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Tâches révolutionnaires sous la botte nazie
Auteur·e(s) | Jean van Heijenoort |
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Écriture | novembre 1942 |
L’oppression nazie est passée sur l’Europe comme un rouleau compresseur. Sur tout le continent il ne reste maintenant entre le pouvoir nazi et la population aucune organisation légale dans laquelle les masses puissent trouver asile et se regrouper. Après la destruction des partis politiques et des syndicats, le travail de destruction a été étendu même aux organisations les plus neutres et les plus insignifiantes, car les nazis avaient peur — et à juste titre — que même la plus petite d’entre elles ne devienne un point-cristallisation de résistance. Les nazis ont introduit leurs agents jusque dans les groupes les plus petits, proposant d’adhérer à « l’Ordre Nouveau » ; même les collecteurs de timbres des organisations furent gleichgeschaltet.
Ce qui subsiste des organisations ouvrières devait passer à l’illégalité et à des méthodes nouvelles Les organisations bourgeoises et petites-bourgeoises traditionnelles ont fait place à des groupes clandestins d’un caractère nouveau, qui ne sont pas issus directement des vieux partis. De petits groupes, et quelques-uns d’entre eux seulement, peuvent maintenir des contacts — et encore très irrégulièrement — à l’échelle nationale. D’innombrables petits journaux surgissent et disparaissent Des liaisons sont établies puis rompues. Dans l’ensemble, on peut observer avec les mois qui passent un certain progrès vers la centralisation, mais très lent, et souvent interrompu du fait des sévères conditions de l’illégalité. Même celui des mouvements politiques qui était le mieux adapté au travail clandestin, le stalinisme, souffre beaucoup. En dépit d’un appareil puissant et de ressources abondantes, les relations entre le centre et les organisations régionales sont souvent rompues, une situation qui ne peut pas ne pas créer des conditions favorables pour la discussion et l’action unie entre les membres du Parti communiste et les trotskystes.
De toutes les organisations ouvrières cependant, les partis staliniens restent les plus puissantes et les plus actives — et de loin. La propagande stalinienne a bien entendu un caractère tout à fait chauvin et prend bien garde de ne pas parler de socialisme. En dehors des staliniens, les deux centres les plus notables de résistance du mouvement ouvrier sont les groupes socialistes de gauche en Pologne (certains proches du trotskysme et hostiles au gouvernement en exil) et les restes du mouvement syndical norvégien que les nazis n’ont pas réussi à éradiquer totalement.
De la Deuxième Internationale, il reste très peu. Dernièrement on a pu noter une certaine reprise d’activité de groupes socialistes officiels en Belgique et dans le Nord de la France mais elle a encore un caractère très fragmentaire.
Les mouvements petits-bourgeois[modifier le wikicode]
De larges secteurs de la petite bourgeoisie sont déséquilibrés sur le plan économique et social. L’occupation allemande a provoqué dans l’ensemble une énorme paupérisation et même, dans une certaine mesure, une prolétarisation de la petite bourgeoisie. Cette crise sociale trouve son expression politique dans la formation d’innombrables groupes et mouvements qui tous reflètent les couleurs de l’arc-en-ciel de la petite bourgeoisie.
A l’extrémité réactionnaire du spectre se trouvent les traditionnels groupes chauvins comme l’organisation gaulliste en France. Il faut distinguer avec soin les sympathies très répandues mais plutôt vagues des masses pour le camp « démocratique » y compris de Gaulle et l’organisation gaulliste elle-même. Ce dernier est formé avant tout d’anciens militaires et de fonctionnaires. Ils n’ont aucun penchant pour l’activité dans les masses auxquelles, là-dessus, ils sont incapables de parler. La plupart d’entre eux sont presque autant terrifiés par un mouvement de masse que par l’occupation allemande. Leur principale activité dans le domaine militaire est l’espionnage au compte de l’Angleterre et, dans le domaine politique, l’attente d’un débarquement anglo-américain.
A l’autre extrémité de cet arc-en-ciel, on peut trouver des organisations qui cherchent honnêtement une issue à la situation faite aux couches inférieures de la petite bourgeoisie. Les éléments les plus aptes à devenir les porte-parole de ces avocats sont la jeunesse et les intellectuels. Aussi trouve-t-on souvent parmi leurs dirigeants des étudiants, des enseignants, des écrivains. Violemment repoussées par le fascisme, ces couches sociales se tournent vers le socialisme à la recherche d’une solution à leurs propres malheurs. Elles concèdent volontiers que le système bourgeois touche à sa fin et acceptent un programme de fédération des peuples, mais n’ont pas encore surmonté leur méfiance à l’égard des ouvriers. Leurs chefs cherchent encore un chemin entre les rosiers plutôt que la « dictature du prolétariat » et accusent le marxisme d’« étroitesse ». Entre ces deux types extrêmes de groupements, on peut naturellement trouver toutes les formes intermédiaires.
