarchiste à la vulgaire feuille à sensation France-Dimanche, présenter des documents grossièrement falsifiés comme étant probablement ou sûrement le testament de Léon Trotsky, voilà ce qui témoigne avant tout de l’immense capital politique du vieux leader révolutionnaire assassiné.

D’autre part, l’opinion publique « officielle » tente toujours d’annexer les noms glorieux des chefs les plus représentatifs du mouvement révolutionnaire dans sa lutte sordide contre ce même mouvement. Trotsky n’a pu échapper à ce sort que Marx et Lénine avaient connu avant lui. Aujourd’hui, les deux ailes de l’intelligentsia pliant sous la pression des puissances matérielles dominantes en ce moment, l’aile stalinisante et l’aile « démocratique » s’efforcent toutes les deux de se couvrir de l’autorité de Trotsky dans leur lutte contre le mouvement trotskyste international. Cette manœuvre ne peut qu’indiquer l’autorité grandissante dont jouit l’œuvre du dirigeant révolutionnaire, dominant complètement la pensée de notre époque, ainsi que le danger potentiel que représente pour les classes dominantes et leurs agents le mouvement révolutionnaire vivant, malgré sa faiblesse matérielle apparente.

Politique internationale et lutte de classe[modifier le wikicode]

Le socialisme scientifique part de la lutte de classe pour expliquer la réalité sociale et son développement historique. Trotsky nous a légué des chefs-d’œuvre d’analyses politiques précisément parce qu’il a su mettre à nu le mécanisme de la lutte de classe qui détermine en dernière analyse tous les événements tumultueux de notre époque. Historiens et journalistes petits-bourgeois ont depuis longtemps assimilés la « technique » de la méthode marxiste pour éclaircir, comme ils disent avec une bonhomie désarmante, « tel ou tel aspect de la réalité sociale ».

Mais quand il s’agit d’appliquer rigoureusement cette même méthode à l’ensemble de l’actualité immédiate, leur pensée se heurte invariablement à sa propre nature sociale. La deuxième guerre mondiale comme la première, leur apparaît comme une lutte entre « le bien et le mal », ou, ce qui revient au même, entre « les peuples épris de paix et de liberté » et « le militarisme (totalitarisme) avide d’expansion ». Avant même d’avoir éclaté, la troisième guerre mondiale s’annonce déjà pour eux sous le même aspect.

Il est significatif de la profonde dégénérescence du mouvement ouvrier « officiel » que ce dernier ait lui-même abandonné le critère de la lutte de classe, non seulement dans ses jugements sur la politique internationale, mais même dans ses efforts pour justifier sa propre ligne « tactique » tortueuse. Si l’on veut ramener à un dénominateur commun l’interprétation actuelle de la politique par les staliniens, les sociaux-démocrates et les multiples groupes de centristes de droite ou de « gauche » ; on peut dire qu’ils opèrent, comme la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie avec la notion de la lutte entre les puissances déterminant et dominant les conflits sociaux[1].

Pour les staliniens, les progrès des « forces progressives » se mesurent essentiellement par l’expansion territoriale, stratégique et économique de l’URSS et de son « glacis ». Les sociaux-démocrates appliquent grosso modo le théorème renversé : les progrès de la « démocratie » se mesurent par le recul du « totalitarisme stalinien ». Il faut admettre que les staliniens appliquent leur théorème avec plus de suite dans les idées ; en outre, ils ne souffrent pas autant que les sociaux-démocrates d’une mauvaise conscience chronique. En pratique, cependant, la différence est négligeable. Ces deux forces politiques essentielles du mouvement ouvrier actuel présentent les luttes sociales dans le monde comme fonction du progrès ou du recul du parti « américain » ou du parti « russe ». Les différentes variétés de centristes appliquent des critères identiques et si certaines d’entre elles s’abstiennent de choisir leurs positions en fonction de ce critère, c’est le plus souvent, comme dans le cas des shachtmanistes parce qu’ils considèrent le camp de la démocratie impérialiste « inefficace » face à la « menace stalinienne ».

Suivant les exemples que Trotsky lui a laissé, la IVe Internationale aborde de façon fondamentalement différente l’analyse de la politique internationale. Pour elle, ce sont les contradictions sociales qui déterminent en dernière instance les contradictions internationales et non le contraire. Les grandes puissances elles-mêmes, traitées comme des entités par l’opinion publique officielle et par la longue traînée de ses suiveurs dans le mouvement ouvrier, loin de faire une politique déterminée par la « soif du pouvoir », apparaissent comme mues par des contradictions internes inhérentes à leur système social.

