Tolstoï, comme penseur social

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Depuis toujours, le romancier le plus génial du temps présent a aussi été un infatigable artiste et un infatigable penseur social. Les questions fondamentales de l’existence humaine, les relations entre les hommes, les rapports sociaux ont depuis toujours profondément préoccupé la sensibilité la plus intime de Tolstoï, et l’ensemble de sa longue vie et de son œuvre a été en même temps une inlassable réflexion sur « la vérité » dans l’existence humaine. Ordinairement, on prête également la même quête infatigable de la vérité à un autre célèbre contemporain de Tolstoï, Ibsen. Mais, alors que dans les drames d’Ibsen la grande lutte entre les idées s’exprime de façon grotesque dans un théâtre de marionnettes pleines de suffisance et presque incompréhensibles, où Ibsen l’artiste succombe pitoyablement à l’insuffisance des efforts d’Ibsen le penseur, la pensée de Tolstoï ne nuit jamais à son génie artistique. Dans chacun de ses romans, cette tâche du penseur incombe à quelqu’un qui, dans le remue-ménage des personnages débordants de vie, joue le rôle un peu gauche et un peu ridicule de l’individu en quête de la vérité, du raisonneur perdu dans ses rêves, tels Pierre Bézoukhov dans Guerre et Paix, Lévine dans Anna Karénine ou le prince Nekhlioudov dans Résurrection. Ces personnages, qui, constamment, expriment les pensées, les doutes et les problèmes propres de Tolstoï, ne sont en général sur le plan artistique qu’extrêmement faiblement et vaguement décrits ; ils sont plus des observateurs de la vie que des acteurs de celle-ci. Mais la puissance créatrice de Tolstoï est à elle seule si forte, qu’il se trouve lui-même incapable de galvauder ses propres œuvres, quelle que soit la manière dont, en insouciant créateur comblé par le ciel, il les maltraite. Et lorsqu’avec le temps Tolstoï le penseur l’emporte sur l’artiste, cela arrive, non pas parce que son génie artistique se tarit, mais parce que la gravité profonde du penseur lui commande le silence. Si, dans la dernière décennie, Tolstoï, au lieu de sublimes romans, n’a écrit que des traités ou des essais sur la religion, l’art, la morale, le mariage, l’éducation, la question ouvrière, désolants sur le plan artistique, c’est parce qu’au terme du ressassement de ses réflexions, il est parvenu à des conclusions qui lui font considérer sa création artistique personnelle comme une futilité.

Quelles sont ces conclusions, quelles sont les idées que le vieux poète défend et défendra encore jusqu’à son dernier souffle ? En résumé, l’optique de Tolstoï est connue comme renonciation aux conditions existantes, y compris la renonciation à toute forme de lutte sociale, en faveur d’un « véritable christianisme ». À première vue, cette orientation spirituelle semble réactionnaire. Tolstoï est cependant garanti contre toute suspicion que le christianisme qu’il prêche ait quoi que ce soit à voir avec la foi de l’Église officielle établie, du fait de l’excommunication publique dont l’Église d’État orthodoxe russe l’a frappé. Mais même l’opposition à l’ordre établi s’irise de couleurs réactionnaires quand elle se drape de formes mystiques. Mais un mysticisme chrétien, qui exècre toute lutte et toute forme de recours à la violence et qui prêche la « non rétorsion », apparaît doublement suspect dans un milieu social et politique comme celui de la Russie absolutiste. En fait, l’influence de la doctrine tolstoïenne sur la jeune intelligentsia russe - une influence du reste qui n’eut jamais une grande portée et s’exerça seulement sur de petits cercles - se manifeste à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire dans une période de stagnation de la lutte révolutionnaire, par la diffusion d’un courant éthique et individualiste indolent qui aurait pu constituer un danger direct pour le mouvement révolutionnaire, s’il ne s’était pas cantonné dans le temps et dans l’espace à une simple péripétie. Et finalement, confronté directement au drame de la révolution russe, Tolstoï se tourne ouvertement contre la Révolution, tout comme il avait déjà dans ses écrits pris position explicitement et abruptement contre le socialisme et combattu la doctrine marxiste comme une aberration et un aveuglement monstrueux.

