Souvenirs sur Lénine à Paris

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Rappoport, Charles (1865-1941), journaliste et militant socialiste français d’origine russe. D’abord populiste, il adhère au mouvement social-démocrate en 1883. Collabore à l’Encyclopédie socialiste, à « La Revue socialiste » et à la « Neue Zeit ». Proche de Jaurès et de Jules Guesde, il s’oppose à la guerre impérialiste et rencontre Trotsky et Lénine à Paris. D’abord critique envers les bolcheviques, il participe à la fondation du Parti communiste et à sa direction jusqu’en 1922. Rompt avec le PCF et dénonce le stalinisme lors du procès de Boukharine (1938) et retourne à la social-démocratie

C’est en 1902 que je connus Lénine, non pas encore l’homme, mais l’œuvre. Je lus Que faire ? Ce fut pour moi un grand soulagement : enfin je découvrais un social-démocrate russe mû par un vrai sentiment révolutionnaire. […]

C’est à Paris, qu’ayant connu l’œuvre de Lénine, je rencontrai Lénine lui-même. Il était venu, une première fois, lire une conférence devant les deux ou trois cents émigrés politiques qui composaient l’auditoire. Cela se passait avenue de Choisy, tout près de la place d’Italie, dans un ancien théâtre, qui s’appelait, je crois, l’Alcazar. Là, Lénine parla clairement ; il parlait toujours clairement. « Seule, dit-il, la révolution armée peut libérer la Russie du tsarisme. »

Mais, cette première fois, je ne l’abordai pas ; je n’appartenais pas au parti social-démocrate russe et je lui étais inconnu.

Cependant, lorsque vers 1910 Lénine vint s’installer à Paris, c’est chez moi, 39, boulevard de PortRoyal, qu’il vint directement. J’étais alors, quoique n’appartenant ni au menchévisme ni au bolchévisme, le représentant de Plékhanov [1] à Paris, ce qui, du reste, ne m’empêchait pas de publier, dans le journal officiel du parti encore unifié, un article intitulé : « Le menchévisme, section russe de l’opportunisme international ». Le journal était dirigé par un comité de cinq membres : deux bolcheviques, deux mencheviques (qui étaient Martov et Dan [2]) et un représentant des sociauxdémocrates polonais qui partageait les vues de Lénine et assurait la majorité aux bolcheviques.

Lénine loua, dans une petite rue qui donne rue de la Tombe-lssoire, la rue Marie-Rose, au n° 4, un petit appartement de deux pièces, où vécurent trois personnes : Lénine lui-même, sa femme, Kroupskaïa [3], et la mère de celle-ci. Que de conseils de guerre se tinrent dans cette petite cuisine, grande comme un garde-manger !

L’imprimerie et le siège du Parti étaient avenue d’Orléans, au 106 ou au 110, et occupaient le rez-dechaussée et le premier étage. Il se publiait là le journal du Parti et encore une feuille de discussion intérieure, qui connut deux numéros.

C’est là encore que fut fondé le Comité d’école, qui devait devenir l’école de Longjumeau[4]. A cette école, où je fis moi-même un cours sur le mouvement ouvrier, Lénine se rendait plusieurs fois par semaine ; il avait fait venir de tous les grands centres industriels de Russie des ouvriers d’élite, qu’i1 formait à leur rôle futur : celui d’organisateurs du parti bolchevique. Maints grands dirigeants soviétiques sortent – le sait-on ? – de l’école de Longjumeau et, entre autres, Dogadov et Serge Ordjonikidzé [5], le créateur de l’industrie lourde de l’URSS.

Je voyais Lénine presque chaque jour, chez lui le plus souvent, parfois chez moi. Nous nous retrouvions aussi à la Bibliothèque nationale, où nous buvions ensemble du thé, au petit buffet. Nous parlions de l’« Étoile » (étoile, commencement de la liberté…)[6], qui paraissait à Saint-Pétersbourg et, régulièrement interdite, reparaissait en changeant de titre, avec non moins de régularité.

