Staline contre Staline

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Le mensonge est une fonction sociale. Il reflète les contradictions entre les individus et les classes. Il est nécessaire là où il faut cacher, adoucir, masquer la contradiction. Là où les antagonismes sociaux ont une longue histoire, le mensonge prend un caractère équilibré, traditionnel, respectable. A l’époque actuelle d’exacerbation sans précédent de la lutte entre les classes et les nations, le mensonge a pris au contraire un aspect tumultueux, tendu, explosif. Depuis l’époque de Caïn, on n’a jamais menti comme on ment de nos jours. De plus, le mensonge a maintenant à son service les rotatives, la radio, le cinéma. Dans le chœur mondial du mensonge, le Kremlin n’occupe pas la dernière place.

Les fascistes mentent certes beaucoup. Il y a en Allemagne un metteur en scène pour les falsifications : Goebbels. L’appareil de Mussolini ne demeure pas non plus inactif. Mais le mensonge du fascisme a un caractère pour ainsi dire statique. Il est presque monotone. Cela s’explique par le fait qu’entre la politique quotidienne de la bureaucratie fasciste et ses formules abstraites, il n’y a pas l’effroyable contradiction qui se développe toujours davantage entre le programme de la bureaucratie soviétique et sa politique réelle. En U.R.S.S., des contradictions sociales d’une espèce nouvelle ont surgi sous les yeux d’une génération qui vit encore. Une puissante caste parasitaire s’est élevée au-dessus des masses. Son existence même est un défi à tous les principes au nom desquels a été faite la Révolution d'Octobre. C’est pourquoi cette caste « communiste » (!) est obligée de mentir plus que n’importe quelle classe dirigeante de l’histoire de l’humanité.

Les mensonges officiels de la bureaucratie soviétique changent d’une année sur l’autre, reflétant les étapes différentes de sa montée. Les couches successives de mensonges ont créé un chaos extraordinaire dans l'idéologie officielle. Hier la bureaucratie disait autre chose que ce qu’elle disait la veille et elle dit aujourd’hui autre chose qu’hier. Les bibliothèques soviétiques sont devenues la source d’une infection terrible. Étudiants, enseignants et professeurs qui font de la recherche dans de vieux journaux ou revues découvrent à chaque pas qu’à de brefs intervalles le même dirigeant s’est exprimé de façon tout à fait contradictoire sur le même sujet — pas seulement sur des sujets théoriques, mais aussi à propos de faits concrets. En d’autres termes, qu’il a menti en fonction des besoins variables du moment.

C’est pourquoi le besoin de ré-arranger les mensonges, de rendre conciliables les faux et de codifier les fraudes devenait pressant. Après un gros travail, ils ont publié une Histoire du Parti communiste sous la rédaction du C.C., plus exactement de Staline lui-même. Il n’y a dans cette Histoire ni références, ni citations, ni documents : elle est le produit de la pure inspiration bureaucratique. Pour seulement réfuter les principales falsifications contenues dans les 350 pages de ce livre incroyable, il faudrait plusieurs milliers de pages. Nous essaierons de donner au lecteur une idée de l'amplitude du mensonge par un seul exemple, certes le plus clair : la question de la direction de l’insurrection d’Octobre. Nous lançons par avance le défi à « MM. les amis de l’U.R.S.S. » de réfuter ne fût-ce qu’une seule de nos citations, une seule de nos dates, une seule phrase d’une seule de nos citations, un seul mot d’une seule de nos phrases.

Qui dirigea l’insurrection? La nouvelle Histoire répond à cette question de façon tout à fait catégorique : « le centre du parti pour la direction de l'insurrection dirigée par le camarade Staline ». II est remarquable pourtant que personne n’ait rien su de ce centre jusqu’en 1924. Nulle part, ni dans les journaux, ni dans les mémoires et les actes officiels, on ne trouve mention de l’activité du centre du parti « avec Staline à sa tête ». La légende du « centre du parti » commença à être fabriquée en 1924 seulement et atteignit son développement définitif l’an passé avec la réalisation d’un film spécial, Lénine en Octobre.

Quelqu’un a-t-il pris part à la direction, outre Staline ? « Les camarades Vorochilov, Molotov, Dzerjinsky, Ordjonikidzé Kirov, Kaganovitch, Kouibytchev, Frounzé, Iaroslavsky et autres — dit l'Histoire — reçurent des tâches spéciales du parti dans la direction de l’insurrection en différents endroits ». Plus loin, on leur ajoute encore Jdanov et Ejov. Voilà complètement nommé l’état-major de Staline. Il s’avère qu’il n’y eut pas d’autre dirigeant. C’est ce que dit l'Histoire de Staline.

