Sur la phrase opportuniste

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Notice. — L’article traduit ici est paru dans le journal de Petrograd Kommunist, n° 1, le 5 mars 1918. C’est une réponse à celui de Lénine « Sur la phrase révolutionnaire », paru dans la Pravda n°31, du 21 février 1918. Lénine y passait en revue les arguments « invoqués en faveur de la guerre révolutionnaire actuellement, en janvier-février 1918, en Russie ». Il défend l’impossibilité de cette alternative et la nécessité de ne pas « se payer de mots » car « la démobilisation bat son plein ».

DANS SA POLEMIQUE contre les bolcheviks révolutionnaires qui n’ont pas le bonheur d’approuver le mot d’ordre complètement mystique d’une paix achetée au prix d’une capitulation totale, le camarade Lénine les raille en les qualifiant de phraseurs révolutionnaires. Le procédé, en tout cas, n’est pas nouveau. Il fut toujours utilisé par les véritables phraseurs opportunistes. Et si l’on veut juger la position du camarade sur le fond, force est de constater que c’est bien celle de la phrase opportuniste, des plus ardentes, de celles qui feront périr notre révolution si bien commencée.

Cette phrase menace de corrompre notre parti. Si elle se répand dans nos rangs, le parti du prolétariat changera de nature : il sera transformé en une semi et molle organisation, sans perspectives et sans ligne ferme, voire sans courage théorique et surtout pratique.

Et vraiment, le changement de position du camarade n’est-il pas significatif? Lui qui blâma naguère le pacifisme des bourgeois, qui opposa le mot d’ordre de paix à celui de guerre civile, tâche aujourd’hui de lancer le « slogan » de la capitulation pour que le « simple soldat comprenne » (en précisant que par « simple soldat » il n’entend pas bien sûr un soldat, mais ce même petit accapareur que le camarade Trotski menaçait de mesures extrêmes).

Toute la tragédie du moment est précisément due à ce que la minorité dirigeante du parti guidée par Lénine n’a rien d’autre à proposer que des paroles.

« Quelle est l’essence de la phrase opportuniste ? »

Elle est appelée à couvrir et à maquiller la terrible réalité en obscurcissant la perspective « présente » qui, en fait, n’existe pas. Lorsque Bernstein a dressé le tableau attendrissant de la « démocratisation du capital » et a promis à tous les ouvriers qu’ils se transformeraient petit à petit en « honnêtes hommes » vertueux à la tête d’un joli petit capital, il détournait le prolétariat de la difficile lutte révolutionnaire contre le capital. Lorsque Kautsky a dépeint (déjà au cours de la guerre) le « capitalisme pacifique » grâce aux vertus de la négociation et du désarmement ainsi que d’autres appâts, il menait un travail contre-révolutionnaire qui obscurcissait la conscience de classe du prolétariat, en le démoralisant et en le détournant de la lutte politique extrêmement difficile, mais inévitable contre l’impérialisme.

À cette époque le camarade Lénine a trouvé les mots nécessaires pour stigmatiser ceux qui se cachaient derrière la phrase opportuniste. Mais maintenant il ne fait que répéter les mêmes « erreurs » que celles dans lesquelles Kautsky s’est embourbé.

Lorsque le camarade Lénine a évoqué la possibilité d’une « trêve » pour la République soviétique socialiste, trêve parmi la tempête et l’orage de la guerre impérialiste mondiale, avec cette perspective « impossible », il détournait la classe ouvrière de la lutte colossale, pénible et sanglante, mais trois fois nécessaire.

Et, comme tous les adeptes de la « Realpolitik », le camarade Lénine profère des apothèmes sur la « phrase révolutionnaire ». Car c’est ainsi « que cette attitude est perçue » par tous les « hommes politiques réalistes » ! Ils se considèrent sincèrement comme tels sans se rendre compte qu’ils sont comme tous ces hommes politiques les plus myopes qui s’accrochent à chaque brin de paille et se noient avec lui conformément à l’ensemble des lois physiques.

« Dès que loffé arrivera à Brest et signera la paix, la trêve commencera », rêvent les camarades capitulards. Mais ils n’aperçoivent pas le revolver déjà braqué sur leur tempe — et peu importe où se trouvera alors le camarade loffé. Plus les troupes allemandes s’avanceront, plus impatiemment compteront-ils les secondes qui les sépareront de « l’arrivée de loffé » : « Encore une seconde, et nous serons sauvés ! » Pourtant Hoffmann poursuit son chemin et nous presse de plus en plus.

