Chroniques (juin 1936 - décembre 1936)

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Retour à l’Occident[modifier le wikicode]

12-13 juin 1936

Les hasards d’une destinée d’écrivain militant m’ont amené à séjourner assez longtemps en URSS, aux portes de l’Asie, avant de retrouver l’Occident. Rien ne montre mieux quelles profondes différences existent dans la mesure de l’homme, du temps, de la vie même entre ces deux mondes qu’un brusque passage de l’un à l’autre. Et pourtant, il suffit de cinq ou six jours de chemin de fer, d’un ou deux jours d’avion pour franchir la distance du Turkestan à Paris ; des relations d’interdépendance ou, mieux, d’interpénétrations, se sont ainsi instituées et qui prêtent d’autant plus à la méditation que le cœur de l’Asie centrale est aujourd’hui terre soviétique.

L’homme vit dans le temps et l’espace qui le dominent mais qu’il apprend à maîtriser par la technique. Mais ni le temps ni l’espace ne sont les mêmes pour l’homme là-bas et ici. Première observation : les distances entre les centres, villes et parfois villages, sont telles qu’un voyage d’un jour ou de vingt-quatre heures est considéré comme très court ; quand il y a des déserts à traverser une distance moindre peut offrir de plus grandes difficultés. À vingt-quatre heures de chemin de fer ou de route, des villes sont considérées comme voisines. Elles constellent sur la carte de vastes étendues de steppes ou de sables. Contraste saisissant avec le monde occidental où les foyers de civilisation, cités industrielles, ports, cités universitaires sont, de règle, à moins d’une heure de voyage l’un de l’autre. Les heures du charretier kirghiz cheminant par les steppes de l’Oural ont une signification tout autre que celles du chauffeur conduisant entre Anvers et Bruxelles : à ces deux mesures immensément différentes du temps correspondent deux natures psychologiques, deux degrés de civilisation.

Le vide des heures déprécie la vie comme le vide de l’étendue déprécie la terre ; l’un et l’autre expriment une production indigente, demeurée aux stades primitifs. Si l’on songe, en outre, que les plaines infinies n’offrent à l’homme ni refuge naturel ni simples moyens de défense, on découvre un des secrets de l’histoire de ces pays, toujours ouverts à l’invasion, où la résistance du plus faible au plus fort semble condamnée par avance. On comprend que le despotisme y fut de tout temps la loi : on aperçoit la source du fatalisme et de l’infinie patience des peuples.

Peu à peu, en approchant de Moscou, puis entre Moscou et la Vistule, les villes deviennent de plus en plus fréquentes sur le parcours de l’express. Depuis longtemps le désert s’est changé en steppe, la steppe défrichée est devenue la plaine fertile. On voit de ses yeux la Russie faire la transition entre la vieille Asie aux espaces incléments et l’Europe occidentale, de civilisation ancienne et dense, hautement industrialisée depuis cent ans. La vraie frontière de cet Occident passe un peu à l’est de Varsovie. Elle apparaît en toutes choses, en tout visage, dans la qualité des vêtements, dans les toits de tuile qui succèdent aux toits de chaume, dans la propreté méticuleuse des bourgs ; on la devine dans les inflexions plus douces et plus nuancées des voix. On saisit d’emblée la nécessité d’une industrialisation en quelque sorte héroïque pour amoindrir en URSS l’écart entre l’Orient et l’Occident ; mais on est en même temps frappé de l’ampleur de la tâche commencée et de l’ampleur, autrement vaste, de celle qui reste à accomplir, surtout du point de vue de la transformation de l’homme et de sa condition. Lénine dut y penser souvent qui répéta avec tant d’insistance que « l’honneur difficile de commencer la transformation socialiste de la société échoit au peuple le plus arriéré, le moins préparé… » – et que si, ailleurs, cette transformation serait sans doute beaucoup plus difficile à commencer, elle serait d’autant plus facile à continuer…

France, Belgique, cœur de l’Occident. Revenant de si loin comment n’être pas frappé de la maturité de ces pays pour le socialisme ? Une sorte de socialisme diffus y pénètre l’atmosphère même, qu’il s’agisse des rapports entre les hommes, fondés sur des notions de droit, très nettes, du système si ramifié, si riche, de la répartition des produits, du perfectionnement des services publics, des bases matérielles, en un mot de la vie humaine. L’observateur sortant de la révolution russe – c’est-à-dire d’une transformation sociale poursuivie dans les conditions les plus défavorables au sein d’une Europe très proche, par ses antécédents historiques et sa condition géographique, de l’Asie –, cet observateur, même tenant compte de la puissance arrogante du capitalisme et des dangers de réaction qu’elle couve, se sent disposé à l’optimisme.

Une très grande partie de l’œuvre qu’on a dû faire là-bas après la révolution est faite, ici, dans tous les domaines et il me semble même que des progrès appréciables aient été réalisés depuis la guerre. J’avais connu les quartiers ouvriers de Liège et de Bruxelles avant la guerre, je les retrouve assainis. Telles impasses où gîtaient des misères séculaires ont disparu. Ce n’est peut-être pas énorme, mais ce n’est pas insignifiant.

À ces raisons d’optimisme, fondées sur des impressions d’ensemble tout extérieures, la réflexion en ajoute d’autres, confirmées par des événements récents. La classe ouvrière d’Occident sort manifestement de la longue période de dépression qui s’ouvrit pour elle, au lendemain de la guerre et des troubles de l’après-guerre. N’était-elle pas la classe la plus saignée, la plus atteinte dans sa chair même ? Pour qu’elle redevînt forte et prît une nette conscience de sa force, il lui fallait, de toute évidence, une longue récupération des forces physiologiques. Il fallait que le temps comblât les vides, cicatrisât les plaies, raffermît les esprits et les caractères touchés par une terrible usure. Dix-huit années se sont écoulées depuis l’armistice, peu s’en faut. La classe ouvrière d’Occident arrive à l’orée d’une époque de lutte et de travaux dans laquelle elle se montrera sans doute autrement puissante et capable qu’elle ne l’était naguère encore, avant d’entrer en convalescence.

Retour à la puissance[modifier le wikicode]

20-21 juin 1936

Les économistes savent que la production mondiale obéit à un rythme qui fait alterner les périodes d’essor et les périodes de crise : de là la théorie des crises cycliques. Les physiologistes savent que la vie humaine parcourt aussi des cycles de développement, d’ailleurs beaucoup plus complexes. Il semble tout à fait raisonnable d’admettre que la vie sociale dans son ensemble obéisse à des lois sur lesquelles des facteurs aussi primordiaux que ceux de la biologie exercent une influence parfois dominante. N’est-il pas évident que des peuples épuisés par une longue guerre ont besoin de repos, de paix, en un mot d’une assez longue période de récupération des forces pour redevenir entreprenants ? On voit après toutes les guerres se produire des détentes, des dépressions, des convulsions sociales qui dénotent bien un affaissement de ce que nous appellerons le tonus vital. Jusqu’ici d’ailleurs la plupart des mouvements révolutionnaires tentés par la classe ouvrière à l’issue de grandes guerres ont abouti à des réactions. La révolution russe semble faire exception à cette règle, mais il convient de tenir compte des particularités de développement propres à la Russie, vaste pays paysan encore soumis en 1917 à un absolutisme antérieur à l’évolution capitaliste.

Ce sont là de grands sujets et il peut paraître singulier que les grèves magnifiquement victorieuses qui viennent de se terminer en France y fassent songer[1]. C’est pourtant devant elles que je me suis mis à considérer des dates lointaines, si claires dans leur signification historique que les raisons de confiance que nous y trouvons ne semblent guère prêter à contestation. Réfléchissons un moment à l’histoire de la France de 1789, c’est-à-dire depuis le début de la Révolution française, à nos jours. Nous y voyons, comme sur une feuille de température, croître et décroître successivement l’activité des masses populaires, les grands événements sociaux survenant à des intervalles d’une vingtaine d’années. Vingt ans pourquoi ? Mais parce qu’il faut, quand une génération a fourni son effort, qu’une autre monte. Un effort, dans l’histoire, cela représente toujours des sacrifices, du sang versé, des illusions perdues, des conquêtes chèrement payées ; les peuples après l’avoir fourni ont besoin de repos comme quiconque a travaillé, sa journée faite.

Le tiers état, pour lequel peine obscurément le quatrième état de la misère, – gens de la glèbe et petits artisans –, monte en 1789 à l’assaut du pouvoir. La lutte dure environ dix ans, jusqu’à l’aube du siècle nouveau. Thermidor, le Consulat, le Directoire, l’Empire assurent le triomphe de la révolution bourgeoise par vingt années de stabilité intérieure, de 1795 à 1815. Les guerres de l’Empire saignent les classes laborieuses et enrichissent les nouveaux parvenus ; quand ceux-ci, las du régime napoléonien, se sentent assez forts pour intervenir, l’Empire tombe. Nous sommes en 1815. La Restauration dure paisiblement quinze ans, le temps pour une nouvelle génération d’entrer en scène, le temps pour le peuple de panser ses plaies après « l’épopée ». Charles X s’aperçoit tout à coup, en juillet 1830, qu’il y a quelque chose de changé. Il monte précipitamment en voiture et les banquiers doivent déjà se donner quelque mal pour escamoter la république. De la révolution de juillet 1830 et du soulèvement des canuts lyonnais en 1831[2] à la révolution de 1848, dix-huit années s’écoulent pendant lesquelles une classe nouvelle a pris conscience d’elle-même. Les prolétaires renversent la monarchie de Juillet, la revendication socialiste est pour la première fois affirmée dans l’histoire ; mais le quatrième état est encore trop inexpérimenté pour vaincre, il faut le génie d’un Marx pour discerner dès alors sa puissance et son avenir (encore, ce génie de Marx les contemporains le méconnaissent-ils). Un Bonaparte s’installe pour dix-huit ans (1852-1870). La guerre qu’il a voulue, car pas un bouton de guêtre ne lui manquait pour la promenade militaire de Berlin, le mène à Sedan et révèle, par la Commune, que le prolétariat, saigné en 1848 au faubourg Saint-Antoine, est redevenu quelqu’un. Sans doute, la défaite de la Commune lui coûte-t-elle cher, mais on a beau le massacrer dans les casernes, au Père-Lachaise, à Satory[3], on a beau déporter les rescapés des fusillades, il demeure la classe la plus nombreuse, essentielle dans la production, et le temps fait son œuvre. Une vingtaine d’années plus tard, c’est lui qui, pendant l’hystérie du boulangisme et les orages de l’affaire Dreyfus, empêche la conquête de la IIIe République par les classes réactionnaires. Encore vingt années, relativement paisibles cette fois, car le capitalisme est en plein essor dans le monde, et l’organisation de la classe ouvrière française qui marque presque simultanément deux grandes dates : la constitution du parti socialiste unifié (1905) et l’apparition de la puissance syndicaliste, avec une cgt soudainement redoutable.

Ainsi, de vingt en vingt années, pendant un siècle, les masses populaires et le prolétariat français avancent, tombant pour se relever, transformant à la longue, pour plus tard, les défaites les plus douloureuses en gages de victoire… Non, l’histoire, pour qui la considère sous cet angle, n’est pas un stérile roman où les généraux gagnent des batailles. La simple lecture de ces dates nous éclaire sur notre temps. Je lis dans une publication syndicaliste française qu’« il faut remonter à l’action du 1er mai 1906 pour les huit heures pour trouver presque l’équivalent » des grandes grèves spontanées qui viennent de conférer en France, à la victoire électorale du Front populaire, un caractère tellement significatif[4]… C’est que les vides causés dans les rangs du prolétariat par la guerre vont être comblés : le temps a fait son œuvre en dix-huit années, le géant sort de sa torpeur. Tenons compte des années creuses, c’est-à-dire des années où les jeunes gens nés entre 1914 et 1918 atteignent l’âge du service militaire ; ces classes, moins nombreuses que celles de l’après-guerre, ne sauraient avoir la pleine vigueur de celles qui les précèdent et les suivent. Mais les années creuses seront terminées en 1937-1938.

Les considérations sont valables pour toute l’Europe belligérante de naguère. Une confirmation latérale leur vient du fait que dans toute l’Europe non belligérante – pays scandinaves, Espagne – la classe ouvrière occupe déjà des positions avancées. Les beaux jours de la réaction finissent. M. de La Rocque* ne sera pas dictateur. Et les dictateurs en place vont devoir jeter du lest – tout au moins. Les années qui viennent seront pleines de luttes, sans doute, mais à travers ces luttes la puissance ouvrière ne pourra que se déployer de plus en plus largement. Nous verrons de grandes choses.

L’Amer[modifier le wikicode]

27-28 juin 1936

J’entre, à Uccle, dans une maison amie et j’apprends que Gorki n’est plus[5]. Il fait très calme, deux fillettes jouent dans le jardin. Une grande vie pleine d’élans et de chutes vient de finir. Il y a deux mois, à Moscou, on me le disait à bout de forces, usant un dernier lambeau de poumon, déprimé par l’approche de la fin. Il aimait avidement la vie, il a dû la voir s’écarter de lui avec une tristesse dure, pleine de révolte et d’amertume. Gorki, l’Amer[6]. Deux mois de lutte sans espoir contre la fin, la fin amère. Sans doute s’acharnait-il encore à travailler, travailler. Il aura travaillé jusqu’aux jours de l’angoisse.

Boulanger, aide-maçon, débardeur, trimardeur, vagabond – quelle enfance, quelle jeunesse rude, mais pleine, mais vécue âprement ! Vers onze ans, a-t-il noté, il rêvait déjà d’écrire et il écrivait quelque chose comme ceci : « Il fait triste, je voudrais abîmer la figure à quelqu’un. » Son instinct le situait, comme vous voyez, très loin des moralistes classiques d’Occident, MM. Chamfort ou de la Rochefoucauld. Pas de sang bleu dans les veines, mais du sang très rouge, du sang plébéien. Une façon de mordre à l’existence comme à un fruit mûr, de juger les hommes sans indulgence, d’aller brutalement, sensuellement, au fond de leur vilénie et tout à coup d’y découvrir quelque chose de lumineux, pas grand-chose, assez toutefois pour s’exclamer : Nom d’un chien, c’est quand même beau d’être un homme ! Il eut vite le grand succès, fut célèbre à trente ans, reçu en égal par les autres grands Russes, Tolstoï, Tchekhov, Andreïev*, Kouprine*… Déjà tuberculeux, condamné à passer toute sa vie en tête-à-tête avec cette mort aux aguets, toujours proche, que l’on fuit patiemment dans les pays de soleil. Cela lui valut de connaître l’Italie, après la Crimée où finissait, du même mal, un autre géant, le plus subtil et le plus profond des psychologues russes depuis Dostoïevski, Anton Tchekhov.

Il connut naturellement la prison à l’époque de la première révolution russe (1905)[7]. La protestation des intellectuels d’Occident l’en tira. Les libres États-Unis d’Amérique le refoulèrent. Les milliardaires craignaient l’Amer. Les années passaient, marquées par des œuvres denses qui restent, qui resteront : Foma Gordéev, Les Trois, Dans les bas-fonds, Les Vagabonds,enfin La Mère [8], cette simple épopée ouvrière où le vieux motif russe de la résurrection morale anime la pensée socialiste. Quelque part à Capri, Maxime Gorki jouait aux échecs avec le leader, fort peu connu, d’un groupe social-démocrate russe, Lénine. La grande révolution venue, le romancier et le politique se retrouvèrent – amis – face à face – adversaires – au service de la même cause, devant un autre échiquier. L’un prenait le pouvoir, l’autre dirigeait un quotidien, Novaïa Jizn (La Vie Nouvelle)[9].

L’Amer alla loin dans le sarcasme, l’ironie, l’invective contre Lénine et Trotski. Laissons ces pages courageuses et désolantes. De la révolution faisant sa trouée à travers les misères sans nom et sans fond de la guerre, Gorki voyait surtout le chaos, l’inhumanité. Il souffrait, sa foi en l’homme défaillait. Et jamais il n’avait bien compris certaines choses, plus poète que militant. « Pourvu, disait de lui Lénine, qu’il ne fasse pas de politique ! » Il se rallia un peu plus tard, pas complètement, en bougonnant. C’est alors que je le connus, en des journées assez terribles.

Grand, maigre, un peu voûté, toussotant, le torse moulé dans un chandail gris, des épaules un peu raides, un visage osseux, terreux, heurté de paysan russe – comme Tolstoï – à la moustache en forte brosse, les cheveux drus –, et cet extraordinaire regard indifférent ou soucieux en général, qui tout à coup s’éclairait, tout en lueurs d’acier ou de glacier – du bleu, du gris, du froid, une intelligence éblouie, éblouissante, étonnamment nette. Je le voyais dans son cabinet du Kronverski Prospect[10]. Derrière lui des livres en toutes langues qu’il aimait à manier, à se faire expliquer, ne lisant lui-même que le russe. (Ce désir d’embrasser l’univers ! Je me souviens qu’à cette époque l’un de ses adjectifs favoris était : planétaire…) Sur la table une potiche chinoise. On voyait par la fenêtre un vaste boulevard blanc de neige où des gamins patinaient entre les rails du tram. Des gens – affamés – passaient, tirant après eux des sacs, parfois un cercueil, sur de petits traîneaux. Les plus maigres soldats du monde, vêtus de longues capotes couleur de terre, cheminaient dans la blancheur boréale. Je sortais de là avec ce sentiment presque indéfinissable que l’on éprouve au contact des hommes authentiquement grands. De l’homme, il connaissait tout, suivait tout, pénétrait tout. Les sales coins de la bête humaine lui étaient familiers, mais avec quel art il dépistait aussi la passion, la sagesse, la raison, la grandeur cachées ! Et l’on venait à lui de tous les horizons. Il me parla d’une délégation de prostituées qu’il avait reçue. Elles entendaient s’organiser, défendre leurs droits. L’Amer n’en souriait pas, ne sachant pas dédaigner les victimes. Le plus clair de son temps s’en allait en démarches pour des intellectuels hostiles ou réactionnaires malmenés par la révolution. Il en sauva beaucoup. Il fonda une Maison des Savants, des éditions, des revues, nous aida à fonder le musée de la révolution. En somme, dans ce naufrage d’une société, Maxime Gorki avait trouvé sa tâche et c’était de sauver, pour plus tard, quelques hommes, quelques éléments de l’ancienne culture. Son action de sauveteur il la poursuivit inlassablement, jusqu’à des temps meilleurs, l’ouragan passé. Il dut éprouver à ce moment une singulière fatigue. Lénine qu’il avait harcelé de ses interventions et qui l’aimait lui conseilla de partir, pour faire durer ses poumons et retrouver, sous le ciel méditerranéen, un peu de sérénité.

Un profond changement s’était accompli en lui au cours des huit ou neuf dernières années, depuis son ralliement total au régime post-révolutionnaire. Je me sens trop loin de lui dans cette phase de sa destinée pour en parler avec équité. Nul écrivain, de notre temps, ne connut pareille apothéose. L’Italie a fait D’Annunzio* prince de Monte-Nevoso, lui a donné une garde d’honneur, des canons, une canonnière de Fiume… L’URSS a fait plus pour l’Amer. La vieille ville de Nijni-Novgorod, dans laquelle il passa son adolescence, a été débaptisée pour recevoir son nom. Ses œuvres ont été tirées à des millions d’exemplaires. Ses portraits sont allés dans les moindres recoins de l’Europe et de l’Asie soviétique. Ses contes ont été traduits en vingt langues pour être imprimés jusques en des caractères inventés d’hier. Seul, absolument seul, il a pu disposer, pour parler au pays et au monde, de toute la presse soviétique. Le contempteur de 1917-1918 était d’ailleurs devenu un propagandiste passionné. L’hérétique de toujours approuvait tout, condamnait toute réserve, toute critique, toute dissidence, quelle qu’elle fût, d’où qu’elle vînt. Il finissait sa vie dans une sorte de rêve éveillé.

Je l’aperçus pour la dernière fois il y a quelques années, à Moscou, dans la rue Gorki. Une auto l’emportait. J’eus été effrayé de sa maigreur, de son teint gris, de ce masque émacié, dur et tendu, s’il ne m’avait paru si plein de signification. Le visage de l’Amer exprimait je ne sais quel dessèchement intérieur, une foi désespérément volontaire, une force presque élémentaire née de la douleur…

Souvenirs (inédit)[modifier le wikicode]

8 juillet 1936

On parlait des agents-provocateurs. Il y en avait, il y en avait ! Des milliers de dossiers déchiffrés, des milliers à déchiffrer. On arrêtait chaque mois, dans les organisations du nouveau pouvoir, de ces hommes qui, toute leur vie avaient trahi. On découvrait aussi, camouflés en petites gens, parfois en ouvriers, d’anciens fonctionnaires de la police politique du tsar. Ce soir-là, nous discutions de la création d’un musée qui s’attacherait à conserver pour l’avenir les documents et les reliques de la révolution. – « Ah, dit quelqu’un, celui-là, cet ancien sous-chef des services secrets, en voilà une vieille canaille qui connaît des choses, des choses… On le fusillera probablement et il ne l’a pas volé. Dommage tout de même qu’il ne nous ait pas vidé son sac… »

Alexis Maximovitch – L’Amer, en russe Gorki – s’anima tout à coup :

« Je pense depuis longtemps que ces hommes-là on devrait les garder. Songez que personne mieux qu’eux ne connaît l’infamie des meilleurs. Ce n’est pas si simple, un agent-provocateur. C’est parfois un misérable révolutionnaire, traqué, lâche, qui souffre et souffre… Tenez, j’ai reçu de l’un d’entre eux une lettre singulière. Il m’écrit qu’il savait bien que sa sale petite trahison n’empêchait pas la victoire du socialisme, et qu’il se méprisait et qu’il militait pourtant sincèrement… Hein ? Ce que c’est noir et trouble, l’âme humaine…

» Je pense qu’on pourrait les laisser vivre, réduits qu’ils sont à l’impuissance de nuire. Il faudrait les faire parler, les étudier à fond. L’expérience qu’ils ont de leur propre vilénie et de celle d’autrui, comment la connaîtrions-nous sans eux ? »

Personne ne répondit à l’Amer que l’heure n’était pas d’une enquête aussi approfondie sur la vilénie humaine, que trop d’ennemis nous environnaient sans ceux-là qui nous avaient déjà coûté assez cher. L’Amer haussa lui-même les épaules, avec une sorte de sourire grincheux, peut-être ironique, peut-être plus triste qu’ironique. Il sentait bien que personne, même dans ce paisible conseil, ne lui eut concédé – pour la science – la clémence envers les pères, à l’heure du plus grand péril…

Le chef d’un service du Soviet de Petrograd, dont dépendait la milice criminelle, venait de nous informer de la capture d’une blonde Maroussia de quatorze ou quinze ans, plusieurs fois évadée des Maisons d’Enfants, chef de bande réputée – chef d’une bande de petits gars de son âge – coupable de plusieurs assassinats…

Seuls au logis, les enfants ouvraient sans peine à la gentille Maroussia qui savait leur parler ; et elle portait dans sa petite robe un grand rasoir. La milice criminelle connaissait bien sa marque, – un coup sûr, direct, porté par surprise, d’une petite main infaillible. — Que faire de tels enfants ? On hésitait (on ne consentit jamais en ce temps-là à les traiter en assassins). L’Amer dit :

« Elle tue, elle ne sait pas ce que c’est que tuer. Elle ne peut pas encore avoir une notion bien claire de la mort. J’ai vu des gamins revenir chantants et sautillants d’un lynchage d’officiers après une bataille de rues. Ils chantaient comme ça : “On l’a noyé, noyé, noyé…” Au fond, ils ne savaient pas ce que c’est qu’un noyé.

