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Trotski, militant parisien
Auteur·e(s) | Alfred Rosmer |
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Écriture | octobre 1959 |
Les séjours de Trotsky en France se placent en diverses époques, mais c'est seulement pendant les deux années qu'il passa à Paris pendant la première guerre mondiale qu'il put s'y comporter comme un militant libre de ses mouvements comme de parler et d'écrire. Liberté relative puisque c'était celle de l'état de siège, de la censure, mais en cela il était logé à la même enseigne que les Français, et ce qui peut paraître ici paradoxal s'explique aisément si on se rapporte à la situation d'alors. A Vienne, où il vivait à cette époque, l'entrée en guerre de la Russie avait fait de lui un ennemi, tandis qu'en France, l' « alliance » le protégerait, en même temps que Paris serait pour lui le meilleur poste de combat dans la dure lutte pour la défense du socialisme. L'expérience montra que ce raisonnement était juste ; pendant près de deux années, il put batailler tout autant parmi les ouvriers français que dans les cercles de l'émigration. Si l'affaire finit mal — par l'expulsion — là aussi Trotsky partagea le sort de ses camarades français lorsque les progrès de l'opposition à la guerre inquiétèrent le gouvernement et l'amenèrent à prendre des mesures ouvertes de répression. Dans son cas, Pétrograd commanda Paris, l'expulsion plusieurs fois déjà demandée ayant été exigée — en quoi Staline répétera plus tard la politique tsariste, et à deux reprises.
Sur le chemin vers la France, la première étape fut Zurich. Trotsky s'y attarda, y resta trois mois, tant l'accueil qu'il reçut à la section du Parti socialiste fut chaleureux et encourageant. En ces premiers jours d'août, les socialistes suisses étaient, comme ceux de tous les pays, accablés par l'effondrement de l'Internationale ; mais, échappant à la mobilisation, ils étaient tous là, surtout les jeunes, discutant, cherchant à comprendre le sens de la guerre, au milieu de la confusion créée et entretenue par les propagandes adverses. Trotsky leur apporta le réconfort dont ils avaient besoin pour garder la tête claire. Comme eux, il était passé par l'école socialiste allemande ; la social-démocratie n'était pas un parti de l'Internationale, mais LE parti par excellence ; raison de plus pour lutter sans merci aujourd'hui contre la trahison de ses chefs. Leur effondrement est une tragédie et, à première vue, les perspectives sont bien sombres ; cela pourrait conduire à des conclusions erronées. Mais qu'est-ce que cette guerre ? Heurt d'impérialismes, des deux grandes formations antagonistes. Sans doute, mais il y a une signification plus profonde, générale : elle marque la révolte des forces de production contre la forme politique périmée de la nation et de l'Etat ; et comme les partis socialistes étaient en fait des partis nationaux, ils se sont effondrés avec elle. Conclusion : tous les efforts pour sauver la Deuxième Internationale seraient vains ; mais ce n'est pas le socialisme qui a sombré, mais sa forme historique extérieure temporaire.
Un témoin membre de la section et participant à ces discussions, Fritz Brupbacher, écrivit plus tard que, avec l'arrivée de Trotsky à Zurich, la vie avait repris dans le mouvement ouvrier, et que son influence fut si entraînante qu'on voulut lui confier le mandat de représenter la section au prochain congrès du Parti. Bien que la Suisse lui eût offert un asile moins exposé, c'était au cœur de la France en guerre que Trotsky voulait se fixer ; il écrivit en hâte une brochure où sous le titre : « Der Krieg und die Internationale », il reprit et développa les idées qu'il venait d'exposer devant les socialistes zurichois, brochure si substantielle et toujours actuelle qu'en 1918, un éditeur américain entreprenant fit, de sa traduction en anglais, tout un livre.