Certainement, Tolstoï n’est pas et n’a jamais été un social-démocrate ; il n’a jamais montré la moindre compréhension pour la social-démocratie et le mouvement ouvrier moderne. Mais il est vain d’aborder un phénomène spirituel de l’envergure et de la singularité de Tolstoï à l’aide d’une piètre scolastique rigide et de le juger d’après ses règles. Le rejet du socialisme en tant que mouvement et système théorique peut, selon les circonstances, émaner non de la faiblesse, mais de la force d’un intellect ; et c’est justement le cas en ce qui concerne Tolstoï.

D’une part, ayant grandi dans l’ancienne Russie de Nicolas Ier et du servage, à une époque où, dans l’empire des tsars, il n’existait ni mouvement ouvrier moderne, ni sa nécessaire pré-condition économique et sociale, un puissant développement capitaliste, Tolstoï fut, en plein âge mûr, témoin de l’échec d’abord des piètres commencements d’un mouvement libéral, puis du mouvement révolutionnaire sous la forme du terrorisme de la « Narodnaïa Volia », pour connaître presque septuagénaire les premiers pas vigoureux du prolétariat industriel et finalement, comme vieillard à l’âge avancé, la révolution. Ainsi, n’est-il pas étonnant que, pour Tolstoï, le prolétariat russe moderne avec sa vie spirituelle et ses aspirations n’existe pas et que, pour lui, le paysan, et même l’ancien paysan russe profondément croyant et passivement tolérant, qui ne connaît qu’une seule passion, posséder plus de terre, représente définitivement le type même du peuple.

Mais d’autre part, Tolstoï, qui a vécu toutes les phases critiques et l’ensemble du processus douloureux du développement de la pensée publique russe, fait partie de ces esprits indépendants et géniaux qui ont beaucoup plus de mal que les intelligences moyennes à se plier à des formes de pensées étrangères et à des systèmes idéologiques constitués. Pour ainsi dire autodidacte-né - non pas en ce qui concerne l’éducation formelle et la connaissance mais en ce qui concerne la réflexion - il se doit de parvenir à chacune de ses idées selon sa propre voie. Et si ces voies paraissent à d’autres généralement incompréhensibles, et leurs résultats bizarres, l’audacieux solitaire parvient cependant ainsi à une largeur de vues impressionnante.

Comme chez tous les esprits de cette trempe, la force de Tolstoï et le centre de gravité de sa réflexion ne résident pas dans la propagande positive mais dans la critique de l’ordre établi. Et là, il atteint une polyvalence, une exhaustivité et une audace qui rappellent les vieux classiques du socialisme utopiste, tels Saint-Simon, Fourier et Owen. Il n’y a aucune des institutions sacrées de l’ordre social établi qu’il n’ait impitoyablement décortiquée et dont il n’ait démontré l’hypocrisie, la perversion et la corruption. L’Église et l’État, la guerre et le militarisme, le mariage et l’éducation, la richesse et l’oisiveté, la dégradation physique et spirituelle des ouvriers, l’exploitation et l’oppression des masses populaires, les rapports entre les sexes, l’art et la science dans leur forme actuelle - il les soumet toutes à une critique impitoyable et dévastatrice, et cela du point de vue des intérêts communs et du progrès culturel de la grande masse. Si on lit par exemple les premières phrases de La Question ouvrière, on a l’impression de tenir en main une brochure d’agitation socialiste populaire :