» Beaucoup d’hommes même ne savent pas ce qu’ils font quand ils commettent un crime, s’étonnent plus tard de l’avoir commis, ne conviennent jamais devant eux-mêmes qu’ils sont des criminels. Maroussia est douée pour l’aventure, habile, forte, entraîneuse. Si on pouvait la prendre entre des mains vigoureuses, lui apprendre à chercher l’aventure pour le salut des hommes, l’envoyer quelque part dans notre Nord où la vie est si blanche, si rude, où il faut dans la dure lutte pour la vie tenir ferme les uns pour les autres, dans l’équipe, je suis sûr qu’elle serait tout de suite quelqu’un… »

Les dépêches annoncèrent une révolution pacifique à Budapest. La bourgeoisie abandonnait le pouvoir. Des socialistes et des communistes négociaient en prison la formation d’un ministère, puis passaient directement, pilotés par le comte Karolyi*, de leurs cellules aux palais du gouvernement. Tout allait très bien, paisiblement, (cela devait finir par les pendaisons, la terreur blanche, la régence de l’amiral Horty, le martyre des juifs et des prolétaires). Nous étions, un camarade de là-bas et moi-même, inquiets d’un trop beau commencement, trop beau pour être vrai. Mais l’Amer s’enthousiasma :

« Ce n’est plus, là-bas, notre vieille Russie anarchique et barbare. L’Occident nous donne enfin l’exemple d’une révolution sans effusion de sang, sans violences superflues. La bourgeoisie fait l’économie d’une résistance, preuve d’intelligence plus que de générosité. Elle a tout à y gagner. Classe cultivée, elle fournira des cadres à la société nouvelle. Quand elle verra que tout marche, et qu’elle y est elle-même pour quelque chose, et que l’on n’a pas besoin pour être un homme utile, fièrement un homme, d’avoir des liasses d’actions dans un coffre-fort, combien notre tâche deviendra plus facile ! L’incapacité de se représenter autre chose que ce qui est, la peur panique d’un adversaire qu’elle ne connaît pas, voilà ce qui la rend féroce dans la guerre des classes, plus peut-être que l’attachement à la richesse. Il faut que les hommes apprennent par expérience que l’on peut vivre grandement, richement, sans richesses à soi. Alors les riches comprendront que leurs millions ne valent pas d’être défendus… »

Il se trompait fort sur les magnats de Hongrie et leur caste militaire. Tout n’était pas erreur cependant dans son erreur, les révolutions de l’avenir le montreront peut-être.

Ces souvenirs datent aujourd’hui de dix-sept ans.

L’Indéfendable[modifier le wikicode]

11-12 juillet 1936

Il n’y a pas si longtemps de cela – un quart de siècle à peine –, la science officielle vivait, en matière d’économie et d’histoire, sur des dogmes qu’il faut bien appeler par leur nom, des dogmes bourgeois. On qualifiait volontiers le socialisme de généreuse utopie ; il était entendu, aux yeux des sociologues, que la nature humaine exigeait, imposait, impliquait en définitive, le respect de la propriété privée. Si, au cours de convulsions sociales, les classes barbares s’y attaquaient, elles menaçaient la civilisation même. De Taine* et Herbert Spencer* à Wilfredo Pareto*, la science universitaire prodiguait ces affirmations utiles au maintien du vieil ordre. L’esprit libéral et clairvoyant d’un Charles Gide* n’osait ni les réfuter ni sérieusement les mettre en doute. Le recul du temps ne nous permet-il pas de porter aujourd’hui un jugement sur ces dogmes dont il reste si peu de chose ? Ils exprimaient sans doute, sous un de ses aspects intellectuels les plus élevés, le sentiment de confiance en lui-même et de sécurité du capitalisme en train d’achever la conquête du monde. Les classes montantes, comparables en cela à l’homme jeune debout sur le seuil de sa vie, se sentent riches d’avenir ; leur réalité présente leur paraît éternelle.

Toute une philosophie rattachait le système capitaliste aux lois naturelles. Et, sans doute, n’était-elle pas sans avantages précieux, puisqu’elle mettait les défenseurs du régime d’accord avec la nature même des choses. L’homme a besoin de cette bonne conscience-là, surtout quand, à l’égard de son prochain, il se comporte d’une façon que nulle morale ne saurait justifier. La morale ne pouvait condamner les classes riches, responsables en apparence de la misère et de l’exploitation des classes pauvres, puisqu’elles accomplissaient l’inéluctable loi naturelle – et elle se bornait à leur recommander la charité…

Survint la guerre, puis la révolution, victorieuse en Russie, au prix de souffrances incommensurables, vaincue ou avortée ailleurs… On n’a pas assez remarqué que la guerre fut aussi, par elle-même, une sorte de révolution, moindre que celle des travailleurs socialistes, mais profonde aussi et grosse de conséquences. L’économie libérale y succomba définitivement. Les puissances belligérantes bouleversèrent toutes les notions juridiques des rapports entre l’État et la propriété quand elles durent instituer des régimes dirigés ; au demeurant, si l’humble et méthodique tuerie des tranchées faisait chaque jour une ample consommation de vies humaines, si le prix de la vie tombait à zéro dans les plus vastes charniers de l’histoire, quel prix accorder encore aux grands principes, quel prix à la propriété ? La guerre, en gaspillant le travail, en anéantissant les richesses, en dépréciant l’homme, ouvrit une crise de conscience. Ceux qui, faute de savoir ou de vouloir penser, ne remontaient pas aux causes ne pouvaient pas demeurer aveugles devant les effets. Ce fut le début d’une grande transformation des idées et des mentalités, ralentie et entravée par la fatigue. Les générations qui s’étaient battues rentrèrent à bout de souffle. On leur fit assez de concessions pour raffermir chez elles quelques illusions d’autant plus tenaces qu’elles reposaient sur l’usure intérieure… Ne nous arrêtons pas sur cette histoire récente. Ce qui frappe aujourd’hui l’observateur, c’est un changement sinon total, du moins très prononcé dans l’échelle des valeurs généralement reconnues.

Des chefs d’État aux économistes et à la multitude des idéologues et des sous-idéologues de la presse, presque personne ne prend aujourd’hui, nettement, la défense du principe capitaliste. Ceux-là mêmes qui le défendent en réalité avec le plus d’acharnement, les Mussolini et les Hitler, se flattent tantôt de l’amender, tantôt de le liquider. On ferait de leurs déclarations sur ce sujet une curieuse anthologie. Mussolini, surtout, a été très net, qui a laissé dire par certains de ses biographes attitrés que si, plus tard, après la disparition du Duce, l’État corporatif aboutissait à une forme de socialisme, peut-être ne serait-ce encore que la réalisation des vœux du chef… Que penser d’un principe, d’un régime que l’on ne peut plus maintenir qu’en le reniant sinon que la conscience de ses propres bénéficiaires le condamne ?

Au cours des grandes grèves spontanées qui viennent d’attester le réveil de la classe ouvrière après dix ans et plus de pénible dépression, l’occasion eût été tout indiquée de poser en droit, du côté du patronat, la question du caractère sacré de la propriété privée. Plus fort que le vieux droit, le bon sens empêcha les intéressés de commettre cette inutile sottise. Un droit nouveau s’est brusquement affirmé pour lequel le travail et le travailleur l’emportent. La facilité avec laquelle furent votées en France les lois consacrant la victoire ouvrière[11] ne saurait s’expliquer, de la part de l’opposition réactionnaire, par des considérations de tactique électorale ; elle témoigne tout au moins d’une velléité d’abdication. Les représentants et les défenseurs du capital ont senti leur cause indéfendable. Que faire en pareil cas, sinon céder sur des points secondaires, même très importants en eux-mêmes, pour garder le principal ?

Ouvrez les livres, les revues, les rapports des instituts scientifiques : il n’est question que de réformes de structure, de solutions « révolutionnaires », d’économie dirigée, de corporatisme… Que de terribles résistances à l’indispensable transformation de la société se dissimulent dans ces recherches, on s’en doute bien. Ce qui nous importe aujourd’hui, c’est de constater un besoin de changement né de l’impossibilité d’une défense sur les positions d’hier. Dans l’esprit même de ses tenants les plus avantagés, le capitalisme d’avant la guerre, d’avant la crise, d’avant la révolution, générateur de guerres, de crises et de révolutions, n’est plus défendable. Il a trop mauvaise conscience depuis vingt-cinq ans…

L’Ancien Régime absolutiste et féodal avait cette mauvaise conscience quelque temps avant 1789. On voyait des aristocrates, profiteurs de tous les abus, se complaire aux boutades de Diderot, collectionner les œuvres de M. de Voltaire, verser des larmes émues en lisant Jean-Jacques… alors comme aujourd’hui on découvrait tout à coup l’homme, ses besoins, sa souffrance, l’homme du commun, le grand oublié des sociétés stables et solides qui le font trimer, vivre et se battre à leur gré. D’obscurs mouvements de masses germaient cependant du côté du faubourg Saint-Antoine…

Le passé de l’Espagne (inédit)[modifier le wikicode]

25-26 juillet 1936

Le peuple espagnol vit de grandes journées en ce moment et il semble bien que ceux qui ont levé la main sur lui vont apprendre qu’à notre époque de pareils attentats se paient cher. Ce n’est pas au moment où la classe ouvrière signifie si puissamment son réveil dans les pays voisins que l’Occident pourrait être assombri par une victoire de coup d’État militaire, – une sorte de 2 décembre ibérique sans légende napoléonienne. Les généraux marocains se sont trompés d’époque. Ou la panique leur a fait perdre le sens politique. Tant pis pour eux, et songeons un moment aux destinées du peuple espagnol.

Il n’en est pas en Europe de plus jeune et de plus civilisé au sens historique du mot.

L’Espagne fut la première grande puissance moderne. Par la découverte et la facile conquête des Amériques, elle eut au xvie siècle l’Empire le plus vaste. Le soleil ne se couchait jamais sur ses possessions. L’or du nouveau monde, drainé par les conquistadors, affluait sur ses caravelles vers la vieille Europe où il venait enrichir les premières banques.

L’Espagne ne devint pas cependant la première puissance capitaliste. Sa noblesse ne sut que conquérir et dépenser.

Beaucoup plus tard seulement, au xviiie siècle, au Paraguay, ses jésuites devaient installer une vaste exploitation coloniale qui fait penser au capitalisme d’État. L’enrichissement trop facile et l’éclat d’une civilisation exclusivement aristocratique, plus assoiffée de jouissances que soucieuse de produire firent aux travailleurs une condition assez particulière ; peut-être furent-ils un peu moins exploités qu’ailleurs, quelques reflets de la culture raffinée des maîtres parvinrent jusqu’à eux, mais l’agriculture demeura très primitive – jusqu’à nos jours, – l’irrigation fut négligée, l’artisanat végéta plusieurs siècles sur ses traditions du Moyen Âge. Le midi de l’Espagne rétrogradait nettement par rapport à la brillante civilisation arabe, fondée sur une agriculture prospère. À ces divers facteurs s’ajouta l’influence de l’Église. L’histoire véritable de l’Espagne commence par des guerres de religion qui sont en réalité des guerres nationales. La lutte pour la terre entre les Maures et les Espagnols avait revêtu la forme d’un conflit de deux fanatismes, le chrétien et le musulman. Le plus ardent l’emporta ; il allait marquer d’une ineffaçable empreinte toute la vie spirituelle du pays, y être à la fois un élément de passion brûlante et une cause d’appauvrissement intellectuel. On ne brûle pas en vain des milliers d’hérétiques ; la pensée apprend à se cacher, si bien qu’à la fin les hommes désapprennent prudemment de penser. Or l’Église n’était pas seulement l’Inquisition, elle constituait aussi une vaste entreprise de domination économique. Ses propriétés furent longtemps de véritables exploitations agricoles modèles ; l’étendue de ses domaines ajouta à sa puissance spirituelle une puissance politique qui n’est pas encore détruite. Quand nous lisons dans des télégrammes d’agence qu’un couvent a brûlé en Catalogne ou en Andalousie, souvenons-nous que le couvent, depuis des siècles, n’est plus pour l’homme du peuple la maison des croyants et de Dieu : c’est bien davantage la grande entreprise féodale et patronale à laquelle plusieurs générations d’exploités ont donné leur peine.

La décadence de l’Empire espagnol commença tôt. Les pays de civilisation bourgeoise, où le capitalisme naissant reposait sur des industries et des échanges commerciaux mieux organisés, secouèrent le joug espagnol, évincèrent sur les mers du globe les flottes du Roi Très Catholique ; les révolutions américaine et française finirent par lui faire perdre ses colonies du nouveau monde – et l’Espagne de Charles-Quint redevint une petite puissance européenne, arriérée au double point de vue de la production et du rayonnement intellectuel. Pays neuf, en somme, malgré sa grandeur passée ; peuple neuf puisqu’il entre dans le xixe siècle sans avoir guère été touché par l’opulence et la corruption de ses maîtres ; et préservé des idées occidentales par un régime théocratique. En ce sens il y a eu jusqu’ici bien des similitudes entre les destinées du peuple russe et celles du peuple espagnol.

La révolution de 1876, au cours de laquelle la classe ouvrière s’avère déjà la principale force motrice des évènements – avec l’armée qui est encore la plus forte – tente de faire entrer ce vieux royaume décadent, féodal et théocratique, dans une voie de développement capitaliste analogue à celle des pays avancés. Elle échoue, mais elle montre, au lendemain de la défaite de la Commune de Paris et de la dislocation de la Ière Internationale, quel potentiel révolutionnaire est celui des ouvriers et des artisans de la péninsule. Une commune insurrectionnelle a tenu plusieurs mois à Carthagène[12].

La monarchie des Bourbons restaurée va laisser l’économie dans le marasme, maintenir jusqu’en 1931 la propriété domaniale des grands seigneurs incapables d’exploiter leurs terres, contenir péniblement les aspirations de la bourgeoisie industrielle, devenue forte en Catalogne et aux Asturies, mater plus péniblement encore la révolte ouvrière qui couve sans cesse. On torture des prisonniers politiques à Montjuich, on fusille après le soulèvement barcelonais de 1909, le fondateur des écoles modernes, Francisco Ferrer. Deux partis, conservateur et libéral, également monarchiques, alternent au pouvoir, de plus en plus impuissants ; et le voyageur qui visite Madrid et Barcelone en revient avec l’impression singulière d’un régime que personne ne désire plus défendre, d’une armée antimilitariste (les soldats, bien entendu), d’un peuple ouvrier étonnant de jeunesse morale, d’entrain à vivre, capable des plus beaux dévouements, pénétré d’un esprit de révolte et de solidarité sans égal, – et, en bien des endroits, surtout dans les campagnes, d’une misère désespérée, désespérante, croupissant à l’ombre des monastères…

À partir de la guerre, l’Espagne arrive à un tournant. De 1914 à 1919-1920 ses industries se développent prodigieusement ; elles travaillent pour les Alliés, le pays est en quelque sorte devenu une vaste usine auxiliaire des usines françaises et anglaises. Un pactole s’y déverse, le prolétariat se sent devenir une force au sein du régime qui se survit d’année en année en suspendant périodiquement les garanties constitutionnelles. Le Treizième Alphonse est bien, ici-bas, depuis que Nicolas Romanov a disparu, le prince le moins sûr de sa vie et de son trône. En 1917-1918 la révolution russe, tout à ses débuts, suscite en Catalogne de tels échos que les syndicalistes barcelonais tentent de prendre le pouvoir[13].

Un peu plus tard, le terrorisme anarchiste aboutit à un désastre. Primo de Rivera, marquis d’Ertella, fait alors son coup de force (1923). Ce sera le dictateur ridicule, obèse, prolixe et incapable, dont la mission véritable semble être de préparer la chute de la monarchie. Le jour où il tombe, ayant réussi à mécontenter jusqu’à la haute bourgeoisie industrielle, jusqu’aux chefs de l’armée, jusqu’au clergé, des gens bien habillés font la queue devant les permanences de son parti national pour exiger leur désaffiliation immédiate…

Alphonse XIII tente, après la dictature, l’expérience démocratique, mais les élections municipales de 1931 donnent une si enthousiaste majorité aux partis républicains à peine sortis de l’illégalité, qu’il fait sagement de s’embarquer pour l’étranger. Ce qui finit à ce moment ne saurait renaître. C’est un régime d’incompétence, de privilèges surannés, de corruption bureaucratique, militaire et dynastique qui a tout entravé depuis un demi-siècle, à seule fin de se maintenir. Tout est à faire au moment où naît la IIe République espagnole. Résoudre la question agraire qui s’exprime en ces termes : des millions de paysans voués au dénuement, de vastes domaines seigneuriaux en friche ou dépourvus d’irrigation ; la question ouvrière posée par un million de prolétaires avancés, socialistes et syndicalistes qui, sans avoir été atteints dans leur chair et leur vitalité par les hécatombes de la guerre, ont senti se tremper sous la dictature leur volonté de transformation sociale ; le problème de l’État, en proie à des nuées de parasites ; le problème de l’armée dont l’esprit de caste demeure un dangereux facteur de contre-révolution ; le problème des mouvements régionaux, surtout grave en Catalogne ; le problème financier… Et s’il est quelque chose de certain c’est que les solutions ne sont pas à rechercher dans des retours vers le passé, fut-ce au prix du sang. Qu’on ne saurait les attendre des profiteurs du passé, quelle que soit leur décision à se battre contre les masses populaires. La succession d’Espagne est ouverte aux classes laborieuses qui jamais encore, dans l’histoire du pays, n’eurent l’occasion de donner la mesure de leurs capacités. Leur heure est enfin venue. L’Occident semble près de s’enrichir d’une Espagne nouvelle.

Données sur L’Espagne (inédit)[modifier le wikicode]

1-2 août 1936

On ne peut rien comprendre d’un pays où se joue la tragédie de la guerre civile, sans connaître au moins dans ses grands traits sa situation économique. Voici :

En dix ans, l’Espagne a vu décroître sa production de minerai de fer de 56 % (4.612.000 tonnes en 1924 et deux millions de tonnes en 1934). En 1934, 1 500 mineurs de Biscaye avaient du travail sur 6 500. 10 000 métallurgistes sur 29 000 étaient chômeurs.

L’Espagne qui, en 1913, produisait 9 000 000 de tonnes de charbon, n’en produit plus en 1934 que 5 800 000 t. ; par contre, elle importe du charbon étranger (780 000 t. en 1934).

Possédant autant de minerais que l’Italie, sa production de l’acier s’élève à peine au tiers de celle de ce pays.

Son réseau ferré est un des plus indigents et des plus coûteux de l’Europe, car il a été construit par la monarchie pour ses besoins de conservation sociale, sans grand souci des intérêts véritables du pays. Toutes les voies convergent vers Madrid, centre bureaucratique, tandis que les régions agricoles ou minières sont faiblement desservies. Le transport des marchandises par la voie ferrée est 3,5 fois plus cher qu’en France.

Il va de soi que, dans ces conditions onéreuses d’exportation, la construction de nouvelles voies indispensables apparaît aux compagnies comme une entreprise par trop risquée…

De 1924 à 1934, les dépenses de l’État ont passé de 2 milliards 941 millions de pesetas à 4 milliards 477 millions. Le déficit a passé de 164 millions en 1924 à 594 millions en 1934. La dictature de MM. Primo de Rivera et Calvo Sotelo* porta en quelques années la dette publique de 13 milliards de pesetas à 20 milliards. (De 1930 à 1934 l’augmentation de la dette ne fut par contre que de 1 milliard 680 millions.) Les dictatures coûtent cher.

Alors que les grands pays que l’on peut considérer comme étant à la tête des nations civilisées dépensent plus pour leurs œuvres sociales que pour le militarisme et la répression (l’Angleterre, les États-Unis, la Suède, le Danemark, la Belgique, d’après les chiffres de la Fédération Syndicale Internationale, dépensent deux à trois fois plus pour leurs œuvres d’intérêt général que pour l’armée et la police), en Espagne, comme dans les pays fascistes, la proportion des dépenses est inverse. En 1934, la République espagnole consacrait 963 millions de pesetas à son armée, à sa marine, à sa police, et 745 millions à l’enseignement, l’hygiène, la prévoyance sociale, etc.