L’expansionnisme impérialiste des États-Unis comme l’expansionnisme stalinien de l’URSS sont pour elle des indices de la crise sociale qui ébranle ces systèmes. Dans la plupart des pays du monde, les contradictions sociales, ayant atteint un degré d’exacerbation inconnu dans le passé, précipitèrent des crises politiques constantes sur lesquelles se greffent les contradictions internationales sans jamais enlever à celles-là leur caractère prédominant.

Deux méthodes d’analyse fondamentalement différentes s’éprouvent à travers les résultats opposés auxquels elles aboutissent. Partant de critères formels, superficiels et formalistes, la meute des journalistes petits-bourgeois considéra, en 1940, la guerre de Finlande comme une preuve de l’affermissement de l’alliance entre Hitler et Staline : le « front unique international des agresseurs » s’était consolidé, semble-t-il, sur les champs de neige ensanglantés. Sur la base de l’analyse correcte que Trotsky fit de ces événements, il n’était pas difficile de tirer la conclusion diamétralement opposée ; que l’invasion de la Finlande était un réflexe de défense de Staline devant sa peur d’une attaque hitlérienne.

Les événements qui ont suivi n’ont pas laissé de doute quant à la validité de cette seconde conclusion. Nous venons aujourd’hui de vivre une expérience similaire. Le « coup de Prague »[2] constituait pour le stalinophobles professionnels la preuve « définitive » de la stabilisation du stalinisme, de sa poussée vers la domination mondiale, de l’approche de la guerre, etc. Nous n’avons pas cessé un seul instant d’opposer à ce pronostic impressionniste une perspective basée sur une analyse des forces sociales en jeu : les efforts de la bureaucratie stalinienne pour « stabiliser » son glacis n’étaient qu’une étape vers la conclusion d’un compromis avec Wall Street ; ce compromis était absolument inévitable pour Staline de par sa faiblesse interne, de par les contradictions qui déchiraient la bureaucratie stalinienne. Aujourd’hui, de nouveau, personne ne peut plus douter quelle méthode s’est avérée exacte d’après les résultats obtenus.

La poussée instinctivement révolutionnaire du prolétariat[modifier le wikicode]

Trotsky ne nous a pas seulement transmis la méthode marxiste, appliquée de main de maître aux problèmes de notre temps. Il nous a également laissé le résultat fondamental de cette analyse, une caractéristique fondamentale de notre époque : la contradiction entre la poussée instinctivement révolutionnaire du prolétariat et le caractère profondément et ouvertement contre-révolutionnaire de sa direction traditionnelle. D’innombrables critiques, reflétant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel politique, ont soumis cette thèse centrale de Trotsky et du programme de la IVe Internationale à une critique violente depuis la fin de la guerre.

Prenons d’abord le second terme de cette thèse. Stalinophiles (Bataille socialiste en France, Nenni en Italie, etc.), d’un côté, stalinophobes de l’autre (centristes du genre Marceau Pivert, schachtmanistes, ultra-gauches de différentes espèces, anarchistes, etc.), s’efforcent tous les deux de démontrer à la lumière des événements d’après-guerre, l’action « révolutionnaire » de la direction stalinienne par rapport à la bourgeoisie – les uns en lui donnant un caractère progressif, les autres en caractérisant cette révolution comme barbare et réactionnaire (la notion d’une « révolution réactionnaire » ne représente aucune contradiction pour eux).

Une analyse tant soit peu sérieuse des événements nous permet de juger cette critique à sa juste valeur. Jamais dans l’histoire du capitalisme celui-ci ne s’est trouvé si près de son écroulement complet sur les trois-quart du globe que durant les mois cruciaux de 1944-1945. Jamais aucun mouvement politique, y compris le fascisme, n’a à ce point contribué objectivement à empêcher cet écroulement comme le stalinisme à ces moments-là. Si l’on contemple l’incroyable degré de décomposition qui caractérise encore aujourd’hui, trois ans plus tard, la plupart des pays capitalistes, on comprend que Roosevelt a agi en dirigeant conscient de sa classe en passant à Téhéran et à Yalta l’accord avec Staline qui permit la liquidation « à froid » de la guerre mondiale.

Que la bureaucratie stalinienne ait demandé et obtenu une « compensation » pour ce formidable service qu’elle rendit à l’impérialisme, qui peut s’en étonner ? Nous n’avons jamais décrit la bureaucratie soviétique, pas plus d’ailleurs que la bureaucratie réformiste, comme des serviteurs altruistes ou idéologiques de l’impérialisme. Que cette « compensation » qui prenait la forme de privilèges à l’intérieur de l’appareil d’État bourgeois pour la bureaucratie réformiste, ait pris pour la bureaucratie stalinienne, de par sa nature sociale, la forme d’une expansion territoriale ou de « zone d’influence », il n’y a là non plus rien d’extraordinaire.

