Thermidor et Bonapartisme

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Il faut utiliser correctement les analogies historiques; autrement elles peuvent facilement se transformer en abstractions métaphysiques et n'aident pas à s'orienter mais au contraire égarent.

Quelques camarades dans les rangs de l'Opposition à l'étranger voient une contradiction dans le fait que nous parlons parfois de tendances et de forces thermidoriennes en Union soviétique et parfois de traits bonapartistes du régime dans le parti communiste soviétique, et ils en tirent même la conclusion que nous avons révisé notre appréciation de l'Etat soviétique. C'est une erreur. Elle découle du fait que ces camarades conçoivent les termes historiques (Thermidor, bonapartisme), comme des catégories abstraites et pas comme des processus vivants, c'est-à-dire contradictoires.

La construction socialiste se poursuit avec succès en U.R.S.S. Mais ce processus avance de façon extrêmement contradictoire; et, du fait de l'encerclement capitaliste, de l'action des forces antiprolétariennes internes et de la politique fausse de la direction, il tombe sous l'influence des forces hostiles.

Les contradictions de la construction socialiste, de façon générale, atteignent un degré de tension sous lequel elles pourraient détruire les bases de la construction socialiste établies par la Révolution d'Octobre et renforcée par les succès économiques ultérieurs, particulièrement les succès du Plan quinquennal ? C'est possible.

Dans ces circonstances, qu'est-ce qui remplacerait la société soviétique actuelle dans sa totalité - économie, classes, Etat, parti ?

Le régime actuel, transition du capitalisme au socialisme, ne peut laisser sa place qu'au capitalisme. Ce serait un capitalisme bourré de contradictions, ce qui exclut la possibilité d'un développement progressiste. Car toutes ces contradictions qui selon notre hypothèse pourraient provoquer l'explosion du régime soviétique, réapparaîtraient immédiatement sous la forme de contradictions internes dans le régime capitaliste et acquerraient rapidement un caractère plus explosif encore. Cela signifie qu'il y aurait à l'intérieur de la contre-révolution capitaliste des éléments d'une nouvelle Révolution d'Octobre.

L'Etat est une superstructure. Le croire indépendant du caractère des forces productives et des formes de propriété - comme le fait par exemple Urbahns pour l'Etat soviétique - c'est renoncer aux bases du marxisme. Mais l'Etat n'est pas plus une superstructure passive que le parti. Sous l'influence des convulsions émanant de la base de classe de la société, de nouveaux processus se produisent dans la superstructure de l'Etat et du parti qui - dans certaines limites - ont un caractère indépendant et, quand ils se combinent à des processus de la base économique elle-même, peuvent acquérir une signification décisive pour la nature de classe du régime tout entier et, pour une période considérable, tourner son développement dans une direction ou l'autre.

Ce serait la pire forme de doctrinarisme, de l'"Urbahnsisme" retourné, de penser que la nationalisation de l'industrie, complétée par le taux élevé de son développement, assure en elle-même un développement ininterrompu au socialisme, indépendamment des processus qui prennent place dans le parti et l'Etat. Penser cela, c'est ne pas comprendre les fonctions du parti, sa double et triple fonction, dans l'unique pays de dictature prolétarienne, un pays économiquement arriéré en outre. Si nous admettons un instant que les responsables de l'industrie d'un côté et la couche supérieure des ouvriers de l'autre, se libèrent de la discipline du parti, qui fusionne avec celle de l'Etat, alors la route vers le socialisme serait fermée: l'industrie nationalisée commencerait à se différencier entre groupes en lutte, les conflits entre l'administration du trust et les ouvriers commenceraient à prendre un caractère ouvert, les trusts acquiererraient une indépendance toujours plus grande, les débuts en planification seraient naturellement réduits à rien, emportant en même temps le monopole du commerce extérieur. Tous ces processus menant au capitalisme signifieraient inévitablement l'écrasement de la dictature prolétarienne.

Le régime actuel du parti, en dépit des succès économiques, met-il en danger le parti avec la désintégration de ses liens et de sa discipline ? Indubitablement. Sous-estimer le danger du déclin du parti et des fabriques d'Etat, à cause des succès économiques, serait criminel. Le parti en tant que parti n'existe pas aujourd'hui. L'appareil centriste l'a étranglé. Mais l'Opposition de gauche que l'appareil centriste craint comme la peste et sous la pression de laquelle il opère ses zigzags, existe.

C'est précisément ce rapport entre l'Opposition de gauche et l'appareil central qui est même un substitut pour le parti et tient la droite en échec. Même avec une perturbation complète et ouverte des liens de parti, le parti ne disparaîtra pas. Non pas parce qu'il y a un appareil - il serait la première victime de ses propres crimes mais parce qu'il y a une Opposition de gauche. Qui ne comprend pas cela ne comprend rien.