Le salaire moyen d’un journalier agricole andalou s’élève à 3 pesetas par jour, alors que le budget minimum de sa famille atteint 4,55 pesetas. Déficit net : 1,55 pesetas. Donc : sous-alimentation et misère en travaillant. (Le salaire ouvrier est proportionnellement plus élevé, mais on tiendra compte du chômage.)

Que voici des chiffres affligeants ! Cherchons-en d’autres, pour ne point trop broyer du noir. Vite, la note optimiste. Il n’est pas possible que tout aille si mal dans la Péninsule. Il y a tout de même des gens heureux, il doit y en avoir !

Mais oui. Ce sont, par exemple, les actionnaires de la Banque d’Espagne. Sans doute le taux de l’escompte de cette banque atteint pratiquement 8 % (6 % d’escompte formel, plus le timbre et la taxe) alors qu’il n’est en Angleterre, au même moment, que de 2 %, mais cela n’empêche pas la banque de réaliser, en 1933, dernier chiffre que j’ai sous la main, 115 millions de pesetas de bénéfices : « En 1931-1933, avec un capital réel de 150 millions de pesetas, la Banque d’Espagne réalise 366 millions de bénéfices », écrit mon vieux camarade Joaquín Maurín*, député ouvrier de Barcelone. « L’année de grande crise, 1934, fut splendide pour la banque qui répartit un bénéfice de 130 %… ». Bref : industrie rachitique et parasitaire, transports parasitaires et arriérés, banque parasitaire faisant de fort beaux bénéfices…

Et une armée hypertrophiée, profondément réactionnaire dans ses cadres, une armée dans laquelle les officiers de carrière sont plus nombreux que nulle part ailleurs, attachée en la personne de ses chefs au régime de la propriété foncière et de l’État bureaucratique, légué par la monarchie. La caste militaire directement menacée par la réforme agraire et par la réforme de l’État. En face, une classe ouvrière énergique, appuyée par les cultivateurs et par la partie la plus éclairée des classes moyennes des villes, venant mettre de l’ordre dans la vieille maison vétuste et délabrée…

Sur la proportion des forces sociales en présence, le député du centre – et plutôt du centre-droit – Miguel Maura*, disait au lendemain de l’insurrection des Asturies (octobre 1934), au chef des droites, Gil Robles* :

« Savez-vous, Monsieur, quelle est la composition du corps social aujourd’hui comme il y a un an, comme il y a dix-huit mois ? La Direction Générale de la Sûreté a dressé récemment une statistique extrêmement curieuse des forces respectives des organisations ouvrières et des partis de droite. Cette statistique, arrêtée aux premiers mois de 1934, nous donne les chiffres suivants : socialistes, 1 444 474 affiliés cotisants ; syndicalistes, 1 577 547 ; communistes, 133 266. Forces de droite, cotisants ou non, parce que à droite tout le monde est loin de payer des cotisations, 549 000 personnes. »

Ainsi :

3.155.287 travailleurs organisés contre 549.946 membres des organisations de droite à tendances fascistes.

« Si les forces ouvrières, aujourd’hui désunies, s’unissent, que deviendrons-nous, señor Gil Robles ? » demandait Miguel Maura.

Il est vrai que les groupements de droite peuvent compter sur l’armée ou, plus exactement, sur les généraux et les officiers de carrière ; et aussi sur les mercenaires bons à tout faire de la Légion étrangère. Faire poignarder la classe ouvrière par la Légion étrangère, c’est sur cette fière idée-là que les généraux ont fini par jouer leur va-tout.

En revanche, le Front populaire peut compter sur l’appui des masses laborieuses inorganisées, dont l’esprit de solidarité et la combativité ne sont pas à mettre en doute ; à l’armée, sur les soldats originaires des régions industrielles et des provinces où le mouvement agraire a revêtu une forme nette ; et même sur certains éléments bourgeois qui n’entendent pas lier leur sort à la réaction, comprenant peut-être mieux que les autres quel peut être l’enjeu véritable d’une guerre civile dans laquelle toutes les chances semblent bien être du coté des masses.

L’Esprit européen (inédit)[modifier le wikicode]

8-9 août 1936

Les Nouvelles Littéraires ayant eu la bonne idée de demander à des intellectuels de différents pays du monde s’il existe bien, à leur avis, un esprit européen, ont reçu nombre de réponses intéressantes. J’en ai quelques-unes sous les yeux.

M. Norman Angell*, grand pacifiste anglais, estime que « nul homme ne peut à coup sûr dire si un esprit européen existe ou non, ou bien encore à quel degré il peut exister »… Pour mon camarade de Moscou, Boris Pilniak, « la notion d’esprit européen est abstraite et n’a jamais eu de contenu réel ». Heinrich Mann, romancier exilé d’Allemagne, estime que « l’esprit européen est en formation… » Pour Stefan Zweig, « l’esprit européen est encore à l’état latent ». Pour Salvador de Madariaga, romancier et politique espagnol, « l’esprit européen existe, caractérisé par la prépondérance de l’intelligence et de la volonté ». Si M. Salvador de Madariaga est en ce moment à Madrid, il lui suffit, je suppose, d’ouvrir la fenêtre pour voir des hommes d’intelligence et de volonté défendre leur pain, leur vie, l’avenir du monde et par surcroît l’esprit européen… Et nous voici au cœur du problème.

À parcourir ces réponses, on est surpris d’y voir négliger les plus importantes données réelles. L’Europe n’est plus une notion géographique : la civilisation européenne s’est étendue aux deux Amériques, à l’Australie, à diverses régions de l’Asie et s’impose sous la forme d’une domination coloniale, à l’Afrique. San Francisco, Chicago, Buenos-Aires, Melbourne, sont des villes tout aussi européennes que Copenhague, Berlin, Anvers. Un seul régime de la production et partout une seule condition humaine, dont les variations, pour importantes qu’elles soient, sont infiniment moins profondes que l’unité. Les subtilités les plus justes sur le tempérament national, l’esprit latin, germanique, slave, anglo-saxon, américain du Nord ou du Sud ne sauraient prévaloir contre des vérités aussi premières que celles-ci : la condition du chômeur français ressemble bien davantage à celle du chômeur new-yorkais qu’à celle du rentier, du bourgeois, du millionnaire parisien ; il y a plusieurs conditions humaines, assez indépendantes des frontières d’états et même des limites continentales.

L’univers européen, c’est la civilisation qui, continuant les sociétés méditerranéennes – la Grèce et Rome – traversa la grande révolution chrétienne, vit naître au xvie siècle, par suite de circonstances qui jusqu’alors ne s’étaient pas présentées au cours des millénaires, les premiers germes d’un système de la production fondé sur les échanges commerciaux, l’accumulation des capitaux, la technique industrielle (le tout reposant sur l’exploitation du travail salarié) et parvint, par la révolution industrielle du xixe siècle, à maîtriser la nature comme jamais elle ne l’avait été auparavant. On voit que cette civilisation, dont l’Europe fut le berceau, ne peut être appelée dans l’histoire que d’un seul nom : la civilisation capitaliste. Elle subit en ce moment une crise qui n’est pas près de finir et dont les hésitations de pensée de ses intellectuels ne sont qu’une manifestation très superficielle, beaucoup moins importante probablement que les combats qui se livrent aujourd’hui aux environs de Saragosse.

Si nous nous demandons quelles ont été, à travers les siècles, les expressions spirituelles de la civilisation européenne, nous en apercevons trois : le christianisme, la révolution française, le socialisme. Le christianisme recueille et transforme l’héritage de la société antique en décomposition ; il fait l’unité de l’Europe barbare, féodale, puis monarchique. La révolution de 1789-1793 annonce l’avènement de la bourgeoisie, la future unité capitaliste. Le socialisme parait quand la révolution industrielle, rendue possible par la conquête du pouvoir par le Tiers-État, donne naissance à une classe nouvelle, appelée à prendre la succession du régime, puisqu’elle ne peut ni renoncer à se libérer ni se libérer sans libérer tous les hommes. Marx fait la synthèse de la révolution spirituelle en Allemagne, de la révolution industrielle en Angleterre, de la révolution politique en France, c’est-à-dire de toute l’expérience européenne de son temps. L’esprit européen, c’est aujourd’hui l’esprit socialiste et seul il semble pouvoir sauver c’est-à-dire tirer du désordre et des sanglantes aventures l’immense acquis matériel et moral compromis par les contradictions intérieures d’un système de propriété et de production entré en conflit avec lui-même.

Par sa technique, par ses communications, par ses échanges, par l’universalité de ses besoins, par le type même des hommes qu’elle oppose les uns aux autres, la société moderne tend à constituer une vaste unité au sein de laquelle se referait à son tour, par la disparition des classes antagonistes, l’unité humaine – sociale, intellectuelle et morale – à laquelle ont aspiré toutes les religions. Trop d’adversaires habiles à exploiter la sottise nous surveillent pour qu’il ne soit pas nécessaire d’ajouter que l’unité n’est point l’uniformité ; qu’elle a au contraire besoin d’être vivifiée et enrichie par la variété. Les différences de races, de pays, de formation historique n’acquièrent aujourd’hui une gravité contre-nature que du fait des intérêts économiques qui les exploitent. (Que l’on veuille bien réfléchir un moment à ces réalités : le sentiment national, l’amour du pays, et à ce qu’en font des généraux patriotes qui se déclarent prêts à exterminer la moitié de la population en faisant appel aux interventions étrangères…). L’esprit européen n’est plus dans cet ensemble médiéval et byzantin d’États armés, prêts à se mitrailler, ces systèmes autarchiques dressés les uns contre les autres, étouffant tous et s’étouffant les uns les autres, ce nœud d’intrigues, ces entreprises d’assassinats sans cesse tramés contre les peuples.

Tout ceci appartient aux âges antérieurs, à la barbarie. L’homme d’aujourd’hui le pressent à certaines heures avec une puissante netteté quand il voit son destin se jouer sur des cartes imprévues.

Si beaucoup d’intellectuels, trop attachés à la bourgeoisie (trop attachée elle-même au passé) ne savent plus où repérer l’esprit européen, c’est que cet esprit s’est réfugié dans la pauvreté, le travail, la dure peine de vivre, l’humble effort quotidien de préparation à l’avenir, – et aussi l’âpre combat pour le droit de vivre et la transformation du monde : chez les travailleurs.

Destin de l’Occident[modifier le wikicode]

16 août 1936

Les armées qui firent la grande guerre de 1914-1918 étaient en majorité formées de travailleurs. Il n’est certainement pas exagéré de dire que les pays belligérants – France, Angleterre, Belgique, Italie, Allemagne, Autriche, Rou­manie, Russie – perdirent, dans les hécatombes, sept à huit millions d’ouvriers et de paysans, soit la population totale d’une Belgique ! Il faut se souvenir de ce chiffre terrible pour mieux comprendre l’histoire de l’après-guerre et les événements auxquels nous assistons aujourd’hui. Si des formes peu variées de réaction fasciste ont pu l’emporter dans plusieurs pays d’Europe, en Hongrie, en Italie, en Allemagne, c’est, de toute évidence, en très grande partie par suite de l’affaiblissement des classes laborieuses, atteintes dans leurs ressources vitales, par l’usure de la guerre. À cette usure n’échappaient point les survivants, et elle se traduisit chez eux par des sursauts de mécontentement, suivis de résignation, et par un profond déséquilibre moral. Les historiens futurs s’étonneront de la bizarrerie, plus encore que de l’indigence, des idéologies que l’on a vu s’imposer à des foules dans les vingt dernières années, à une époque où l’esprit scientifique enrichi des conquêtes ininterrompues du xixe et du début du xxe siècle semblait devoir pénétrer la mentalité générale. Nous avons connu, en Allemagne, le succès du pessimisme de Spengler*, auteur d’un système cyclique de l’histoire destiné à expliquer, sinon justifier, la décadence de l’Occident, à l’évidente intention d’une Allemagne impérialiste vaincue et humiliée. Nous avons vu se déchaîner au pays de Goethe la plus insane épidémie d’antisémitisme. Nous avons vu devenir officielle la théorie naïvement antiscientifique des races pures et de l’aryanisme. (Il suffit pour la réfuter pratiquement de rappeler que l’un des peuples les plus énergiques du globe est précisément celui qui ne peut à vrai dire se réclamer d’aucune race européenne, ayant le mieux mêlé dans son creuset toutes les vieilles nations pour se donner un type sinon nouveau, du moins puissamment renouvelé : le peuple des États-Unis.) Le culte des chefs – Duce, Führer, Ghazi*, le « Chef génial » en Russie – nous a fait rétrograder dans l’idolâtrie des dictateurs, à des siècles en arrière, au-delà des monarchies absolues, cela à une époque où le rôle de l’individu dans l’histoire peut enfin être apprécié à sa juste valeur, en fonction des déterminantes économiques et collectives de la vie sociale. Des régimes d’autorité se sont affirmés, niant à la face du monde les droits essentiels de l’homme moderne : le droit à la pensée, à la parole, à la dignité personnelle. Et ce ne sont point là grues métaphysiques, mais réalités fort concrètes pour tout travailleur, réalités auxquelles l’on en oppose d’autres qui sont les barbelés des camps de concentration, les rocs brûlés des îles Lipari[14], les barreaux de cellule, la torche jetée parmi les livres, le pilon pour les œuvres non-conformistes…

Autant de signes certains d’un obscurcissement de la conscience sociale, telle qu’elle avait fini par se préciser à la veille du 2 août 1914, dans une civilisation qui semblait promise à un bel avenir. Nous venons d’en indiquer l’une des causes : l’amoindrissement physique des classes laborieuses, les plus intéressées au progrès, parce que tout progrès réel de la technique et de l’organisation sociale se traduit pour elles par un accroissement de bien-être et de liberté. Mais il est une cause seconde, dérivée, non moins importante : l’intérêt des minorités réactionnaires menacé par les contradictions du régime économique. Toutes les formes rétrogrades de la pensée, des mœurs, de l’État sont au service exclusif de minorités privilégiées qui ont à défendre précisément des avantages devenus indéfendables. Les fascismes emportent sur des classes ouvrières épuisées de faciles triomphes pour maintenir, au profit des classes riches, l’édifice capitaliste lézardé de toutes parts. Ils ne peuvent même le maintenir en réalité qu’en le condamnant en principe : Mussolini s’est flatté de substituer l’intérêt national à l’intérêt capitaliste ; Hitler, avant de se mettre au service de la haute métallurgie, fit maintes professions de foi anticapitalistes.

Mais le temps a fait son œuvre et le temps travaille pour le nombre. Le temps panse les plaies, multiplie les globules rouges dans les veines des masses anémiées, fait justice des doctrines non viables qui ne peuvent s’appuyer que sur la force ; qui ne durent, en d’autres termes, que grâce au bâillon. Il ne fallait pas être grand clerc pour prévoir qu’une vingtaine d’années après la guerre les classes laborieuses entreraient en convalescence. Il ne faut pas être grand clerc pour annoncer qu’à la convalescence succédera dans peu d’années, quatre, cinq ou six ans probablement, une phase de puissance, d’activité, de redressement spirituel, d’initiatives transformatrices (si la guerre n’interrompt pas auparavant la récupération des forces). Le réveil des travailleurs français après le coup d’État manqué du 6 février 1934[15] fut déjà significatif ; les grandes grèves de France et de Belgique ont accentué l’impression d’un relèvement du mouvement ouvrier dont les conséquences ne sont pas encore calculables[16].

Les dirigeants de la contre-révolution européenne le savent aussi bien que nous. Ils ont compris la portée des événements du début de 1936. Et, ne ménageant rien ni personne – car le sang et les ruines ne leur coûtent guère –, ils ont pris l’offensive en Espagne. La sédition militaire des Franco, Mola*, Queipo de Llano*, Goded semble bien avoir été préparée avec des appuis sérieux à l’étranger. Le jour même où l’Italie démentait l’envoi d’avions au Maroc, plusieurs avions italiens tombaient en Algérie[17]. D’Allemagne, d’Italie, du Portugal, les volontaires, les instructeurs, le matériel de guerre, les avions arrivent chaque jour aux fascistes d’Espagne. Si les généraux, délaissant momentanément tout autre objectif stratégique, concentrent leurs efforts sur la région frontière du Portugal, c’est pour plus librement se ravitailler grâce à la complicité nullement dissimulée du dictateur Salazar*. Plus encore que pour des raisons de politique étrangère (l’encerclement de la France), pour des raisons de politique sociale ou plus exactement de guerre des classes, l’Espagne est aujourd’hui aux yeux des stratèges du fascisme la position décisive qu’il faut conquérir à tout prix. C’est, du fait de la puissance des travailleurs, le point vulnérable de la réaction en Occident, le pays où la dictature militaire a déjà connu une faillite retentissante avec Primo de Rivera*, le pays qui a chassé les Bourbons en pleine crise mondiale, le pays où l’avance de la classe ouvrière menace l’Église dans ses richesses, la féodalité agrarienne dans ses propriétés, les généraux dans leur raison d’être. Par sa situation dans la Méditerranée comme par son voisinage avec la France, la victoire de l’Espagne démocratique – et c’est dire l’Espagne ouvrière – affermirait les démocraties d’Occident, y stimulerait magnifiquement l’initiative ouvrière et signifierait pour le peuple italien un exemple et un espoir. La défaite de l’Espagne des travailleurs briserait par contre l’élan des classes laborieuses convalescentes dans les pays d’Occident. C’est donc bien les destinées de la civilisation occidentale, représentées le mieux par le socialisme international, que défendent aujourd’hui les milices ouvrières de là-bas. Notre sort à tous est en quelque façon lié au leur. Jamais encore la solidarité la plus complète et la plus agissante ne nous fut commandée par des intérêts plus élevés.

Misère d’Unamuno (inédit)[modifier le wikicode]

22-23 août 1936

Miguel de Unamuno, recteur de l’Université de Salamanque, auteur de poèmes, de nouvelles, d’essais et d’un grand livre de philosophie religieuse, Le Sentiment tragique de la Vie, était jusqu’à ces jours derniers une des plus hautes autorités intellectuelles et morales de l’Espagne.

La dictature de Primo de Rivera l’exila en 1922 aux Canaries. Des amis facilitèrent son évasion en canot automobile. Il se réfugia à Paris. On le vit, maigre vieillard au pur visage ascétique et spirituel, dans les cafés littéraires de Montparnasse. Barbusse, plus en quête de noms illustres que de clarté dans les idées, en fit un membre, platonique, il est vrai, du comité de rédaction de Monde. Le mystique Unamuno devint un homme de gauche. La révolution lui décerna à son retour à Salamanque, les honneurs les plus affectueux… Il vient de se rallier formellement aux généraux Franco, Mola, de Llano, aux fusilleurs de Badajoz, qui se sont déclarés prêts à massacrer la moitié de leur peuple pour asservir l’autre, aux patriotes qui couvrent leur patrie de ruines fumantes, aux soldats très catholiques qui entendent la messe avant et après l’égorgement des prisonniers, aux hommes d’autorité qui de leur serment ont fait un guet-apens…

Et je trouve, cité dans un journal, ce mot du vieil Unamuno sur les travailleurs d’Espagne : « Ils brûlent les églises par désespoir de ne croire à rien ! »

Misère des grandes consciences, misère des intellectuels aveuglés par l’esprit de classe ! Faut-il posséder tant de connaissances, avoir passé une longue vie dans le tourment de la pensée pour en arriver là ? Pour être si loin du sentiment tragique de la vie – non de l’homme tout court qui ressemble assez à une abstraction – mais de la vie des travailleurs ? Faut-il être aveuglé par une foi morte à la réalité pour ne pas voir quelle foi vivante anime les masses d’aujourd’hui dans les conflits sociaux où elles défendent toutes leurs raisons de vivre ? Faut-il avoir oublié l’Évangile pour méconnaître à ce point les pauvres, les humbles, les vaincus de toujours enfin redressés, enfin sur le point – peut-être – de changer le sort ?

D’autres poètes, en des circonstances analogues, surent faire preuve de plus d’équité clairvoyante. Je songe au vieux Victor Hugo méditant à la lueur des incendies de Paris, certaines pages de L’Année terrible. Il y avait pourtant, alors comme à présent, d’infâmes légendes plein les journaux. La presse versaillaise inventait les pétroleuses pour justifier les exécutions d’ouvrières. Grand bourgeois perdant tout discernement devant la guerre-civile, Taine disait des communards : « Ces gens-là se sont mis hors de l’humanité… » Le beau monde fêtait M. le marquis de Gallifet auquel l’histoire ne sait exactement combien attribuer de victimes : est-ce vingt, trente ou quarante mille ouvriers français ? On se perd dans ces chiffres, il y a trop de cadavres à dénombrer, vraiment trop. Le seul Vallès, réfugié à Londres, fut fusillé trois fois. Des rigoles de sang descendaient de la cour du Château d’Eau vers les égouts. (On a dû revoir cela il y a quelques jours à Badajoz…) Victor Hugo ajoutait cependant à son œuvre une page sur l’incendie des bibliothèques. Ce sont de riches alexandrins cadencés disant le miracle des livres, rêve, pensée, savoir, acquis des siècles, – des livres qui finiront bien par faire triompher l’homme de la brute… « Et tu brûles tout cela ! » criait le poète à l’insurgé pour que l’insurgé pût répondre :

— Je ne sais pas lire !

En quelques mots, Hugo rétablissait l’équilibre, se haussait au-dessus de l’indignation facile, et de l’hypocrisie des riches qui, maintenant les pauvres dans la barbarie, ont encore le front de leur reprocher d’être des barbares…

Je songe encore à un autre poète, plus chrétien à coup sûr, lui aussi, et mille fois plus humain que l’ascétique Unamuno donnant son nom à la publicité des nettoyeurs des faubourgs de Séville. Alexandre Blok était, quand éclata la révolution russe, le symboliste de La Rose et la Croix. Il assista à l’effondrement d’un monde, il vit le sang sur la neige, la montée des pauvres gens en casquette et cartouchières sur les pardessus, vers les banques, les lupanars, les officines de la presse, les états-majors. Les gardes rouges prenaient les villes, l’une après l’autre. Blok comprit, comme Hugo, qu’il n’est pas de fin sans commencement. Il nous donna Les Douze, ce chef-d’œuvre.

