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Special pages :
Second nouvel an
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 1 janvier 1916 |
Quand à Paris, en septembre 1914, se créa le quotidien socialiste russe sous le nom de Goloss, personne ne s’imaginait alors qu’il fêterait le Nouvel An pour la deuxième fois.
La guerre éclata de façon inattendue (après de longues… attentes), avec elle se déclencha la crise catastrophique du Socialisme; tout ce qui était stable balançait et, au beau milieu de cette instabilité, se maintint un petit journal russe fondé par un petit groupe d’émigrés russes sans argent et coupés de tout lien avec la patrie, et cela aux heures les plus critiques de la vie de Paris. Le journal tenait le coup. Par quels hasards ? Nous-mêmes nous nous demandons si ce n’est pas une énigme. Le journal se trouvait au bord de la faillite et… survivait.
Le journal attaquait la guerre et, avant tout, la soumission des socialistes au militarisme. Les « esprits sains », c’est-à-dire les philistins, ceux qui ramènent l’Histoire à une question de comptabilité, avaient devant eux le plus bel exemple de « l’irréalité » de notre position. D’un côté, vous aviez un État puissant qui enfournait des milliards et des milliards dans la gueule béante du militarisme, avec la participation de tous les partis et la pathétique approbation des plus hautes autorités socialistes. Vous aviez, d’autre part, une petite bande – avec une caisse de quelque dix francs – publiant pour un public d’émigrés nécessiteux. Les uns disaient : « Le journal ne pourra pas tenir. » Les autres renchérissaient : « Quelle signification peut avoir, à présent, un journal d’émigrés ? » Mais le journal tenait ! Il devint un secteur indispensable de la vie intellectuelle dans l’emprise sans cesse croissante du Socialisme international.[1]
La République nous opposa sa censure. On voulait arriver à nous faire penser et rédiger comme L’Humanité Alors que le « Kaiser » était la préoccupation de toute la presse, la censure républicaine nous imposa le choix suivant au sujet des « cousins » de l’empereur – comme quand il s’agit de défunts : ou l’on se tait, où l’on parle bien d’eux. Nous prîmes le premier parti.
Il nous était interdit d’irriter les ministres français et les gouverneurs russes. Mieux encore : la censure prit le Parti socialiste sous son aile et nous défendit de parler de la trivialité intellectuelle du Socialisme que proclame Renaudel. Nous ne pouvions reproduire les discours des députés sociaux-démocrates de la Douma, pendant des semaines nous n’osâmes pas imprimer le nom de Zimmerwald, et actuellement nous n’avons pas le droit de publier les résolutions des groupes de notre parti au-delà des frontières. Le journal paraissait souvent avec toute une série de lignes blanches – et que le lecteur me croit ! – les passages qui ressortaient blancs des laboratoires de la censure, n’étaient pas les plus mauvais !
Dans tous les cas où naissait un doute, la censure tranchait en notre défaveur; à quoi bon faire des cérémonies avec un journal d’émigrés et… en russe par-dessus le marché !
S’ajoutait à cela une persécution ouverte ou larvée de la part des sociaux-patriotes. Fatigués de leur long isolement, de larges cercles de l’Intelligentsia russe recoururent à la guerre comme un moyen favorable pour passer d’une rive à l’autre. La haine des transfuges vis-à-vis de Naché Slovo était d’autant plus forte (plus venimeuse) que le journal leur rappelait la profondeur de leur abaissement. Il n’y avait pas d’insinuation à laquelle ne recourait leur impuissance intellectuelle. A certains moments, de véritables nuées de calomnies entouraient notre publication et les noms de nos amis.
Nous devons ajouter, enfin, que tous nos collaborateurs du premier jour ne nous suivirent pas jusqu’à la fin. La guerre s’éternisait, « désenchantant » certains sociaux-patriotes, mais provoquant une crise dans le Socialisme, fatiguant et épouvantant certains Internationalistes. La lutte prit le caractère d’un siège de longue durée. Sur les deux fronts ennemis, certains éléments étaient enclins aux pourparlers, au rapprochement. L’intransigeance de Naché Slovo ne pouvait paraître que gênante et dangereuse à ces semi-camarades. S’il y a bien une guerre qu’il faut mener jusqu’au bout, c’est celle avec les falsificateurs nationalistes du Socialisme. Si une « paix pourrie » est dangereuse et mortelle, il en est de même pour nous, par rapport à ce Socialisme qui a capitulé si honteusement devant les gouvernements impérialistes.
Nous nous souhaitons, ainsi qu’à nos amis, l’intransigeance révolutionnaire au seuil de cette année qui sera pour nous l’année de la continuation de la lutte. Nous ne nous berçons d’aucune illusion devant la gravité des problèmes à résoudre. Mais nous savons qu’à l’expiration d’une année, l’ennemi est plus faible, et nous, plus forts. Cela est assez pour justifier et renforcer notre optimisme révolutionnaire.
Bonne Année, Amis lecteurs, et en Avant !
- ↑ Le journal s’est maintenu : les Internationalistes français ont indiqué, dans leur exposé à Zimmerwald, l’importance de Naché Slovo dans l’établissement des liens idéologiques avec les internationalistes des autres pays. Racovsky déclara que Goloss et Naché Slovo – aux côtés de Avanti et de Berner Tagwacht – avaient joué un rôle immense dans l’élaboration de l’internationalisme chez les partis balkaniques. Le Parti italien connaissait Naché Slovo grâce à de nombreuses traductions d’Angélica Balabanova. Plus souvent, cependant les deux journaux russes étaient cités par la presse allemande. Les falsificateurs bourgeois et sociaux-patriotes usaient des articles de notre journal pour accuser le Tsarisme et la République française : pour l’opposition allemande, l’organe de l’internationalisme était un frère d’armes. Le fait que Naché Slovo paraît non dans un pays neutre, mais sur un territoire « allié », qu’il soit soumis à la censure et combatte le socialisme « officiel », a pour l’opposition antiimpérialiste une grande signification.