Ainsi les camarades voudraient ensorceler l’histoire en mettant tous leurs espoirs dans une feuille de papier que les brigands de Guillaume peuvent bien signer avant de la déchirer aussitôt. Aussi portent-ils leurs espérances sur un miracle. Et, tant que les miracles ne se réalisent pas pour de bon, les guérisseurs et les sorciers qui les promettent ne prétendent normalement pas que « l’histoire leur fera justice ».

1

ANALYSONS LES ARGUMENTS « réalistes » du camarade Lénine. Sa thèse majeure en faveur de la signature d’une paix vraiment monstrueuse proposée par la clique de Berlin consiste en ce qui suit : la Russie est saignée à blanc, elle ne peut plus faire la guerre, il faut accepter n’importe quelle paix, même très difficile, pour obtenir une trêve, pour redresser les forces productives du pays par la réorganisation socialiste de la société et après cela seulement on reviendra à l’idée de guerre pour renverser le joug du capital mondial.

Il est inutile de dire que c’est une perspective bien plaisante. Tant que la tempête ravage toute l’Europe, nous pouvons mieux vivre et la guerre civile presque terminée, la période paisible d’organisation pourra commencer ; la vie économique s’épanouira et prospérera tandis que le socialisme effleurera de très près l’Europe impérialiste stupéfaite, à mesure que les ignobles gouvernements s’effondreront.

Perspective, disons-le encore une fois, bien plaisante.

Il n’y a qu’un seul problème : cette perspective ne « se réalise » uniquement que sous la plume alerte de Lénine.

Et à cette question-ci, la question de la réalisation d’une telle perspective, il est inutile de chercher une réponse dans le feuilleton du camarade Lénine. Il y analyse toute sorte d’arguments (« les faux semblants » comme il les appelle) des dissidents, mais ne dit pas un mot sur la thèse fondamentale de ses adversaires : l’impossibilité d’une « trêve ». Certes, il fait comme bon lui semble. Mais ça ne clarifie pas du tout la question.

Pourtant cette question demande une discussion approfondie. Si on y réfléchit sans aller par quatre chemins, on comprend du coup que le capital international ne s’accommodera ni de l’existence, ni du progrès de la révolution socialiste russe (par la force de son caractère social). Mais cette dernière n’a aucune autre solution que de s’arrêter ou de se propager toujours, car elle ne peut pas se développer dans une bouteille bouchée. Et, ce ne sont pas des « phrases de convenance ». Ce sont des thèses validées par l’expérience pratique, les événements en Finlande, en Ukraine, en Roumanie et même en Autriche-Hongrie et en Allemagne les confortent.

Donc de deux choses l’une : soit le camarade Lénine et nous tous avec lui avons « blagué » (pour ne pas dire davantage) en prédisant l’affrontement inévitable entre le capital international et la révolution russe — ce qui permettrait de comprendre la nouvelle théorie du camarade Lénine. Soit nous disions la vérité — et alors toute dissertation sur la possibilité d’une « trêve » est vide de sens.

Notez que lorsque le camarade Lénine parle de « trêve », il n’en attend pas une de quelques jours seulement. Malgré toute sa myopie, le camarade Lénine n’est pas du tout un homme assez naïf pour croire qu’on puisse redresser les forces productives du pays, construire les chemins de fer, apprendre à tous les ouvriers à se servir d’un fusil et d’une mitrailleuse, etc., en quelques jours. Actuellement le pays n’est pas capable de faire la guerre ; après son rétablissement il le pourra — voici le point de vue du camarade Lénine. Ainsi le camarade Lénine envisage-t-il un temps assez long, c’est-à-dire toute une période de construction paisible.

Mais malheureusement, en faisant ces suppositions, le camarade Lénine perd de vue certaines choses. Car le général Hoffmann n’a pas un aussi grand cœur pour lui donner du temps. Il est tout à fait clair que cela n’est pas profitable aux impérialistes. Comme le camarade Lénine aime à le dire, « ce ne sont pas de beaux parleurs, mais des hommes d’action ». C’est bien là le hic !

Mais le camarade Lénine peut bien nous dire que c’est une question abstraite, « historique et philosophique ». Juste, en somme, mais qui ne l’est pas dans le concret. Juste « au point de vue de l’éternité » mais qui du point de vue du moment présent, au sens strict du terme, ne l’est pas. Donc nous devons décider maintenant, tout de suite, à l’instant présent ; nous devons répondre à la situation d’aujourd’hui.

Analysons cet « argument » qui manque dans le feuilleton du camarade Lénine, mais qu’il avance dans les discussions orales.

La caractéristique du moment décrit par le camarade Lénine lui sert de base théorique : maintenant, dit-il, les Anglais et les Allemands ne se sont pas encore réconciliés. Il reste une fracture entre eux qu’il faut utiliser. C’est cette « fracture » qui crée la possibilité de paix avec l’Allemagne et d’une « trêve ».