Dans les terribles conditions de l’illégalité, il y a inévitablement parmi les différents groupes clandestins des accords pratiques fréquents : pour imprimer les journaux, transporter la littérature et les gens etc. — même trouver du papier est un sérieux problème. Sans ce genre de contacts, il serait simplement impossible d’exister et, inutile de le dire, cela n’implique aucune concession programmatique.
Même maintenant, dans les pays occupés, surtout en Occident, les occasions de manifester ne sont pas rares : manifestations de femmes contre le manque de ravitaillement, manifestations contre les restaurants qui nourrissent les riches sans cartes d’alimentation, manifestations contre les « collabos », manifestations lors des fêtes nationales (Prise de la Bastille, etc.).
Ces manifestations sont organisées par des groupes illégaux de tout type et la question de notre participation se pose. Il est difficile de donner une réponse globale. Le point important pour déterminer si on doit ou non participer n’est pas tellement la nature de l’occasion ou les initiateurs de la manifestation, mais la situation politique et les possibilités du moment donné. Si des manifestations se renouvellent régulièrement, mobilisant de plus en plus de manifestants, c’est le devoir du parti révolutionnaire d’appeler les ouvriers à y participer, même quand elles sont organisées par des groupes nationaux petits bourgeois. Bien entendu, le parti doit y apparaître avec ses propres mots d’ordre. Après l’écrasement de toutes les organisations, la disparition de toute vie politique organisée, tout aussi modestes et confus que soient ses objectifs, est extrêmement progressiste et la tâche du parti révolutionnaire est d’aider, si c’est possible, à l’élargir.
De toute évidence, tout en utilisant tout pas en avant possible, nous ne pouvons limiter notre liberté de critiquer les programmes utopiques et réactionnaires. Maintenant comme toujours, les marxistes continuent leur travail d’explication et de clarification. Ils dénoncent tout particulièrement la fausseté et l’hypocrisie de tous les groupes chauvins qui ne cherchent que la revanche et qui, tout en revendiquant la liberté de leur propre pays, n’hésitent pas et n’hésiteront pas à participer à l’oppression d’autres nations. Aussi il faut caractériser tous les mouvements qui prennent leur inspiration à Londres et à Washington (gouvernements en exil, général de Gaulle, etc.) non comme des mouvements nationaux mais comme des mouvements impérialistes par leurs objectifs comme par leurs méthodes (alliance avec les Anglo-Américains, exploitation des colonies belges, d’une partie des colonies françaises et hollandaises, etc.) Ces groupes essaient d’enchaîner la révolte populaire nationale à l’un des camps impérialistes. Dans de nouvelles circonstances, ils remplissent leur rôle traditionnel de partis bourgeois qui ont leur base dans la petite bourgeoisie. C’était un parti de ce genre que le défunt parti radical socialiste de France qui reposait sur les aspirations démocratiques du paysan français pour mieux les enchaîner au grand capital. Maintenant le mouvement gaulliste exploite à des fins impérialistes le sentiment national exalté. Son programme et ceux des groupes semblables ne peuvent apporter à l’Europe que des catastrophes.
Quant aux divers groupements petits bourgeois qui se tournent vers le socialisme, il nous faut avoir une attitude bien plus pédagogique et bien plus patiente avec eux. Ces groupes, qui se rebellent contre l’oppression actuelle, vont jusqu’à blâmer le système des trusts impérialistes et des monopoles, mais, comme nous l’avons dit, ils conservent quelque appréhension par rapport au programme ouvrier. Leur programme général, pour en parler vaguement, est la démocratie formelle la plus consistante. Dans les discussions avec ces groupes, la tâche principale est de leur montrer la réalité derrière les formes de démocratie pure et de leur montrer patiemment qu’il faut choisir et qu’il n’y a pas de « troisième voie ».