Lénine était d’une extraordinaire simplicité. Il s’adressait à son interlocuteur presque comme à un supérieur ; il écoutait plus qu’il ne parlait ; il faisait parler ; il employait cette méthode socratique qui consiste à aider à penser. Il ne pontifiait jamais. Parfois, pourtant, un rire diabolique témoignait de sa désapprobation.

Sa vie privée était sans histoire. Il n’a jamais eu qu’une seule passion : la révolution. Il était surchargé de besognes diverses ; il se livrait tout entier à ses tâches ; il souffrait d’insomnies, à force de travail.

– Voyez-vous, Ilitch, lui dis-je un jour, j’ai grand peur que vous ne nous guillotiniez tous. Nous sommes, nous, sujets à toutes les faiblesses humaines. Vous, jamais on ne vous voit au café seulement… Venez, une seule fois, avec nous, après les réunions, dans le sous-sol de la Taverne du Panthéon… danser ou voir danser…

Il sourit…

Il n’était pas un orateur brillant. Il parlait sans recherche, avec une logique écrasante, avec une érudition dont jamais il ne faisait étalage, la véritable érudition. J’entends encore ses sarcasmes contre Trotsky, qui était déjà trotskyste, à la Bibliothèque russe de l’avenue des Gobelins, en face de la manufacture. Il parla également aux Sociétés savantes, sous la présidence du grand historien démocrate russe, Maxime Kovalewski [7], et au Collège des sciences sociales, dont Mlle Dick May était secrétaire, 15, rue de la Sorbonne ; il fit là une série de leçons, de caractère scientifique, et extrêmement vivantes, sur la question agraire en Russie.

Il ne parlait jamais français en public et ne fit exception qu’à la mort de Paul Lafargue [8], sur la tombe de qui il prononça un bref et admirable discours.

La conclusion de ses cours tient tout entière dans cette phrase, qui montre à quel point Lénine avait compris et appliqué la pensée marxiste : « Le tsarisme est condamné parce qu’il constitue le plus grand obstacle qui s’oppose au développement des forces productives de Russie. » […]

C’est encore dans la cuisine de la rue Marie-Rose que je vis Lénine pour la dernière fois. Il me fit savoir qu’il était décidé à la rupture avec les opportunistes mencheviques. Je lui exposai que je ne pouvais m’associer à cette mesure, que j’appartenais au parti unifié français, où je rencontrais Gustave Hervé [9] et Breton, auprès desquels Martov, le leader menchevique, était un Himalaya de révolution, et que, du reste, Martov étant en minorité, il n’était pas nécessaire de rompre avec lui, que tout aussi bien…

À toute mon éloquence, Lénine répondit seulement, avec un geste net de la main :

– Nadoïelo… J’en ai marre !

