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Special pages :
Sous le drapeau de la révolution sociale
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 25 janvier 1917 |
(Discours prononcé au meeting international de « bienvenue », à New York, le 25 janvier 1917)
Camarades !
Avant tout, permettez-moi d’exprimer ma reconnaissance aux organisateurs de cette réunion, aux orateurs et aux participants de cette merveilleuse rencontre sur le sol américain. Maintenant que les portes de l’Europe se sont refermées provisoirement derrière moi, j’espère travailler, la main dans la main, avec vous dans la famille du Socialisme révolutionnaire américain.
Votre New York a produit sur moi la plus vive impression. Il faut ajouter que je suis arrivé directement d’Espagne, pays au soleil éclatant, au ciel magnifique, mais pays également de l’immobilisme, de l’insécurité et de la misère pittoresque, un pays dont la plus grande partie des habitants vivent encore comme à l’époque de Cervantès. Il est difficile de se représenter plus grand contraste que celui offert par les villes andalouses et New York.
Mais Paris, où je viens de passer deux ans de guerre, présente un tout autre tableau que New York. Ce n’est plus le vieux Paris, la Ville-Lumière, comme disent les Français avec fierté, elle ne l’est plus ni au sens spirituel ni au sens physique. C’est la ville des… ténèbres. Par suite du manque de charbon, on éteint le gaz à six heures. Les fenêtres sont camouflées par peur des Zeppelins. Les rues sont sombres et sales. Les logements sont tristes. Les cœurs sont troublés. Tout manque. Il est presque impossible de se procurer du sucre. Pas de cordonniers. On économise jusqu’à la moindre aiguille. Toute la vie économique du pays est amoindrie jusqu’à l’extrême. Et New York vous frappe par ses lumières éblouissantes, sa circulation, son activité et par la possibilité de pouvoir se procurer tout ce que l’on désire, à des prix miraculeux. En vérité, pays des merveilles ! Pays où l’on peut acheter une livre de sucre d’un seul coup !… Vous voyez, par ce court exposé, combien notre norme européenne est devenue modeste !
Camarades ! Le fait économique d’une importance immense, c’est que l’Europe détruit les bases de son économie, tandis que l’Amérique s’enrichit. En contemplant New York avec envie, moi, qui n’ai cessé de me sentir européen, je me demande avec inquiétude : l’Europe tiendra-t-elle ? Ne deviendra-t-elle pas un cimetière ? Le centre de gravité de l’économie et de la culture mondiales ne va-t-il pas passer en Amérique ?
Cette pensée vous vient d’autant plus naturellement si l’on passe de l’état économique à l’état politique. La guerre « pour la Démocratie » et pour « le Droit » répand de plus en plus l’ordre et les mœurs tsaristes.
Je me souviens qu’au Congrès de Stuttgart, il y a dix ans, un vieux socialiste anglais du nom de Quelch qualifia les conférences diplomatiques, de rassemblements de menteurs et de bandits. Le gouvernement württembergeois, si délicat ne put le supporter, et expulsa l’orateur. Je me souviens, camarades, des exclamations indignées et des sarcasmes qui accompagnèrent l’annonce de l’expulsion et, en particulier, de l’excitation des membres de la délégation française habituée aux mœurs « démocratiques » républicaines… Ces dix dernières années, j’ai pu me convaincre que le qualificatif donné par le vieil anglais aux diplomates, correspondait à la réalité. Je me trouvais dans les Balkans, à l’époque de la guerre balkanique, et je pus vérifier à nouveau la véracité de l’assertion citée plus haut, à l’occasion de l’exemple sur une moindre échelle de la guerre actuelle : oui, les dirigeants actuels ne sont que des bandits de grand chemin. C’est avec cette ferme conviction que je suis entré en guerre, et je n’y ai pas trouvé de quoi modifier notre point de vue socialiste sur la société bourgeoise. A cause de la diffusion de mes opinions dans la presse et dans de petites réunions – les grandes ne sont pas autorisées – je suis expulsé, non pas du Württemberg monarchiste, mais de la France républicaine. Et qui m’a chassé ? Ce n’est pas un gouvernement monarchiste ou grand-ducal, mais bien un gouvernement de défense républicaine, et qui, plus est, comprend des socialistes ayant participé au Congrès international württembergeois : Jules Guesde, Marcel Sembat, Albert Thomas…, trio de ministres qui, avec des centaines de députés socialistes, votent les crédits militaires et soutiennent la police de Malvy.