Dans la situation actuelle, les revendications démocratiques sont chargées d’une potentialité révolutionnaire énorme ; car, à l’époque de la désintégration du régime capitaliste, seule la révolution prolétarienne peut donner réalité aux principes démocratiques. Les partis marxistes doivent donc être les champions les plus résolus de ces revendications tout en sachant bien que leur réalisation conduit la société au seuil du socialisme. Mais c’est aussi la raison pour laquelle les revendications démocratiques deviennent mensongères quand on les sépare du programme socialiste car, en-dehors de lui, elles ne peuvent se matérialiser. Non seulement la démocratie bourgeoise n’est qu’une démocratie formelle cachant la réelle inégalité entre capitalistes et prolétaires, mais, à notre époque même, cette démocratie formelle ne peut exister qu’à de brefs intervalles, sous une forme anémiée et céder rapidement la place au bonapartisme ou à la dictature fasciste ou au socialisme.
Parler de liberté maintenant et se taire sur le seul moyen que nous avons de l’atteindre, la révolution prolétarienne, c’est répéter une phrase creuse, tromper les masses. Action en commun avec la démocratie petite-bourgeoise, souvent inévitable et plus encore désirable, ne peut jamais s’interdire de critiquer leurs programmes devant les masses et d’essayer de gagner le meilleur de leurs organisations. Le programme de presque tous les groupes clandestins, y compris les staliniens, comporte une revendication pour une Assemblée nationale unique élue au suffrage universel. Pour certains, c’est leur unique programme pour le lendemain de la chute de l’empire hitlérien. Dans la section française de la IVe Internationale, particulièrement en zone occupée, il s’est déroulé une discussion sur le mot d’ordre d’Assemblée nationale.
Les arguments en faveur de son adoption sont en général réduits à ceci : si nous sommes prêts à combattre pour les libertés démocratiques, comment pourrions-nous ne pas inscrire dans notre programme la revendication qui les couronne toutes, celles d’Assemblée nationale ? Ce raisonnement n’est pas juste. Nous combattons avec les masses, même pour les plus minimes libertés démocratiques, parce que ce combat ouvre la voie à la révolution prolétarienne ; en même temps, nous expliquons que la révolution est la seule assurance contre le retour de l’oppression, de la dictature, du fascisme.
L’Assemblée nationale n’est nullement un moyen de couronner les revendications démocratiques. La substance de ces revendications ne peut exister qu’avec le développement des comités ouvriers et paysans. Si on la sépare de la question du pouvoir — bourgeois ou prolétarien) —, le mot d’ordre d’Assemblée nationale aujourd’hui en Europe ne signifie qu’une forme vide, une coquille sans contenu révolutionnaire. Dans les conditions actuelles d’illégalité, ce mot d’ordre ne correspond à aucune expérience réelle des masses, alors que chaque groupe dissimule son programme politique différent derrière cette formule. Le mot d’ordre prend donc un caractère rituel et devient un simple élément du charlatanisme politique.
N’allons-nous pas passer par une étape « démocratique » après l’effondrement du pouvoir nazi ? C’est très vraisemblable. Mais il est aussi très vraisemblable que, pendant cette période, nous aurons déjà assisté à la formation de comités ouvriers, de soviets embryonnaires, transformant « l’étape démocratique » en une dualité de pouvoirs plus ou moins longue. Il est possible qu’alors le mot d’ordre d’assemblée constituante soit chargé d’un certain contenu révolutionnaire.
Le mouvement du général de Gaulle a officiellement déclaré, il y a quelques mois, qu’après la chute du nazisme le pouvoir passerait aux mains d’une assemblée unique élue par tous les Français de la façon la plus démocratique, mais, dans des articles et des conversations, les représentants gaullistes expliquent déjà qu’entre l’effondrement du régime nazi et la convocation de l’Assemblée nationale, il s’écoulera un interrègne nécessaire pour sauver le pays du chaos et pour rétablir l’ordre et que, pendant ce temps, la démocratie sera très limitée. On peut aisément imaginer ce que cela veut dire. Il est possible qu’alors le cri en faveur de la convocation immédiate de l’assemblée, corresponde à l’expérience réelle des masses et qu’il ait du coup un caractère agressif à l’égard du gouvernement provisoire. Cependant, c’est la musique de demain.