Prenons en main la première édition des Œuvres complètes de Lénine, publiées par le comité central du parti encore du vivant de Lénine. Au sujet de l’insurrection d’Octobre, dans une note spéciale sur Trotsky, il est dit ce qui suit : « Après que le soviet de Pétrograd fut passé aux mains des bolcheviks, Trotsky en fut élu président et en cette qualité il organisa et dirigea l’insurrection du 25 octobre ». Pas un mot sur le « centre du parti ». Pas un mot sur Staline. Ces lignes furent écrites alors que toute l’histoire de la révolution d’Octobre était encore tout à fait fraîche, que les principaux participants étaient encore vivants, que les documents, les procès-verbaux, les journaux étaient encore accessibles à tous. Du vivant de Lénine, jamais personne, y compris Staline lui-même, ne s’éleva contre cette caractéristique de la direction de l’insurrection d’Octobre, qui fut répétée dans des milliers de journaux locaux, dans les recueils officiels et entra dans les manuels scolaires d’alors.

« On créa un centre militaire révolutionnaire attaché au soviet de Petrograd qui devint l’état-major légal de l’insurrection », dit l'Histoire. Elle oublie seulement d’ajouter que le président du comité militaire révolutionnaire était Trotsky et non Staline. « Smolny... devint l’état-major de la révolution et c’est de là que partirent les ordres militaires », dit l'Histoire. Elle oublie seulement d’ajouter que Staline ne travailla jamais à Smolny, ne faisait pas partie du comité militaire révolutionnaire, ne prit aucune part à la direction militaire ; il se trouvait dans son bureau à la rédaction du journal et ne parut à Smolny qu’après la victoire définitive de l’insurrection.

Dans la multiplicité des témoignages sur la question qui nous intéresse, nous en choisirons un, le plus convaincant dans le cas présent : le témoignage de Staline lui-même. Lors du premier anniversaire de la révolution, il consacra dans la Pravda de Moscou un article particulier à l’insurrection d’Octobre et à ses dirigeants. Le but caché de l’article était de dire au parti que l’insurrection d’Octobre avait été dirigée non seulement par Trotsky mais aussi par le C.C. Cependant Staline ne pouvait pas encore se permettre alors des falsifications déclarées. Voilà ce qu’il écrivit sur la direction de l’insurrection : « Tout le travail de l’organisation pratique de l’insurrection fut mené sous la direction immédiate du président du soviet de Pétrograd, le camarade Trotsky. On peut dire avec assurance que le rapide passage de la garnison du côté du soviet et le succès du travail dans le comité militaire révolutionnaire, le parti les doit avant tout et surtout au camarade Trotsky. Les camarades Antonov et Podvoisky furent les principaux auxiliaires du camarade Trotsky. » Ces lignes, que nous citons littéralement, furent écrites par Staline non pas vingt ans après l’insurrection, mais un an après. Dans l’article, spécialement consacré à la direction de l’insurrection, il n’y a pas un mot sur le soi-disant « centre du parti ». En revanche, on y cite des personnes qui ont complètement disparu de l'Histoire officielle.

Ce n’est qu’en 1924, après la mort de Lénine, alors que l’on avait déjà oublié bien des choses, que Staline, pour la première fois, proclama à voix haute que la tâche des historiens était de détruire « la légende (!) du rôle particulier de Trotsky dans l’insurrection d’Octobre ». « Il faut dire, déclara-t-il publiquement, que Trotsky n’a joué et ne pouvait jouer aucun rôle particulier dans l’insurrection d’Octobre. » Comment Staline concilia-t-il pourtant cette nouvelle version avec son propre article de 1918? Très simplement : il interdit de citer son propre article. Toute tentative de s’y référer dans la presse soviétique eût provoqué pour le malheureux auteur les conséquences les plus graves. Cependant, dans les bibliothèques publiques de nombreuses capitales du monde, il n’est pas difficile de trouver ce numéro de la Pravda du 7 novembre 1918 qui constitue une réfutation mortelle de Staline et de son école de falsification.

J’ai sur ma table des dizaines, des centaines de documents qui réfutent chaque falsification de l’Histoire stalinienne. Mais c’est assez pour cette fois. Ajoutons seulement que, peu de temps avant sa mort, la fameuse révolutionnaire Rosa Luxemburg écrivit :

« Lénine et Trotsky, avec leurs amis, ont été les premiers qui ont donné l’exemple au prolétariat mondial. Maintenant encore, ils restent les seuls à pouvoir avec Hutten s’écrier « J’ai osé ». »

Il n’y a pas de falsificateur qui puisse changer ce fait, eût-il à sa disposition les presses rotatives et les stations de radio les plus puissantes.