— Ils sont douze gardes rouges cheminant dans la nuit désolée, et ils mêlent dans leurs cœurs toutes les petites laideurs et toutes les grandes attentes de l’homme. Ils laissent derrière eux, sur un trottoir blanc, le corps de Katias, jolie jeune fille qui passait en traîneau, enlacée par un officier. Ils murmurent qu’ils vont incendier le monde. Mais quelqu’un les précède à travers les flocons blancs, quelqu’un d’invulnérable et d’invisible et c’est

Jésus-Christ

couronné de blanches roses.

Cette œuvre, dominant de très haut les formes mêmes de la pensée moderne, rattachait avec raison la révolution socialiste aux aspirations d’une autre révolution, commencée il y a deux mille ans, dans la société antique minée par ses propres contradictions.

Miguel de Unamuno, catholique, ne s’est pas souvenu des origines chrétiennes. Les pierres calcinées des vieilles églises pèsent plus lourd à ses yeux que la vivante souffrance des hommes. Et que la mort des hommes : quinze cents vaincus massacrés à Badajoz, – pensez-y bien, cela clarifie les idées sur les valeurs culturelles. Plaignons la misère et l’aveuglement des intellectuels de ce temps qui, sous l’empire du sentiment bourgeois de la vie, ne savent plus distinguer dans les luttes sociales, le vrai et le faux, ce qui naît et ce qui crève (ce qui crèvera dans le siècle en dépit des dictatures) et le travailleur en état de légitime défense des prétoriens de l’État totalitaire.

Ivan Nikititch[modifier le wikicode]

29-30 août 1936

J’écris le cœur immensément serré, – serré, déchiré, piétiné, comme si, sous de lourdes bottes, on l’avait foulé à plaisir, – devant la tombe fraîche où s’alignent seize têtes trouées : tout un brelan d’agents provocateurs et toute une équipe de vieux révolutionnaires qui furent les compagnons et les amis de Lénine[18]. J’ai connu d’assez près plusieurs des fusillés de Moscou. Leur supplice sera quelque jour mesuré et les hommes s’étonneront qu’on ait pu aller si loin, descendre si bas dans la peur et la haine d’adversaires politiques qui étaient des camarades de la veille. D’entre ces hommes, il en est un que l’on connaît peu en Occident, à cause de sa parfaite modestie, mais qui, pour la génération de la révolution d’Octobre, était à la fois un symbole et un exemple. Entré dans l’histoire avec un héroïsme tranquille, dédaigneux du mot, étranger à toute autre ambition que celle de servir la classe ouvrière : Ivan Nikititch Smirnov*.

Grand, maigre, blond, la tête plutôt petite, des traits fins et comme menus, la moustache négligée, la chevelure courte en brosse molle, le pince-nez un tantinet de travers, un souriant regard gris révélant très vite chez l’homme vieillissant le vieil enfant plein d’illusions sur la vie ; de la bonne humeur, une sorte de gaîté triste dans les mauvais moments, quand il croisait sur ses genoux ses longues mains et regardait dans le vide. Son visage se fripait alors, vieillissait d’un seul coup. Mais Ivan Nikititch secouait la grisaille, redressait un peu les épaules, plantait son doux regard clair dans vos yeux et vous assurait avec une invincible raison que « la révolution est faite de hauts et de bas, bien sûr ; le tout est d’y tenir ; nous tenons depuis assez longtemps, n’est-ce pas ? » Tenir, pour lui, cela voulait dire servir, se donner, à fond, avec un désintéressement total.

Ancien ouvrier, un des fondateurs du parti bolchevique, je ne sais pas exactement les chemins qu’il suivit dans les prisons de l’ancien régime. Quand, en 1918, il fallut improviser une Armée rouge pour faire la guerre civile et résister à l’intervention tchécoslovaque[19], Ivan Nikititch, qui, de sa vie, n’avait tenu une arme, endossa la veste de cuir noir, accrocha à sa ceinture un revolver Nagant et prit avec Trotski le train de Kazan. Les Blancs venaient de prendre cette ville[20], le front était percé, les premières troupes rouges se débandaient devant des corps d’officiers intrépides, la panique se mêlait à la pagaïe, l’on manquait de tout, la République paraissait blessée à mort. Moscou jeta vers cette trouée, cette plaie mortelle au flanc de la révolution, un train de volontaires pris parmi les meilleurs. Ils arrivèrent en pleine déroute, se laissèrent couper la retraite pour bien montrer qu’ils ne reculeraient pas et, dans la petite station de Sviajsk, non loin de Kazan, livrèrent seuls bataille à la troupe de choc de Kappel*. L’état-major rouge, avec ses dactylos, ses plantons, ses cuisiniers, tout son personnel non combattant, tint vingt-quatre heures sous la mitraille. Trotski avait renvoyé la locomotive du train : nous ne repartirons pas, que nul n’en doute. Larissa Reisner*, qui se battait là, elle aussi, éblouissante de grâce et de passion, a laissé de belles pages sur cet épisode. « Ivan Nikititch Smirnov, écrit-elle, était la conscience communiste de Sviajsk. Même parmi les soldats sans parti et les jeunes, sa correction et sa probité absolues l’imposèrent tout de suite… Il ne savait sans doute pas comme on le craignait, comme on avait peur d’être lâche ou faible précisément devant lui, devant cet homme qui n’élevait jamais la voix, qui se bornait à être lui-même. Tranquille et brave…

On sentait qu’il ne défaillirait pas dans les pires minutes. On serait calme, l’esprit clair, soi-même, à côté d’un Smirnov, au pied du mur, interrogé par les Blancs dans la fosse sordide d’une prison. Nous nous le disions tout bas, entassés pêle-mêle sur le plancher, dans ces nuits d’automne déjà froides… » Sviajsk reste dans l’histoire de la République des Soviets une date capitale : c’est là qu’en 1918 la révolution fut sauvée par une poignée d’hommes dont Ivan Nikititch était l’un des guides.

Quand, en 1920, les paysans de Sibérie formés en détachements de partisans eurent rendu la situation intenable à l’amiral Koltchak*, c’est à Ivan Nikititch que Lénine recommanda de confier la tâche de soviétiser et pacifier la Sibérie. Smirnov devint le président du comité révolutionnaire de Sibérie, Smirnov fonda la République d’Extrême-Orient, État tampon provisoire qui permit aux Soviets d’éviter la guerre avec le Japon[21]. Grâce à lui, la soviétisation du Nord de l’Asie, où pourtant les Blancs s’étaient souvent montrés d’une abominable cruauté, se fit presque sans représailles.

À partir de 1923, Ivan Nikititch appartient à l’opposition qui réclame, dans le parti, le droit de pensée et de parole pour les militants, dans le pays l’institution d’une démocratie ouvrière et la lutte contre le pouvoir grandissant, de plus en plus arbitraire, de la bureaucratie. Au moment où son exclusion du parti est prononcée, en 1927, il est commissaire du peuple aux PTT. Exclu, Ivan Nikititch passe son portefeuille au successeur que lui a désigné le parti et se trouve sans un centime. Un employé de la Bourse du travail de Moscou, service d’enregistrement des chômeurs, voit alors se présenter à son guichet un vieil homme à pince-nez, qui se fait connaître comme un bon mécanicien de précision et sollicite du travail dans l’une des usines où, il le sait de source sûre, les ouvriers aussi qualifiés que lui font défaut. L’employé remplit une fiche. « Votre dernier emploi ? demande-t-il au sans-travail. — Commissaire du peuple aux PTT… »

Le Comité central ne permit pas à Ivan Nikititch de reprendre sa place dans le rang, à l’usine. On le déporta dans cette Sibérie qu’il avait contribué à conquérir à la révolution. La déportation signifiait pour lui plus qu’une captivité : l’inaction. Pour redevenir utile, en travaillant, Ivan Nikititch capitula, selon le terme consacré, fit amende honorable devant Staline, abjura – du bout des lèvres, et comment eût-il pu faire autrement ? – sa conviction d’opposant, demanda qu’on lui donnât l’occasion de servir encore la révolution. « Nos désaccords, disait-il dans l’intimité, sont graves et profonds ; mais ce qui importe par-dessus tout, c’est de construire de nouvelles usines et de les faire marcher… » Il obtint la direction des nouvelles fabriques d’automobiles de Nijni-Novgorod. C’est là qu’on vint l’arrêter, en décembre 1932, comme « suspect » d’hérésie. Certes, il pensait, voyait, jugeait, certes, il n’était pas consentant, s’il se taisait. La conscience ne s’abdique pas (on a beau, parfois, lui faire violence…). On a essayé, pour le fusiller, de lui imputer je ne sais quelle responsabilité dans l’assassinat de Kirov*. Mais le jour où tomba Kirov, Nikititch habitait déjà depuis deux ans une cellule de la prison de Souzdal[22] !

Pendant qu’à l’autre bout de l’Europe un général Franco s’acharne à poignarder l’Espagne ouvrière, verser à flots le sang de tels hommes, le sang des fondateurs de l’URSS, quelle étrange, quelle épouvantable aberration.

Explication d’un suicide[modifier le wikicode]

5-6 septembre 1936

On n’avait encore jamais rien vu de semblable dans l’histoire, si longue pourtant et si sanglante, des luttes politiques. Seize hommes, dont une dizaine de vieux révolutionnaires trempés par l’illégalité, l’insurrection, le pouvoir, le danger, l’opposition, avouer avoir voulu la mort du chef de leur parti, renchérir sur l’accusation, se dénoncer les uns les autres avec un zèle sans merci ; se traiter eux-mêmes de misérables et d’assassins – sans d’ailleurs avoir tué ; réclamer pour eux-mêmes la peine de mort, la trouver juste et nécessaire ; et proclamer leur admiration du dictateur qu’ils avaient voulu supprimer, leur dévouement à sa cause, sa victoire, son succès éclatant et bienfaisant. Et fusillés sur son ordre, le lendemain, tous les seize, dans une cave de Moscou, le 25 août 1936. Voilà ce que le monde ne comprend pas.

La plupart de ces hommes avaient donné tout au long d’une vie les preuves d’un dévouement indéfectible à la classe ouvrière. On peut et on doit discuter leurs idées, leurs actes, leur influence, on ne peut pas nier qu’ils aient vécu et qu’ils soient morts pour servir, comme ils l’entendaient, la classe ouvrière. Plusieurs d’entre eux avaient donné sur les champs de bataille de la révolution russe des preuves d’un courage physique égal à leur courage moral de toujours. Je pense à Smirnov, Mratchkovski*, Dreitser*, soldats des jours terribles de l’armée rouge…

Comment, sachant tout cela, s’expliquer l’étrange physionomie du procès ? Cette surenchère d’aveux allant jusqu’à l’invraisemblable ? Ces rôles joués avec douleur, avec passion, cet acharnement, chez de tels hommes, à se piétiner eux-mêmes dans la boue du mensonge, à consommer un suicide politique total ? La psychologie profonde et retorse d’un Dostoïevski nous paraît dépassée. Les Possédés sont des gamins en comparaison avec les metteurs en scène et les acteurs de la tragédie de Moscou.

L’explication en est pourtant claire pour quiconque connaît ces hommes. Elle tient en quelques mots : dévouement au parti, utilité. (Je traduis par utilité un mot russe qu’on rendrait plus exactement par « conformité à la fin poursuivie » – un mot que j’ai souvent entendu prononcer par ces hommes…)

Fondateurs du vieux parti de Lénine, ne concevant pas qu’on puisse vivre en dehors du parti, Zinoviev* et Kamenev* professaient qu’il fallait y rester à tout prix, fût-ce en reniant sa pensée, fût-ce en feignant de s’incliner devant le Chef officiellement adoré, considéré dans leur for intérieur comme le naufrageur de la révolution. De là leurs capitulations réitérées, leur double jeu d’opposants sans l’être tout en l’étant, leur situation infernale de perpétuels suspects et ce déroutant épilogue. Pour mieux les discréditer, ces seuls compagnons de Lénine survivants, ils demeuraient, par leur attachement foncier au bolchevisme et leur passé, des concurrents redoutables, Staline exigeait d’eux, périodiquement, les apostasies les plus humiliantes. Ils sortaient de prison, ils revenaient des bourgades d’Asie centrale pour gravir la tribune des congrès, faire amende honorable devant lui, reconnaître en lui le Chef unique. Puis ils rentraient dans l’ombre et chacun savait qu’ils existaient, ne partageant pas les lourdes responsabilités du pouvoir, gardant au fond leur jugement. Ils existaient en dépit des humiliations infligées et acceptées. Ils existeraient tant qu’ils seraient vivants. Les reniements commandés ne les diminuaient plus puisqu’on en connaissait la raison profonde qui était l’attachement au parti…

Quand on connaît, pour y avoir longtemps vécu, la psychose de guerre qui est celle des milieux dirigeants de l’URSS, on comprend la puissance de cet appel adressé en définitive, infiniment plus qu’à la lâcheté individuelle devant la mort, au dévouement. D’autant plus efficace que la plupart des accusés étaient d’anciens adversaires de tendance de Trotski, disposés depuis toujours à le discréditer par tous les moyens. (Deux faisaient exception et leur attitude a été très singulière ; mais les mêmes raisons d’ensemble sont aussi valables pour eux.)

Refuser c’était peut-être se donner plus de chances de vivre, mais c’était à coup sûr rompre avec le parti. Ils ne pouvaient pas refuser. Une demi-certitude morale leur garantissait la vie, en dehors des promesses qu’on leur fit probablement. Les principaux accusés des deux grands procès analogues, préparés de même avec de plus subtils dosages du mensonge, de la peur et du dévouement, selon les cas, n’ont pas été exécutés. L’ingénieur Ramsine* qui s’accusa en 1930 d’avoir saboté l’industrialisation et préparé l’intervention étrangère, en liaison avec l’état-major d’une puissance aujourd’hui très amie, a été depuis réhabilité avec tous ses complices…[23] Les vieux socialistes qui s’accusèrent un peu après du même crime, ceux-ci contre toute vraisemblance, dans un procès qui fut du commencement à la fin une imposture effarante, sont sains et saufs, dans diverses prisons, il est vrai[24]. Ces deux précédents constituaient bien une sorte de garantie pour les accusés d’hier. Préparer l’intervention étrangère contre le pays est somme toute un crime plus grand que celui dont on les invitait à se charger ; et les compagnons de Lénine, les fondateurs du parti, les héros de la guerre civile ne pouvaient, en bonne logique, être traités avec plus de rigueur que des traîtres… Seulement, la bonne logique n’était en rien dans tout ceci.

Il y avait donc entre les accusés et le Chef une sorte de marché accepté par dévouement au parti, avec un reste d’espoir humain et politique. « Il n’osera pas, il n’ira pas jusque-là, c’est quand même un vieux du parti, lui aussi », voilà ce qu’ils ont dû se dire dans leurs effroyables instants de doute.

Et leur erreur, ils ne l’ont comprise qu’au tout dernier moment quand on leur a lié les mains pour les faire descendre…

La bête humaine[modifier le wikicode]

12-13 septembre 1936

La bête humaine est puissante, et comment pourrait-il en être autrement, puisque l’homme se dégage de la bête, par un effort incessant, depuis des millions de siècles ? Cette considération demeure pleine d’optimisme. Songeons un moment à l’ancêtre avant de mesurer les déchéances présentes. Songeons à l’homme velu, lourd de torse, à terrible mâchoire, au front bas, dont le génie naissant s’exerçait à manier pour le meurtre le silex grossièrement taillé. Ses instincts ne peuvent pas ne pas vivre en nous, car son passé se perd dans l’éternité tandis que le nôtre ne se compte sans doute que par milliers d’années… Le chemin accompli est néanmoins certain. La grâce des jeunes femmes, le charme de l’enfant, l’harmonie du corps des athlètes, la beauté particulière d’un vieux visage fatigué par la souffrance et la pensée, tout cela nous atteste la grandeur vraie de l’homme, conquise peu à peu, par l’effort tenace de tous, à travers les férocités de l’histoire. Il est donc prouvé que nous pouvons beaucoup nous-mêmes, que nous ne cessons pas de naître à l’homme meilleur, que la bête humaine, malgré tout, sera vaincue…

Elle le serait peut-être dès aujourd’hui (et elle l’est donc virtuellement) si les luttes sociales ne lui donnaient trop souvent du champ. En ce sens, elle n’a pas de plus grands serviteurs ici bas que les bellicistes et les défenseurs d’un régime de la production qui perpétue la cause des guerres et l’exploitation du travail. Il faut bien croire qu’en dépit de l’instruction plus grande et de la culture plus raffinée des classes riches, la menace suspendue sur leurs intérêts provoque chez elles un réveil profond des instincts primitifs, ou l’on ne s’expliquerait pas des faits sociaux tels que les massacres de prisonniers par les troupes fascistes d’Espagne et la saisissante attitude de certaine presse d’un peu partout devant la guerre civile de ce pays. Ce n’est qu’invention d’atrocités rouges, titres et sous-titres dignes de ces romans criminels que les Anglais appellent spirituellement Penny-dreadfuls [25] – deux sous d’horreurs ! Et devant l’exécution sommaire des miliciens du peuple, les sobres constatations de fait d’un Bertrand de Jouvenel*[26]. « On les colle au mur ! » Voilà tout, ce n’est pas une atrocité, c’est presque un noble fait de guerre, une virile répression, n’est-ce pas ? Sournois retour de la bête humaine à la faveur de l’esprit de classe…

Toute guerre est atroce, certes, et la bête qui fait souffrir et tue vit en tout homme. Il est infiniment probable, il est même certain que des excès sont commis des deux côtés. Ne le disons pas pour en prendre notre parti. Tout socialiste sait qu’il n’a pas de devoir plus impérieux que de veiller à la propreté, à la justice, à l’humanité dans la lutte sociale la plus âpre ; et que la supériorité morale de la classe ouvrière y est encore un puissant facteur de victoire. Les Rouges ne furent ni cléments ni modérés dans la guerre civile, en Sibérie, par exemple : mais ils furent incontestablement les meilleurs et c’est ce qui leur rallia finalement les masses paysannes qui avaient fait l’expérience des deux régimes, celui des généraux blancs et celui des Soviets.

Au demeurant, des excès commis par des hommes ignorants qui n’ont de leur vie connu que la misère, l’insécurité, la peine, peuvent-ils se comparer aux exécutions en masse froidement ordonnées par des chefs militaires appartenant à la classe éclairée, souples au baisemain, irréprochablement rasés tous les matins, susceptibles sur les chapitres de l’honneur ? La bête humaine de ce siècle ne me paraît jamais plus inquiétante et plus répugnante que lorsque, sanglée dans un bel uniforme, portant les ordres de Saint-Jacques de Compostelle, d’Isabelle la Catholique et de tous les saints imaginables, elle se campe devant le micro et commence : « Nous autres gentilshommes d’Espagne (caballeros…) » pour finir par : « Nous écraserons sur toute la surface de la terre la vermine marxiste… » Quelle comparaison possible entre ce gentilhomme-là et le mineur exaspéré qui, dans un village pris d’assaut, lâche un coup de fusil de trop ?

L’argument statistique intervient ici à l’appui du simple bon sens. La Commune de Paris, répondant aux exécutions sommaires des prisonniers par les troupes de Versailles (l’assassinat de Flourens* et de Duval* notamment), fusilla aux derniers moments un certain nombre d’otages, une soixantaine. Par contre après sa défaite : « Le chef de la justice militaire, le général Appert*, assura que 17 000 personnes avaient été mises à mort durant les derniers jours de mai. En fait le conseil municipal paya 17 000 inhumations, mais d’autres victimes tombèrent ou furent incinérées hors Paris et le chiffre de 20 000 en tout peut être tenu pour véridique[27]. »

Le prolétariat finlandais tenta en 1918 de fonder une démocratie nouvelle qui ne fut vaincue que grâce à l’intervention allemande. Ce grand épisode de l’histoire moderne est trop peu connu en Occident, bien qu’il soit du plus haut intérêt. Je ne l’évoque ici que pour citer une donnée statistique plus récente que celle de la Commune de Paris. D’après un écrivain blanc, M. Henning Söderhjelm, dont l’ouvrage, La Révolution rouge en Finlande [28], parut à Londres en 1919, plus d’un millier de personnes seraient tombées à l’arrière sous le coup des Rouges, pendant la guerre civile. M. Söderhjelm n’en recense pourtant que 624. Par contre, aucune statistique du nombre des travailleurs massacrés par les Blancs après la victoire de ceux-ci n’existe ; mais on estime que ce nombre peut varier entre dix et vingt mille… « Aux environs de Lakhtis, écrit un survivant, les mitrailleuses travaillèrent plusieurs heures par jour… On fusilla en un seul jour quelque deux cents femmes… »

L’histoire de toutes les répressions est la même. Nous pourrions citer plusieurs fois la France (émeutes de Lyon en 1831, journées de juin 1848), la Hongrie, l’Allemagne, la Chine… L’histoire montre irréfutablement de quel côté se bat la bête humaine.

Ce qui naît…[modifier le wikicode]

19-20 septembre 1936

Les événements d’Espagne, s’ils nous apportent chaque jour des raisons d’inquiétudes et de souffrance, attestent aussi, par certains traits, de grands changements en cours dans le monde. Ceci, indépendamment même de leurs propres péripéties. Je ne veux aujourd’hui que souligner un fait d’ordre capital.