Terrorisme et sabotage[modifier le wikicode]
La critique des programmes petit-bourgeois et stalinien devrait être suivie évidemment d’une critique de leurs méthodes. L’oppression nazie a déjà soulevé en Europe de multiples formes de résistance : manifestations passives de tout genre, attentats sur la vie d’officiers allemands, élimination de « collabos », explosions, déraillement de trains, incendies, ralentissement de la production dans les usines, sabotage des machines, grèves, manifestations de rue, émeutes de la faim, guérilla — cette dernière devenant presque permanente dans les Balkans. La variété même de ces activités révèle la diversité des couches sociales entrainées dans ce mouvement. Les difficultés du moment présent, la participation de couches petites-bourgeoises et la politique délibérée du stalinisme ont soulevé une vague d’aventurisme.
Le terrorisme individuel est devenu commun sur tout le continent. Les staliniens en particulier ont combiné un opportunisme vulgairement chauvin dans leur programme avec un aventurisme stupide et criminel dans l’action. Le parti révolutionnaire ne peut que répéter les arguments classiques du marxisme contre le terrorisme individuel ; ils conservent toute leur validité aujourd’hui encore. Dans les discussions avec les ouvriers influencés par les staliniens, il nous faut avant tout insister sur le rapport étroit entre terrorisme et bureaucratisme. Le héros terroriste et le bureaucrate veulent l’un et l’autre agir pour les masses, à part d’elles. Le terrorisme et le bureaucratisme reflètent du mépris pour les masses incompétentes, qu’il faut tirer de leurs difficultés par des individus.
Nous le répétons : rien ne peut être gagné par des attentats individuels ; ils ne font que sacrifier inutilement des dévouements précieux et retarder l’action des masses. Bien entendu notre critique n’est inspirée par aucune indignation morale. Il nous faut constamment souligner que nous sommes du côté des terroristes dans leur lutte contre les oppresseurs mais qu’en ce qui concerne le terrorisme, nous préférons des méthodes plus efficaces.
Certaines formes de sabotage qui résultent de l’action d’individus ou de petits groupes isolés ne peuvent qu’à peine se distinguer du terrorisme et ne sont souvent rien que des explosions de rage et de désespoir sans aucune efficacité réelle. Mais depuis l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1939, les ouvriers tchèques ont entrepris de saboter la production à l’intérieur des usines. Cet exemple est maintenant suivi dans toute l’Europe
Le sabotage était un moyen de lutte dans la jeunesse du mouvement ouvrier, à une époque où le capitalisme devait imposer la discipline de l’usine moderne aux artisans ou aux masses paysannes. C’est alors qu’apparurent le mouvement « ca’canny » écossais, l’anarcho-syndicalisme en France, les IWW en Amérique. Ces mouvements ne représentaient qu’une brève tendance de passage dans la lutte de classes. Les travailleurs ont trouvé dans la grève une arme à la fois plus efficace et moins coûteuse.
L’oppression nazie a rendu les grèves extrêmement difficiles dans l’Europe d’aujourd’hui. Les travailleurs ont donc été obligés de recourir au sabotage, qui a avec la grève le même rapport que la guérilla avec la guerre régulière. Il n’est pas douteux que sur tout le continent les ouvriers ont souvent entrepris de ralentir la production et de porter atteinte à sa qualité sans attendre les invitations d’organisations illégales, démontrant ainsi que cette méthode n’a aujourd’hui rien d’artificiel et que son caractère « anormal » répond seulement à des conditions « anormales ».
Le parti révolutionnaire doit bien entendu travailler à étendre le sabotage dans les usines des pays occupés. Il s’agit avant tout d’y intéresser le gros des ouvriers de l’usine et de ne pas considérer qu’il s’agit d’un travail technique réservé à quelques « experts » isolés. C’est également important d’un point de vue pratique autant que politique. La répression est rendue infiniment plus difficile et la nature collective de la lutte aide à surmonter l’atomisation de la classe ouvrière qui a été provoquée par l’écrasement de ses organisations. Les premiers mois de l’occupation allemande ont été en général caractérisés par la disparition de la conscience collective, chacun pensant à son propre salut, par ses propres moyens. Cet état d’esprit a déjà été au moins partiellement surmonté, précisément par le mouvement de résistance nationale. Les révolutionnaires doivent toujours essayer de restituer aux ouvriers la conscience de leur puissance collective.