Dans le monde entier, il y a plus d’un milliard, des milliers de millions de travailleurs. L’ensemble des céréales, des marchandises du monde entier, tout ce dont les hommes vivent et tout ce qui fait leur richesse, sont le produit du peuple travailleur. Cependant, ce n’est pas uniquement le peuple travailleur, mais le gouvernement et les riches qui jouissent de tout ce qu’il produit. Le peuple laborieux vit dans une détresse perpétuelle, l’ignorance, l’esclavage et le mépris de tous ceux qu’il vêtit, nourrit, pour qui il bâtit et qu’il sert. Il a été spolié de sa terre devenue la propriété de ceux qui ne travaillent pas, si bien que l’ouvrier est dans l’obligation de faire tout ce que le propriétaire terrien exige de lui pour vivre de ses terres. Si toutefois le travailleur quitte le pays et va à l’atelier, il tombe dans l’esclavage des riches, chez lesquels il devra accomplir toute sa vie 10, 12, 14 heures ou plus encore par jour d’un travail étranger, monotone et souvent préjudiciable à la vie. Mais même s’il réussit à s’installer au pays ou à émigrer pour ne parvenir à vivre qu’à grand-peine, on ne le laisse pourtant pas tranquille, mais on lui réclame des impôts, on le réquisitionne pour trois, cinq ans de service militaire, on le contraint à payer des taxes extraordinaires pour l’effort de guerre. S’il veut utiliser la terre sans payer de rentes, faire grève ou empêcher les non-grévistes de prendre sa place ou refuser les impôts, alors on envoie contre lui l’armée qui le blesse, le tue ou le contraint par la force, après comme avant, à travailler et à payer... Et c’est ainsi que la plupart des hommes vivent dans le monde entier, non seulement en Russie, mais aussi en France, en Allemagne, en Angleterre, en Chine, en Inde, en Afrique, partout.

L’acuité de sa critique du militarisme, du patriotisme, du mariage est à peine surpassée par la critique socialiste et se meut dans la même direction qu’elle. L’originalité et la profondeur de l’analyse sociale de Tolstoï se révèlent par exemple dans la comparaison entre son point de vue et celui de Zola sur le sens et la valeur morale du travail. Tandis que ce dernier, dans un esprit vraiment petit-bourgeois, met le travail sur un piédestal, ce pour quoi il est considéré par maints sociaux-démocrates français et autres comme un socialiste de la plus belle eau, Tolstoï, en peu de mots, frappe dans le mille en remarquant tranquillement que

Monsieur Zola dit que le travail rend l’homme bon ; j’ai toujours remarqué le contraire : le travail en tant que tel, la fierté de la fourmi de son travail, rendent non seulement la fourmi, mais aussi l’homme, cruels... Mais si même la diligence au travail n’est pas un vice déclaré, elle ne peut en aucun cas être une vertu. Le travail peut tout aussi peu être une vertu que l’alimentation. Le travail est un besoin qui, s’il n’est pas satisfait, constitue une souffrance et non pas une vertu. Faire du travail une vertu est tout aussi faux que de faire de l’alimentation de l’homme une dignité ou une vertu. Le travail n’a pu acquérir la signification qu’on lui attribue dans notre société que comme réaction à l’oisiveté, dont on a fait le caractère distinctif de l’aristocratie et que l’on considère encore comme un critère de dignité parmi les classes riches et peu éduquées... Le travail non seulement n’est pas une vertu, mais dans notre société mal organisée, c’est en grande partie un agent mortifère de la sensibilité morale.

Ce à quoi la formule du Capital « la vie du prolétariat commence quand cesse son travail », forme un sobre complément. La comparaison entre les deux jugements de Zola et de Tolstoï sur le travail, révèle justement le rapport entre ces derniers dans le domaine de la pensée comme dans celui de la création artistique : celui d’un artisan probe et talentueux à un génie créateur.