Voilà le progrès politique !
Vous me demandez : comment réagit la classe ouvrière à cette violation des droits, au vide et au retour politique à la sauvagerie provoqués par la guerre ? Que font les Partis socialistes ?
Je ne veux ni vous égarer ni vous dépeindre des villages à la Potiemkine. Nous autres, Internationalistes, sommes la minorité en Europe. Nous avons contre nous le pouvoir bourgeois armé jusqu’aux dents, l’opinion bourgeoise avec toutes ses institutions : le Parlement, la presse, l’université, l’enseignement, l’Église, les théâtres et les cafés-concerts, car, il faut le dire, chaque café-concert est transformé en un cratère patriotique crachant la lave du chauvinisme. Nous avons contre nous le plus puissant Parti de la IF Internationale, qui se révèle être le principal appui des gouvernements en lutte. Si l’on considère notre importance numérique ou notre influence sur la presse ou le Parlement, nous ne sommes qu’une infime minorité dans l’arène politique. Plus encore, nous avons contre nous – et ceci est grave – les figures les plus marquantes du Socialisme appuyés par les puissantes organisations ouvrières.
Il n’y a pas de contestation possible sur ce point.
Qui peut se laisser guider par les considérations suivantes : les autorités reconnues, le nombre des députés et des journalistes, celui des membres du Parti, doit tourner le dos à l’Internationale révolutionnaire qui est en train de se construire. Nous ne le retiendrons pas. Nous ne voulons que des fidèles.
Mais Liebknecht ne s’est pas laissé guider par les signes extérieurs, Liebknecht ne s’est pas laissé arrêter par la volonté des dirigeants d’un Parti de quatre millions d’adhérents; il a élevé la voix, et il était tout seul. Moi, je vous demande, camarades, où est le Socialisme allemand ? Là où est Scheidemann, ou bien là où est Liebknecht ? La réponse n’est-elle pas claire !… Qui a sauvé l’honneur de la Social-démocratie allemande et a garanti son avenir ? Liebknecht ! Les cœurs des travailleurs conscients battent de fierté quand on prononce le nom de Liebknecht.
Liebknecht n’est plus seul désormais ! Il y a en Allemagne beaucoup de sacrifices, il y a déjà des centaines et des milliers de héros de la nouvelle Internationale, de l’action révolutionnaire et de la lutte implacable.
Et regardez comment des anciennes autorités patentées telles que Kautsky, Bernstein et Haase sont obligées de virer légèrement de la droite vers la gauche, dans la direction que Liebknecht leur indique.
Si la force réside dans le nombre, pourquoi la majorité s’effrite-t-elle, alors que la minorité se fortifie et s’accroît ?
S’agenouiller devant la loi du nombre et le poids de l’autorité est un aveuglement lamentable et honteux à cette époque qui voit l’effondrement des vieilles institutions, des vieilles méthodes, et la montée de forces neuves et de tendances nouvelles.