Les formes collectives que peut prendre le sabotage à l’intérieur des usines sont : le ralentissement de la production, la baisse de la qualité, l’usure rapide des machines. Partout où ils le peuvent, les révolutionnaires doivent provoquer la formation d’un comité à l’intérieur de l’usine — illégal, bien sûr — qui organise et supervise le travail de sabotage et la protection contre les mouchards. C’est ce sabotage collectif qui regroupe les ouvriers autour d’un but commun et contre lequel la répression est difficile, qui représente le plus grand danger pour Hitler. Le sabotage, quand il est conçu comme une aide directe à l’Union soviétique, n’exclut pas des actes isolés contre des points névralgiques de l’économie et de l’appareil militaire (centrales électriques, tunnels et ponts de chemins de fer, etc.). Mais tout ce qui peut être fait dans ce domaine demeure relativement limité. C’est seulement en revêtant un caractère de masse que le sabotage peut réellement menacer la machine de guerre allemande et il ne peut acquérir ce caractère que dans le centre de la force collective des ouvriers, sur leur lieu de travail.
« Mais, pourrait dire un stalinien, les intérêts de la défense de l’URSS ne justifient-ils pas le terrorisme individuel ? N’êtes-vous pas vous-mêmes pour la défense de l’URSS ? Les masses européennes sont engagées dans une guerre contre les nazis à l’arrière du front et, à la guerre, tout est bon ! Bien entendu les marxistes ont raison de s’opposer au terrorisme considéré comme un moyen d’“exciter” les masses à la lutte, mais, maintenant, tuer des officiers allemands au revolver ou à la bombe est un simple acte de guerre ». Ce raisonnement, qui reflète la politique actuelle des staliniens dans les pays occupés, trahit une ignorance de l’art militaire aussi bien que de la politique révolutionnaire. C’est précisément dans une lutte sérieuse que toutes les méthodes ne sont pas bonnes. La tâche du chef militaire ou du militant révolutionnaire consiste à choisir les moyens qui mènent à la fin et à laisser de côté ceux qui sont stériles, voire nuisibles.
Le terrorisme, par sa nature même, garde toujours un caractère individuel.
« Le terrorisme de masse », ce serait... la révolution. L’ensemble du terrorisme aujourd’hui est, tout compte fait, à peine une piqûre d’épingle pour Hitler mais de l’autre côté, dans le grand livre des comptes, le passif est énorme. Le sang des meilleurs de la classe ouvrière est versé sans compter. La disproportion entre les sacrifices et les résultats obtenus ne peut engendrer que passivité et désarroi. Il n’est pas facile de juger de loin, mais il semble que le mouvement de résistance ait subi un grave recul en Tchécoslovaquie après l’assassinat d’Heydrich [1].
Nous avons toujours maintenu que la défense de l’URSS est indissolublement liée à la lutte de classes du prolétariat international. Ce principe a des conséquences directes pour la défense de l’Etat ouvrier. Staline a sacrifié les intérêts révolutionnaires du prolétariat international pour des alliances avec les bourgeoisies impérialistes. Après les défaites successives du prolétariat européen provoquées par le stalinisme, la catastrophe était inévitable. Aujourd’hui Staline essaie de sauter par-dessus les conséquences de sa fatale politique en précipitant les ouvriers de l’Europe occupée dans l’aventure du terrorisme. Ainsi, non seulement il bloque l’avenir révolutionnaire mais il rend un mauvais service aux intérêts militaires de l’URSS.
La sabotage de la production dans les usines peut produire des résultats infiniment plus importants que l’assassinat de quelques centaines ou même de quelques milliers d’officiers allemands ou de collabos. Eveillant l’initiative collective des ouvriers au lieu de la paralyser, le sabotage de la production peut atteindre des dimensions inaccessibles au terrorisme. En même temps, il accélère le regroupement de la classe ouvrière, reconstitue sa conscience collective et le prépare à entrer dans son avenir révolutionnaire. Les tout derniers mois ont révélé qu’Hitler lutte désespérément pour maintenir sa production d’armements. Le sabotage dans les usines constitue pour lui un danger mortel. Mais l’une des conditions les plus importantes pour sa diffusion est de tourner le dos au terrorisme individuel et à toutes les formes d’aventurisme. Même dans l’Europe d’aujourd’hui les exigences militaires immédiates et l’avenir révolutionnaire du prolétariat européen coïncident tout à fait. Il faut noter en outre que le terrorisme individuel constitue un obstacle à la fraternisation avec les soldats allemands. Il resserre les liens entre les soldats et les officiers au lieu de les briser. Les autorités militaires allemandes prennent les plus grandes précautions pour empêcher le contact entre les troupes et les habitants. Toute tentative de répandre de la propagande parmi les soldats allemands est punie avec une extrême sévérité, car elle constitue pour les généraux nazis un danger mortel. C’est aussi pourquoi les révolutionnaires ne peuvent jamais abandonner la tâche de fraternisation.
