Signification historique de la barbarie stalinienne

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« L’unité dans les objectifs de la politique russe découle [...] de son passé historique, de ses conditions géographiques et de la nécessité d’acquérir des ports de mers libres dans l’Archipel comme dans la Baltique, si elle veut maintenir son hégémonie en Europe. Cependant, la façon traditionnelle dont la Russie poursuit ses objectifs est loin de mériter le tribut d’admiration que lui paient les politiciens européens. Si le succès de sa politique héréditaire prouve la faiblesse des puissances occidentales, la manie stéréotypée de cette politique démontre la barbarie inhérente à la Russie comme telle. »
Karl MARX, « La politique traditionnelle du tsarisme russe », New York Daily Tribune, 12 août 1853.

« Si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste. [...] si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l’instar des nations de l’Europe occidentale, et pendant ces dernières années elle s’est donnée beaucoup de mal en ce sens, elle n’y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires ; et après cela, amenée une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois impitoyables, comme autrefois les peuples profanes. »
Karl MARX , « Réponse à Mikhaïlovski », novembre 1877.

EN 1882 MARX ET ENGELS croyaient encore que la propriété commune (mir) russe pouvait devenir le point de départ d’une révolution communiste et que celle-ci pouvait même devenir le signal d’une révolution ouvrière en Occident[2]. Les narodniks [populistes] d’abord, les socialistes révolutionnaires ensuite, continuaient à prendre au sérieux cette alternative formulée par les maîtres du socialisme scientifique, alors que Lénine et son parti, alors que la social-démocratie russe tout entière croyaient avoir compris que la Russie avait définitivement choisi son destin : la révolution bourgeoise et le capitalisme forcené.

En octobre 1917, les bolcheviks voulaient faire cette révolution bourgeoise, mais les soviets des ouvriers, paysans et soldats aspirèrent à autre chose, à une chose pour laquelle ni eux ni les conditions économiques de la Russie n’étaient encore mûrs. Qu’arriva-t-il dans ces circonstances ? La révolution occidentale ? Pour le malheur de tous, elle ne vint pas. La prophétie géniale de Marx s’accomplit alors : la Russie commença à se traîner sous le joug capitaliste et c’est le parti bolchevik qui l’y poussa.

Les phases de cette évolution de la Russie, du communisme de guerre, à travers la NEP, la planification industrielle et la collectivisation de la paysannerie, jusqu’à l’achèvement définitif du système économique étatique et d’un régime politique césarien, sont trop connues dans leurs sanglants et dramatiques épisodes pour être rappelées ici. Mais ce qu’il faut souligner c’est que Lénine dut dès le commencement renoncer à sa propre doctrine politique pour laquelle il avait pendant plus de douze ans mené une lutte impitoyable contre le populisme et le menchevisme. Ainsi, en 1917, il s’empara du programme des socialistes révolutionnaires (démembrement et partage des terres) et, en 1921, en instaurant la NEP, il a réalisé ce « Thermidor prolétarien » que les mencheviks avaient toujours prévu comme inévitable dans l’éventualité d’une prise de pouvoir par le parti prolétarien. Cependant, tout en empruntant ses mots d’ordre politiques à ses adversaires, Lénine n’hésitait pas à interdire à ses opposants toute activité de propagande. Après la mort de Lénine, ce fut le tour de Trotski de préconiser la « transcroissance » de la révolution vers un étatisme forcené, et il incomba à Staline qui se chargea de réaliser le programme de Trotski, naturellement en liquidant le trotskisme. Celui-ci devait et doit logiquement continuer à glorifier sinon Staline du moins les « bases sociales » de la Russie laissées intactes, selon Trotski et ses fidèles, par le dictateur rouge.