La presse a rapporté avec quel héroïsme acharné des combattants étrangers[29] se sont battus à Irun[30]. Un collaborateur de Vu rencontre là, parmi les tout derniers défenseurs, un grand gaillard de trente ans vêtu d’une combinaison beige avec une cartouchière de cuir… Il est ingénieur et parisien. Chaque année, il vient passer ses vacances dans le pays basque : « Ils avaient besoin de techniciens, me dit-il en souriant. Que je passe mes vacances ici ou à Biarritz… » Il y est resté « pour surveiller le fonctionnement des mitrailleuses et d’un canon antiaérien… Il ne devait jamais repasser le pont d’Irun ». Frère de ce René Pasque, ouvrier bruxellois, deux fois tué non loin du pont d’Irun : une balle l’atteignit, puis un obus l’ensevelit. Ses camarades ont écrit qu’il fut d’un courage admirable. Le cinéaste français Manécheur commandait la défense de La Puncha. L’Allemand Hoffman « commandait soixante hommes sur les hauteurs de San Marcial ». « Ce sont ces volontaires, véritable Légion rouge, qui résistèrent dans les premières lignes jusqu’à la dernière cartouche, jusqu’à l’écrasement… » (Marianne, 9 sept.) « Je n’oublierai jamais, écrit le même journaliste, ce socialiste belge qu’un obus coupa en deux lorsque l’artillerie des insurgés se mit à pilonner durement les nids de mitrailleuses perchés sur les crêtes qui protégeaient Béhobie[31]… » Ailleurs, les Italiens Sylvani et Mario Angelini se sont fait tuer de même…

Ces traits de sang et de feu inscrivent dans la chronique de notre temps l’avènement d’un sentiment nouveau. Il a pu paraître, par instant, que nous vivions à une époque de réaction nationaliste, de retour aux haines des tribus, d’économie fermée (les économistes disent : l’autarcie). Le communisme même prétendait, avec Staline, s’enfermer « dans un seul pays »… La terre se hérissait de barrières douanières, de barbelés tendus le long des frontières, de tribunes d’où les micros déversaient sur la foule les délires nationalistes, l’antisémitisme, l’orgueil impérial de Rome, le culte des Chefs, la menace contre les voisins… L’analyse révélait bien, sur tous ces phénomènes sociaux, un ensemble de causes qui ne sauraient être durables dans l’histoire : le déclin du capitalisme, la crise, l’état de fatigue et de dépression de la classe ouvrière, les conséquences immédiates de la guerre de 1914-1918. L’analyse éclairait les causes de cette régression et permettait de prévoir d’autres temps. Aujourd’hui, nous faisons mieux que les prévoir, nous les voyons naître. En dépit de l’exaltation du nationalisme dans des pays deux fois infortunés d’avoir deux fois, en un quart de siècle, manqué leur destin, par des guerres perdues ou trop péniblement gagnées et par des révolutions avortées – Allemagne, Italie –, nous assistons à l’avènement d’une forme nouvelle de la conscience des masses.

Peut-être convient-il de rappeler à ce propos que le sentiment national (ne pas confondre avec le nationalisme qui en est la déformation et l’exploitation intéressée) naquit, lui aussi, des grandes révolutions populaires ? Jusques en 1792, les soldats des monarchies d’Europe se battirent pour le prince. Ils étaient souvent, d’ailleurs, des mercenaires vendus par le prince. Il fallut la Révolution française pour que l’armée du duc de Brunswick et des émigrés royalistes reculât à Valmy devant des volontaires paysans et artisans[32], aussi mal vêtus que les miliciens d’Espagne à ce jour, qui se battirent au cri singulier de : Vive la Nation ! L’avènement de la nation signifiait la fin des privilèges féodaux. Les intérêts des masses allèrent, désormais, l’emporter sur le droit divin. Le tiers état est la classe la plus nombreuse, qui monte, entraînant avec elle vers l’avenir les travailleurs, artisans et paysans.

Les nations demeurent de nos jours de vivantes réalités, mais les États qui prétendent les représenter les desservent souvent plus qu’ils ne les servent, parce qu’ils sont essentiellement les instruments de domination politique de minorités numériquement faibles, mais économiquement toutes-puissantes. À quelle impasse une oligarchie de financiers, d’agrariens et de hobereaux n’a-t-elle pas conduit en son temps le peuple allemand ? À quelle impasse une autre oligarchie de financiers et de gros industriels ne le conduit-elle pas aujourd’hui ? De toutes parts, cependant, le système de vieux États craque. Les autarcies s’installent dans la médiocrité ou la misère et ne s’y maintiennent que par d’implacables moyens de police. Les hommes les plus intéressés à la transformation du monde – les travailleurs – sentent, peut-être encore confusément, mais irrésistiblement que la solution est ailleurs, dans l’union et non dans la guerre, dans le socialisme et non dans le corporatisme, dans la solidarité internationale et non dans les prisons du nationalisme. Et l’on voit, au moment où ceux que la presse appelle sans ironie des nationaux lâchent contre leur peuple des aviateurs nazis, des aviateurs fascistes envoyés par le Duce, des Riffains[33] et des légionnaires sans patrie (il y aurait beaucoup à dire sur les dessous de ce nationalisme-là), des ouvriers et des techniciens de tous les pays à peu près libres du monde accourir à Barcelone, à Madrid, demander à se battre pour reprendre Saragosse… Il y aura quelque part, dans une sierra d’Espagne, un combat de Valmy où la nation sera sauvée par cette solidarité naissante appelée à réconcilier et sauver un jour toutes les nations du monde.

Le Film et l’Histoire (inédit)[modifier le wikicode]

26-27 septembre 1936

Je doute que ce film soviétique soit un grand film ; mais on ne peut nier qu’il ait de la grandeur. Vous avez peut-être vu combattre et mourir sur l’écran les Marins de Cronstadt, très ressemblants, ma foi, tels que je les ai connus en ce temps-là. L’auteur du scénario a une trop visible prédilection pour les cadres de bataille, ce qui surcharge un peu l’impression d’ensemble. Mais pour qui connaît l’histoire de la révolution russe ce film est à la fois poignant et profondément édifiant. Et c’est sur la leçon qu’il nous apporte que je veux aujourd’hui m’arrêter un moment.

Il n’eut pas été difficile d’y serrer de plus près la grande vérité, de mettre en scène les personnages de premier plan et même de les nommer. On pouvait faire un documentaire qui eût été une reconstitution assez exacte d’un épisode capital de la guerre civile et qui fut resté à ce titre un précieux document historique. Que ne donnerions-nous pas aujourd’hui pour avoir une reconstitution historique par les acteurs mêmes d’une séance de la Convention ou du club des Jacobins ? Possible jusque hier cette reconstitution n’a pas été faite car...

Le film de l’histoire vraie se déroule lui aussi, emportant les hommes, bouleversant les valeurs, infligeant aux idées de cruelles épreuves. Je voyais sur l’écran, ces marins des grands jours de la Commune russe suivre au combat l’Agitateur que la parti leur envoyait. Devant moi se levaient des visages d’autrefois, quelques-uns vivants, les morts plus nombreux, plusieurs morts de la veille. Petrograd rouge avait alors un agitateur extraordinaire, d’un physique assez ressemblant à celui que l’on voit dans le film, avec toutefois vingt-cinq ans de moins. C’était un ouvrier revenu d’Amérique, le front couronné de flammes blondes, la voix puissante, le geste rude ; un entraîneur d’hommes que l’on envoyait dans tous les sales coins pour tenir le coup, le coup dur, régulièrement. Il s’appelait Serge Zorine et il est maintenant dans un camp de concentration.

Quatre autres hommes incarnaient la défense de la ville en danger. Et sans eux le film est comme décapité car ils étaient partout. À de pareils moments, les chefs en effet donnent de leur personne. Il le faut par principe, il le faut pour l’exemple. Bon pour les généraux blancs de mourir dans leur lit après avoir raté les offensives les plus coûteuses ! De ces quatre hommes incarnant la résistance et sans lesquels le courage des marins et des ouvriers se fut peut-être dépensé en vain, un seul survit, l’exilé de Norvège ; trois autres viennent d’être passés par les armes à Moscou. Zinoviev présidait le Soviet et ce n’était pas, je vous assure, une sinécure. Le Soviet répondait du ravitaillement, de la sécurité intérieure, de l’organisation à l’arrière… Or, il arrivait que la population laborieuse reçut pour la journée, pour toute alimentation, une ration de deux à quatre verres d’avoine par tête… La flotte britannique bloquait Cronstadt, des avions survolaient la ville ; les gens levaient curieusement la tête vers eux et prêtaient l’oreille aux détonations. Le bruit courut un jour que les Anglais débarquaient des troupes. Nous n’eussions pas pu tenir contre quelques bataillons frais et bien équipés. Zinoviev dit, en plongeant la main dans sa chevelure ébouriffée (c’était son geste ordinaire quand il se sentait très embêté) : « Essayons tout de même, il nous reste l’agitation… » Et nous imprimâmes des tracts en anglais…

Evdokimov, vieil ouvrier grisonnant, rentré de Sibérie, se partageait entre les services civils de la défense et le Conseil révolutionnaire de la guerre. Il trouva moyen de passer les marins en revue sur la place du palais d’Hiver, à cheval, en veston, le revolver à la ceinture et coiffé d’un canotier… Il jurait comme un païen, on l’accusait de boire en cachette avec des copains fraudeurs – l’alcool était rigoureusement prohibé, – il présentait allègrement les plus saumâtres nouvelles et trouvait moyen de puiser dans le cauchemar même des raisons d’énergie. Je le revois entrant dans une salle de comité et s’exclamant : « Bon, ça y est ! Les derniers wagons de munitions seront vides ce soir ! » Ça ne lui donnait pas le cafard. Ça voulait seulement dire qu’il fallait tout de suite mobiliser celui-ci, ceux-là, d’autres encore, sauter sur une moto, faire une apparition nocturne à la manufacture d’armes de Sestroretzk, faire surgir de terre, pour demain, d’autres wagons… Et l’on y arrivait.

Le quatrième s’appelait Bakaev. Il remplissait de lourdes fonctions. Président de la Tcheka… Nous prenions quelquefois l’auto ensemble pour rentrer à la Maison des Soviets. Trente ans, un beau garçon au visage ouvert très russe, régulier de traits, volontiers souriant ou rieur. Nu-tête le plus souvent, habillé d’une blouse légère, brodée au col et déboutonnée. Sa femme, pâle et pensive, aux bandeaux bien tirés, était secrétaire du Soviet. Elle fut au téléphone dans le palais presque désert de l’Exécutif, pendant les pires nuits, celle où l’on s’attendait à devoir défendre chaque coin de rue d’un moment à l’autre, sans retraite possible. (À présent, elle est dans un camp de concentration.) On parlait à la hâte, à un palier d’escalier en marbre, dans un tambour de porte, de complots, de noirs complots, du travail des blancs à l’arrière. Bakaev rayonnait quand il pouvait répondre à quelque intercesseur qui le guettait à la descente de l’auto pour sauver un officier enfermé à Pierre et Paul : « Bon, j’ai vu le dossier, vous pouvez rassurer sa femme… »

Ces trois-là, des chefs, ont été récemment fusillés. Des marins, survivants de ces combats, j’en ai suivi plusieurs à travers la vie, qui luttent encore, mais dans des prisons… On dit des révolutions qu’elles sont de grandes mangeuses d’hommes. Oui, quand elles sont vaincues. Tous ces combattants de 1917-19-20, la guerre civile, qui nous coûta assez cher sans cela, les avait épargnés. Il n’eût fallu, pour qu’ils puissent vivre, travailler, servir encore, qu’un peu de réelle démocratie ouvrière.

Le sang des meilleurs[modifier le wikicode]

4-5 octobre 1936

Des journaux avaient annoncé l’exécution à Madrid, par les « Rouges », du dramaturge espagnol Benavente*. Il se porte bien, dans le midi de la France. Ces journaux n’ont pas annoncé, par contre, la fin du jeune poète Federico García Lorca, fusillé en Andalousie par les rebelles. Cette nouvelle-ci, lecteur, ne sera pas démentie… Hélas !

Federico García Lorca… Voici, dans les journaux espagnols le portrait d’un gars râblé, au large visage basané, éclairé de très grands yeux noirs. Un de ces êtres de vigueur et de sentiment tragique que produisent les vieilles terres brûlées d’Ibérie, en mêlant à travers les siècles des races ardentes. Pas un homme de lettres, au sens frelaté du mot, mais un homme de grand air qui comprenait les pâtres de son pays et maniait les rythmes des romanceros que l’on chantonne le soir, près des fontaines. Romance de la Guardia Civil d’Espagne[34] … Ne cherchez pas dans ces vers la romance élégiaque ou sentimentale : le poète assassiné a payé de sa vie sa fidélité à une époque qui veut des âmes viriles. Mais voyez, dans des strophes rythmées comme le trot des chevaux, fuir les jeunes filles…

poursuivies par leurs Tresses

à travers l’air étoilé

de fulgurantes roses noires…

Les jeunes filles de Grenade fuient devant la Guardia Civil. Elles pressentent peut-être que leur poète sera tué…

Ô Cité des Gitanes !

La Guardia Civil s’enfonce

Dans un tunnel de silence

pendant que te cernent les larmes.

Des jeux de lune et de sable

te réveilleront sous mon front…

Plus rien ne se réveillera sous le front de Federico García Lorca, poète qui voulut vivre avec son peuple et pour son peuple. Ce front-là on l’a fendu à coups de crosses ou perforé d’une excellente balle pointue fabriquée dans les arsenaux de Milan. Le général Franco, qui avait fait le serment de servir la République, ne s’est-il pas déclaré prêt à massacrer la moitié du peuple espagnol ? Espagne cernée de larmes, le voici à l’œuvre. Mais ce n’est pas fini.

Fusillé le poète, fusillé le tribun…

À moins de quarante ans, Joaquín Maurín avait en Catalogne et aux Cortès une situation morale unique. Il était le tribun de Barcelone. Sa voix rassemblait dix mille ouvriers qui reconnaissaient en lui leur âme et leur passion. Politique habile, révolutionnaire trempé, tous ceux qui le connaissaient, même sans partager ses vues, savent qu’en le frappant on a frappé à la tête de la classe ouvrière d’Espagne. Il a fallu, pour qu’on y réussisse, qu’une horrible malchance s’en mêlât. Joaquín Maurín fut surpris par la rébellion fasciste dans une province éloignée de Barcelone. Les circonstances de sa mort sont encore obscures[35]. On espéra, pendant un long moment, qu’il se cachait ; la rumeur se répandit qu’il se battait avec une poignée de partisans dans la montagne. Puis sa femme reçut une lettre d’adieu, écrite peu de moments avant l’exécution. Il n’a pas été tué en combattant, mais fait prisonnier et exécuté parce qu’il était le Tribun ! Cette perte-là ne semble pas réparable à l’heure du danger. Il faudra, pour panser toutes ces plaies, la victoire des masses populaires qui fera surgir des hommes nouveaux et gardera, puissamment vivante, la mémoire des morts.

Je rencontrai en 1921, à Moscou, dans la délégation espagnole venue assister au IIIe congrès de l’Internationale communiste, un grand jeune homme maigre, aux épaules carrées, au visage volontaire, un peu dur, de ces Espagnols du Nord qui ont dans les veines du sang de montagnards. Nul n’était plus allègrement jeune, plus réfléchi pourtant, plus dévoué déjà. L’instituteur Joaquín Maurín fut un des vrais fondateurs du parti communiste espagnol. La dictature de Primo de Rivera l’enferma à Montjuich. Il passa quatre ans dans cette forteresse, quatre ans pendant lesquels, nous qui l’aimions, nous tremblâmes souvent pour sa vie. Déjà les pistoleros – ces tueurs à gages du patronat fasciste de Barcelone – l’avaient manqué auparavant. Il tenta et réussit une évasion presque invraisemblable, mais fit une chute dans les roches, se cassa une jambe, fut repris… Rendu plus tard à la liberté par la chute des généraux, il ne tarda pas à étouffer dans l’Internationale communiste. Il en sortit pour former son propre parti qui fut le Partido obrero de unificación marxista (parti ouvrier d’unification marxiste), ce POUM redoutable aux ennemis du peuple, dont les colonnes motorisées sont allées au secours de Madrid et à l’attaque de Huesca[36]. Il acquit bientôt une influence unique sur les travailleurs de Barcelone. Sa parole était ardente et spirituelle, sa pensée résolue. Il ne se fit pas d’illusions sur la République libérale, à l’abri de laquelle des généraux, des jésuites, des banquiers, des agents de puissances étrangères préparaient leur mauvais coup. S’il est un livre lucide sur les choses d’Espagne, c’est bien le sien, qui fait la somme d’années de luttes et d’expériences sous ce titre clair : Vers la seconde révolution[37] Ce livre parut en 1935. « Ces pages, disait Joaquín Maurín dans sa préface, écrites à la lueur de l’incendie d’octobre, tentent d’apporter une contribution à l’héroïque effort accompli par notre mouvement ouvrier pour marcher audacieusement vers un monde meilleur, vers une organisation sociale plus rationnelle, plus juste et plus humaine… » Et ailleurs : « Le dilemme historique : fascisme ou socialisme, se décidera finalement en de rudes combats dont ceux d’octobre 1935 n’ont été que les premiers et non les plus importants… »

« Vous êtes un ennemi du genre humain et je vais vous faire fusiller », déclarait un officier versaillais au docteur Millière qui avait soigné les blessés pendant la Commune de Paris.

Vouloir une société « plus juste, plus humaine et plus rationnelle », ce crime, aujourd’hui comme en 1871, mérite la mort aux yeux des dictateurs militaires qui entendent que les pauvres restent pauvres, les riches riches et que les États continuent à se tendre les uns les autres des guets-apens. Et versant à flots le sang des ouvriers, des paysans, des poètes et des tribuns, ils appellent ce sanglant désordre le rétablissement de l’ordre. Ils peuvent causer des souffrances sans nombre, ils se trompent sur un point capital : l’histoire est un fleuve dont nulle force ne saurait faire remonter les flots vers leur source… Ce qui est semé germera.

Défense du pilote (inédit)[modifier le wikicode]

10-11 octobre 1936

Un pilote est toujours un homme infiniment utile et que l’on sent, du premier coup d’œil, très estimable. Au moment où la navigation devient difficile, qu’il s’agisse de l’entrée dans un port ou de la traversée d’un fjord, le bateau stoppe et les passagers voient arriver une vedette… Trente secondes d’attente et paraît sur le pont un marin, généralement d’âge mûr, hâlé et corpulent, qui a presque toujours une bonne tête sérieuse, l’air un peu bourru. Le pilote qu’on voit dans les films est assez ressemblant : le métier forme l’homme. Métier de rude grand air, d’attention concentrée ; métier de chef sans autorité, dont les ordres n’ont nul besoin d’être appuyés d’une menace, puisqu’ils sont indiscutables. Métier bourru, car il faut bien que l’homme s’en prenne en son for intérieur aux vents, aux marées, aux brouillards, aux froids, aux pluies qu’il doit vaincre un peu chaque jour… Le pilote nous offre l’image de cette autorité future des sociétés libres qui ne pourra plus, en bonne justice, s’appeler l’autorité, car elle ne sera faite que de sagesse, de savoir, d’organisation et de consentement unanime. Le mot discipline, lui-même, vous voyez, finit par ne m’être plus nécessaire. Et de même qu’un pilote mène toujours son bateau à bon port, la société oubliera enfin le temps où elle allait d’aventures en catastrophes… Le métier de pilote est enviable.

Mais alors M. John Gunther, dont je ferme le livre, a choisi un titre malheureux, Les Pilotes de l’Europe[38] Il s’agit des dictateurs. J’ai vu bien des pilotes ; je vous assure que jamais ils ne portaient le revolver à la ceinture ; jamais ils n’avaient tué leur frère ou leur voisin ; jamais ils n’avaient conquis leur charge par l’intrigue et la violence… La preuve en est que tout se passait fort bien sous leur égide. On se demande par contre ce qui arriverait d’un steamer conduit par un gangster ? Et cette seule remarque suffit à faire ressortir la différence entre l’autorité-compétence, due au travail et nécessaire au travail, et l’autorité-violence, due à la lutte contre le travail et nécessaire au maintien de l’exploitation du travail. À la vérité, ce livre instructif, s’il ne fait pas penser du tout à nos camarades du Syndicat des Gens de Mer, en rappelle un autre, classique en la matière : Les Douze Césars, de Suétone. L’historien romain trace à traits sèchement burinés le portrait de douze imperatores (le mot voulait dire bien exactement : dictateur militaire) qui furent nécessairement des monstres. La fonction crée l’organe. L’astuce, l’intrigue, la démagogie, les proscriptions en masse s’imposent pour l’étranglement des libertés publiques et l’autorité absolue d’un seul. La déformation psychologique de la personnalité qui en résulte par la peur, les abus, l’abolition des contraintes morales explique le reste. Caligula souhaite que le peuple n’ait qu’une tête pour pouvoir la couper. Le général Franco ne souhaiterait-il pas, lui aussi, que la moitié ouvrière de l’Espagne n’eut qu’une tête ? Il a pris soin de fixer lui-même l’opinion du monde sur ce point.