Mais ce que nous examinons maintenant c'est comment et pourquoi, par quelles voies, l'Opposition peut remplir sa tâche fondamentale: aider l'avant-garde prolétarienne à empêcher la contre-révolution d'empêcher le développement socialiste. A titre d'hypothèse nous partirons de la supposition que nous n'y avons pas réussi afin de mesurer plus concrètement les conséquences historiques d'un tel échec.

L'écrasement de la dictature, nous l'avons dit, ne pourrait mener qu'à la restauration du capitalisme. Mais les formes politiques que prendrait cette restauration, leur alternance et leurs combinaisons - c'est une question complexe et particulière.

Seul un aveugle peut penser que la renaissance du capitalisme compradore est compatible avec la "démocratie". Pour quiconque est douté de vision, il est clair qu'une contre-révolution démocratique est exclue. Mais la question concrète des formes politiques possibles de la contre-révolution ne permet qu'une réponse conditionnelle.

Quand l'Opposition parlait d'un danger de Thermidor, elle avait en tête avant tout un processus très significatif répandu dans le parti: la croissance d'une couche de bolcheviks qui s'étaient séparés des masses, se sentaient assurés, se liaient à des cercles non-prolétariens et étaient satisfaits de leur statut social, à la couche des Jacobins boursouflés qui sont devenus en partie le soutien et le premier appareil exécutif du renversement thermidorien de 1794, pavant ainsi le chemin au bonapartisme. Dans cette analyse des processus de la dégénérescence thermidorienne dans le parti, l'Opposition était loin de dire que le renversement contre-révolutionnaire, s'il devait se produire, prendrait nécessairement la forme de Thermidor, c'est-à-dire d'une domination plus ou moins durable de bolcheviks embourgeoisée conservant formellement le système soviétique, comme les thermidoriens avaient conservé la Convention. L'histoire ne se répète jamais, surtout quand il y a autant de différence dans la base de classe.

Le Thermidor français avait ses racines dans les contradictions du régime jacobin. Mais ces contradictions même étaient aussi le fondement du bonapartisme, c'est-à-dire, le régime de la dictature bureaucratico-militaire que la bourgeoisie a tolérée pour mieux pouvoir s'emparer sous son couvert de la domination de la société. Il y avait déjà dans la dictature jacobine tous les éléments du bonapartisme, même sous une forme non-développée, particulièrement la lutte avec les éléments sans-culottes du régime. Thermidor était une préparation nécessaire au bonapartisme et c'est tout. Ce n'est pas par hasard que Bonaparte a créé la bureaucratie d'Empire à partir de la bureaucratie jacobine.

En révélant les éléments de Thermidor et ceux du bonapartisme dans le régime stalinien actuel, nous ne tombons nullement dans une contradiction comme le pensent ceux pour qui Thermidor et Bonapartisme sont des abstractions et pas des tendances vivantes se transformant l'une en l'autre.

La forme étatique qu'assumerait, s'il réussissait, un coup contre-révolutionnaire en Russie - c'est loin d'être simple - dépend d'une combinaison d'un certain nombre de facteurs concrets: premièrement, du degré d'acuité des contradictions économiques du moment, du rapport entre les éléments capitalistes et socialistes de l'économie; deuxièmement, du rapport entre les bolcheviks prolétariens et les "bolcheviks" bourgeois et du rapport des forces dans l'armée; et finalement de la gravité spécifique et du caractère de l'intervention étrangère. En tout cas, ce serait le sommet de l'absurdité que de penser qu'un régime contre-révolutionnaire devrait nécessairement traverser les étapes du Directoire, du Consulat et du Premier Empire pour être couronné par la restauration tsariste. Quelle que soit la forme que puisse revêtir le régime contre-révolutionnaire, les éléments thermidoriens et bonapartistes y trouveront place, un rôle plus ou moins important sera joué par la bureaucratie bolchevico-soviétique, civile et militaire, et le régime lui-même sera la dictature de l'épée sur la société dans l'intérêt de la bourgeoisie et contre le peuple. C'est pourquoi il est si important aujourd'hui de retracer la formation de ces éléments et tendances à l'intérieur du parti officiel qui, toutes proportions gardées, demeure le laboratoire de l'avenir: dans les conditions d'un développement socialiste ininterrompu et celles d'une rupture contre-révolutionnaire.