A Paris, autre paradoxe : c'est par la Vie ouvrière, syndicaliste révolutionnaire, que s'opéra la liaison, non éphémère ni accidentelle, de Trotsky avec le mouvement ouvrier. Pourtant il y avait là un parti socialiste qui persistait à s'appeler « Section française de l'Internationale ouvrière », mais quand Trotsky se rendait, pour un objet précis, aux bureaux du quotidien du parti, il y rencontrait ses leaders, entre autres Cachin, comme toujours suivant le courant, donc ultra chauvin, qui, après quelques vains essais de discussion, lui signifiaient qu'il était indésirable : ils l'expulsaient de l'Humanité avant de se réjouir de le voir expulsé de France, plus tard, par Briand.
Dès qu'il eut trouvé une pension possible — dans le voisinage du Parc Montsouris, un des quartiers parisiens de l'émigration — il fit venir sa famille, Natalia et les deux garçons, Léon et Serge ; il put dès lors organiser son activité de façon à pouvoir mener à bien ce qui allait être sa triple fâche. Les correspondances qu'il envoyait à la Kievskaia Mysl l'obligèrent à suivre de près la politique française et les opérations militaires : il savait lire les journaux, comprit vite ce que chacun représentait et ce qu'il fallait lui demander. Quant à la vie parlementaire, elle était alors si limitée, si inexistante, qu'il fallait chercher le gouvernement plutôt à Chantilly (Grand Quartier Général) qu'à Paris. Mais elles lui donnaient aussi l'occasion de faire des voyages d'étude à travers la France, de rencontrer des militants socialistes et syndicalistes, de sonder l'état d'esprit du Français moyen ; des conversations avec un anarchiste liégeois lui avaient permis de connaître et de décrire exactement le mouvement de résistance qui avait dressé une notable partie de la population — et même des anarchistes — contre les troupes allemandes.
Le gros travail de la journée, c'était naturellement Nache Slovo, le journal et le groupe qui gravitait autour de lui. Les rédacteurs se retrouvaient chaque matin à l'imprimerie de la rue des Feuillantines pour discuter le numéro du jour et préparer celui du lendemain, sur la base des informations reçues, et des discussions sur les conceptions défendues par les diverses tendances du socialisme russe, des polémiques avec les « défensistes » et aussi avec Lénine qui, de Genève, défendait avec vigueur, et même brutalité, sa position. Martov, qui se trouvait à Paris depuis le début, était avant l'arrivée de Trotsky, une sorte de rédacteur en chef ; son attitude contre la guerre avait contribué à le rapprocher des autres secteurs de l'opposition. Cependant elle ne correspondait pas à celle de la majorité des menchéviks dont il était le représentant au Bureau socialiste international ; il s'en trouvait gêné, au point de ne pouvoir admettre que certaines questions fussent même posées et discutées — telle celle d'une nouvelle Internationale. Les heurts avec Trotsky devinrent progressivement plus fréquents et plus vifs, et comme il était évident que Trotsky exprimait mieux les conceptions fondamentales de la rédaction du journal, Martov se retira et partit pour la Suisse.
C'était par lui que le premier contact s'était établi entre les socialistes russes de Paris et le foyer d'opposition, alors numériquement minuscule, qu'était la Vie ouvrière ; une lettre qu'il avait écrite à Gustave Hervé, et que celui-ci publia avait été l'occasion de la rencontre. Et c'est lui aussi qui nous annonça la prochaine venue de Trotsky et l'amena dès qu'il fut arrivé. Nous nous réunissions le soir, une fois par semaine, et lorsque notre petit groupe se trouva renforcé de ces nouveaux alliés, notre horizon jusque là fort sombre, s'éclaircit. Avec Trotsky et Martov venaient Dridzo-Losovsky, fixé depuis longtemps à Paris, et un socialiste polonais, Lapinsky. Quand un soir le socialiste suisse Grimm les accompagna, on put évoquer une renaissance de l'internationalisme prolétarien, et déjà nous fîmes des arrangements qui nous assureraient d'importantes liaisons internationales, puisque, par la Suisse, il nous serait possible de rester en contact avec l'opposition allemande.