Qu’à l’étape suivante l’impérialisme désire s’emparer de nouveau des positions qu’il a dû abandonner précédemment pour « sauver l’essentiel », cela non plus ne représente nullement un phénomène imprévu. On peut retourner la question comme on veut, sur le plan mondial le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme est plus apparent que le caractère contre-révolutionnaire de la social-démocratie allemande ne l’a jamais été après 1918.

Sur le premier terme de la thèse trotskyste nous nous heurtons également à une critique symétrique de la part des agents staliniens et des stalinophobes les plus hystériques. Les premiers, pour justifier la politique stalinienne, nous expliquent « que le prolétariat est entraîné dans la décomposition du capitalisme » ; que sa composition sociale s’étant modifiée, il ne peut plus triompher sans l’appui de toutes les classes moyennes ; que pour cette raison (?) la stratégie léniniste n’est plus applicable, et qu’il faut appliquer la tactique de la « démocratie nouvelle », etc, etc.3 Les autres, pour expliquer la base de masse dont le mouvement stalinien continue à jouir dans la plupart des pays, affirment « que le recul de la conscience ouvrière » se reflète dans « l’incompréhension » des travailleurs devant le phénomène stalinien. Les uns comme les autres considèrent la thèse trotskyste comme infirmée par les événements « parce que la répétition sur grande échelle d’Octobre 1917 ne s’est pas produite ».

En réalité, Trotsky n’a jamais prédit des victoires prolétariennes comme résultat de la guerre ; moins encore a-t-il prédit la possibilité pour le prolétariat de se libérer de sa direction traditionnelle dès le début de la vague révolutionnaire d’après-guerre. Au contraire, dans ses derniers écrits en particulier, il a maintes fois répété qu’indubitablement, la première vague révolutionnaire serait dirigée encore par les staliniens. Nous retrouvons cette prédiction clairement formulée dans son dernier article, resté inachevé et publié dans le n° d’octobre 1940 de la revue Fourth International, en tant que traduction littérale d’un texte enregistré en russe au dictaphone :

« Les staliniens ne se placeront-ils pas à la tête d’une nouvelle vague révolutionnaire et ne pourront-ils pas la ruiner comme ils l’ont fait en Espagne, et avant cela en Chine ? Il n’est pas du tout permis de considérer pareille possibilité comme exclue, par exemple en France. La première vague de la révolution a souvent, ou plus exactement, toujours, conduit à l’apogée ces partis « de gauche » qui ne s’étaient pas encore complètement discrédités et qui ont une imposante tradition politique derrière, etc. »

Loin donc de s’opposer au « schéma » de Trotsky, les événements qui se sont déroulés depuis 1943 ont confirmé la poussée instinctivement révolutionnaire des travailleurs, malgré la présence des dirigeants staliniens qui ont condamné cette première vague d’efforts révolutionnaires à l’échec. L’argument selon lequel le fait que les ouvriers ont suivi leur direction stalinienne prouve que leur poussée n’était pas révolutionnaire, est un simple jeu de mot. Il est évident que la poussée instinctivement révolutionnaire du prolétariat s’oppose à la prostration de la classe et ne s’identifie nullement avec une poussée consciemment révolutionnaire.

Nous avons précisément porté le poids essentiel de nos arguments sur la prédiction que, malgré le fait que les ouvriers suivraient encore leur direction traditionnelle, ils feraient des actes objectivement révolutionnaires : des efforts de prendre en main les usines et le pouvoir. Piètre révolutionnaire que celui qui se laisse égarer par la forme de l’action de masses et qui ne reconnaît pas la poussée instinctivement révolutionnaire des masses dans la lutte des partisans yougoslaves et grecs avec leurs comités, leur système de distribution égalitaire, leur combat farouche contre la propre bourgeoisie ; dans la commune de Varsovie et ses décisions sur la milice ouvrière et le contrôle ouvrier ; dans le mouvement des masses en France et en Italie, avec l’armement des travailleurs et l’occupation des usines ; dans les mouvements puissants en Extrême-Orient, l’insurrection de la flotte aux Indes, des comités en Indochine, Indonésie, Corée, et d’ailleurs partout accompagnés d’un armement des masses.