Tolstoï critique tout ce qui est établi, déclare que tout est voué à dépérir et il prédit l’abolition de l’exploitation, l’obligation générale du travail, l’égalité économique, l’abolition de la coercition dans l’organisation de l’État comme dans les relations entre les sexes, la complète égalité entre les hommes, les sexes, les nations et la fraternisation entre les peuples. Mais quelle voie peut nous conduire à ce bouleversement radical de l’organisation sociale ? Le retour des hommes au seul et simple principe du christianisme : l’amour de son prochain comme de soi-même. On constate que Tolstoï est ici un pur idéaliste. Il veut par la renaissance morale des hommes la transformation de leurs rapports sociaux et l’accomplissement de cette renaissance par la prédication et l’exemple. Et il ne se lasse pas de répéter la nécessité et l’utilité de cette « résurrection morale » avec une ténacité, une certaine pauvreté de moyens et un art mi-naïf mi-rusé de la persuasion, qui rappellent vivement les formulations impérissables de Fourier concernant l’intérêt personnel de l’homme, qu’il chercha sous les formes les plus diverses à mobiliser pour ses plans sociaux.

L’idéal social de Tolstoï n’est ainsi rien d’autre que le socialisme. Pour appréhender de la manière la plus frappante le noyau social et la profondeur de ses idées, on ne doit pas s’adresser à ses traités sur les questions économiques et politiques, mais à ses écrits sur l’art qui comptent d’ailleurs aussi parmi ses œuvres les moins connues en Russie. Le raisonnement que Tolstoï développe brillamment est le suivant : l’art - contrairement à l’opinion de toutes les écoles philosophiques et esthétiques - n’est pas un luxe destiné à déclencher dans les belles âmes les sentiments de beauté, la joie ou autres choses semblables, mais il est au contraire une importante forme historique de la communication sociale des hommes entre eux, comme le langage. Après avoir dégagé ce critère vraiment matérialiste historique par une savoureuse mise en pièces de toutes les définitions de l’art de Winckelmann à Kant en passant par Taine, Tolstoï, à l’aide de celui-ci, s’attaque à l’art contemporain et constate, vu qu’il ne s’accorde à la réalité dans aucun domaine ni à aucun point de vue, que l’art existant dans son ensemble - mis à part quelques petites exceptions - est incompréhensible à la grande masse de la société, à savoir le peuple laborieux. Au lieu d’en conclure suivant l’opinion commune à la barbarie spirituelle de la grande masse et à la nécessité de son « élévation » à la compréhension de l’art actuel, Tolstoï en tire la conclusion inverse. Il déclare l’ensemble de l’art existant comme « faux art ». Et la question, comment se fait-il que nous ayons depuis des siècles un « faux art » au lieu d’un art « véritable », c’est-à-dire populaire, l’amène à un autre point de vue audacieux : il y eut un art véritable dans les temps très anciens lorsque l’ensemble du peuple avait une vision du monde commune - que Tolstoï nomme « religion » - d’où sont nées les œuvres telles que l’épopée d’Homère ou les Évangiles. Depuis que la société s’est divisée entre une grande masse exploitée et une petite minorité dominante, l’art ne sert plus qu’à exprimer les sentiments de la minorité riche et oisive, mais comme celle-ci a aujourd’hui perdu toute vision du monde, c’est pourquoi nous avons la dégénérescence et le déclin qui caractérisent l’art moderne. Selon Tolstoï, l’« art véritable » ne pourra réémerger que si, d’un moyen d’expression de la classe dominante, il redevient un art populaire, c’est-à-dire une expression de la vision du monde commune de la société laborieuse. Et, d’un énergique revers de main, il expédie aux enfers du « mauvais faux art » les œuvres mineures comme majeures des étoiles les plus connues de la musique, de la peinture, de la poésie et, pour finir, l’ensemble admirable de ses œuvres personnelles. « L’heureux monde ! (...) Il est en ruines ! Un demi-dieu l’a renversé[1] ! » Dès lors il n’écrivit plus qu’un dernier roman - Résurrection - sinon il tint seulement pour respectable de n’écrire que de simples et courts contes populaires ou des essais « compréhensibles à chacun ».