Ça c’est l’aspect « concret » du problème. Hélas, il ne nous avance pas même d’un iota vers la solution proposée par Lénine. Supposons avec lui que les Anglais et les Allemands n’aient pas encore conclu un accord secret pour étouffer la révolution. Soit. Pourtant il est tout à fait clair que dans ce cas l’Allemagne pourra continuer la guerre, mais à la seule condition de piller impitoyablement le blé et les matières premières de la Russie et d’écraser cette dernière — source de contamination révolutionnaire et décomposant l’unité de la nation allemande. Ici, il faut être absolument « concret », camarade Lénine ! Ici, il faut bien tenir compte de la position de l’Allemagne.

Dans de telles conditions les impérialistes allemands ont besoin d’une Russie « pacifiée » qui garantirait « la bonne foi des traités ». Or seule une Russie bourgeoise pourrait la garantir ; autrement dit, pour l’Allemagne le renversement du pouvoir soviétique est la condition sine qua non.

Si les Anglais se sont déjà entendus avec les Allemands, il est impossible de refuser le combat ; s’ils ne se sont pas encore entendus, c’est également impossible. Dans les deux cas, notre perspective n’est pas du tout rose malgré ce que le camarade Lénine nous annonce.

Ce que les conditions du traité de paix confirment. Nous devons donc en dire quelques mots.

Il est aussi caractéristique que le camarade Lénine, amateur de tout ce qui est concret, ne se soit pas même donné la peine d’analyser les clauses les plus importantes du traité. Ce que c’est que de « penser concrètement » ! De « belles lettres » à la place de l’analyse des conditions du traité et la phrase au lieu d’une juste estimation des faits...

Les conditions du pillage ont deux aspects principaux : l’intervention dans les affaires internes de la République soviétique et les « garanties » policières et militaires de cette intervention complétée par le désarmement de nos forces armées. Ce cadre prescrit une exploitation impitoyable qui réduit à rien plusieurs mesures socialistes.

La ratification de l’accord conclu avec la Rada signifie l’abolition du pouvoir soviétique en Ukraine, voire en Russie même, car un Vinnitchenko ne nous donnera jamais ni du blé ni du charbon que l’Allemagne a bien voulu lui laisser[1].

Les indemnités de guerre pour les sujets allemands porteraient un coup terrible à toutes les tentatives de nationalisation de la production ; la démobilisation de l’armée et des gardes rouges, le désarmement de la marine, etc., signifieraient de fait la tutelle policière de l’Allemagne et le désarmement du pouvoir des Soviets.

On nous dira que ce n’est qu’une pure formalité. Vous avez tort, camarades ! Les impérialistes allemands ne plaisantent pas. Ce ne sont pas des phraseurs, eux. En posant de telles conditions, en vous demandant de les accepter, ils exigeront qu’elles soient remplies. Sinon... Sinon ils passeront à l’offensive de nouveau.

Il faut être vraiment très naïf pour se mobiliser après avoir signé les conditions de la démobilisation. Et ainsi nous serions plus malins qu’Hoffmann ? Croyez, camarades, que ces maîtres fripons ne sont pas si candides !

Ensuite, même si on signe formellement la paix, les événements se développeront de la façon suivante : les Allemands « chicaneront » à toute violation du traité et feront avancer leurs troupes. Et chaque fois la lutte recommencera dans des conditions de plus en plus pénibles pour nous, car les Allemands garderont leurs troupes près de Petrograd et de Kiev alors que nous nous démobiliserons comme prévu. Pression sur pression et... concession sur concession de notre côté — voilà la perspective qui s’ouvrira après la signature de la paix. Certains pensent que la signature de la paix serait une simple formalité et resterait un morceau de papier. Non ! Ce serait la première d’une série de concessions.

Concluons. 1) La signature de la paix ne nous donnera aucune « trêve ». 2) La signature de la paix ébranlera le pouvoir soviétique en tant que gouvernement mettant en œuvre les mesures socialistes.

2

AU FOND, ce qui a été rappelé ci-dessus suffirait à prouver l’inconsistance de la « théorie de la paix » proposée par le camarade Lénine. Les faits sont tous contre elle. En sa faveur il n’y a que la simple répétition d’un seul mot : « trêve ». Cette « trêve » est devenue le « portebonheur » et le gri-gri pour »ensorceler » et « charmer » les événements historiques. C’est le fond du comble de la phraséologie opportuniste.

Analysons maintenant quelques arguments de second ordre avancés par le camarade Lénine.