Et qui ne saisit pas cette poussée dans la magnifique action que les travailleurs italiens viennent de déclencher – horreur ! – pour la défense d’un chef stalinien pour lequel, d’après des conseils des plus « malins » de nos critiques, il ne faudrait pas tendre le petit doigt… – en occupant les usines, prenant les bourgeois comme otages, élisant de véritables soviets, occupant gares et postes d’émission, d’une façon totalement spontanée, sans aucun « chef d’orchestre » d’où qu’il vienne ? Que toute la période dans laquelle nous sommes entrée avec la fin de la seconde guerre mondiale est une période qui se caractérise par cette poussée du prolétariat, voilà ce qui permet d’envisager la possibilité objective de la construction du parti révolutionnaire en tant que nouvelle direction des travailleurs. C’est en réalité dans cette conclusion que se résume la thèse de Trotsky.

Le fameux « dilemme » de Trotsky[modifier le wikicode]

C’est ici que nos adversaires et critiques de toute couleur reviennent à la charge en rangs serrés pour opposer à cette conclusion la célèbre citation de Trotsky, utilisée également par les faussaires du Guépéou :

« Si cette guerre provoque, comme nous le croyons fermement, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en U.R.S.S. et la résurrection de la démocratie soviétique, sur des bases économiques et culturelles infiniment plus hautes qu’en 1918. Dans ce cas la question de savoir si la bureaucratie stalinienne est une “classe” ou une excroissance sur l’État ouvrier se résoudra d’elle-même. Il sera clair alors que dans le processus du développement de la révolution internationale la bureaucratie soviétique ne représentait qu’une rechute épisodique.

Si l’on considère, au contraire, que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la déchéance du prolétariat, il n’existe alors qu’une autre issue à l’alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’Etat et la disparition de la démocratie, là où elle s’est encore maintenue, au profit d’un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat à prendre en mains la direction de la société pourrait effectivement dans ces conditions mener à l’émergence d’une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence, qui signifierait le crépuscule de la civilisation. »

Pour bien comprendre le sens de cette citation, il faut ajouter l’explication que Trotsky en a donné lui-même dans son article : « Encore et toujours sur la nature de l’URSS » :

« Je me suis efforcé de démontrer dans mon article « L’URSS en guerre », que la perspective d’une société d’exploitation, non ouvrière et non bourgeoise, ou « collectivisme bureaucratique », est la perspective de défaite et de déclin complet du prolétariat international ».

En d’autres termes, Trotsky précise dans cette seconde citation, que ce qu’il a posé dans la première, ce n’est pas un pronostic à court ou long terme, mais une hypothèse historique qu’il faut comprendre de cette façon : ou bien le prolétariat prouvera sa poussée instinctivement révolutionnaire, et alors s’ouvrira une période de lutte révolutionnaires dans laquelle de nouvelles directions révolutionnaires pourront se forger, ou bien il restera passif et se laissera réduire en esclavage, et alors il faut revoir l’ensemble de l’analyse marxiste du capitalisme, etc.

Pour nous, il ne fait aucun doute que cette analyse s’est prouvée complètement valable à la lumière des événements. Gilles Martinet, le théoricien de la capitulation devant le stalinisme, en juge autrement. Pour lui, admettre la « possibilité théorique » du collectivisme bureaucratique constitue déjà une révision du marxisme et fait de Trotsky en quelque sorte le père spirituel de Burnham. Martinet ne se rend pas compte que son objection s’attaque non pas à Trotsky, mais à Marx qui a posé, le premier, le dilemme « socialisme ou barbarie ». Le contenu de la citation de Trotsky n’est rien d’autre qu’une précision de ce vieux dilemme de Marx. Étant donné que le capitalisme se trouve en pleine décomposition et que le socialisme ne peut être instauré qu’à travers l’action révolutionnaire du prolétariat, Trotsky pose, tout à fait correctement, que si le prolétariat restait passif pendant toute une période historique, la barbarie triompherait. Il ajoute : nous aurons bientôt l’occasion de vérifier ce « dilemme » apparent ; nous verront si le prolétariat restera passif à la fin de la guerre, etc.

Pour tout homme de bonne foi, il est clair que Trotsky basait sa perspective sur une confiance entière dans les capacités de lutte révolutionnaire du prolétariat, confiance qui s’est entièrement justifiée. Martinet, par contre, qui a perdu confiance dans ces capacités, contre toute évidence, s’efforce de démontrer que la bureaucratie est une étape nécessaire vers… le socialisme. Après avoir ainsi justifié politiquement le rôle de la bureaucratie, il retourne cette accusation contre Trotsky de la façon typiquement casuiste dont usent les jésuites, quand ils découvrent une « justification » de la religion dans un dilemme scientifique du genre : ou bien nous réussirons à la longue à produire la matière vivante dans un laboratoire, ou bien nous devrons admettre que des forces supra-naturelles interviennent dans sa production.