Le point faible de Tolstoï - la conception de toute la société de classes comme une « aberration » plutôt que comme une nécessité historique qui réunit les deux extrémités de sa perspective historique, le communisme primitif et l’avenir socialiste - est évident. Comme tous les idéalistes, il croit aussi à la toute-puissance de la force et explique toute l’organisation de classe de la société comme le simple produit d’une longue chaîne de purs actes de violence. Mais il y a une grandeur véritablement classique dans la réflexion de Tolstoï sur l’avenir de l’art qu’il voit à la fois comme l’union de l’art, en tant que moyen d’expression, aux sentiments sociaux de l’humanité laborieuse et à la pratique de celui-ci ; c’est-à-dire la fusion de la carrière d’artiste avec la vie normale de tout membre laborieux de la société. Les phrases avec lesquelles Tolstoï fustige l’anormalité du mode de vie de l’artiste actuel qui ne fait rien d’autre que « vivre son art » possèdent une force lapidaire, et il y a là un radicalisme vraiment révolutionnaire quand il brise les espoirs qu’une réduction du temps de travail et une élévation de l’éducation des masses leur procurent une compréhension de l’art tel qu’il existe aujourd’hui :

C’est tout ce que disent avec passion les défenseurs de l’art actuel, cependant je suis convaincu qu’eux-mêmes ne croient pas à ce qu’ils disent. Ils savent bien que l’art tel qu’ils le comprennent a pour condition nécessaire l’oppression des masses et qu’il ne peut même se maintenir que par le maintien de cette oppression. Il est impératif que les masses d’ouvriers s’épuisent au travail pour que nos artistes, écrivains, chanteurs et peintres atteignent ce degré de perfection qui leur permette de nous procurer du plaisir... Même en supposant possible cette impossibilité et que l’on trouve un moyen de rendre accessible au peuple cet art tel qu’on le comprend, une considération s’impose qui prouve qu’il ne peut pas être un art universel : le fait qu’il est complètement incompréhensible pour le peuple : auparavant les poètes écrivaient en latin, et cependant les productions de nos poètes aujourd’hui sont tout aussi peu compréhensibles pour le peuple que si elles étaient écrites en sanscrit.
On répondra maintenant que c’est la faute du manque de culture et de développement du peuple, et que notre art pourra être compris de tous dès que celui-ci aura bénéficié d’une éducation satisfaisante. C’est à nouveau une réponse absurde, car nous constatons que de tout temps l’art des classes supérieures n’a jamais été pour elles qu’un simple passe-temps, sans que le reste de l’humanité en comprenne quoi que ce soit. Les classes inférieures peuvent se civiliser tant et plus, l’art, qui dès le départ n’a pas été créé pour elles, leur restera constamment inaccessible... Pour l’homme pensant et sincère, c’est un fait incontestable que l’art des classes supérieures ne pourra jamais devenir l’art de l’ensemble de la nation.

L’auteur de ces mots est dans l’âme plus socialiste et matérialiste historique que ces membres du parti, qui, se mêlant à la dernière extravagance artistique, veulent avec un zèle irréfléchi « éduquer » les ouvriers sociaux-démocrates à la compréhension du barbouillage décadent d’un Slevogt ou d’un Hodler.

C’est ainsi que Tolstoï, pour sa force comme pour ses faiblesses, pour le regard profond et aigu de sa critique, le radicalisme audacieux de ses perspectives comme pour sa foi idéaliste en la puissance de la conscience subjective doit être placé parmi les grands utopistes du socialisme. Ce n’est pas sa faute, mais sa malchance historique que sa longue vie s’étende du seuil du 19e siècle, époque où Saint-Simon, Fourier et Owen se tenaient comme précurseurs du prolétariat moderne, au seuil du 20e siècle où, solitaire, il se trouve sans le comprendre face à face avec le jeune géant. Mais pour sa part, la classe ouvrière révolutionnaire mûre peut avec un sourire de connivence serrer la main honnête du grand artiste et de l’audacieux révolutionnaire et socialiste malgré lui, auteur de ces bonnes paroles :

Chacun parvient à la vérité selon sa propre voie, il faut, cependant, que je dise ceci : ce que j’écris ne sont pas seulement des mots, mais je le vis, c’est mon bonheur, et je mourrai avec.

  1. Goethe, Faust, 1808 (NdT).