Mais feuilletons ces pages. « Hitler n’a pas de goût pour les échanges d’homme à homme… Hitler refreine toute marque d’émotion jusqu’à la plus extrême limite, puis est capable d’éclater en pleurs comme une femme… » Ce taciturne émotif a dirigé lui-même, à l’aube du 30 juin 1934, le massacre de quelques-uns de ses plus vieux amis, de ses plus fidèles compagnons… Röhm et Otto Strasser[39] l’avaient aidé depuis le début de sa carrière : on peut dire qu’ils l’avaient formé. « Plusieurs des chefs S.A. condamnés et parmi eux Sander, le chef d’état-major de Ernst, moururent en criant “Heil Hitler !” Ils croyaient qu’un groupe de S.A. s’était révolté contre Hitler et qu’eux payaient de leur vie leur fidélité au Führer et au mouvement nazi… »

M. John Gunther cite ces paroles de Mussolini, prononcées à la Chambre, au lendemain de l’assassinat du député socialiste Matteoti : « Eh bien, je déclare ici, devant cette assemblée, devant tout le peuple italien, que j’assume, moi seul, la responsabilité politique, morale et historique, de tout ce qui s’est passé… » Une responsabilité plutôt lourde du point de vue pénal, car M. Gunther omet de rapporter que, parlant à la même tribune quelque temps auparavant, Mussolini avait menacé de la peine capitale les assassins, théoriquement inconnus, de Matteoti. Ils étaient dans l’entourage du Duce, une sueur d’angoisse leur monta au front, car ils crurent que l’on songeait à les supprimer. Et c’est même ce qui leur fit révéler la vérité…

Découpons en passant, parce qu’elle a le mérite d’une clarté parfaite, cette définition, par la négative, du fascisme, donné par Mussolini dans l’Encyclopédie italienne. « Le fascisme lutte contre : 1) Le pacifisme ; 2) le socialisme marxiste ; 3) la démocratie libérale. » « La guerre seule, écrit le Duce, réalise la plus haute tension des énergies humaines et imprime la marque de la noblesse sur les peuples qui ont le courage de l’affronter. » Il dénonce le marxisme et affirme « l’immuable, bienfaisante et féconde inégalité de l’humanité… » Il faut, en d’autres termes, qu’il y ait des millionnaires et des parias. Le désordre qui nous vaut les crises, les guerres civiles, les guerres (mais celles-ci sont un bienfait des dieux…), les maladies sociales, est bienfaisant et fécond. Quand on affirme cela, il faut bien faire taire toutes les consciences, à commencer par celles des travailleurs. Et pourtant : « Imaginez une Italie où trente-six millions d’individus devraient penser tous de la même façon, comme si leurs cerveaux étaient faits sur le même moule, et vous aurez une maison de fous ou plutôt un royaume d’ennui suprême et d’imbécillité. » Ces lignes, aujourd’hui pleines de saveur, Mussolini les écrivit en 1912…

Sur Kamal Atatürk, dictateur de la République turque, M. Gunther est plus sobre de renseignements. Ceux qu’il nous donne suffisent. « En 1926, à la suite d’un vague attentat contre sa vie, il pendit tous les chefs de l’opposition. Parmi ceux qui furent condamnés à mort et exécutés, se trouvaient le colonel Arif, qui avait été son compagnon d’armes pendant la campagne de Grèce, et Djarid Bey, la meilleure intelligence financière de Turquie. Kamal donna une soirée au champagne dans sa ferme isolée de Chankoya, près d’Ankara, pour fêter l’événement, et y invita tous les diplomates. Rentrant chez eux à l’aube, ceux-ci purent voir se balancer les pendus sur la place de la ville… »

M. Gunther termine son livre sur le portrait d’un autre dictateur. Mais ici, il n’est pas à jour et j’aime mieux passer sur une trop récente tragédie.

Pilotes ? Vraiment la comparaison fait outrage aux marins. Médiocres ou capables, les dictateurs sont des aventuriers à poigne que les classes dominantes appellent à leur service pour réprimer, dans les époques troubles, la poussée des majorités mécontentes. Ils procurent quelque répit à des régimes condamnés. Peuvent-ils changer le cours de l’histoire ? Jusqu’ici, depuis qu’il existe des annales, toutes les dictatures ont fini par s’effondrer, au milieu de terribles convulsions sociales. Mais c’est là un autre sujet de réflexion.

Mineurs des Asturies (inédit)[modifier le wikicode]

17-18 octobre 1936

Les journaux espagnols m’apportent mieux, infiniment, qu’une grande presse trop aveuglée par ses sympathies réactionnaires, un peu de l’air qu’on respire là-bas. Un air brûlant, mêlé de fumée et de vapeurs sulfureuses. Malgré la pluie et le vent violent qui souffle de l’Atlantique, toute la journée du 10, les mineurs ont continué, inlassablement, la conquête de leur capitale, Oviedo. Beaucoup moins bien armés que leurs adversaires, les Blancs du colonel Aranda, ils ont inventé une arme nouvelle : la cartouche de dynamite, empruntée à la mine, dont on allume la mèche avec un cigarillo. Alors, ils se battent en fumant. Le communiqué du 10 énumère les rues conquises. Le réservoir d’eau dont les fascistes s’étaient fait une citadelle qu’ils croyaient imprenable est pris par un mouvement tournant. Trois mille personnes appartenant à la population ouvrière de la ville sont libérées ce jour-là. À la nuit tombée le combat continue. Les camions blindés s’avancent lentement dans la pénombre, accompagnés des bombardiers, le cigarillo aux lèvres. Il s’agit d’en finir avec les derniers refuges de la sédition réactionnaire pour donner au peuple espagnol, après la Guadarrama, Monte-Aragon, Estrecho-Quinto, une autre grande victoire, libérer la région minière, libérer pour l’offensive l’armée des mineurs.

Non, ce n’est plus Germinal. Ce qui germait douloureusement dans les entrailles de la terre, lève enfin. Quel Zola écrira demain l’épopée des Asturies ? Quels hommes de notre temps auront déployé plus d’énergie au travail et au combat, plus d’esprit de sacrifice, plus de capacités d’organisation que les mineurs asturiens ? Et ceci, déjà, est pour tous les mineurs du monde, pour toute la classe ouvrière, une étonnante victoire. Ces travailleurs, si puissants et tenaces dans la guerre civile, de quels prodiges ne seront-ils pas capables un jour dans le travail et la paix ?

« La classe ouvrière des Asturies représente la maturité du prolétariat ibérique », écrit le fusillé Joaquín Maurín[40]. Le Syndicat des Mineurs asturiens fut fondé en 1910. En vingt-cinq ans, les mineurs socialistes ont couvert le pays de Maisons du Peuple, d’Universités populaires (les Ateneos), de coopératives, de sociétés musicales et sportives. Ils ont fondé plusieurs journaux dont un grand quotidien. Cette œuvre constructive commencée au lendemain de l’exécution de Francisco Ferrer (octobre 1909), sous le régime réactionnaire de Maura, ils l’ont poursuivie malgré la misère, car c’est un pays de bas-salaires, les persécutions, les périodes de dictatures.

Des généraux transformèrent les Maisons du Peuple en casernes de cavalerie. Le syndicat fut plus qu’à demi illégal. Mais à la pointe du combat en 1917, quand la classe ouvrière d’Espagne commence à bouger, indignée par les massacres de la grande guerre, exaltée par les premiers appels de la révolution russe. En 1927, sous la dictature militaire, la grève des mineurs donne le signal du réveil des travailleurs. À vrai dire, ils ne se situent pourtant pas tout à fait à gauche du mouvement ouvrier : ce sont des modérés, des constructeurs, des esprits positifs, dont la parole réfléchie contraste, avec celle qui n’est que flamme idéaliste, des anarchistes de la CNT ; à peine les polémiques entre anarchistes et socialistes ont-elles perdu de leur gravité qu’une lutte politique beaucoup plus âpre encore s’engage en 1922 entre les socialistes d’Oviedo et les communistes, en majorité à Gijon. Cette querelle de frères ennemis dure douze ans, jusqu’en 1934. À cette date, les mineurs qui ont au plus haut degré le sens de l’unité de classe, se joignent de bonne heure à la vaste Alliance Ouvrière, formée d’abord en Catalogne et qui gagne peu à peu toute l’Espagne pour réaliser en face du fascisme montant l’union de tous les travailleurs. Les communistes officiels, adversaires de l’Alliance, se sentent débordés et finissent par s’y joindre en faisant bonne mine à mauvais jeu, quelques semaines avant la bataille décisive d’octobre 1934.

Bataille décisive, disons-nous, car c’est à ce moment que la classe ouvrière d’Espagne est pour la première fois sauvée du fascisme par les mineurs des Asturies. L’Europe vivait depuis dix-huit mois sous l’impression de l’avènement d’Hitler en Allemagne. Le prolétariat socialiste de Vienne venait d’être très catholiquement mitraillé par le chancelier Dollfuss. Après de longs cheminements dans les coulisses des Cortès, la droite monarchiste et fasciste dirigée par Gil Robles entra dans le cabinet radical Lerroux. C’était l’étranglement parlementaire de la République espagnole. Seulement, pour les mineurs, l’expérience internationale n’était pas une phrase creuse. L’un deux, Manuel Grassi, notait le 3 octobre : « Les travailleurs espagnols ne répéteront pas l’expérience amère de leurs frères d’Allemagne ». La Maison du Peuple de Mieres devenait une ruche ardente. Si la CEDA (Confédération des droites) participait au gouvernement, on se battrait.

Et comme la nouvelle se confirmait le 4, Mieres était au pouvoir des ouvriers le 5.

Par groupes de trente hommes qui acceptent d’obéir sans discussion à celui qu’ils investissent de leur confiance, deux cent mineurs se transportent en camions automobiles vers Oviedo. À la Manraneda, les forces régulières les attendent supérieurement armées. Les mineurs n’ont encore que des pistolets et quelques fusils ; mais ils ont déjà inventé la cartouche de dynamite. Ils passent. Oviedo est prise le 6, au prix d’une dure bataille. Deux sergents se multiplient parmi les rouges à titre de techniciens militaires. La fabrique d’armes de la Vega est prise ; prise la Banque. Victoire ouvrière complète, sans excès, sans chaos, sans violences inutiles. Le Comité de l’Alliance Ouvrière menace de faire fusiller quiconque se livrera au pillage, réquisitionne les stocks de vivres et de vêtements, dont il organise la répartition, mobilise les jeunes, constitue une armée rouge. En tête du mouvement de vieux socialistes Belarmino Tomás*, Gonzalez Péna, un jeune mineur, communiste d’opposition, Manuel Grossi*, un anarchiste, José Maria Martinez[41]. « 50 000 travailleurs dont beaucoup n’étaient pas organisés prirent part au soulèvement des Asturies avec une discipline admirable », écrit Grossi.

Dans l’entre-temps la partie avait été perdue à Barcelone. Madrid ne bougeait pas. Le gouvernement pro-fasciste appelait du Maroc ses Maures fidèles, sa légion étrangère. Le 15 octobre l’aviation du général Lopez Ochoa survolait Oviedo. Isolée la commune asturienne ne pouvait pas tenir ; il fallait songer à conserver les forces vives du prolétariat. Belarmino Tomás, avec mandat du Comité Révolutionnaire, négocie avec le général Lopez Ochoa une capitulation acceptable, mais que les vainqueurs ne respecteront point… José Martinez fait ses adieux au Comité, embrasse son vieil adversaire de tant de polémiques, le socialiste Bonifacio Martin et va se faire tuer, comme Delescluze en 1871, sur une barricade. Quelques poignées de partisans avec Gonzalez Péna gagnent la montagne. Manuel Grossi libère les prisonniers qui le remercient d’avoir été bien traités et bien nourris et rentre chez lui pour attendre qu’on vienne l’arrêter. Il allait, dans sa cellule de condamné à mort, écrire son beau livre : L’insurrection des Asturies, quinze jours de révolution socialiste.

Les troupes du général Ochoa entrèrent la nuit à Oviedo, sans rencontrer de résistance, comme il était convenu. L’orgie sanglante commença le lendemain. Exécutions sommaires, pillages, destructions, férocités, bestialités. Luis de Sirval, journaliste honnête, ayant pris des notes sur les excès de la soldatesque, un Blanc-russe de la légion étrangère lui fait sauter la cervelle… Ce fut le massacre, ce n’était pas la victoire. Les mineurs, en quinze jours de combat, avaient mis en échec la politique d’appropriation pacifique du pouvoir par les droites fascistes. L’opinion tout entière était soulevée. Une nouvelle lutte s’engageait autour des Asturiens condamnés à mort, vers lesquels montait l’acclamation d’un peuple entier. L’Espagne ouvrière se sentait au tournant, grandie par l’exploit des mineurs. Elle venait de se révéler sa propre puissance.

Les mêmes hommes, aujourd’hui, se battent à Oviedo – pour nous tous.

Au seuil de la campagne d’hiver (inédit)[modifier le wikicode]

24-25 octobre 1936

De 150 à 170 000 hommes de troupes, le gouvernement ne peut compter, à la fin de juillet, que sur une trentaine de bataillons d’infanterie, 4 régiments de cavalerie, près de 200 canons et 250 avions, soit, au total, moins de 40 000 hommes.

Les rebelles disposaient théoriquement de 120 000 hommes ; mais on sait que l’infanterie casernée à Saragosse n’a pas encore vu le feu, car ses chefs ne s’y fient pas et ils ont raison. Ils avaient une centaine d’avions et la Légion étrangère, excellente troupe de choc estimée par un expert soviétique à 10 000 hommes environ. La plupart des officiers, 80 %, étaient avec eux. Ils tenaient les dépôts d’armes et de munitions les plus importants, là du moins où la sédition avait réussi. Ne pouvant compter sur la troupe, ils firent appel avec succès à la jeunesse fasciste et formèrent ces unités de phalangistes qui, encadrées par des officiers de métier, se battent le mieux, après la Légion étrangère, dont les professionnels n’osèrent jamais rêver si belles occasions de pillage. L’armement du peuple sauva la situation ; dès lors, pouvant compter sur des millions de travailleurs, tenant les plus grands centres, les lignes de chemin de fer, disposant des vivres et du trésor, avec une aviation fortement supérieure à celle des rebelles, le gouvernement du Front populaire devait l’emporter en peu de temps.

Mais ici se produisit un fait nouveau : l’intervention technique de l’Italie et de l’Allemagne. Abondamment ravitaillés en armes, munitions, vivres, pourvus de trimoteurs de bombardement, soutenus par des aviateurs étrangers, les rebelles se trouvèrent, au sens militaire du mot, les plus forts. Ils prirent Badajoz pour assurer leur liaison avec la France ; Irun, mal défendue (héroïquement, mais sans organisation) et trahie en somme (les wagons de munitions destinés aux défenseurs de cette ville envoyés de Barcelone étaient en souffrance dans une station française), Saint-Sébastien, livrée par la petite bourgeoisie locale qui craignait de voir endommager la plus belle cité balnéaire de l’Espagne fainéante ; ils dégagèrent Tolède, où les milices républicaines manquèrent de munitions et, plus encore, d’organisation ; ils commencèrent l’encerclement de Madrid.

Tel est l’actif des généraux en plus de quatre-vingt-dix jours.

Considérons celui des milices populaires : victoires au front d’Aragon, prise de Monte Aragon et Estrecho Quinto, deux positions extrêmement fortes sous Huesca ; stabilisation du front sous Bilbao ; défense victorieuse de Malaga ; menaces sur Cordoue et Grenade ; victoires de la Guadarrama et de Navalperal[42] sous Madrid ; bataille indécise de Talavera ; prise d’Oviedo… Il semble vrai qu’une colonne fasciste soit parvenu non à dégager Oviedo, comme on l’a dit, mais à se faire encercler dans un coin de la ville avec les derniers combattants du colonel Aranda. Ajoutons que l’intervention des avions Caproni a seule empêché les milices ouvrières de s’emparer des Baléares. Cette résistance, ces attaques, ces faits d’armes sont dus à des troupes improvisées, formées d’ouvriers et de paysans armés à la hâte, mal commandées par des hommes dépourvus d’instruction militaire et manquant, au surplus, d’armes.

Essayons donc de dresser un bilan.

Les généraux fascistes ont la supériorité militaire ; elle leur donne l’initiative sur certains points, notamment dans la plaine de Castille, sur Madrid qu’ils menacent. Ils sont puissamment soutenus par l’intervention technique des pays fascistes. Mais ils ont contre eux la population laborieuse des régions qu’ils occupent ; ils manquent de vivres ; ils manquent d’argent. On les voit réquisitionner jusqu’aux bijoux. Une partie de leurs troupes, les réguliers, passera au peuple à la première possibilité.

L’Espagne antifasciste tient les régions les plus industrielles et les plus fertiles. La crise alimentaire ne s’y fait pas encore sentir. Elle dispose du trésor de l’État, ce qui lui assure une assise financière, des crédits, la possibilité de se ravitailler à l’étranger. Elle a les plus grands ports et sa flotte détient la supériorité sur mer. Elle a le peuple, la sympathie du gros des populations : le nombre des combattants, dans des proportions décisives. Elle pourrait mettre sur pied trois, quatre, cinq fois plus d’hommes que ses agresseurs. Ce n’est qu’une question de temps, d’organisation et d’armement. Tout l’apprentissage de la guerre, elle doit le faire ; de même qu’il a fallu adapter une partie des usines de Catalogne à la fabrication des armes et des munitions. Le temps travaille pour elle, car l’organisation exige du temps. Il s’agit de transformer les milices en une armée véritable, de leur donner un commandement unique, de se battre intelligemment. Le courage seul ne suffit pas à donner des victoires ; encore faut-il savoir où et quand frapper.

En ce sens, il faut dire que les nouvelles de chaque jour inspirent une confiance raisonnée. De fait, l’unité d’organisations ouvrières naguère très divisées se réalise avec le minimum de tiraillements, et l’on voit même les syndicalistes anarchistes faire preuve d’un sens politique parfois étonnant. L’organisation de la production à l’arrière fonctionne irréprochablement ; la vie s’est normalisée. Les quelques excès du début ont cessé, tandis que commençait l’épuration systématique, légale et révolutionnaire à la fois, des cités. La création d’un commissariat général à la guerre a enfin donné une tête aux masses qui défendent Madrid. Pour vaincre, surmonter le chaos. Canalisée et organisée, la force populaire s’imposera à coup sûr.

Madrid demeure menacée, mais c’est dans une mesure peut-être bien moindre que la seule stratégie ne pourrait le laisser croire. La supériorité technique des factieux est-elle suffisante pour qu’ils puissent infliger sous les murs de la capitale une assez prompte défaite aux milices ? Tout est là, car chaque jour est un pas de fait dans la voie de l’organisation de la défense. Quelques semaines encore et cette défense ne pourra plus être brisée ; un peu de temps encore et l’initiative des opérations passera aux milices. La chute de Madrid, au reste, ne serait nullement décisive ; et les vainqueurs verraient se poser devant eux un nouveau problème : comment nourrir la capitale ?

La guerre civile semble devoir être longue ; il n’est guère probable que le peuple espagnol puisse encore faire l’économie d’une campagne d’hiver. Mais tout bien pesé, il n’est pas contestable que les masses laborieuses aient dans cette lutte les plus grandes chances de victoire.

P.S. Un homme à sauver. Les journaux espagnols confirment l’arrestation par les rebelles du pacifiste allemand Heinz Kraschutzky, ancien officier de marine démissionnaire en 1918, qui fut, depuis, un des collaborateurs d’Ossietzky* et de von Gerlach*, travailla avec eux à faire connaître les armements clandestins de l’Allemagne et publia un hebdomadaire pacifiste, Das andere Deutschland. Réfugié aux Baléares, il fut arrêté à Majorque. On ignore s’il a été embarqué sur un vaisseau de guerre allemand ou s’il est encore à la citadelle de Las Palmas. Que son nom s’inscrive à côté de ceux d’Ossietzky et d’Edgar André*.

Le 7 novembre 1917 (inédit)[modifier le wikicode]

7-8 novembre 1936

Il y a dix-neuf ans – le 7 novembre 1917 – que, par un soir de brume grise, des marins et des ouvriers portant des cartouchières sur leurs pardessus se rassemblaient silencieusement à Petrograd, dans les rues aristocratiques avoisinant le Palais d’Hiver[43]. L’autocratie tricentenaire s’était écroulée quelques mois auparavant. Un ministère de coalition, auquel se cramponnaient les derniers espoirs de la bourgeoisie russe, siégeaient dans le Palais, cerné, sous la garde d’un bataillon de femmes… La ville continuait à vivre dans sa grisaille, les tramways roulaient à cinq minutes de là ; des gens stationnaient sur le pont, intéressés par l’apparition, au milieu du fleuve, d’un croiseur qui tournait ses canons vers le Palais. Il y avait des faisceaux sur les trottoirs et des combattants en casquette se chauffaient autour des braseros. Tout s’accomplissait en bon ordre, en silence, avec une détermination sûre. Gardes-rouges et marins maugréaient que l’ordre de se lancer à l’assaut se fit attendre. Temporiser encore ? Encore ? ! Pressés d’en finir, les heures qu’ils croyaient perdre leur coûtaient. Lénine aussi, qui vivait depuis quelques jours, presque sans sommeil, dans une vaste pièce de l’Institut des Jeunes Filles de la Noblesse – Smolny – avait des sursauts d’impatience.

— Mais qu’est-ce qu’on fiche ? bougonnait-il.

— Le Palais n’est pas encore pris ! Podvoyski* mérite de se faire fusiller !

Podvoyski était le camarade chargé de diriger l’opération. Il temporisait car, certain de la victoire, il ne voulait pas verser le sang. D’heure en heure, le trouble grandissait parmi les défenseurs du Palais. Les artilleurs passèrent à l’insurrection. Vers le soir, quand le bataillon des femmes et quelques aspirants tenaient seuls, le signal de l’attaque fut donné. Le canon de l’Aurore tonna, mais ne lança qu’un obus ou deux. Il suffisait de tirer à blanc contre un gouvernement fantôme.

L’assaut fut bref. Quelques corps à corps sur des escaliers de marbre, des portes lambrissées ouvertes à coups de crosses. Le bataillon de femmes se rendit ; les ministres, blêmes, escortés par des marins ricaneurs, furent dirigés vers la forteresse de Pierre et Paul, de l’autre côté du fleuve, où, depuis deux siècles, tant de révolutionnaires, de penseurs et de socialistes avaient passé. Le Congrès des Conseils Ouvriers – congrès des Soviets – siégeait à l’autre bout de la ville. Kamenev, rayonnant, annonça la victoire du peuple. Trotsky venait de dire : « Le canon, camarades, ne nous empêche pas de travailler ; au contraire… » Alors, on vit monter à la tribune un homme de quarante-cinq ans environ, plutôt trapu, large d’épaules, au grand front dégarni, au visage souriant et débonnaire, qui dit en ouvrant les mains, simplement :

— Camarades, nous commençons la révolution socialiste.