Fidèlement symétrique à la critique stalinophile se présente de nouveau la critique des stalinophobes. Pour eux, la citation de Trotsky « enferme » les possibilités révolutionnaires du prolétariat dans les limites du capitalisme. C’est ce que nous explique Hal Draper dans le n° de décembre 1947 de la revue New International. D’après cet auteur, la tendance vers le socialisme a existé sous une forme utopique avant l’existence du capitalisme. Sous le capitalisme, cette tendance a reçu sa forme scientifique. Nous avons toute raison d’assumer qu’elle garderait cette même forme dans une nouvelle société d’exploitation – le « collectivisme bureaucratique » – conclut l’auteur, car il s’agirait là de lutter pour la démocratie politique, et les moyens de production étant concentrés entre les mains de l’État, la conquête de l’État par les masses signifierait une révolution socialiste.

Nous avons peine à croire que l’auteur de cette nouvelle théorie continue à se revendiquer du marxisme. Comme c’était le cas avec Martinet, son reproche à l’adresse de Trotsky s’adresse en réalité à Marx et au Manifeste communiste. Toute la théorie marxiste est basée sur le fait que le capitalisme prépare les conditions objectives et subjectives pour le socialisme. La destruction du capitalisme dans une société barbare d’un type nouveau ne peut être conçu qu’en tant que destruction de ces prémices. Ce serait un régime de déclin de la civilisation, de stagnation et de décomposition des forces productives, de dépérissement des masses en tant qu’esclaves totalitaires, sans doute de plus en plus rejetés du processus de production. Il est évident que si l’on part de l’hypothèse que le prolétariat s’avérera incapable de profiter de la décomposition du capitalisme pour instaurer le socialisme, alors que les meilleures conditions pour résoudre cette tâche sont réunies, compter sur la capacité des éventuels esclaves totalitaires pour construire une société sans classe devient une utopie complète.

Ces raisonnements peuvent sembler de peu d’intérêt au lecteur. Cependant, ils impliquent non seulement un jugement de la plus grande importance sur les perspectives d’avenir de l’humanité, mais également un jugement définitif sur l’activité des révolutionnaires. Il est évident qu’aussi bien Martinet que Draper comptent avec la possibilité(pour ne pas dire la probabilité) que le capitalisme disparaîtra sans qu’une révolution prolétarienne ne lui ait donné le coup de grâce. Martinet place le signe + devant le nouveau régime. Draper le signe -. Tous les deux sont ainsi forcés de réviser les bases fondamentales du socialisme scientifique. Et pour achever ce parallélisme vraiment remarquable, Martinet et Draper terminent leur « critique » par un effort de ridiculiser ce qu’ils appellent notre « foi » dans le prolétariat. Leur propre perspective est contenue dans l’espoir parfaitement vain que la bureaucratie abandonnera un beau jour ses privilèges « quand la société sera mûre pour le socialisme intégral » ou que « le merveilleux rêve socialiste » ne s’éteindra pas dans la société d’esclaves.

La nature sociale du stalinisme[modifier le wikicode]

Nous nous sommes heurtés jusqu’à ce point, constamment au problème du stalinisme. Qui s’en étonnerait ? Si tous nos critiques, des faussaires du Guépéou jusqu’aux vertueux moralistes du Libertaire, rattachent tous nos péchés au péché originel de notre « position sur la question russe », la logique comme l’expérience nous justifient bien davantage à leur renvoyer la thèse opposée : c’est parce qu’ils ont cessé depuis longtemps de baser leur politique quotidienne concrète sur la capacité révolutionnaire intacte du prolétariat mondial qu’ils peuvent s’adonner à cœur joie à la gymnastique gratuite de leurs différentes « théories » sur la question russe !

Pour qu’un programme soit cohérent, il faut que chacune de ses parties puisse reconduire au critère fondamental. Le critère de classe appliquée à la politique internationale ne permet pas de nier le fait que dans la plupart des pays européens et asiatiques les aspirations révolutionnaires du prolétariat se sont traduites par leur adhésion au mouvement stalinien. L’attitude de l’avant-garde révolutionnaire envers ce mouvement doit donc refléter ce fait contradictoire que les deux tendances fondamentales de notre époque, la poussée instinctivement révolutionnaire du prolétariat et la politique ouvertement contre-révolutionnaire de sa direction, se sont pour ainsi dire concentrées pendant toute une époque à l’intérieur des mêmes partis.