Dans son feuilleton ce dernier « donne tort » aux partisans de la guerre révolutionnaire insurrectionnelle en évoquant le manque de volonté prolétarienne pour former une armée rouge.

L’encre d’imprimerie n’est pas encore sèche sur le papier des articles enragés du camarade Lénine que la vie elle-même lui donne tort. Il en va selon le proverbe : « plus on se hâte, moins on avance ». Car seul un aveugle peut nier l’enthousiasme inouï des masses prolétariennes qui montent au front en rangs serrés.

Les résolutions des Soviets montrent explicitement que le prolétariat est prêt à combattre pour le socialisme et la République soviétique. Plus que cela, même la paysannerie commence à le suivre. Il faudrait renoncer complètement au marxisme, cesser de comprendre tout ce qui se passe pour ne pas le voir. Ce n’est pas par hasard si les idéologues de la paysannerie la plus pauvre, les SR de gauche ne veulent pas accepter les conditions posées par les Allemands. La vie vous a donné tort, camarade Lénine ! Ce n’est pas de la phrase lorsque des milliers et des dizaines de milliers des meilleurs ouvriers abandonnent tout et vont au front. Ça, c’est la lutte révolutionnaire. Et ce n’est pas la supériorité de la productivité du travail des ouvriers russes sur celle des ouvriers allemands qui est à la « base économique » de cette guerre, mais la transformation des rapports de production en faveur du prolétariat et de la paysannerie.

C’est ici que réside la force attractive de la lutte menée aujourd’hui par le prolétariat et la paysannerie russes contre l’impérialisme international. Et à la fin du compte, leur enthousiasme dépassera de beaucoup celui de l’époque de la grande révolution. Car maintenant les transformations sont plus profondes et plus immenses que jamais.

Les masses comprennent parfaitement que, même si leur situation ne s’est pas améliorée du jour au lendemain, elles ont conquis toutes les possibilités d’amélioration en prenant le pouvoir et en expropriant la grande propriété.

Le camarade Lénine nous accuse de répéter toujours : « Les Allemands n’attaqueront pas », tout en surestimant l’état réel d’une fermentation révolutionnaire en Occident. Mais c’est un pur mensonge. Nous n’avons pas écrit que « les Allemands n’attaqueraient pas ». Nous avons seulement dit qu’une pareille attaque est extrêmement difficile à faire pour l’impérialisme allemand. Jusqu’à maintenant, les faits nous ont donné raison — regardez par exemple de quelle façon procèdent les Allemands pour attaquer. Nous avons aussi dit que notre résistance viendrait en aide au mouvement du prolétariat allemand. Et ici les faits nous ont donné raison. Car même le camarade Lénine n’ose probablement pas prétendre que la clause honteuse d’abandon de la propagande internationaliste qui fait partie des autres « conditions de la paix », aide les amis de Karl Liebknecht et élargit la portée internationale de la révolution russe.

Si le camarade Lénine veut dire que la résistance bien réfléchie (et pas n’importe laquelle) est nécessaire avant d’agir, il a tout à fait raison. Mais le problème est justement qu’aujourd’hui, dans les conditions que nous rencontrons, il n’existe pas et ne peut exister d’autre solution que la lutte acharnée. Le conseil du camarade Lénine de « savoir attendre » signifie en réalité « attendre 107 ans »...

Chacun sait que pour mener la guerre révolutionnaire et même pour défendre Petrograd, nous avons besoin d’unité, de mobilisation morale et matérielle. Les masses disputeront le terrain jusqu’au bout seulement si elles ne sont pas dévorées par le doute. Et si le même journal publiait les appels à la défense et à la résistance sacrée contre les agresseurs à côté d’articles stipulant que maintenant aucune guerre n’est possible, on sèmerait le désarroi, la désunion, l’impuissance et la panique.

Les phraseurs de l’opportunisme corrompent objectivement le prolétariat et sa volonté d’action. La guerre contre le capital doit marcher de pair avec la riposte à la phrase opportuniste.

  1. Le 25 janvier 1918 l’Ukraine se sépare d’avec la Russie. Volodimir K. VINNITCHENKO (1880-1951) devient le premier chef d’État ukrainien. Pour combattre l’Armée rouge qui contrôle alors une partie de l’Ukraine, la Rada cherche le soutien des Allemands qui organisent un coup d’État. Le gouvernement de Vinnitchenko est renversé et Skoropadski prend sa place. Mais après la défaite de l’Allemagne, celui-ci se retrouve dépourvu de tout soutien et le 14 décembre 1918, la République populaire d’Ukraine est rétablie avec à sa tête de nouveau V. K. Vinnitchenko. Il démissionne le 10 février 1919 avant d’émigrer définitivement en Europe occidentale.