En Allemagne, Liebknecht; en Autriche, Friedrich Adler. Dans cette époque de bassesse chauvine et de lâcheté personnelle des dirigeants du Parti, Adler a donné l’exemple du courage individuel et de sa préparation au sacrifice en notre nom, pas le leur, sous notre drapeau, pas le leur. Nous voyons le courageux combat soutenu par Hoeglund en Suède, MacLean en Angleterre, Racovsky en Roumanie. Hoeglund et Racovsky usent des méthodes révolutionnaires pour empêcher l’intervention de leur pays. Camarades américains que ce danger menace, vous devez méditer plus attentivement sur ces exemples européens. Nous avons, enfin, un groupe de députés révolutionnaires à la Douma qui ont opposé la voix imposante de la révolution aux aboiements du patriotisme tsaro-bourgeois et aux hurlements des sociaux-patriotes; nos députés paient leur action révolutionnaire en Sibérie… Nous avons des lutteurs courageux en Italie, en Serbie et en Bulgarie. Us sont en minorité, mais ils annoncent les temps futurs et préparent le triomphe du Socialisme.
Tels sont nos héros. Mais, camarades, ils ne sont pas la base de notre attente et de nos espérances. Nous fondons nos calculs historiques sur la renaissance révolutionnaire des masses, sur ce processus qui s’accomplit dans l’obscurité et qui, demain aboutira avec une force extraordinaire.
Camarades ! Il faudrait être non seulement un pessimiste, mais encore un misanthrope, ennemi haineux du genre humain, pour croire que tous ces événements passeront sans laisser de tracas contre les dirigeants, que les hommes – du moins ce qu’il en restera – retourneront avec soumission dans leurs foyers détruits, dans leurs box capitalistes ? Comment ? Quelle leçon faut-il encore à l’Humanité ? Combien de souffrances et d’humiliations encore ? Combien encore d’expériences sanglantes ? Quel tocsin faudra-t-il donc sonner si ce n’est pas celui de cette guerre ?
Non, il n’en sera pas ainsi; la guerre ne peut passer et ne passera pas sans laisser le Capitalisme impuni. Toutes les forces de l’Histoire – aveugles et conscientes – s’unissent pour pousser l’Humanité trop timide, trop patiente, trop routinière hors du cercle de l’attentisme, sur la voie de la lutte révolutionnaire.
Examinez les changements catastrophiques provoqués par la guerre. Le niveau économique, bas mais relativement stable, de larges couches de la population (la petite bourgeoisie et les travailleurs) a disparu définitivement. Il ne reste plus rien de stable. Personne ne sait ce que demain apportera.
Qui était riche, s’est enrichi. Qui était pauvre, est devenu plus pauvre. Toutes les contradictions se sont creusées, tous les contrastes sont plus frappants, tous les malheurs sont plus profonds, les plaies se sont envenimées. Un fait menaçant ! Les hommes s’accoutument au dénuement et traînent leur misère. Mais un appauvrissement soudain se ressent comme un coup douloureux. Les moyenne et petite bourgeoisie étaient le rempart de l’ordre. Elles sont ébranlées plus que quiconque. Le saut dans l’abîme de la misère a plus d’une fois provoqué la révolte.
Toutes ces dernières années, les gouvernements républicains ont collé sur leurs plaies le pansement des réformes sociales. Assez ! Pour les réformes sociales, comme pour la guerre, il faut trois choses : de l’argent, encore de l’argent et toujours de l’argent ! Mais la guerre engloutit l’argent. Les caisses des États sont vides. Il n’y aura pas de nouvelles réformes. Les anciennes ne déboucheront sur rien. Aucune place pour les illusions. Les hommes seront plus pauvres, non seulement en biens, mais en illusions. Et malheur à la société capitaliste sans illusions !
Enfin, dans le sens psychologique, la guerre accomplit un travail de rééducation, dangereux pour les classes possédantes.
La guerre détruit la force humiliante de l’accoutumance. Ce n’est pas en vain que la sagesse résignée dit : « L’habitude est une seconde nature. » L’accoutumance à l’esclavage est l’huile indispensable à la machine de l’esclavage. C’est pourquoi, pour une société de classes, toute secousse est périlleuse. On ne doit pas arracher impunément l’esclavage aux conditions habituelles de l’esclavage, ni pour l’élever, ni non plus pour l’abaisser aussitôt. Et la guerre a fait ces deux choses à la fois. Elle a arraché l’esclave à sa condition d’esclave, l’a jeté dans les tranchées où il se couvre de poux et de ses propres ordures – et elle lui dit, en même temps qu’il est un héros et qu’il a tous les droits à la reconnaissance et à la protection de l’État.