Ce phénomène perd son caractère étrange et paradoxal à partir du moment où l’on considère le stalinisme comme le reflet de la réalité russe actuelle qui, elle-même, combine les produits de la révolution la plus audacieuse de l’histoire avec ceux de la contre-révolution la plus abjecte. La contradiction que nos adversaires s’efforcent donc de découvrir entre notre caractérisation du stalinisme et nos perspectives révolutionnaires est une contradiction matérielle, objective, qui vit dans les événements de ce temps, et qu’on s’efforcerait en vain de faire disparaître en la niant en paroles.

Si, d’autre part, l’on considère le stalinisme comme une force sociale étrangère au prolétariat – représentant l’ancienne ou une hypothétique nouvelle classe dominante – on ne peut échapper à la conclusion que « l’incompréhension » du prolétariat mondial devant cette force sociale ennemie représenterait un indice grave d’une dégénérescence de cette classe. C’est pourquoi la position de nos adversaires et critiques ne manque pas, elle aussi, de logique, fût-ce de la logique du découragement et de la prostration. On ne peut combiner une analyse sociale du stalinisme avec la compréhension de la poussée instinctivement révolutionnaire du prolétariat que si l’on part de l’hypothèse que la bureaucratie soviétique n’a pas encore tranché le cordon ombilical qui la relie à la classe ouvrière. Quelque repoussante que cette hypothèse paraisse face aux crimes monstrueux du stalinisme, elle reste pourtant la seule qui soit compatible à la fois avec les données générales de la théorie marxiste et avec les données sociologiques, politiques et idéologiques du phénomène stalinien. C’est là, d’ailleurs, que se précise également sur le plan idéologique la contradiction fondamentale inhérente au stalinisme.

Aussi longtemps que celui-ci se basera sur une falsification du léninisme, aucune force matérielle au monde ne pourra empêcher les meilleurs militants communistes de la jeunesse de saisir la nature véritable du léninisme et de rompre avec Staline. C’est une expérience qui se répète tous les jours, aussi bien dans les pays où les P.C. possèdent une large base de masse que dans ceux où le stalinisme est pour le moment l’idéologie « officielle ». Ce n’est pas par hasard que dans ces pays-ci, la « lutte contre le trotskysme », pourtant le plus souvent inexistant comme force organisée, est mise à l’ordre du jour permanent dans toutes les écoles de cadre staliniennes !

L’histoire du jeune PC albanais, que nous publierons bientôt en apportera une nouvelle preuve. Elle montre comment vingt ans après la victoire de Staline, dans un pays complètement dénué de tradition marxiste, dans des conditions de contrôle militaire de l’appareil stalinien, toute une génération de jeunes leaders communistes est amenée sur la base de son instinct de classe et de l’enseignement marxiste falsifié, reçu à l’école stalinienne elle-même, à une rupture complète avec la politique et les méthodes d’organisation du stalinisme. « À ce moment on nous accusait de trotskysme », nous a dit un des leurs qui vient de rejoindre les rangs de la IVe Internationale. « Nous ignorions ce que c’est que le trotskysme, nous avons protesté violemment. Aujourd’hui, j’ai compris qu’à ce moment-là, nous étions effectivement des trotskystes sans le savoir…»

Comment ces paroles ne nous rempliraient-elles pas de confiance dans le sort de notre mouvement ! Oui, le stalinisme distille fatalement « des déviations trotskystes » aussi longtemps qu’il ne rompt pas intégralement avec des militants ouvriers, avec la tradition ouvrière, avec la terminologie et les écrits de base du marxisme. Au moment de notre Congrès Mondial, nos critiques arrêtèrent le chronomètre de l’histoire et déclarèrent que « les prévisions de Trotsky quant à l’instabilité de la bureaucratie se sont avérées fausses ». Trois mois après, l’affaire Tito rend une justice éclatante à la profonde analyse que Trotsky a fait des forces centrifuges dans la bureaucratie. La lourde dalle totalitaire cache encore au monde le puissant processus de désaffection de la jeune avant-garde communiste russe par rapport au stalinisme. Les amateurs des dates fixées feront cependant bien de comprendre le sens de la leçon que les événements viennent de leur enseigner. Qu’il soit proche ou lointain, le jour viendra où la vérité éclatera également au sujet de la fermentation politique accentuée au sein de l’avant-garde ouvrière russe. Ce jour-là, des milliers de jeunes communistes russes s’avéreront être des « trotskystes sans le savoir ».