Tout cela s’est passé et se passe encore sous le nom de marxisme. Mais grâce à Marx, nous savons que toute classe dominante a besoin d’idéologues et d’idéologies qui justifient son régime d’exploitation : le marxisme n’a pas échappé à ce sort et dans le monde où les [antagonismes] de classes persistent il n’y a rien de surprenant à ce que le « marxisme » se transforme tout simplement en idéologie de trahison et d’oppression - phénomène que Marx a froidement entrevu lorsqu’il affirma péremptoirement : « Tout ce que je sais, c’est que moi je ne suis pas marxiste[3] ».

Marx n’a certainement pas rêvé qu’une révolution, que tous les facteurs subjectifs et objectifs condamnaient à être capitaliste, pût se réclamer de son enseignement. Que la plus féroce dictature minoritaire que l’histoire ait connue pût prétendre s’exercer en son nom.

La discussion sur la réalité ou l’irréalité des « bases sociales » en Russie est stérile et scolastique. Ce qui importe, c’est de savoir si le prolétariat russe croit qu’il défend les conquête d’Octobre. Ce qui importe, c’est de savoir si le prolétariat occidental croit en la Russie, malgré Staline.

Or il est certain que l’une et l’autre de ces suppositions tiennent du domaine de la fantaisie. Le mérite du trotskisme n’en n’est pas moins grand : en se solidarisant avec le prolétariat russe contre Staline, il proclame le devoir pour le prolétariat occidental de se désolidariser de sa bourgeoisie et de son État et de prendre une attitude défaitiste et révolutionnaire en cas de guerre. Par là, le trotskisme rejoint la position du défaitisme « ultra-gauche » selon lequel la Russie ne mérite pas d’être défendue.

Le procès des « traîtres » et les camps de déportation russes, les camps d’extermination allemands, la bombe atomique américaine - tout cela a beaucoup plus de signification historique que les querelles talmudiques sur les « bases sociales » de la Russie. L’infamie humaine est au niveau de l’intelligence scientifique de l’homme. Nul doute que la révolution s’impose partout[4], la Russie non exceptée - qu’importe le qualificatif qu’on aimerait donner à cette révolution dans le pays des « bases d’Octobre ».

Ce qui importe, c’est de constater que le régime russe offre l’image la plus parfaite de cette formidable concentration du pouvoir économique et du pouvoir politique en une seule main, concentration que F. Engels définissait comme « capitalisme d’état »[5]. Ce qui importe, c’est que la Russie offre le spectacle d’une barbarie qui semble ne rien vouloir renier de l’héritage de la barbarie tsariste, qui semble, bien au contraire, amplifier et enrichir cet héritage en utilisant les méthodes et les acquisitions techniques modernes qui faisaient encore défaut au tsarisme.

Mais cette barbarie non seulement se justifie (pour ainsi dire) historiquement, mais elle a également une signification historique. Elle s’explique par le passé de la Russie et du monde tout entier, comme elle renferme des éléments positifs dont l’importance pour la construction de l’avenir est immense.

Pour ce qui est du passé, le passage emprunté à Marx et cité en épigraphe reste aujourd’hui entièrement valable, dans un monde où les rivalités nationales ne cessent de renouveler et de s’accroître. Aujourd’hui comme jadis, le facteur politique est subordonné aux facteurs économiques et sociaux, bien qu’il puisse jouer un rôle autonome, dans des circonstances déterminées. Mais ce rôle n’est pas décisif. En Russie où les conditions matérielles n’étaient nullement favorables à une action politique décisive, l’autonomie du facteur politique ne pouvait aucunement revêtir un caractère prolétarien. Rien dans le passé de la Russie ne permit de bien augurer de l’entreprise bolcheviste à moins d’une révolution à l’Occident. Celle-ci échouant, la Russie était irrémédiablement condamnée à subir les lois inexorables de l’évolution capitaliste. L’échec du mouvement ouvrier occidental a, par conséquent, favorisé le triomphe en Russie du facteur politique qui, dès lors, ne pouvait avoir qu’un aspect négatif, césarien.

