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Special pages :
Staline, Skobline et compagnie
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 30 janvier 1939 |
Le 31 octobre 1931, le journal allemand Die Rote Fahne, organe central de feu le parti communiste, publia tout d’un coup une information selon laquelle le général garde-blanc Turkul, qui, à ce moment-là, opérait dans les Balkans, préparait un attentat terroriste contre Trotsky, Gorky et Litvinov. De par le contenu de cette information, son ton et enfin son anonymat, il était absolument évident qu’elle provenait du cœur même du G.P.U. La presse soviétique ne souffla mot de cet avertissement, ce qui soulignait d’autant plus vigoureusement la source hautement officielle de l’information donnée par l’organe de l’Internationale communiste. L. D. Trotsky se trouvait déjà à cette époque en exil, à Constantinople. Blumkine avait déjà été fusillé pour ses liens avec Trotsky. La question se posa naturellement : quel objectif le G.P.U. poursuivait-il en donnant par écrit cette information ? Le fait que les noms de Gorky et de Litvinov, qui étaient gardés par le G.P.U. et n’avaient aucun besoin de cet avertissement écrit, avaient été rajoutés seulement comme couvertures, était alors évident pour tout lecteur doué de raison.
Les bolcheviks-léninistes français et allemands s’adressèrent aux ambassades d’U.R.S.S. en France et en Allemagne respectivement, avec des déclarations écrites qui se présentaient plus ou moins sous la forme suivante : « Puisque vous annoncez qu’il se prépare un attentat contre Trotsky, cela signifie que vous savez où et comment il se prépare. Nous exigeons un front unique avec vous contre les gardes-blancs. Nous vous proposons d’élaborer en commun des moyens de défense. » Il n’y eut pas de réponse. Nos camarades français et allemands, au demeurant, n’en attendaient pas. Ils voulaient seulement avoir confirmation du fait qu’en donnant cet avertissement, le G.P.U. ne cherchait qu’à s’assurer une couverture, mais nullement à empêcher l’acte terroriste. Les camarades français et allemands prirent leurs propres mesures : la garde fut considérablement renforcée à Prinkipo.
Récemment, au procès de la Plévitskaia, tout cet épisode est de nouveau remonté à la surface. Le commissaire Roches, de la Police judiciaire, a déclaré ce qui suit au tribunal, selon les journalistes : «Turkul a été un vaillant général […] Il existe dans les documents des indications selon lesquelles, à une époque, il a préparé un attentat contre Trotsky […] Le général Turkul en voulait non seulement à Trotsky, mais aussi au général Miller ». Roches n’a mentionné ni Gorky ni Litvinov. Le commissaire Piguet, de la police judiciaire, a déclaré :
« Larionova été chargé de préparer un attentat contre Trotsky. Mais Turkul a commis des indiscrétions. De plus, il manquait d’argent. Le projet fut abandonné » (Sensation). Pas un mot sur Gorky ni sur Litvinov. Les deux commissaires francs-maçons et « amis de l’U.R.S.S. » témoignent en faveur du G.P.U. Ils essaient de détourner du Kremlin l’attention. D’où la remarque de Roches, tirée par les cheveux, selon laquelle Turkul en voulait à Miller (c’est-à-dire qu’il pouvait très bien l’avoir enlevé). D’où, également, la remarque de Piguet, lancée comme au passage, selon laquelle le complot de Turkul s’effondra à cause de ses indiscrétions (c’est-à-dire que Skobline n’y participa pas) et, par-dessus le marché, faute d’argent (c’est-à-dire que Moscou ne le finançait pas). Il faut en outre ajouter que la police française, qui fut en temps opportun avisée de ce complot, n’en avertit pas le moins du monde Trotsky et qu’elle conserva une neutralité bienveillante vis-à-vis du G.P.U. et le principe de « non-intervention » dans les affaires du « brave général » Turkul.
Actuellement, cependant, les ressorts secrets de ces « affaires » internes ont été indiscrètement révélés. Skobline travaillait secrètement dans l’organisation militaire des gardes-blancs. Par là, il était lié à Turkul, terroriste blanc. Skobline effectuait un travail secret au service du G.P.U. Par là, il était lié au Kremlin par l’intermédiaire de Iagoda. Staline était informé de l’attentat qui se préparait, parce que c’était lui qui le préparait, par l’intermédiaire de Skobline. L’entreprise était délicate. A cette époque, Staline n’avait pas encore cette réputation solidement établie de Caïn qui le dispense actuellement de prendre des mesures de prudence. Il conservait encore des restes de « préjugés » révolutionnaires. Il comprenait qu’on allait inévitablement lui attribuer l’assassinat de Trotsky. Aussi la Rote Fahne disait-elle également que l’objectif de Turkul était non seulement de commettre cet assassinat, mais en outre d’« en rejeter la responsabilité sur le gouvernement soviétique ». Ainsi, tout en soutenant le « brave général » Turkul par l’intermédiaire de Skobline, Staline préparait en même temps son alibi. Tel était l’objectif de l’avertissement (lequel, au fond, n’a averti de rien). Pour nous, le mécanisme de l’affaire était dès lors tout à fait clair. Dans le numéro 27 du Biulleten Oppositsii (mars 1932), il fut reproduit une déclaration de toutes les sections de l’Opposition de gauche internationale, dans laquelle il était dit entre autres : « Staline est dans un véritable front unique avec le général Turkul, organisateur d’un acte terroriste contre Trotsky. Aucun « alibi » sous forme de révélations publiées dans un journal allemand, mais dissimulé à la population en U.R.S.S., ne réfute ni n’affaiblit notre accusation. »
Pourquoi l’attentat préparé contre Trotsky n’a-t-il pas eu lieu ? Le plus vraisemblable est que les gardes blancs n’ont pas voulu tomber sous les mausers des bolcheviks-léninistes. En tout cas, c’est précisément à partir de ce moment que Staline en est venu à la conclusion qu’il n’était pas possible de réconcilier l’opinion publique avec l’assassinat de Trotsky et des autres bolcheviks autrement que par une gigantesque imposture. Il commença alors à préparer les procès de Moscou. Cet individu obtus, en dépit de toute son astuce, croyait sérieusement qu’il pouvait rouler tout le monde. En fait, il n’a roulé que ceux qui étaient disposés à se laisser rouler. Au cours du procès de la Plévitskaia, il s’est levé un autre coin du voile qui recouvrait les procès de Moscou. Il est possible que les prochaines années, voire les prochains mois, apportent la révélation d’autres secrets. Caïn-Djougachvili affrontera l’opinion publique mondiale et l’histoire tel que l’on créé la nature et la réaction thermidorienne. Son nom deviendra synonyme des extrêmes limites de la bassesse humaine.