La construction du parti révolutionnaire[modifier le wikicode]

L’héritage idéologique que Trotsky nous a laissé paraît aussi comme un tout cohérent, où s’entrepénètrent inséparablement la conscience lucide des tendances décomposantes de la société contemporaine, la définition objective des forces révolutionnaires qui, seules, peuvent renverser le cours de l’humanité vers la barbarie en une ascension vers le socialisme, l’étude scientifique des conditions subjectives nécessaires pour la victoire révolutionnaire, dont fait partie la compréhension de la nature exacte de la direction traître du prolétariat.

Mais l’ensemble monumental de ces conceptions n’a jamais été autre chose pour Trotsky qu’un moyen pour faciliter l’action révolutionnaire, pour lui donner des objectifs clairs et historiquement justifiés. Rien n’est aussi étranger à Trotsky comme au trotskysme que le fatalisme, l’abstentionnisme politique ou la passivité. Aussi bien dans le cas de la grossière falsification du Guépéou que dans celui de « l’interprétation » plus subtile de Martinet ou des schachtmanistes des idées de Trotsky, l’esprit qu’on veut lui imputer s’avère de prime abord un faux parce qu’il reflète la profonde démoralisation de ses véritables auteurs, en contradiction complète avec l’inébranlable santé révolutionnaire dont Trotsky a fait preuve jusqu’au dernier souffle de sa vie.

Ici réapparaît notre vieille connaissance, l’homme au chronomètre mystérieusement synchronisé avec le mouvement de l’histoire, pour nous démontrer, preuve à l’appui, que nous aurions échoué dans cette tâche de construction. Il a attendu des résultats spectaculaires que Trotsky, que nous tous lui avions annoncé dans un délai trop limité, et maintenant il est déçu. Avec lui se présente tout l’essaim des mouches du coche, dont chacune bourdonne à nos oreilles l’exposé de sa propre panacée particulière pour résoudre ce problème crucial.

Il y a 15 ans, il y avait les gens du « Sex-Bel. » qu’on a oubliés aujourd’hui. Maintenant, il y a nos amis de l’A.S.R. qui nous expliquent qu’il faut temporairement mettre de côté le programme « intégral » et nous dissoudre dans un mouvement centriste plus large (d’ailleurs inexistant) ; Martinet, qui nous enseigne les finesses de la politique du « Front populaire » comme voie d’issue ; les schachtmanistes qui nous appellent à « rassembler toutes les forces socialistes non réformistes et anti-staliniennes » à travers une tactique d’entrisme universel : et les plus naïfs qui expliquent avec sincérité qu’il suffira de modifier notre position sur la question russe pour obtenir des résultats positifs. Le malheur de nos bons conseillers, c’est qu’ils ont eux-mêmes essayé de construire des partis à leur façon et ont lamentablement échoué.

Pour juger correctement ce qui a été atteint, il faut abandonner tout critère de temps à la mesure d’une vie humaine dans le jugement des périodes historiques. Nous avons l’habitude de parler de la « croissance organique » du mouvement social-démocrate à la fin du XIXe siècle. Cependant, près de 15 années s’écoulèrent entre l’effondrement de l’Association des communistes de Marx et la construction de l’Association Générale des Travailleurs allemands de Lassalle. La résurrection du mouvement ouvrier français en tant que force organisée ne vient que vingt ans après la chute de la Commune.

À son tour, la résurrection du mouvement révolutionnaire après 1914 prend aujourd’hui, à la lumière de l’histoire, une forme bien différente de ce qu’elle parut aux contemporains. En réalité, les masses qui affluèrent vers les sections de la IIIe Internationale étaient des masses instinctivement révolutionnaires, dont le degré de conscience communiste ne différait que quantitativement de celui d’aujourd’hui. La direction de ces partis était, dans le meilleur des cas, une direction centriste au sein de laquelle le nombre des éléments véritablement bolchéviks était sans doute inférieur à celui des militants actuels de la IVe Internationale. Aussi, la fusion opérée un moment par la révolution russe entre l’avant-garde révolutionnaire internationale et les larges masses n’était-elle, somme toute, qu’une fusion apparente. Les années suivantes en ont donné la preuve irréfutable. Il fallut recommencer, définir à nouveau le programme, éduquer de nouveaux cadres, pénétrer de nouveau dans les masses, et cela dans une période de profonde réaction. Qui peut s’étonner que cette tâche exige plus de temps pour sa solution qu’on ne l’avait escompté il y a deux décades ?