Lénine était rentré l’avant-veille, grimé en malade, les joues bandées, car il se cachait depuis plusieurs mois. Il avait même vécu quelques jours, avec Zinoviev, dans une hutte de branchages au bord du golfe de Finlande.

… Ainsi commencèrent les dix journées qui, selon le mot de John Reed, ébranlèrent le monde ; et avec elles dix années. Ainsi fut tournée, par des ouvriers, des marins et de vieux militants socialistes, une page éclatante de l’histoire. Depuis, cette grande date a paru quelquefois s’obscurcir aux yeux mêmes des hommes pour lesquels elle a la plus haute signification. Bien des défaites, des erreurs, des tristesses ont pu en modifier le sens, et ce n’est pas fini. L’histoire continue son cheminement, le monde est en marche. Les hommes ne peuvent faire autrement que considérer le passé à travers le présent. Il n’est point de jugements définitifs sur les événements tant que des résultats définitifs ne sont point acquis.

Mais en ce sens justement la grande date du 7 novembre 1917 permet déjà – mieux : impose déjà – à tous ceux qui ont foi en les destinées de la classe ouvrière un jugement définitif sur quelques points.

L’acquis essentiel de ce jour-là, de ces années-là, tient dans le fait même que, pour la première fois dans l’histoire, les travailleurs surent remporter une victoire complète, la maintenir, s’emparer de tous les leviers de commande de la société, économiques et politiques, faire marcher toute la machine, réorganiser, dans les conditions les plus mauvaises, en dépit de difficultés invraisemblables, toute la production sur des bases collectivistes.

Voilà ce qui reste et restera, voilà ce qui fait luire derrière nous l’Octobre russe comme une flamme que rien ne peut ternir.

Les luttes qui ont suivi, les méthodes employées, les échecs, les réalisations, les résultats à la fois grandioses et parfois tragiquement décevants laissent le mouvement ouvrier profondément divisé et les hommes de bonne volonté dominés par une immense inquiétude. L’exemple à ne pas suivre se mêle par trop, à certaines heures, à l’exemple à suivre. Peu nous importe. La pensée socialiste est essentiellement une forme de la pensée critique. Elle se nourrit de toute expérience et n’a d’aversion insurmontable que pour l’aveuglement. Et l’on se sent fortifié de pouvoir se retourner vers la grande date d’Octobre 1917 au moment où les travailleurs de Madrid livrent peut-être leur bataille de la Marne.

Appel à la raison[modifier le wikicode]

14-15 novembre 1936

Considérons une fois encore, de sang-froid, sans nous leurrer ni céder à l’anxiété, la tragédie espagnole. Nul ne sait, au moment où j’écris, si Madrid sera perdue ou sauvée[44]. Le sang des travailleurs coule à flots, leur République se défend pied à pied sans réussir à enrayer l’avance lente, mais continue, des Maures. L’armée fasciste qui a poignardé le pays semble effectuer irrésistiblement sa conquête… Les témoins revenus de là-bas n’expliquent que trop bien ces événements. L’expédition de Majorque fut une faute coûteuse, due à l’esprit d’entreprise des Catalans et à l’absence de plan d’ensemble dans la lutte[45]. Les tiraillements entre Madrid et Barcelone ont nui à l’action commune. À Madrid même, les syndicalistes anarchistes, représentant un élément très combatif de la classe ouvrière, sont entrés trop tard au gouvernement. Huesca, au front d’Aragon, n’est pas encore prise parce que les valeureuses milices commandées par Durruti ne savent pas, à la vérité, faire la guerre[46].

Tolède est tombée non seulement faute d’armes, mais aussi faute d’organisation[47]. Les milices n’ont pas su tirer parti de leurs propres forces pour défendre cette position. Madrid, enfin pourvue d’un matériel de guerre suffisant, paraissait avoir la supériorité sur les rebelles, il y a déjà une dizaine de jours. C’est faute d’organisation, de discipline, de préparation militaire que la capitale s’est trouvée terriblement compromise… Voilà le mal, vu bien en face. Compromet-il irrémédiablement l’avenir ? Annonce-t-il la défaite de nos frères d’Espagne ?

Nous savions avant ces luttes la supériorité de l’armée sur le peuple. Une petite troupe disciplinée et pourvue de mitrailleuses à tir rapide peut battre la population ouvrière d’une grande ville désarmée et lui imposer le joug. Mais le problème d’Espagne, bien qu’il se réduise parfois, sur le terrain des opérations, au combat de troupes de choc et de milices inexpérimentées, a une autre ampleur. Qu’il me soit permis d’évoquer à son propos l’expérience de la révolution russe, expérience dont j’ai été le témoin en ses heures les plus noires. Les généraux blancs appuyés par l’intervention étrangère eurent, là-bas aussi, une supériorité militaire incontestable sur les armées rouges naissantes, chaotiques et parfois aussi mal équipées que commandées… Les travailleurs russes connurent des revers effroyables ; les généraux réussirent à occuper environ les quatre cinquièmes du pays, à cerner les capitales, à faire tonner le canon aux portes mêmes de Petrograd… Ils furent pourtant vaincus, à la longue, parce qu’ils avaient toute la population laborieuse contre eux ; et parce que le temps travaillait contre eux. Leurs forces vives, limitées, puisqu’ils représentaient une minorité sociale, s’usaient, tandis que les masses populaires apprenaient à s’organiser et à se battre. Comme les Franco d’aujourd’hui, ils mataient l’arrière à coups de massacres ; mais s’ils réussissaient ainsi à le nettoyer de beaucoup d’ennemis, ils semaient derrière eux une sanglante impopularité.

N’en sera-t-il pas de même en Espagne ? Tous les témoins revenus de là-bas s’accordent à constater qu’on est parti de rien, dans une pagaïe indescriptible, qu’il a fallu tout improviser, que la classe ouvrière a fait merveille, malgré tout, que de jour en jour, de semaine en semaine, l’organisation des milices progresse. Un combattant me disait :

« J’ai vu partir pour le front les premières autos blindées construites par les camarades. C’étaient des petits camions recouverts de tôles, un peu rigolos, entre nous soit dit. J’ai vu la deuxième série déjà un peu meilleure… Quinze jours plus tard, on sortait de vraies voitures blindées, tout à fait sérieuses celles-là. »

Ainsi de tout…

La Catalogne est devenue un camp retranché où la production fonctionne irréprochablement, où des industries de guerre entièrement nouvelles se sont créées[48]. (L’Espagne importait la poudre ; maintenant, elle la fabrique elle-même.) Les milices madrilènes ne sont, par malheur, entrées dans leur véritable période d’organisation et d’armement que pendant le début de l’offensive des rebelles. Dans son premier communiqué de Valence, le gouvernement Caballero tient, en dressant le bilan des forces populaires, un langage rigoureusement exact. Si même Madrid tombait, le peuple garderait les régions industrielles les plus importantes, Catalogne, Asturies, Biscaye, les régions agricoles les plus fertiles, Valence, les ports les plus importants ; il conserverait, en dépit des saignées, la majorité même à l’arrière des généraux ; il garderait la réserve d’or qui est aussi une arme puissante. Et c’est dire que le temps qui, mesuré par journées, semble parfois travailler contre lui, mesuré par mois, travaillerait nécessairement pour lui.

La guerre civile sera longue ; à n’en pas douter la campagne d’hiver sera suivie d’une campagne de printemps. À la longue, la majorité doit l’emporter sur la minorité ; les masses populaires doivent l’emporter sur la minorité fasciste du moment qu’elles ont la possibilité matérielle de s’armer et le temps de s’organiser. L’organisation naît du chaos et la victoire de l’organisation. Il faut sans cesse, en lisant les dépêches de Madrid, réprimer notre angoisse, car nous sentons tous que ce sont les nôtres, au sens le plus charnel du mot, qui se battent et meurent… Efforçons-nous pourtant de ne point laisser l’angoisse obscurcir notre jugement. Si les généraux succombaient sous les murs de la capitale, ils ne s’en relèveraient plus. Si les milices populaires perdent cette bataille, la guerre de libération en sera prolongée sans être perdue. Notre confiance n’est nullement sentimentale, elle ne demande ses raisons qu’à la raison. Et je veux souligner ici qu’elle s’accorde pleinement avec le sentiment des militants espagnols. Ils ont foi en eux-mêmes et ce n’est pas une foi aveugle, mais intelligente et volontaire. Ayons foi en eux.

Gide, retour d’URSS(inédit)[modifier le wikicode]

21-22 novembre 1936

Une curieuse atmosphère s’était créée à Paris autour du livre de Gide, avant qu’il ne parût. Que n’en disait-on pas ! Des échotiers sournois le présentaient d’avance comme un livre amer et hostile au communisme. (Nul, ici-bas, n’est moins honnête, et moins intelligent qu’une certaine espèce d’échotiers.) On commentait dans le monde russe la suspension de la publication des œuvres complètes d’André Gide en URSS ; on citait les réserves tout à coup formulées par la critique soviétique sur l’œuvre et le caractère d’un homme dont elle faisait hier le plus grand représentant, tout à la fois, de la culture occidentale et de la littérature révolutionnaire… On murmurait que le livre ne paraîtrait peut-être pas, bien qu’imprimé déjà, car des pressions occultes étaient exercées sur l’auteur pour obtenir son silence ou tout au moins qu’il différât sa confession… Retenons de tout ceci, la bêtise et l’intrigue écartées, que le message d’André Gide émouvait avant d’être connu, contrariait des intérêts, troublait des consciences, passionnait des hommes réunis ou divisés par leur attachement à la révolution socialiste.

Le voici, ce message, sur ma table. Un petit livre concis et clair où la pensée monte dans un grand silence. Gide a certainement beaucoup souffert en Russie, comme il sait souffrir sans éprouver le besoin de le dire. Le livre est dédié à Eugène Dabit qu’il a vu s’éteindre là-bas. Le livre ne dit rien du procès des Seize fusillés et pourtant Gide était en URSS pendant ce drame. J’admets, je comprends ce silence, le poids de ce silence, moi qui serais si tenté de crier à tant d’autres : Que pensez-vous de ça ? Croyez-vous que vous avez le droit de vous taire là-dessus ? Gide est revenu d’URSS fortifié dans sa conviction socialiste (au sens large du mot), avec un tel dévouement à la révolution russe et une telle rectitude dans le service de la vérité que sa parole et son silence sortent grandis de cette épreuve. Dangereuse épreuve pour l’intellectuel d’Occident que le contact avec le régime né de la révolution d’Octobre.

« La vérité, dit André Gide, fût-elle douloureuse, ne peut blesser que pour guérir… » Et dès lors son choix est fait entre les deux voies opposées de ceux qui pensent que le mouvement ouvrier n’a rien à craindre de la vérité, ne peut vaincre que par la vérité et de ceux qui s’imaginent ou feignent de s’imaginer qu’on peut mettre à son service le mensonge, tous les sales vieux trucs destinés à remonter le moral de l’arrière, pendent les guerres du capitalisme, tous les bas intérêts qui ne peuvent se passer du mensonge puisqu’ils ne sauraient paraître sans masque devant les travailleurs…

Dès lors, il faut qu’il écrive, après avoir traité du conformisme en matière d’art et de littérature, cette terrible petite phrase :

« Je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fut-ce dans l’Allemagne de Hitler, l’esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. »

Ni M. Aragon, ni M. Paul Nizan, ni M. Jean Guéhenno, ni M. Jean-Richard Bloch ne relèveront cette phrase qui implique pourtant la plus sévère réfutation de leurs thèses ; car c’est une question de faits. La preuve est possible. La preuve est faite. Cet état de choses on peut, à la rigueur, l’approuver, on ne peut pas le nier. Ici, le témoignage de Gide peut rendre un service inégalable aux intellectuels. Si quelques-uns d’entre eux, pour y répondre avec bonne foi, prenaient enfin catégoriquement la défense d’une conception totalitaire du communisme excluant la liberté de pensée, ce serait courageux de leur part et la clarté des idées y gagnerait. Le socialisme de pensée libre aurait enfin à combattre des adversaires avoués, dignes par cela même d’une plus grande estime.

Le plus grand mal considéré bien en face, Gide clôt son livre sur ces mots :

« L’aide que l’URSS vient d’apporter à l’Espagne montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable.

» L’URSS n’a pas fini de nous instruire et de nous étonner. »

De nous instruire même parce qu’elle a de plus tragiquement décevant et déroutant, oui. De nous étonner par la grandeur de l’effort des travailleurs, cet effort fût-il poursuivi dans les conditions les plus affligeantes, oui. Je ne sais pas si telle est bien exactement la pensée de Gide, mais de la confrontation avec son témoignage la mienne se dégage fortifiée sur deux points : confiance au socialisme, confiance aux travailleurs.

Le temps présent… (inédit)[modifier le wikicode]

28-29 novembre 1936

I

Nous aurons tout vu. Des généraux violant leur serment au nom de l’ordre, de la propriété, de la religion, de la patrie ; appelant les Maures à conquérir leur pays pour l’Église catholique ; se montrant tout disposés à fusiller la moitié de leur peuple, le proclamant bien haut et commençant d’ailleurs en toute occasion ; les gazettes bien-pensantes du monde entier, souhaitant la victoire de ces généraux dits nationalistes, sans doute par antiphrase puisqu’ils s’évertuent à assassiner la nation… Nous aurons tout vu sur le plan du mensonge et de l’inhumanité. Tout, sans oublier ces hallucinantes photos de fillettes tuées pendant le bombardement de Madrid. Ah, qu’elles expliquent de choses par-delà les phrases, ces images du temps présent ! On croit discerner la pâleur des petits visages refroidis où les paupières mi-closes voilent le doux velours sombre des yeux, – des yeux à jamais éteints. Adorables Lolita, Juanita, Dolorès, Consuelita, gracieuses petites Madrilènes déchirées par les obus, votre mort atroce fait qu’on aurait honte d’être un homme d’aujourd’hui, si l’on se sentait tout entier, jusqu’aux dernières fibres de l’être, du côté de vos défenseurs.

Ne pouvant visiblement prendre la capitale, le général Franco entreprend de la détruire. Il faut être, pour se résoudre à ce beau dessein, nationaliste et conservateur… Les puissances ennemies de la barbarie populaire fournirent les bombes incendiaires. La Casa Velasquez s’effondre dans les flammes. Le palais des ducs d’Albe, plein de trésors d’art, n’est plus qu’un brasier. Et dans un grand journal français, connu pour sa sagesse bourgeoise et sa modération, un chroniqueur s’afflige des souffrances morales de l’incendiaire. Nous aurons tout lu… Je cite le Temps du 18 novembre dernier.

« Des quartiers entiers sont, dit-on, en flammes, dont celui de l’ambassade de France, qui a été elle-même atteinte. Les victimes dans la population civile se compteraient par centaines.

» On devine qu’elles ont dû être les pénibles hésitations du généralissime Franco avant de se résigner à un acte aussi cruel. Mais il ne lui était pas permis d’attendre davantage sous peine de compromettre le succès final de son entreprise. Par ailleurs, les horribles désordres dont Madrid est depuis quelque temps le théâtre, sont de nature aussi à l’obliger de précipiter son action… »

Pénibles hésitations chez le valeureux général, horribles désordres à Madrid, – vous avez bien lu. Chaque mot de ces proses-là pèse son poids d’hypocrisie et de mensonge, chaque mot fait balle et les journalistes qui écrivent comme ça sont bien les frères des artilleurs du « généralissime », – leur généralissime…

En dépit du massacre des enfants dans les cours d’écoles et des passants dans les rues, leur entreprise commune s’avère d’ailleurs de plus en plus compromise. Le bombardement de Madrid a été un expédient désespéré : et il a manqué son but. La reconnaissance des rebelles par les puissances fascistes est un autre expédient, diplomatique celui-là, tendant à réconforter les nationalistes à la veille de la campagne d’hiver. Il faut souligner que la résistance victorieuse de Madrid, cet extraordinaire redressement d’une situation infernale, en pleine bataille, opéré par des forces ouvrières constitue un exploit militaire et mieux encore : un exploit révolutionnaire comparable, par sa portée révélatrice, à la victoire de la Marne. Acceptons avec reconnaissance cette leçon d’énergie. Du fond de la défaite, de la désorganisation, du chaos, du sang des pauvres les ouvriers et les paysans d’Espagne ont tout à coup tiré sous nos yeux cette victoire…

II

Un soldat sort en rampant des ténèbres de la tranchée. Ses camarades le voient disparaître, collé au sol, entre des morts et des blessés qu’il va relever. Il ne revient pas. Il a, par hasard, survécu à son héroïsme. On l’a connu dans un camp de concentration où il résistait au vainqueur. Plus de quinze années se sont écoulées. Ce soldat est devenu le maire socialiste d’une grande cité ouvrière. Ministre du Front populaire… Et il a toute la presse à ses chausses, pareille à une meute, la presse qui comprend si bien les « pénibles hésitations du généralissime Franco… » Pour avoir été, un soir de guerre, le soldat intrépide qui sortit de sa tranchée et rampa vers l’ennemi, les copains agonisants, la captivité, la mort, le voilà devenu l’homme le plus insulté de France… Rien ne peut le laver de l’insulte. Hommes d’État et généraux, soldats et militants, les plus hautes autorités bourgeoises, les plus sûres amitiés ouvrières ne suffisent pas à le défendre. La calomnie se colle à lui, le harcèle, recommence après chaque démenti, renaît de ses propres cendres… Quand tout semble fini, à la fin, quand il n’y a vraiment plus rien à dire sur des dossiers étudiés à fond, voici que l’on crée la légende de documents confidentiels de provenance allemande... Cette légende et quelques autres. Ce ne sera jamais fini.

Alors, un soir, le ministre de l’Intérieur de l’une des plus grandes puissances du monde rentre dans son petit logis froid et désert de la cité industrielle. La femme de ménage a laissé son dîner entre deux assiettes, sur le poêle, pour qu’il ne refroidisse pas trop vite. – Qu’il y a donc de salauds sur la terre ! d’inlassables salauds ! Et que l’on peut se sentir seul après les batailles, quand les nerfs flanchent enfin… Roger Salengro tourne le robinet du gaz.

Un million de travailleurs vont suivre sa dépouille mortelle, sur laquelle des journalistes continueront à jeter, par petites pelletées, la boue qu’ils tirent de leur âme…

On aurait honte d’être un homme du temps présent, si l’on n’était fier d’être du côté des victimes qui, tout de même, finissent par apprendre à vaincre. Madrid nous l’atteste.

De la guerre civile à l’économie dirigée (inédit)[modifier le wikicode]

5-6 décembre 1936

N’avais-je pas raison, il y a quelques semaines, au moment où la plus noire angoisse se suspendait sur Madrid, de faire appel à la confiance ? La bataille de Madrid est gagnée. Ils ne passeront pas. La preuve est faite qu’ils savent faire donner l’artillerie lourde contre une cité peuplée de femmes et d’enfants, brûler les trésors d’art de leur pays, fusiller l’élite des populations prisonnières… La preuve est faite aussi qu’ils ne savent pas, qu’ils ne peuvent pas vaincre, malgré la supériorité de l’armement, le bénéfice de l’intervention technique de deux grandes puissances, les connaissances militaires de leurs chefs. Les journalistes qui annonçaient il y a un mois l’imminente entrée triomphale de Franco à Madrid commentent aujourd’hui son échec. Une grande ville, voyez-vous, est une vaste forteresse naturelle… Pour encercler Madrid, Franco devrait établir un front continu de vingt-cinq kilomètres environ et qui risquerait, en plusieurs endroits, d’être pris entre deux feux. Il n’a pas assez de bonnes troupes pour cela, son ravitaillement est précaire. L’hiver est trop rude sur le plateau de Castille pour les combattants marocains. Enfin, le gouvernement de Burgos, s’il ne manque pas d’appuis diplomatiques, manque d’argent. De nobles vieilles dames lui ont offert leurs bijoux, il est vrai ; mais ce n’est pas suffisant. Autant d’arguments judicieux qui, par voie de conséquence, nous en suggèrent d’autres. N’est-ce pas pour atténuer l’effet moral de son échec sur terre que la junte fasciste a annoncé des opérations navales contre Barcelone qui seraient manifestement au-dessus de ses forces ? Battu sous Madrid au début de l’hiver que pourra Franco contre Barcelone pendant l’hiver ? Or, le temps travaille contre lui. L’Espagne républicaine, qui est celle des travailleurs, apprend chaque jour à mieux produire, mieux organiser ses forces, mieux combattre.

À la longue, c’est-à-dire après la campagne du printemps, sa victoire paraît aujourd’hui certaine, sauf interventions ouvertes, massives, de l’Allemagne ou de l’Italie. Mais il faut bien dire que ces interventions-là, pour faire pencher la balance du côté des assassins de la nation, devraient être amples et persévérantes. Quelques milliers d’hommes, quelques dizaines d’avions, quelques sous-marins n’y suffiront pas. L’intervention à demi avouée ne fait que prolonger la lutte, accumuler les ruines et les sacrifices, aggraver la défaite finale de la contre-révolution. Pour l’emporter réellement, les puissances fascistes devraient agir au grand jour sans ménager leurs propres ressources. La flotte et l’aviation italiennes pourraient alors vaincre Barcelone ouvrière. Mais le risque serait encore si gros pour le régime mussolinien qu’il ne s’embarquera très probablement pas dans une pareille aventure.

Ce serait en effet mettre en question le statut de la Méditerranée, porter atteinte aux intérêts vitaux de la France et de l’Angleterre. Des complications plus sérieuses que celles de l’affaire éthiopienne en résulteraient. N’oublions pas que l’Italie a deux ou trois cent mille hommes à ravitailler en Abyssinie et un trésor fort compromis.