Les guérillas[modifier le wikicode]
En Europe centrale et orientale, les conditions géographiques et sociales ont permis l’apparition de guérillas. Elle sont apparues surtout dans les régions où la population est dispersée, où les voies ferrées sont rares, où les communications sont difficiles. Ce sont principalement des mouvements paysans. Mais pas entièrement. Chaque fois qu’ils le peuvent, des groupes ouvriers rejoignent ces bandes. On a déjà relevé qu’en Tchécoslovaquie, des unités de guérillas ont été formées directement par les ouvriers. On rapporte que « les zones fortement boisées fournissent un refuge sûr à des centaines de saboteurs des mines et des usines métallurgiques et sidérurgiques de Kladno, aux organisateurs de la résistance passive et aux leaders des grévistes. Après un heurt récent entre la police nazie et des mineurs tchèques trouvés en possession de dynamite, les Allemands ont entrepris de chasser les réfugiés de ce territoire, mais les fugitifs, pleinement soutenus par la population, ont réussi à échapper aux gens de la Gestapo ». Dans diverses régions de la Pologne, les paysans ont formé des groupes de guérillas, qui bénéficient maintenant de l’aide des partisans soviétiques qui ont réussi à s’infiltrer dans les lignes nazies. Des groupes semblables agissent également en Ruthénie.
Mais c’est dans les Balkans que le mouvement a pris les plus importantes proportions et particulièrement dans la Yougoslavie d’hier. La Yougoslavie était un produit de Versailles, financièrement soutenue par la France en tant que bastion de son hégémonie en Europe. Le fait que le gouvernement de Belgrade régnait sur cinq nationalités différentes fut l’une des raisons de la rapidité de la victoire allemande. Le pays fut occupé par les Allemands et les Italiens. L’Etat yougoslave fut détruit. Sous le poids d’une répression sans précédent, les paysans ont commencé à se rassembler dans les montagnes pour résister. La guerre impérialiste a été suivie d’une lutte nationale, mi-révolte, mi-guerre contre les oppresseurs allemands et italiens aussi bien que contre les gouvernements mis sur pied à Belgrade et Zagreb. Cette lutte continue à travers bien des vicissitudes. Des groupes se dispersent mais pour se regrouper plus tard.
Les villages qui se révoltent trop tôt sont écrasés. Officiellement, on rapporte que plusieurs centaines de villages ont été rasés par les Allemands et les Italiens.
En outre, le mouvement est profondément divisé. On a peu d’informations et plutôt douteuses, néammoins il est clair que des groupes différents opèrent séparément. Ils sont séparés par des différences nationales : Serbes, Slovènes, Bosniaques, Monténégrins, etc. Ils le sont aussi politiquement et socialement. Les Tchetniks, une organisation serbe sous le contrôle direct de Mihailovic [2], semblent être les plus réactionnaires. Ils s’opposent à tout changement social et ne pensent qu’à restaurer l’ancien régime. D’autres groupes ont mis sur pied des régimes « soviétiques » ou « communistes ». Quelle réalité derrière ces mots ? C’est bien difficile à dire. Il semble qu’ils soient composés de paysans ; des mineurs les ont rejoints et en constituent une proportion importante. En tout cas, les différences sont suffisamment grandes pour avoir provoqué des conflits armés et Mihkhailovic a entrepris de réprimer ces « communistes ».
Ainsi, dès que le poids de la répression s’allège quelque peu, la lutte nationale pose immédiatement la question sociale. L’exemple de la Yougoslavie montre, bien qu’à une échelle limitée, le caractère très instable du mouvement de résistance nationale en Europe aujourd’hui et comment il conduit directement à la lutte de classes. Bien entendu nous sommes entièrement du côté des groupes de paysans pauvres et d’ouvriers dans leurs conflits avec les groupes réactionnaires. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner le terrain de l’indépendance nationale. La critique de Mikhailovic et autres groupes conservateurs doit être faite sur la base de la libération du pays : la répression de Mikhailovic est un sabotage de la résistance ; pour soulever les paysans, il faut leur ouvrir une perspective sociale, etc. Cependant, des accords militaires temporaires entre les groupes révolutionnaires et Mikhailovic sont encore tout à fait possibles dans l’avenir.