En 1939, au commencement de la guerre, notre mouvement était réduit, dans tous les pays, à une ou deux exceptions près, à de petits groupes isolés d’intellectuels, émigrés ou illégaux, ou dans le meilleur des cas semi-actifs. Aujourd’hui nous pouvons nous rendre compte du progrès qui a été réalisé depuis lors. Il ne se chiffre pas par un nombre sensationnel d’adhérents. Mais il se concrétise en Angleterre, en Chine, et dans de multiples pays d’Amérique latine, où après des années de désarroi, notre mouvement a changé sa vieille peau pour une nouvelle, a liquidé les cercles fermés et les groupements d’intellectuels dilettantes, a pénétré dans les syndicats et les usines, a effectivement commencé à regrouper l’avant-garde des travailleurs sur une l’échelle modeste où ce travail est possible dans les conditions existant dans ces pays.

Il se concrétise en France et en Italie par la jeune génération de dirigeants ouvriers trotskystes qui monte, la première de son genre depuis l’origine de notre mouvement. Il se concrétise, aux Indes et aux États-Unis où les cadres trotskystes ayant des années d’expérience de lutte sont devenus de véritables leaders de masse dans des secteurs déterminés. Partout notre mouvement est maintenant ancré sans sa classe. Il se développe avec elle, son destin se confond avec celui du prolétariat qu’il finira par conduire vers sa destinée historique. C’est un chemin plus long que celui escompté, mais c’est le seul chemin possible. C’est là le véritable testament de Trotsky : que tout au long de notre époque secouée par des crises révolutionnaires, les jeunes cadres de la IVe Internationale doivent trouver à travers de multiples et successives expériences de lutte la voie vers la pénétration et la conquête des masses. Et ce testament, nous avons commencé à l’exécuter.

1er août 1948

P.S : Is fecit cui prodest : cherchez à qui le délit profite et vous aurez découvert le délinquant… Le Secrétariat Internationale de la IVe Internationale avait ripostéimmédiatement après la publication du faux « testament » de Trotsky par France-Dimanche en accusant le Guépéou d’avoir fabriqué ce faux. Il avait attiré l’attention sur la nécessité pour le Guépéou de découvrir de nouveaux « arguments » en présence des révélations de Budenz et autres qui précisaient les véritables circonstances de l’assassinat de Trotsky. Aujourd’hui, le livre de Gorkin apporte de nouvelles indications de valeur irréfutable. Et cette fois-ci le Guépéou doit dévoiler lui-même ses batteries et ne peut plus laisser la sale besogne aux feuilles à la France-Dimanche. C’est là le sens de la publication dans Action du 8 septembre d’un infâme tissu de mensonges où l’auteur – anonyme comme de bien entendu – s’efforce en vain de renverser la masse des arguments qui, tous, indiquent Staline comme le véritable auteur du crime de Coyoacan.

Il est inutile de discuter le texte d’Action. Qu’il nous suffise d’indiquer que le récit qu’il produit est un amalgame confectionné avec le récit même de l’assassin, réduit complètement à néant lors du contreinterrogatoire, et avec le « faux testament » découvert… huit année après coup pour « expliquer » un mécanisme psychologique qui ignorait complètement l’existence de ce document.

Mais il y a un aspect qui ne manque pas de soulever notre curiosité. Par malheur, Action falsifie un texte de Trotsky reproduit – correctement il faut le dire – dans un article de Gilles Martinet (Revue Internationale, n°17), que nous avions relevé en son temps. Depuis des mois, Martinet se livre aux contorsions les plus invraisemblables pour démontrer qu’on peut être d’accord sur tous les points avec les staliniens sans pour cela « abandonner son droit de critique ». Excellente occasion que celle-ci pour démontrer votre sincérité, citoyen Martinet ! Allez-vous attraper le voleur la main dans le sac ? Ou joindrez-vous l’excuse de la calomnie à celle de l’assassinat ?

  1. Il n’est pas sans intérêt de noter que la guerre civile en Espagne a été une première occasion où cette modification profonde dans la méthode de jugement du mouvement ouvrier « officiel » s’est vérifiée. Pour les staliniens et les sociauxdémocrates, il n’y avait pas de guerre civile mais bien « la guerre de défense du peuple espagnol contre les agresseurs fascistes ». Les ultra-gauches considéraient de leur côté cette guerre comme « la répétition générale de la guerre impérialiste, les deux représentant les deux futurs camps de la guerre mondiale ». Notre mouvement, au contraire, analysait les événements comme l’expression de la guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie espagnols, en n’accordant tout à fait correctement au facteur de « l’intervention étrangère » qu’une importance tout à fait secondaire. (Note E.M.)
  2. Le « coup de Prague » est le nom donné au coup d’État du 25 février 1948 mené par le Parti communiste tchèque avec le soutien de l’Union soviétique contre le gouvernement de Edvard Beneš à la suite de l’acceptation par ce dernier du « plan Marshall pour l’Europe » lancé par les États-Unis.