La guerre tue la « prudence », cette caricature de l’instinct de conservation. Les hommes s’habituent à regarder la mort et à la fixer dans les yeux. Les hommes se convainquent que même la mort est belle. Leurs nerfs deviennent capables de supporter des tensions jamais connues jusqu’alors, et ils ne peuvent plus supporter le rythme banal de la vie quotidienne. Il se crée un nouveau type d’homme. Des hommes aux réflexes rapides, des hommes capables d'audace. Voilà la condition essentielle de la révolution.
Examinez maintenant le présent et le futur. Deux générations de socialistes ont réveillé les prolétaires pour la lutte, leur ont ouvert d’autres perspectives, d’autres mondes. Les espérances des travailleurs évolués de la Ir0 et de la IIe Internationales ne se sont pas réalisées. Elles n’ont pas disparu pour autant, elles se sont placées sur le plan des travaux préparatoires. On a créé des organisations, on a recruté les éléments encore inconscients, on les a éduqués, la presse s’est développée; de cette manière, on a accumulé et mis en réserve l’énergie révolutionnaire de la classe ouvrière.
Mais avant que le parti révolutionnaire ait osé lancer les masses dans la lutte pour la réalisation de leurs espoirs et de leurs idéaux, la bourgeoisie a eu le courage de recourir à des méthodes cruelles et sanguinaires pour résoudre ses problèmes historiques. Bien plus ! Elle a usé de l’autorité du Socialisme sur les masses pour atteindre ses buts. Les dirigeants socialistes officiels se sont faits les fourriers de l’Impérialisme. Le Capitalisme a réussi à mobiliser l’ignorance et les instincts serviles ainsi que les préjugés des éléments de la classe ouvrière – et pas seulement ses éléments arriérés – ; elle a transformé cette escroquerie, par l’intermédiaire du social-patriotisme, en une auréole pour le service des questions les plus élevées, des buts les plus hauts. Cette expérience, c’est-à-dire la possibilité même de sa réalisation, témoigne de la puissance de la bourgeoisie et de la force de son art politique. Mais tout annonce que cette expérience historique sera fatale à la bourgeoisie. Elle accélère l’éducation politique des masses, elle les force à laver de leur sang les traces serviles du passé, elle les oblige à vivre dans des conditions telles que la vie lutte sans interruption avec la mort, elle vérifie par l’action la sincérité et la fausseté du Pouvoir, de l’Église, du Social-patriotisme et du Socialisme révolutionnaire. De cette vérification, nous, les Internationalistes, sortirons victorieux !
Actuellement, on ne peut voir quand et comment se terminera la guerre; mais elle prendra fin ! Les travailleurs sortiront de leurs tranchées, se redresseront de toute leur taille, regarderont autour d’eux et feront une estimation de l’héritage de la guerre : ruine des bases économiques, accroissement des contradictions, augmentation de la misère. De retour à la maison, ils trouveront la faim sur le pas de leur porte. On les a appelés héros, on leur a promis monts et merveilles, et on ne peut leur donner un morceau de pain ! Ces travailleurs-combattants, sortis des tranchées, ne seront plus aussi patients qu’avant la guerre. Ils ont appris à se servir de leurs armes. Peut-on admettre qu’il ne leur viendra pas l’idée de les utiliser pour atteindre leurs buts ? Simultanément, partout, surgiront les chefs qui, dans une lutte impitoyable contre les sociaux-patriotes, montreront aux masses le chemin du salut.
Cette époque imminente sera celle de la révolution sociale. En quittant l’Europe, j’ai emporté cette conviction profonde, loin d’un continent dévasté, incendié et ensanglanté; et ici, en Amérique, je vous salue sous le signe de la Révolution sociale imminente !