Le mouvement de résistance ne peut-il fusionner complètement avec la guerre impérialiste ? C’est possible et ce ne serait pas nouveau. Bien des guerres nationalistes se sont terminées en guerres impérialistes. Si le camp Anglo-Américain ouvrait un second front dans les Balkans, le caractère national de la lutte disparaîtrait immédiatement. Mais c’est une possibilité de demain, pas la réalité d’aujourd’hui. A l’heure actuelle, la lutte dans les Balkans est un maillon dans l’ensemble du mouvement de résistance des peuples d’Europe au nazisme et revêt ainsi une grande importance. Les guérillas, par essence un mouvement surtout paysan, créent le très grand danger pour les Etats où des rapports semiféodaux prévalent encore dans les campagnes (la Hongrie surtout, mais aussi la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie). La révolution dans l’Europe du centre et du Nord-est où le problème paysan n’a jamais été résolu, même à la manière bourgeoise, va engendrer de grandes révoltes paysannes et l’actuel mouvement de résistance est leur préparation directe.
Il y a quatre mois, le gouvernement hongrois a officiellement annoncé l’arrestation d’une centaine d’officiers de l’armée hongroise accusés d’avoir aidé les guerillas de Yougoslavie, de Pologne et d’URSS en leur faisant passer des armes et des informations. On peut mesurer l’importance de cet incident si on se souvient que la Hongrie est l’un des pays où le règne des seigneurs terriens sur les paysans est le plus brutal. La résistance en Yougoslavie a été un appel à la lutte dans les pays voisins. Les guérillas sont apparues en Grèce, Macédoine, Roumanie et Bulgarie. Même en Croatie, à laquelle Hitler a accordé formellement son indépendance, les paysans commencent à former des groupes pour la guérilla contre les Italiens. Il serait imprudent d’exagérer la conscience politique actuelle de ces mouvements ou de fonder des espoirs excessifs sur eux tant qu’ils n’ont pas trouvé une direction dans le prolétariat des villes. Mais nier leur importance pour la révolution et rester indifférent à leur égard serait une aveugle passivité.
De la résistance nationale à la révolution prolétarienne[modifier le wikicode]
Quel rôle exactement la revendication de libération nationale jouera-t-elle dans la préparation et le développement de la révolution européenne ? Seul l’historien futur pourra répondre avec précision à cette question et c’est à lui qu’il reviendra de mesurer définitivement la place occupée par la révolte nationale dans le grand torrent de haine, de colère, de désespoir et d’espoir qui entraîne les peuples d’Europe occupée vers la révolution. A nous il revient de donner une réponse pour l’action. Cette réponse est la suivante : le mot d’ordre de libération nationale a joué jusqu’à présent et continuera à jouer pendant quelque temps un rôle important dans le regroupement des masses, la fin de leur atomisation et leur rentrée dans la lutte politique. C’est plus que suffisant pour qu’il apparaisse sur notre drapeau.
Par quelles formes concrètes de lutte ce mouvement de résistance passerat-il dans les différents pays européens ? Comment se connectera-t-il à la révolution prolétarienne ? La réponse à ces questions dépend du rapport des forces en conflit en particulier du déroulement de la guerre impérialiste. Si l’Allemagne conservait solidement le continent européen pendant plusieurs années, il serait difficile pour ce mouvement de s’élever au-dessus de son niveau politique actuel, encore primitif et qui menacerait de prendre un caractère national de plus en plus étroit. Mais la perspective d’une longue domination allemande sur l’Europe doit désormais apparaître de plus en plus illusoire même à Hitler lui-même.
La résistance des ouvriers et des kolkhoziens soviétiques montre de plus en plus clairement les limites de la machine militaire allemande. L’affaiblissement progressif de l’impérialisme allemand entraînera avec lui non seulement une multiplication quantitative des actions révolutionnaires à travers le continent, mais donnera à la lutte un caractère nouveau. Les attentats terroristes seront supplantés par l’action des masses
Au cours des dernières semaines, les premiers signes sont apparus d’une transformation. Athènes a vu une grève des travailleurs des transports qui a duré plusieurs jours. Les ouvriers des usines Renault à Paris, le cœur du prolétariat parisien, ont menacé à plusieurs reprises de se mettre en grève. Les mineurs belges du Borinage ont récemment lancé plusieurs mouvements de grève, rapporte-t-on, obtenu des autorités allemandes des libérations d’otages en menaçant d’une grève générale des mineurs. Surtout le grand mouvement des travailleurs français en zone non-occupée a soulevé de larges masses.