Est-ce que ce que nous venons de dire signifie que nous identifions le régime stalinien avec celui de Robespierre ? Non, nous sommes aussi éloignés des analogies vulgaires par rapport au présent que nous le sommes en rapport à l'avenir possible ou probable. Du point de vue qui nous intéresse, l'essence de la politique de Robespierre consistait en une aggravation toujours plus grande de la lutte sur deux fronts: contre les sans-culottes, les sans-propriété, aussi bien que contre les "dégénérés" corrompus: la bourgeoisie jacobine. Robespierre a mené la politique d'un petit bourgeois s'efforçant de s'élever à la position de maître suprême. Ainsi la lutte contre la gauche et contre la droite. Un révolutionnaire prolétarien peut aussi être obligé de mener la lutte sur deux fronts, mais seulement épisodiquement. La lutte fondamentale est la lutte contre la bourgeoisie: classe contre classe. Mais les révolutionnaires petits-bourgeois, même à l'époque de leur apogée historique, ont toujours et inaltérablement été obligés de lutter sur deux fronts. C'est ce qui provoqua la strangulation graduelle du parti jacobin, le déclin des clubs jacobins, la bureaucratisation de la terreur révolutionnaire, c'est-à-dire l'isolement de Robespierre qui rendit possible sa mise à l'écart aussi facile par le bloc de ses ennemis de droite et de gauche.

Les traits de similitude avec le régime stalinien sont très frappants. Mais les différences sont plus profondes que les similitudes. Le rôle historique de Robespierre fut de purger impitoyablement la société de l'ordure féodale; mais, devant la société future, Robespierre était impuissant. Le prolétariat en tant que classe n'existait pas, le socialisme ne pouvait être qu'utopique. L'unique perspective possible était la perspective du développement bourgeois. La chute du régime jacobin était inévitable.

Les gauches de cette époque, s'appuyant sur les sans-culottes, les plébéiens sans propriété - un appui bien fragile -ne pouvaient pas jouer un rôle indépendant. A cause de cela, le bloc avec les droites était prédéterminé, inévitable, exactement comme les partisans de Robespierre, dans leur grande majorité, ont supporté les droitiers plus tard. C'était l'expression politique de la victoire du développement bourgeois sur les prétentions utopistes de la petite bourgeoisie et les explosions révolutionnaires des plébéiens.

Il est inutile de dire que Staline n'avait aucune base pour revendiquer le rôle de Robespierre: la purge de la Russie de l'ordure féodale et l'écrasement des tentatives restaurationnistes ont été réalisées à l'époque léniniste. Le stalinisme est sorti de la rupture avec le léninisme. Mais cette rupture n'a jamais été totale et ne l'est toujours pas. Staline mène une lutte, pas épisodique, mais continuelle, systématique, organique, sur deux fronts. C'est le caractère inhérent à une politique petite-bourgeoise: à la droite de Staline, les restaurationnistes capitalistes conscients ou inconscients à des degrés divers; à sa gauche, l'Opposition prolétarienne. Cette analyse a été éprouvée au feu d'événements mondiaux. L'étranglement du parti par l'appareil est exigé non seulement par la nécessité d'une lutte contre la restauration bourgeoise - au contraire, cette lutte exige la plus grande activité et vigilance de la part du parti - mais par la nécessité d'une lutte contre la gauche; pour être plus précis, par la nécessité pour l'appareil de se libérer des manœuvres constantes entre la gauche et la droite. C'est là la similitude avec la position de Robespierre. C'étaient les racines qui ont nourri les traits bonapartistes de sa ruine. Mais Robespierre n'avait pas le choix: ses zigzags révélaient les convulsions du régime jacobin.

Une politique révolutionnaire conséquente en Union Soviétique - sur une base prolétarienne que Robespierre n'avait pas - est-elle aujourd'hui possible ou non ? Et si elle est possible, peut-on s'attendre à ce que cette politique soit soutenue à temps par une révolution dans d'autres pays ? C'est de la réponse à ces deux questions que dépend l'évaluation de la perspective de la lutte entre les tendances antagonistes dans l'économie et la politique de l'Union Soviétique. Nous, bolcheviks-léninistes, nous répondons par l'affirmative et nous continuerons à le faire, à ces deux questions, tant que l'histoire ne démontre pas le contraire en faits et en événements, c'est-à-dire par une impitoyable lutte à mort.

C'est de cette façon et seulement de cette façon que le problème se pose pour des révolutionnaires qui se sentent les forces vivantes dans le processus, contrairement aux doctrinaires qui observent le processus des lignes de touche et le dissèquent en catégories sans vie.

Nous espérons revenir à cette question sous un autre angle dans le prochain numéro. Nous souhaitions seulement ici balayer les malentendus les plus grossiers et les plus dangereux. L'Opposition de gauche, pour sa part, n'a aucune raison de réviser son point de vue tant que cette révision n'est pas mise à l'ordre du jour par des grands événements historiques.