On ne peut expliquer l’aventure russe ni par le génie d’un Lénine ou d’un Trotski ni par la médiocrité ou la trahison d’un Staline, car ce ne sont pas les justes ou les fausses interprétations du marxisme qui déterminent l’histoire d’un pays. En un certain sens, le socialisme est l’œuvre du capitalisme et non du marxisme - Marx lui-même ne pensait jamais qu’il pouvait en être autrement. Dès 1847, Marx affirma que si « le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie sa victoire ne sera que passagère, un simple moment dans le service qu’il effectue envers la révolution bourgeoise elle-même, comme en 1794, tant que, dans le cours de l’histoire, dans son “mouvement”, ne se trouveront pas créées les conditions matérielles qui rendront nécessaires l’abrogation du mode de production bourgeois et, par conséquent, la chute définitive de la domination politique bourgeoise[6] ».

Cependant la barbarie russe cache un noyau positif si on la juge sous l’angle du développement historique du capitalisme impérialiste. C’est alors que se révèle le sens historique de cette barbarie.

-1- D’abord par rapport [au procès] de transformations qu’à subie la structure de l’économie russe grâce à l’incomparable système esclavagiste auquel Staline et son parti ont soumis le peuple russe. Les conditions matérielles de l’émancipation prolétarienne ne peuvent, suivant un axiome de l’enseignement de Marx, être réalisées [que] par un régime d’exploitation à base d’antagonisme de classe. Dans les pays occidentaux, ce rôle de préparation matérielle de l’émancipation prolétarienne et humaine est rempli par le système capitaliste fondé sur l’antagonisme prolétariat-bourgeoisie. En Russie, où avant 1917 le capitalisme n’avait pas encore atteint le niveau technique et économique des pays occidentaux et où la structure essentiellement agraire de l’économie servait de fondement à un régime autocratique, les révolutions de Février et d’Octobre 1917 ne pouvaient avoir qu’un caractère politique, analogue à la révolution éphémère que fut, en France, la Commune de 1871. Comme celle-ci, les révolutions de Février et d’Octobre 1917 en Russie étaient des mouvement populaires héroïques, en tant qu’ils furent l’œuvre des soviets et nullement en tant que les partis politiques rivaux se mêlaient alors aux mouvements de masse, le plus souvent pour les détourner de leur marche spontanée. L’épisode tragique de Kronstadt marque à la fois la fin de l’initiative révolutionnaire soviétique et le début de la suprématie du parti bolchevik qui désormais va se détacher complètement de sa base populaire. C’est déjà du vivant de Lénine que s’accomplit la transition de la phase révolutionnaire soviétique à la phase réactionnaire bonapartiste, phase où, comme Marx le disait à propos du règne du second Bonaparte, « l’État semble s’être rendu indépendant de la société, l’avoir subjuguée[7] ».

Lénine comprit trop tard qu’il avait lui-même favorisé la naissance d’une bureaucratie bonapartiste et il mourut trop tôt pour extirper le mal. Avec Staline, le procès de la bureaucratisation et de l’étatisation césarienne a atteint son apogée et son achèvement : le mérite historique du stalinisme est de préparer les conditions matérielles d’émancipation du prolétariat russe et de faciliter l’explosion révolutionnaire future par la plus formidable centralisation du pouvoir étatique. Le bonapartisme stalinien est à l’échelle de l’immensité géographique de la Russie.

-2- Ensuite la portée historique de la barbarie stalinienne peut se mesurer par rapport à l’échec du mouvement ouvrier occidental. Si en Russie le facteur politique a remporté un triomphe négatif à cause de l’immaturité du facteur économique et intellectuel, l’absence de révolution occidentale s’explique par l’échec du facteur politique malgré la maturité économique et intellectuelle des pays occidentaux. N’est-ce pas d’ailleurs la faillite du mouvement ouvrier occidental qui a provoqué la grande aventure russe qui s’appelle construction du socialisme dans un seul pays ?