Ce sont les premiers signes de profonds changements dans la situation. Ses principales causes sont l’affaiblissement de l’oppresseur allemand et la renaissance d’une conscience collective des masses. Le renouveau de l’activité des masses fera reculer la vague de terrorisme individuel en donnant chaque jour plus de réalité à la perspective de la révolution. Des mutineries auraient éclaté dans les troupes allemandes de Norvège et dans l’armée italienne. Il est difficile de mesurer la part de vérité dans cette information. Elle est cependant au moins plausible et, si elle est prématurée, c’est l’avenir qui lui confèrera la vérité. Les mutineries conduiront directement à la fraternisation des soldats allemands avec les peuples opprimés. La lutte contre l’oppression commune unira les masses autour du programme des Etats-Unis Socialistes d’Europe.
La revendication de libération nationale et la participation au mouvement actuel de résistance n’impliquent nullement que nous devrions attendre de nouvelles révolutions bourgeoises ou quelque révolution de type spécial qui ne serait ni bourgeoise ni prolétarienne mais « nationale », « populaire » ou « démocratique ». Toute grande révolution est « nationale » au sens où elle entraîne avec elle la grande majorité de la population et le caractère « démocratique » et « populaire » de toute révolution digne de ce nom est visible au premier coup d’œil. Mais on ne peut transformer cette description sociologique essentiellement superficielle, en un programme politique sans abandonner le terrain du marxisme. Toutes deux, la révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917 étaient nationales, populaires et démocratiques, mais la première consolida le règne de la propriété privée et l’autre y a mis fin. C’est pourquoi, l’une était bourgeoise et l’autre prolétarienne. Quant à la révolution européenne qui vient, son caractère prolétarien sera apparent dès ses premiers pas.
Mais ne va-t’on pas traverser une période de transition après la chute de l’empire hitlérien ? A ceux qui posent la question, nous devons répondre par une autre : une transition de quoi à quoi ? Une transition de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne ? ou une transition entre la dictature nazie et la dictature du prolétariat ? Ce sont deux choses très différentes. Naturellement la révolution prolétarienne traversera bien des vicissitudes et des pauses et même des retraites temporaires. Mais la première chose à comprendre, c’est qu’elle sera une révolution prolétarienne luttant avec la contre-révolution bourgeoise.
Une étape « démocratique », c’est-à-dire un renouveau de parlementarisme bourgeois est-elle possible après l’effondrement du nazisme ? Ce n’est pas exclu. Mais un tel régime ne serait pas alors le fruit d’une révolution bourgeoise et d’une « révolution démocratique sans classe » ; ce serait un produit temporaire et instable d’une révolution prolétarienne inachevée et ayant encore à régler ses comptes avec la contre-révolution bourgeoise. Celui qui ne comprend pas cette dialectique n’a rien à offrir aux masses européennes.
La situation actuelle des pays occupés est encore profondément réactionnaire. La tâche des socialistes révolutionnaires est encore le travail de propagande, le rassemblement, la formation des cadres. C’est notre devoir de montrer partout et toujours la nécessité de l’action organisée des masses.
A toutes les formes d’aventurisme qui fleurissent aujourd’hui, nous devons opposer l’organisation de la violence révolutionnaire. Face à toute action soigneusement organisée, à grande ou petite échelle, les nazis seront déconcertés. Ils n’ont contre la révolution « aucune arme secrète ». Ils n’ont vaincu en Allemagne qu’à cause de l’incapacité des dirigeants ouvriers et n’ont jamais su affronter de réelles actions des masses. Quand celles-ci se multiplieront, les nazis ne sauront répondre que par ce mélange de violence et d’imbécilité qui caractérise tous les régimes condamnés par l’histoire.
- ↑ Le 27 mai 1942, Jan Bubis, un jeune Tchèque parachuté de Londres avec un compatriote, réussit à jeter une bombe sous l’auto du « Protecteur de Bohême-Moravie », le chef du SD Reinhard Heydrich (1904-1942), qui fut tué. La répression fut féroce : massacre de tous les habitants du village de Lidice, 860 exécutions à Prague, 365 à Brno, exécution des communistes détenus, destruction de la direction clandestine et de la direction de rechange du PCT, etc.
- ↑ Les Tchetniks obéissaient au colonel Draja Mihaïlovic (1893-1946), ancien colonel de l’Armée royale qui se déclara chef de l’Armée de libération et dont le roi en exil fit son ministre de la Guerre. Il était généralement considéré à l’époque comme l’unique chef partisan, aidé notamment par les Soviétiques.