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Special pages :
Ruines (1914)
| Auteur·e(s) | Rosa Luxemburg |
|---|---|
| Écriture | 30 octobre 1914 |
Référence 582 p. 893 de JP Nettl dans sa biographie : La Vie et l'oeuvre de Rosa Luxemburg, le titre en français étant repris de cette référence.
Sozialdemokratische Korrespondenz, no 112, 30 octobre 1914
Traduction de l’allemand et notes par Ulysse Lojkine et Alice Vincent.
Partout sur de vastes étendues de terre et sur les mers, le train dévastateur de la guerre mondiale actuelle ne laisse pour l’instant derrière lui rien d’autre que des ruines[1]. Ruines de villes et de villages, de forteresses, de pièces d’artillerie et d’armes brisées, ruines d’énormes cuirassés et de petits torpilleurs. Et parmi elles, des ruines de bonheur humain brisé. Des hécatombes de corps humains déchiquetés, mêlés à la charogne horrible de chevaux, de chiens sans vie et de bétail mort de faim, carbonisé. Les guerres s’étendent comme un fil sanglant à travers toute l’histoire millénaire de la société de classes. Tant qu’il y a propriété privée, exploitation, richesse et pauvreté, les guerres sont inévitables et chaque guerre répand autour d’elle la mort et la pestilence, la destruction et la misère. La guerre mondiale actuelle surpasse pourtant tout ce qui a précédé par ses dimensions, sa violence et ses profondes répercussions. Jamais tant de peuples, de pays, de parties du monde n’avaient été encerclés en même temps par les flammes de la guerre, jamais de si puissants moyens techniques n’avaient été déployés au service de la destruction, jamais de si riches trésors de la culture matérielle n’avaient été exposés à la tempête infernale. Dans l’ouragan mondial actuel, le capitalisme moderne hurle son chant de triomphe[2] satanique : en quelques décennies, lui seul pouvait amonceler d’étincelantes richesses et les resplendissantes œuvres de la culture, pour les transformer ensuite en quelques mois par les moyens les plus raffinés en un champ de ruines. Lui seul a réussi à faire de l’homme le prince des terres, des mers et des airs, un demi-dieu rieur et maître de tous les éléments, pour le laisser ensuite crever misérablement comme un mendiant sous les ruines de sa propre splendeur, dans les tourments qu’il a lui-même créés. Les criantes contradictions internes de ce système social, sa force vibrante et renversante, les violentes fluctuations de son rythme ne se sont jamais fait sentir si distinctement et si vivement que dans cette guerre mondiale – la plus grande œuvre de destruction du capitalisme depuis deux siècles.
Mais chaque guerre ne détruit pas les seuls biens corporels ni le seul patrimoine matériel. Elle attaque en même temps sans respect les idées traditionnelles. Les vieux sanctuaires, les institutions vénérées, les formules répétées avec crédulité sont implacablement balayés vers le même tas de décombres où reposent les restes de canons, d’armes et de sacs criblés de balles, avec les autres débris de la guerre. À cet égard également, la guerre actuelle surpasse toutes celles qui l’ont précédée par son caractère impitoyable et la violence de ses effets.
Durant des décennies, dans le semblant de paix qui a suivi la guerre franco-prussienne, les peuples européens étaient élevés dans certaines idées, habitués à des représentations déterminées. À l’« équilibre européen »[3]correspondait un équilibre entre les idées en vigueur du bien et du mal, du permis et du proscrit, du méritoire et du honteux. Et ce système d’idées était familier à chaque citoyen depuis sa plus tendre enfance, il lui était inculqué sans cesse à l’école, dans la presse bourgeoise et au Parlement. À ce système appartenait par exemple la représentation selon laquelle d’indéfectibles liens d’amitié faisaient de tous les souverains régnants une grande famille aux intérêts solidaires, ainsi que celle du caractère inviolable du droit des peuples, des traités internationaux et des alliances diplomatiques. Voilà que la guerre sévit quelques semaines et tout part en lambeaux lamentablement. Le « Crucifiez-le ! » s’est brusquement substitué à l’« Hosanna »[4]. Les journaux bourgeois montrent noir sur blanc que la « perfide Albion »[5] est le pire des scélérats, ils révèlent les abominations du régime du tsar en Russie et ils apportent de réjouissantes nouvelles du soulèvement naissant dans les colonies anglaises et françaises[6]. Un appel aux Juifs russes leur promet dans le jargon juif l’émancipation et les droits de l’homme au nom des États-majors « des deux grandes armées »[7]. Dans le territoire polonais occupé par l’armée allemande[8], on diffuse une petite brochure en langue polonaise qui met crûment sous les yeux du peuple, avec des illustrations, les atrocités du régime russe. Au milieu de la couverture en couleurs de cette brochure, on peut voir la mère de Dieu, que le petit peuple, c’est bien connu, vénère comme la « reine de Pologne »[9], au-dessus à droite l’image du pape et à gauche celle de l’empereur Guillaume[10]. Nos amis comme nos ennemis d’aujourd’hui ne sont pas du tout ceux d’hier et le bien et le mal qui avaient cours officiellement dans la société ont échangé leurs places à plusieurs reprises.