De ces réunions, Raymond Lefebvre a fait un tableau fidèle dans la Préface de L'Eponge de vinaigre. Elles se prolongèrent tout l'hiver, mais prirent fin brusquement quand le gouvernement profita d'une révision générale des exemptés pour incorporer tous les oppositionnels connus qui avaient échappé à la conscription et les envoyer aux armées. A ce moment l'idée d'une conférence internationale s'était déjà suffisamment précisée pour qu'on songeât aux préparatifs de sa réalisation pratique. On savait qu'à l'intérieur du Parti socialiste français le mécontentement grandissait contre la politique nationaliste et gouvernementale que la direction imposait intégralement au parti ; une manifestation de ce mécontentement et de son importance fut la position prise par une des meilleures fédérations provinciales, celle de la Haute-Vienne, et rendue publique par un rapport signé de tous les élus de la fédération. Les socialistes de Nache Slovo se hâtèrent de prendre contact avec quelques-uns d'entre eux qui se trouvaient à Paris ; des rencontres eurent lieu au domicile de Dridzo ; elles étaient peu encourageantes, les Limousins étant très fermes dans la critique de la trahison du socialisme mais se dérobant dès qu'on parlait de l'action nécessaire à entreprendre, obsédés par la crainte d'une scission qu'ils refusaient absolument d'envisager. La venue du socialiste italien Morgari à Paris, en quête de participants à la future conférence internationale provoqua l'ultime rencontre. Trotsky a raconté plaisamment dans Ma vie, comment Morgari ayant soudain parlé d'activité clandestine, les bons Limousins se hâtèrent de disparaître... Impossible de songer à accroître la délégation française ; Merrheim et Bourderon restaient seuls pour représenter l'opposition, mais, pour cette période, ils la représentaient fort bien, encore qu'ils se refusassent, malgré l'amicale insistance de Trotsky, à aller au-delà de leur résolution de la conférence confédérale, devenue pourtant insuffisante, ne correspondant plus à une situation que tes événements modifiaient chaque jour.
A Zimmerwald, les tendances déjà connues se précisèrent. Lénine voulait des actes : refus des crédits de guerre par les parlementaires socialistes ; préparation de la nouvelle Internationale ; appel aux travailleurs pour des démonstrations contre la guerre. A ce programme nettement défini, les Italiens opposaient une politique d'attente ; ils refusaient de considérer déjà comme morte la Deuxième Internationale ; ils souhaitaient un rapprochement avec le centre allemand (Kautsky-Bernstein) ; c'était aussi la position des menchéviks. Trotsky était d'accord avec Lénine (sauf sur la question du défaitisme) mais il était en mesure de mieux comprendre que Lénine ce qu'il était possible de demander dès maintenant à la conférence ; son activité parisienne lui avait permis de mesurer la force de l'opposition ; de même, par ses contacts avec Grimm et Morgari, il connaissait exactement les conceptions présentes des directions suisse et italienne dont on ne pouvait pas dire qu'elles n'exprimaient pas les sentiments de la base. Ses interventions parurent si convaincantes qu'il fut chargé, en fin de discussions, de rédiger le manifeste que tous les délégués approuvèrent. Lénine n'était pas entièrement satisfait mais cela ne l'empêchait pas de considérer que c'était « un pas en avant » et qu'on pouvait s'en contenter pour le présent.