Seule la concordance efficace des révolutions occidentale et orientale aurait pu engendrer et sauver la révolution prolétarienne mondiale. À la lumière de la double faillite tragique des mouvements révolutionnaires oriental et occidental, la théorie de la Révolution permanente, formulée il y a un siècle par Marx, et reprise avec moins de chance par Trotski et ses fidèles, acquiert toute son importance, aussi bien pour l’appréciation critique du passé que pour la préparation révolutionnaire de l’avenir.

La Russie moderne, malgré la transformation de sa structure économique, malgré ses « bases d’Octobre » érigées en mythe révolutionnaire par les trotskistes mythomanes, représente aujourd’hui, du point de vue politique, ce qu’elle représentait à l’époque où Marx la considérait comme le plus formidable bastion de la réaction.

Mais entre jadis et aujourd’hui il y a une différence fondamentale : quand Marx dénonçait au prolétariat occidental le danger du tsarisme, celui-ci ne pouvait pas cacher son véritable visage aux masses des peuples occidentaux. Aujourd’hui, la réaction et la barbarie russes s’exercent au nom de l’enseignement de Marx - c’est là un phénomène d’une portée incalculable, phénomène qui contient en germe le ferment révolutionnaire qui doit ronger les assises sociales de la bureaucratie stalinienne et donner au prolétariat occidental l’impulsion révolutionnaire nécessaire pour hâter la chute du capitalisme bourgeois.

(à suivre)[8]

  1. Les mots illisibles dans l’original sont signalés et interprétés entre crochets. Ont été corrigées les fautes typographiques et la ponctuation qui gênaient la lecture ; aux traductions des textes de Marx, parfois approximatives, ont été substituées les versions données dans l’édition Gallimard, « La Pléiade ». Premier épitaphe : Politique I, Œuvres IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 963. Second épitaphe : Économie II, Œuvres II, Gallimard, Paris, 1979, p. 1553-1555.
  2. K. Marx & F. Engels, « Préface » à l’édition russe (1882) du Manifeste communiste, in K. Marx, Économie I, Œuvres I, Gallimard, Paris, 1994 (rééd.), p. 1483-1485.
  3. Mot de Marx au sujet de ses épigones français et allemands des années 1879-1880, maintes fois rapporté par Engels (K. Marx, Philosophie, Œuvres III, Gallimard, Paris, 1982, Introduction, p. CXXVIII-CXXIV).
  4. « L’impératif de la révolution s’impose aujourd’hui comme il s’est imposé hier », (M. Rubel, « Introduction à l’éthique marxienne », in K. Marx, Pages choisies pour une éthique socialiste, M. Rivière, Paris, 1948, p. XXIV).
  5. F. Engels, Anti-Dühring. M. E. Dühring bouleverse la science (1877-1878), Éd. Sociales, Paris, 1973 (rééd.), IIIe partie, chap. II, p. 305 sq. Engels n’emploie pas l’expression mais analyse la « propriété d’État » - ou l’État comme « capitaliste collectif » (ibid., p. 315) - comme un stade du développement capitaliste qui aboutit au bouleversement du mode et des rapports capitalistes de production. Marx a eu « l’intuition » (Rubel) d’une évolution du mode de production capitaliste vers l’étatisation dès 1867 (Le Capital, Livre Premier, in Économie I, op. cit., p. 1139), voire dès 1844 (« Communisme et propriété », Économie et philosophie. (Manuscrits parisiens), in Économie II, op. cit., p. 78).
  6. K. Marx, « La critique moralisante et la critique morale. Contribution à l’histoire culturelle de l’Allemagne. Contre Karl Heinzen », Deutsche-Brüsseler Zeitung, n° 90-94, 11-15 novembre 1847, in Sur la Révolution française. Écrits de Marx et Engels, anthologie publiée sous la responsabilité de Claude Mainfroy, Messidor-Éditions sociales, Paris, 1985, p. 90.
  7. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in K. Marx, Politique I, op. cit., p. 532.
  8. La suite ainsi annoncée de cet article ne parut jamais. (Note Agone)