Par conséquent, l’aspect du monde après la guerre sera changé de fond en comble. Bien sûr, des mains infatigables chercheront à relever les ruines. Mais il est plus aisé de réparer la destruction matérielle que morale. On peut remplacer des canons brisés par de meilleurs canons, on ne peut pas recoller des conceptions déchirées et des croyances anéanties. C’est pourquoi, dans tous les pays, les travailleurs et les travailleuses socialistes doivent veiller à ne pas laisser leurs idéaux sacrés tomber en ruine parmi les ruines de la société bourgeoise. Ils doivent rester fidèles et préserver dans leur cœur les anciens préceptes et l’ancienne foi comme la seule chose qui doive être sauvegardée. Les idées socialistes ont déjà souffert assez gravement dans la tempête de la guerre. Désormais, pour le prolétaire éclairé, lui qui est tout de même la base de la société, c’est le mot du poète[11] qui a cours :
Nous emportons
Les ruines dans le néant,
Et pleurons
Sur la beauté perdue.
Le plus grand
Des enfants de la terre
Le plus somptueux
Relève-le,
Reconstruis-le dans ton cœur ![12]
- ↑ « Trümmer », Sozialdemokratische Korrespondenz, no 112, 30 octobre 1914 (reproduit dans Luxemburg, 1974, p. 9-11). Cet article n’est pas signé. D’après le professeur Rudolf Lindau, l’un des fondateurs du KPD, Rosa Luxemburg en est l’auteur. La Sozialdemokratische Korrespondenz [Correspondance sociale-démocrate] est un journal créé et édité par Luxemburg, Mehring et Marchlewski paraissant trois fois par semaine à partir du 27 décembre 1913. Tirée en un très petit nombre d’exemplaires, elle est avant tout destinée à diffuser des articles auprès des rédactions des différents journaux sociaux-démocrates pour qu’ils y soient reproduits. Luxemburg, Mehring et Marchlewski cherchent par là à diffuser des idées qui ne sont plus les bienvenues dans les colonnes de la Leipziger Volkszeitung (Nettl, 1972, p. 459-450).
- ↑ Luxemburg utilise ici le mot Triumphlied, titre d’une œuvre patriotique de Brahms célébrant la victoire allemande dans la guerre franco-prussienne de 1870.
- ↑ Depuis le xvie siècle, l’expression renvoie à l’idée selon laquelle, au sein de l’Europe, aucune nation ne doit prendre l’ascendant sur les autres
- ↑ Rosa Luxemburg compare ici le revirement de la presse bourgeoise en faveur de la guerre au changement d’attitude du peuple juif vis-à-vis de Jésus lors de son arrivée à Jérusalem (Évangile selon saint Jean, 12, 9-19 et 19, 6-19).
- ↑ « Perfide Albion » est une expression d’origine française désignant l’Angleterre, couramment employée par la propagande allemande au moment de la Première Guerre mondiale.
- ↑ Rosa Luxemburg souligne ici les contradictions de la presse bourgeoise qui a soutenu l’action coloniale allemande mais se réjouit des soulèvements dans les colonies anglaises et françaises.
- ↑ En yiddish dans le texte original.
- ↑ Régions à l’ouest de Varsovie.
- ↑ Le 1er avril 1656, le roi de Pologne Jean II Casimir Vasa proclame la Vierge Marie « reine de Pologne » pour la remercier de sa protection contre l’invasion suédoise de 1655.
- ↑ Cette association est étonnante à au moins deux titres : d’abord en raison des tensions passées entre la papauté et l’Empire allemand, mais aussi en raison des prises de position du pape de l’époque, Benoît XV, en faveur de la paix.
- ↑ Johann Wolfgang von Goethe, Faust. Eine Tragödie [Faust. Une tragédie]
- ↑ Nous utilisons ici, en la modifiant légèrement, la traduction de Gérard de Nerval (Goethe, 1877, p. 71).