Je ne revis pas Lénine à Paris…

  1. Plékhanov, Georgi Valentinovitch (1856-1918). Après avoir été populiste de 1876 à 1880, contribue à introduire le marxisme en Russie. Fonde le groupe « Libération du Travail » (1883). Membre du bureau de la IIe Internationale en 1889. Participe à la fondation du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (1898) et collabore avec Lénine dans la rédaction de son journal, l' « Iskra ». Soutient d’abord les bolcheviques, puis les mencheviques. En 1914, souhaite la défaite de l’Allemagne. Rentre en Russie en mars 1917, soutient le Gouvernement provisoire et s’oppose aux bolcheviques.
  2. Martov, Julius (1873-1923), pseudonyme de Julius Ossipovitch Tséderbaum ; militant social-démocrate, d’abord proche de Lénine dans le groupe du journal « Iskra », puis après la scission de 1903, dirigeant menchevique et de son aile gauche pacifiste et internationaliste pendant la Première guerre mondiale. En exil en Suisse lors du déclenchement de la révolution, il est revenu en Russie en mai 1917. Adversaire résolu des bolcheviques, il fut autorisé à émigrer en Allemagne en 1920. Dan, Fédor Ilitch, pseudonyme de F.I. Gourvitch (1871–1947), médecin, membre d’un cercle social-démocrate en 1896, adhère au POSDR en 1898. Émigre à l’étranger. Menchevique après 1903, membre du Comité central à partir de 1905. Après la révolution de Février, membre du Bureau du Comité exécutif central du Soviet de Petrograd et ministre du gouvernement provisoire de coalition. S’oppose à la révolution d’Octobre. Arrêté par les bolcheviques en 1921 et expulsé en 1922. Rédacteur en chef du journal menchevique « Sotsialisticheskii vestnik » (1922-1942).
  3. Kroupskaïa, Nadéjda Constantinova (1869-1939) : Fille d’officier, militante marxiste depuis 1891, arrêtée et déportée en 1896. Épouse Lénine en 1898 et sa principale collaboratrice, partageant entre autres son exil et le libérant des tâches domestiques tout en assumant une multitude de tâches militantes. Secrétaire de rédaction de l’Iskra, elle organise son réseau clandestin de diffusion ainsi que la liaison des dirigeants bolcheviques à l’étranger avec les sections du parti en Russie. Dirige à la veille de la Première guerre mondiale avec Inéssa Armand la première revue d’émancipation féminine destinée aux ouvrières, « Rabotnitsa » (La travailleuse), qui existe encore de nos jours. Après la Révolution d’Octobre, s’occupe particulièrement des questions pédagogiques et de la gestion des bibliothèques en tant qu’adjointe du Commissaire du peuple à l’Instruction publique, Lounatcharsky. Membre de la Commission centrale de contrôle du Parti bolchevique, elle est aussi membre de l’opposition unifiée jusqu’à sa capitulation devant StalineBoukharine en 1927.
  4. École de formation marxiste destinée à des cadres ouvriers venant de Russie. Cette école avait été organisée par Lénine et Inéssa Armand à l’été 1911 à Longjumeau, près de Paris.
  5. Ordjonikidzé, Grigori, dit « Sergo », (1886-1937), géorgien, bolchevique depuis 1903. Plusieurs fois arrêté, élève à l’École de Longjumeau (1911), membre du CC du Parti bolchevique (1912-1917). Pendant la Guerre civile, président du Conseil militaire révolutionnaire du Front du Caucase (1920), principal dirigeant du Comité régional transcaucasien du Parti communiste (1922-1926). Membre du Comité central du PCR(b) (1921-1926), président de la Commission centrale de contrôle (1926). Partisan fidèle de Staline, il est désigné Commissaire du peuple à l’Industrie lourde pendant les premiers plans quinquennaux mais est poussé au suicide par la vague de terreur qui frappe son entourage proche.
  6. « Zvezda » (L'Etoile), journal bolchevique légal qui précéda la « Pravda », publié à Petersbourg du 16 décembre 1910 au 22 avril 1923.
  7. Kovalevski, Maxim Maximovitch (1851-1916), sociologue et historien russe
  8. Lafargue, Paul (1842-1911), journaliste et théoricien socialiste, gendre de Karl Marx. D’abord proche des idées anarchistes de Proudhon, il rejoint ensuite l’Association Internationale des Travailleurs de Marx et participe à la Commune de Paris. Fonde avec Jules Guesde le premier parti ouvrier marxiste français en 1880. A 70 ans, se suicide avec sa femme, Laura Marx-Lafargue
  9. Hervé, Gustave (1871-1944), d’abord anarchiste, puis dirigeant de l’aile gauche au sein de la social-démocratie française. Il défend des positions antimilitaristes au sein de la IIe Internationale jusqu’à la Première guerre mondiale, où il tourne casque en devenant ultra-patriote et monarchiste.