Ce résultat heureux de la conférence allait permettre à Trotsky de trouver, en France, une base pour son action. Le manifeste ramena la confiance, et l'opposition, jusqu'alors squelettique et dispersée, pénétra dans le mouvement ouvrier. Un comité pour la reprise des relations internationales avait été créé ; ses réunions plénières rassemblaient un nombre croissant de militants ; un de ses membres les plus actifs fut Trotsky qui, bientôt, le domina. Merrheim en était le secrétaire ; avec la Fédération des Métaux derrière lui, il avait, depuis le début, mené courageusement la lutte contre la direction confédérale ; a présent il était trop prudent, déjà inquiet de voir le comité le pousser plus loin qu'il n'avait décidé d'aller. Aussi s'opposait-il à toutes les propositions que faisait Trotsky de porter au dehors l'activité du comité, reprenant à chaque séance sa suggestion de la création d'un Bulletin, indispensable pour la vie même du comité, pour la diffusion des informations communiquées verbalement au cours des réunions qu'il importait de fixer et de faire connaître à tous ceux qui, dans les syndicats et dans les sections socialistes commençaient à se détacher des mensonges et des illusions par lesquels on les avait bernés pour les entraîner dans la guerre. Merrheim résistait, s'impatienta quand il vit l'ascendant que prenait Trotsky sur l'assemblée, mais il ne pouvait rien contre de clairs commentaires des événements, nourris d'une exceptionnelle expérience, contre un optimisme révolutionnaire raisonné qui forçaient la conviction, A l'issue des réunions, des militants de toutes tendances, socialistes, anarchistes, syndicalistes, s'approchaient de Trotsky, le questionnaient sur des points qui pour eux n'étaient pas encore clairs ; rendez-vous étaient pris pour pouvoir continuer de si fructueuses conversations. L'un d'eux, F. Loriot, membre du Parti socialiste, gagné définitivement à l'opposition dont il allait prendre la tête au sein du parti, écrivit une brochure dont il avait étudié le contenu avec Trotsky, Les socialistes de Zimmerwald et la guerre, qui prit place dans les éditions clandestines du Comité.
Le gouvernement tsariste ne pouvait comprendre que l'allié laissât publier sur son territoire un journal comme Nache Slovo. A diverses reprises il avait demandé que le journal fût supprimé et ses rédacteurs emprisonnés. L'opération était difficile étant contraire à la politique du gouvernement français en cette période, où les ministres socialistes expliquaient que la persécution de l'opposition ne pourrait que la favoriser, en la faisant connaître ; mieux valait l'étouffer par la censure. Un grave incident survenu parmi le détachement russe venu en France à la demande du gouvernement français devait être l'occasion d'une intervention, cette fois décisive. Les soldats de ce détachement étaient soumis, en France, à un régime que le voisinage rendait insupportable ; les officiers les brutalisaient. Un soldat, giflé par un colonel, riposta avec une telle ardeur que mort s'ensuivit. Nache Slovo, déclarée responsable fut aussitôt interdite, et un arrêté d'expulsion était signifié à Trotsky. Différentes interventions permirent de gagner un peu de temps et de tenter de choisir le lieu de déportation. Tout fut vain. La famille habitait alors les Gobelins, tout près du local de la Reine-Blanche, où avait eu lieu la réunion pathétique d'août 1914, au cours de laquelle les divers partis socialistes russes s'étaient entre-déchirés, les « défensistes » signant leur feuille d'enrôlement dans l'armée française. C'est là que deux policiers vinrent le prendre pour le conduire à la frontière espagnole. Mais même de Cadix, où il se trouvait temporairement, Trotsky trouva le moyen de participer encore une fois au Comité pour la reprise des relations internationales, et précisément à l'occasion dei la brochure qu'il avait préparée avec Loriot. L'influence grandissante de Zimmerwald avait amené les minoritaires du Parti socialiste à s'organiser sur une base extrêmement modérée, leur position ne se différenciant pas essentiellement de celle des chauvins de la direction dont ils dénonçaient seulement les « excès ». Cette semi-opposition présentait un danger, elle risquait d'amener des zimmerwaldiens à faire bloc avec elle contre la direction — ce que la brochure avait prévu. Aussi des plaintes vinrent-elles de militants minoritaires, accusant les zimmerwaldiens de « diviser » l'opposition. Une de ces critiques fut communiquée à Trotsky qui répondit aussitôt : « Les forces politiques ne se « divisent » pas par la netteté, comme elles ne s'additionnent pas par la confusion. Trois points de vue, trois motions : la netteté c'est l'honnêteté politique. » Ainsi prenait fin, exceptionnellement prolongée, sa carrière de militant parisien.