Ce que la réaction européenne craint le plus en ce moment, c’est l’établissement en Espagne républicaine d’un régime socialiste. Le mouvement ouvrier du monde entier en recevrait en effet une nouvelle impulsion ; l’exemple d’une économie collectivisée dans un pays beaucoup plus démocratique – et plus civilisé dès lors – que la Russie ferait son œuvre… Comment les politiques de la bourgeoisie fasciste et fascisante ne se rendent-ils pas compte qu’en prolongeant la guerre civile, ils poussent inéluctablement l’Espagne vers les solutions qu’ils redoutent le plus ? Les anciens disaient que les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre…

Considérons un moment les suites économiques de la guerre civile. La République espagnole en sortira avec une production en partie ruinée, en partie hypertrophiée (celle des industries de guerre), sans réserves de matières premières. La pénurie des vivres et des articles de consommation courante ne manquera pas de se faire sentir cruellement. Il n’y aura à ces maux qu’un double remède : économie dirigée et rationnement. Déjà les biens des capitalises et des propriétaires complices de la sédition fasciste ont été confisqués au profit de la nation. Déjà la Généralité de Catalogne a décrété le 24 octobre, avec l’acquiescement des radicaux, la collectivisation des entreprises industrielles et commerciales qui occupaient au 30 juin dernier plus de cent ouvriers. En fait, ces entreprises sont paisiblement gérées par les travailleurs depuis plusieurs mois.

Mais économie dirigée par qui, au profit de qui ? Il n’est qu’une réponse à cette question. Par et au profit de la classe qui aura fait, pour le salut du pays, les plus grands sacrifices – acquérant ainsi le droit et la force – et ce ne peut être que la classe ouvrière autour de laquelle se rassembleront tous ceux qui, paysans, techniciens, intellectuels, bourgeois ralliés, voudront participer à la reconstruction. La justice l’exige, la réalité l’imposera. Du seul fait de sa résistance victorieuse au fascisme, fauteur de guerre civile, on verra, on voit une république démocratique s’acheminer inéluctablement vers le socialisme.

Dans l’hypothèse d’une victoire fasciste, l’économie dirigée s’imposerait également, mais sous d’autres formes, sans atteinte au principe de l’exploitation capitaliste. Réduite à faire appel aux capitaux des puissances fascistes, l’Espagne deviendrait leur vassale au sens économique du mot et tomberait dans une sujétion semi-coloniale.

Au dernier Congrès des Soviets (inédit)[modifier le wikicode]

12-13 décembre 1936

Le dernier congrès des Soviets de l’URSS s’est tenu à Moscou fin novembre-début de décembre. C’est le dernier, car la nouvelle Constitution adoptée supprime ces congrès et, de façon générale, ne laisse plus subsister de Soviets qu’au titre de municipalités. Essayons d’en retracer la physionomie.

Staline parut, le 24 novembre, dans la grande salle du trône du Kremlin, bondée de délégués et d’invités. Le corps diplomatique occupait des places réservées. Des Esquimaux, des Turkmènes, des Ouzbeks, des Iakoutes, des Samoyèdes en costumes nationaux siégeaient à leurs bancs. Quand Staline fut à la tribune, la salle entière se leva pour l’acclamer. Cette ovation, à nulle autre pareille dura, d’après un observateur attentif, treize minutes et vingt-quatre secondes. Celui qu’on appelle désormais « le chef des Peuples » était botté et souple dans une simple tunique militaire sans insignes. Sa simplicité contrastait ainsi avec les uniformes chamarrés des maréchaux et des chefs de la Sûreté générale aux poitrines constellées de décorations. On note qu’il a maigri et grisonne. Il parla pendant près de deux heures, presque sans gestes, de la nouvelle Constitution. À un moment donné, il se tourna vers la délégation espagnole pour lui crier : « Le communisme triomphera dans le monde entier ! » Cette exclamation fut d’ailleurs supprimée dans les comptes rendus radiodiffusés.

Des délégations, venues de tous les points du pays, lui avaient apporté des présents. Les prisonniers d’un camp de concentration vinrent lui offrir une horloge géante, qui fait paraître en sonnant l’heure, les trois figures de Lénine, de Staline et de Iagoda. Ce dernier n’étant plus commissaire à l’Intérieur et haut-commissaire à la Sûreté générale (il a été limogé à la suite du récent procès de Moscou), on peut bien dire que l’horloge n’est plus à l’heure, l’heure politique du moins. Ce doit être néanmoins un chef-d’œuvre et il faut espérer qu’un certain nombre de détenus entendront, grâce à elle, sonner un peu plus tôt l’heure de la libération…

Staline souligne que la Constitution ne tolère qu’un seul parti, le parti communiste. « C’est là son plus grand mérite », dit-il.

Le congrès ovationna longuement, à la séance du 28, le maréchal Blücher, commandant de l’armée spéciale d’Extrême-Orient, qui lui fit part de la mise en exploitation d’une nouvelle voie stratégique construite à travers la Sibérie orientale par la main-d’œuvre pénale.

Les passages les plus marquants des discours prononcés concernent la puissance militaire de l’URSS, dont ils donnent, en effet, une haute idée. L’amiral Orlov dit :

« Si l’on désigne par le chiffre 100 l’état de nos forces navales au 1er janvier 1925, il faut constater que leur augmentation, à la fin de 1936, est de 718 % pour les sous-marins, 300 % pour les petites unités de surface, 75 % pour la grosse artillerie côtière, 100 % pour la défense antiaérienne, 510 % pour les hydravions. Nous allons, comme l’exige la situation internationale, construire une imposante flotte de ligne. »

Le sous-chef de l’aviation soviétique, Khripine, parla le 29 novembre. Il déclara que l’aviation de guerre soviétique dispose, à l’heure actuelle, de 7 000 appareils, dont 2 000 de première classe, et, de ce nombre, 1 200 avions de bombardement.

« Le Japon et l’Allemagne, dit-il, se sont assignés pour fin de pouvoir bientôt mettre en ligne, ensemble, 18 000 avions. Mais l’URSS disposera, s’il le faut, de 100 000 aviateurs. Elle aura sous peu plusieurs centaines d’avions d’une vitesse de 600 kilomètres à l’heure. Des aujourd’hui, l’aviation soviétique pourrait, en cinq vols, transporter autant de tonnes d’explosifs qu’il en fut jeté pendant toute la durée de la guerre mondiale dans tous les pays alliés… »

Faisant allusion au bombardement de Madrid, qu’il flétrit avec raison comme un déshonneur pour l’Europe, Litvinov donna le signal d’une manifestation de sympathie en faveur de l’ambassadeur de la République Espagnole, le Dr Marcelino Pascua*, présent dans la loge diplomatique.

Idanov, représentant du Bureau politique à Leningrad, donna cet avertissement catégorique aux petits États de la mer Baltique :

« Nous voulons vivre en paix avec tous nos voisins, mais si ces pays se mettent à la disposition de nos agresseurs, la puissance de notre armée rouge élargira vite notre fenêtre sur l’Europe. »

Krylenko*, l’un des procureurs de la République, précisa, à la séance du 2 décembre, qu’« il ne peut pas être question de liberté de la presse », car la lutte des classes continue. Le secrétaire du parti à Moscou, Khrouchtchev, ajouta que « des ennemis de l’intérieur se cachent souvent sous la blouse de l’ouvrier » ; on saura, dit-il, les exterminer sans pitié.

Le projet de Constitution présenté par Staline fut adopté à l’unanimité, une commission devant y apporter de légères modifications. « L’humanité entière, écrivit à ce propos le Romancier Alexis Tolstoï, n’ose encore rêver d’une charte qui lui promette autant de bonheur que celle du génie stalinien… » Alexis Tolstoï semble avoir reçu au congrès l’investiture officielle pour reprendre dans les lettres russes la succession de Gorki. Après qu’il eut pris la parole à la tribune, pour déplorer, d’ailleurs, que la littérature soviétique produise trop peu et trop mal, « beaucoup moins bien en tout cas que les plantations de coton », le président du Conseil des commissaires du peuple, Molotov, crut devoir intervenir en ces termes :

« Alexis Tolstoï, chacun le sait, est un ci-devant comte. C’est aujourd’hui, pourtant, un des écrivains les plus populaires de la terre soviétique, notre camarade Alexis Nikolaevitch Tolstoï. »

Alexis Tolstoï, en effet, émigra au début de la révolution avec les Blancs et ne se rallia au régime des Soviets qu’en 1923. Il est curieux de noter que la préférence lui est donnée sur de jeunes écrivains nés de la révolution, qui en ont partagé toutes les vicissitudes et sont eux-mêmes d’anciens ouvriers ou employés comme Vsevolod Ivanov et Boris Pilniak qui, tous deux, ont déjà derrière eux une œuvre considérable et d’incontestable valeur.

Encore un trait que nous empruntons à la statistique officielle. Des 2016 délégués assistant au congrès, 317 étaient des ouvriers, 99 des employés de kolkhozes, 261 des paysans, et 1339 des fonctionnaires du parti de l’État.

Noël 1936 (inédit)[modifier le wikicode]

25 décembre 1936

Le monde chrétien a fêté Noël. Je sais bien que c’est une douce fête des familles, chère aux enfants. Je ne veux pas ignorer la beauté des vieux symboles où vivent de plus vieilles vérités. Il naît des rédempteurs de temps à autre, il en naît même beaucoup, et qui se font obscurément crucifier pour améliorer un peu les hommes et le siècle… Mais quelle plume vengeresse faudrait-il avoir pour dire ce Noël 1936, mettre les chrétiens officiels, les grands chrétiens patentés en présence d’eux-mêmes, les rappeler inflexiblement à leur propre vérité, – qui est aussi la nôtre, après tout ! Nous manquons d’un Léon Bloy, d’un Lamennais, d’un Victor Hugo :

Saint Père ! On voit du sang sur tes sandales blanches !

Ce qui mène aujourd’hui votre troupeau, dans l’ombre,

Ce n’est pas le berger, Seigneur ! c’est le boucher !

Quelle plus simple transcription donner de la parole d’Évangile : « Aimez-vous les uns les autres », sinon : pensez aux autres, à la peine et à la souffrance d’autrui ? Et quels chrétiens du temps présent, s’ils ont pensé à autrui, en cette fête de Noël, ont échappé à une peine proche du remords ?

Une commission britannique estime que le tiers des habitations de Madrid sont détruites. Le tiers d’une grande capitale civilisée, chrétienne par surcroît, et même très catholique n’est plus que décombres et sous ces décombres il y a des cadavres. Cela fait-il deux cent mille, trois cent mille foyers pilonnés par l’artillerie ? Vous sentez bien qu’avec des chiffres de cet ordre la précision n’a plus d’importance. On est devant un abîme. Qui a fait cette chose sans précédent historique, sans nom, sans justification, sans gloire – ah oui ! car même à ce prix-là, ils se sont fait battre ! – Qui ? Une armée au service de l’ordre, à en croire les gens bien pensants, contre la barbarie ouvrière. Une armée dont les généraux vont à la messe et dont les drapeaux volés à la nation sont bénis par les évêques. Le Vicaire du Christ, sur la terre a-t-il condamné ces crimes ? Il s’est tu et la feuille de sa chancellerie, l’Osservatore Romano appelle discrètement, mais nettement, la bénédiction divine sur les armes des généraux. Les grands de l’Église se taisent. Ils approuvent. L’archevêque de Paris, informé par une délégation des catholiques de Bilbao des nombreuses exécutions de prêtres commises par les phalangistes, les carlistes et les Maures, a refusé de parler. Monseigneur ne voit d’atrocités qu’à gauche.

Déjà pendant la grande guerre des coalitions impérialistes, nous avions vu toutes les Églises bénir toutes les armes en demandant au ciel des victoires pour tous les puissants. Des deux côtés des fronts, des chrétiens priaient avant d’aller s’entretuer. C’était la même immense défaite pour toutes les Églises, dont la complicité avec le désordre établi aboutissait à ces palinodies. Il fallut un athée – Romain Rolland – et des révolutionnaires pour rappeler les hommes au sentiment humain en condamnant la guerre.

Aujourd’hui, c’est devant le déchirement d’une nation que le haut clergé dépose un autre masque. Ou plutôt les deux masques à la fois, le vieux et le nouveau. Que devient, en effet, dans ce massacre de la nation, dans cette destruction de sa capitale, dans cet appel aux Maures, aux Italiens et aux Allemands contre le pays, le sentiment national, justification de toutes les guerres du passé ? On croit voir le vieux mensonge se dissiper en fumée comme l’autre, celui de l’ordre et de la paix sociale prêché de coutume par les Universitaires, les Évêques, les Comités des Forges et les gens de plume… Les bas intérêts sont à nu. La crèche de Noël 1936 est pleine d’obus, de titres de Rio-Tinto et de papier imprimé qui ment, ment et ment.

Les vieilles vérités ont changé d’asile. Elles se sont réfugiées, comme aux grandes époques, chez ceux que l’on persécute et crucifie avec l’approbation des clergés, bien entendu. Le christianisme fut en son temps l’annonciateur d’une profonde révolution sociale. Ses fondateurs souffrirent le martyre pour une cause terrestre infiniment plus que mystique. Ils apportaient aux exploités une dignité nouvelle ; le royaume de Dieu qu’ils espéraient instituer sur la terre devait être la cité de justice à laquelle nous avons appris à donner d’autres noms et que nous finirons bien par construire… Nous ou ceux qui viendront après nous. Je me souviens de beaux placards de la CGT d’autrefois. Il y en avait qui criaient : « Camarade, apporte ta pierre, nous bâtissons la société future ! ». Langage fier et véridique des prophètes. Tout servira. Chacun de nous peut servir. Les généraux nationalistes peuvent détruire des villes. Pendant qu’ils pulvérisent des pierres et broient des chairs, la souffrance et l’exploit des masses accumulent les matériaux pour les constructions de demain.

Et s’il est permis de comparer des hommes d’à présent aux chrétiens de la révolution chrétienne, ce ne sont certes pas les évêques à tout bénir, mais bien ces obscurs – incroyants ou croyants, peu importe ! – miliciens de là-bas, venus de tous les points du pays et du vaste monde pour offrir à la classe ouvrière le rempart de leurs poitrines.

P.S. Un mandement de la Croix-Rouge aux belligérants d’Espagne demande notamment aux républicains de respecter les anciens militaires… Sans doute, sans doute. Mais les auteurs de ce document n’ont point songé à suggérer aux fascistes le respect des vieux ouvriers, des femmes d’ouvriers, des enfants d’ouvriers… L’esprit de classe les mène loin.

Le plus triste voyage d’André Gide[modifier le wikicode]

19-20 décembre 1936

André Gide vient de commencer le plus triste de ses voyages[49]. Qu’il s’arme de courage, d’ironie, et surtout de mépris ! Ce n’était rien que revenir du Congo, du Tchad, de l’URSS et nous en rapporter ces livres, pensés avec réticence et scrupule, qui restent des documents sur le temps présent. Il lui faut aujourd’hui revenir de plus loin, d’un vrai voyage au bout de la nuit, en somme, la pire nuit, la nuit sale de l’homme. Voici qu’à la suite de son témoignage sur la Russie, si modéré de ton, si pénétré du plus douloureux attachement à la cause de la révolution, l’insulte pleut sur André Gide… Il connaîtra donc, à un âge où l’on croit n’avoir plus à faire d’expériences de ce genre, de nouvelles profondeurs à la bassesse humaine. Il apprendra que certaines gens qui se réclament des plus hautes réalisations et des buts les plus essentiels du socialisme d’aujourd’hui ne valent pas mieux, au service d’un système totalitaire, que les collaborateurs habituels des feuilles de calomnie.

Le signal est venu de haut et de loin. La Pravda de Moscou portait le 3 décembre sur le Retour d’URSSun jugement anonyme mais officiel d’un ton que j’aime mieux ne point qualifier. L’auteur, lisait-on dans cette prose, « n’est ni blond ni brun ; c’est on ne sait quel hybride de vieil écrivain français et de leste contre-révolutionnaire russe ». Et, tout comme s’il en eût reçu la permission ou l’invite par télégramme, le Merle blanc de Paris mettait en manchette : « Un pauvre bougre : André Gide ». Cet article-là était signé, on s’en doute, d’un fier bougre, d’un grand bougre, plein de noblesse, M. Pierre Scize*. Du moins pouvait-on le croire tel avant de l’avoir lu…

Plus désolante qu’on ne le croirait à première vue, cette basse petite chose. Depuis la guerre les feuilles humoristiques comme Le Canard enchaîné et le Merle blanc s’étaient acquis une juste popularité par leur liberté assez réelle de pensée et par leur constant souci de ne voir d’ennemis qu’où il y en a pour le rire libre : à droite. Voici que le Merle siffleur siffle par ordre et dans un seul sens et se met à bourrer les crânes, lui aussi, et se met à mentir, lui aussi, avec une fourberie qu’il eût fallu laisser aux réactionnaires…

Car enfin c’est proprement se moquer du monde et mentir que d’argumenter à la façon de M. Scize :

« M. André Gide croyait entrer dans un palais. Il est entré dans un chantier. »

Avec une innocence rare chez un homme de son âge, il s’en est étonné. « Quoi ! Des plâtras là où j’imaginais des tapis ? Comment ! des charpentes en fer là où je voyais des coupoles ? »

C’est aussi d’une insigne maladresse. Les gens qui pensent qu’il faut taire certaines vérités, ignorer délibérément l’indéfendable et le noyer dans le silence, devraient au moins savoir gré à Gide de n’avoir certainement pas dit tout ce qu’il a vu et tout ce qu’il sait. N’oublions pas qu’il était en URSS au moment du procès des compagnons de Lénine qu’on a fusillés. Il aurait trop beau jeu de répondre aujourd’hui à M. Scize :

« Du plâtras, dites-vous ? Pardon ! Et si c’était du sang ? Des charpentes en fer ?… Et si c’était des barreaux ? »

Plus malheureux encore, le rédacteur du Merle, quand il aborde la question de la liberté de la presse là-bas. Voici textuellement :

« Et ce pays en guerre… »

(Mais est-il plus en guerre que la France, la Belgique ou l’Angleterre ?)

« Ce pays en guerre surveille sa presse et sa littérature, ne permet pas à quelque Daudet* moscovite de traiter ses chefs d’invertis, de Juifs immondes et de chameaux. Ce pays fusillerait Carbuccia* et sa bande… »

J’ai quelque raison de croire qu’il leur donnerait plutôt de l’emploi. De récents procès me portent à croire qu’il en ferait des procureurs, par exemple, tout à fait à la hauteur… Mais là n’est pas le débat. Ceux qui reprochent avec raison au régime actuel de l’URSS d’imposer un conformisme desséchant défendent avant tout la liberté de la pensée socialiste. Ce sont les socialistes, les syndicalistes, les anarchistes, les communistes qui ne peuvent écrire une seule ligne… Et puis, on a tort de s’imaginer que le lecteur ignore le sens précis des mots. Presse et littérature « surveillées », dites-vous ? Qui voulez-vous donc tromper ? Il s’agit d’une presse et d’une littérature rigoureusement gouvernées et dirigées par l’État, rigoureusement officielles dans leurs moindres manifestations…

Je passe, naturellement, sur les vieux racontars de café, sans mordant ni esprit du reste, dont on tire l’injure contre Gide. Le plus étonnant en tout ceci c’est le mépris du public.

S’imagine-t-on ce public tellement oublieux qu’il ne sache plus que toute la presse du communisme officiel, en URSS et à l’étranger, qualifiait hier encore André Gide « le plus grand écrivain français d’aujourd’hui » et même, ce qui était visiblement faux, « le plus grand écrivain révolutionnaire » ?

S’imagine-t-on enfin pouvoir, au moyen des racontars et des injures, tourner les seules questions qui comptent ?

Ces questions, les voici :

Y a-t-il dans le livre de Gide une seule constatation erronée ou fausse ? Ce qu’il dit est-il ou n’est-il pas vrai ? Et si ce qu’il dit est vrai – personne, personne ne l’a contesté jusqu’ici – est-ce bien ou mal ? Tel que Gide l’a vu et le décrit, très sommairement, avec un si poignant souci de ménager même ce qui le contriste le plus, ce régime est-il conforme aux intérêts de la classe ouvrière ?

Le débat véritable, on ne l’ouvrira pas, parce qu’il ne se trouvera personne pour contester les constatations de fait formulées par un Gide et personne pour défendre cet état de fait.

La cause étant perdue en soi, devant la vérité, il ne reste à ceux qui ont leurs raisons de la défendre quand même, que l’injure et la calomnie.

Gide va faire, sans doute, l’un des plus tristes voyages de sa vie. Venu tard au mouvement ouvrier, il ne s’attendait pas à y découvrir ces ulcères. Puisse-t-il dans ce combat acquérir la trempe du militant. Les vieux socialistes, obscurs ou connus, ont tous passé par de semblables épreuves et savent bien que l’injure impuissante les suivra toute leur vie. Ils ont appris de bonne heure à hausser les épaules. Ils enjambent la boue et continuent leur chemin.

  1. Parti des usines d’aviation du Havre le 11 mai 1936, le mouvement de grève s’est rapidement étendu à toute la France. Au début du mois de juin, le pays compte environ deux millions de grévistes. Le mouvement force le président du Conseil, Albert Sarraut, à céder sa place à Léon Blum qui forme un gouvernement majoritairement socialiste. Les accords de Matignon, signés dans la nuit du 7 au 8 juin, prévoient des augmentations de salaire, la nomination de délégués syndicaux indépendants du patronat et quinze jours de congés payés. Suite à ces accords, le PCF qui les soutient retire son appui au mouvement de grève.
  2. Le mouvement des canuts, les ouvriers tisserands de Lyon, en 1831, est considéré comme l’une des premières insurrections ouvrières. Cette révolte, de même que celle de 1834, fut réprimée dans le sang. [Sur ces deux événements, lire Jacques Perdu, La Révolte des canuts 1831-1834, (1931), Spartacus, 2010. (nde)]
  3. Quartier de Versailles où des milliers de communards ont été fusillés lors de la Semaine sanglante.
  4. À l’appel de la CGT a commencé le 1er mai 1906 une grève générale pour la limitation de la durée du travail à huit heures par jour. [Sur le débat autour de la grève générale au tournant des xixe et xxe siècles, lire Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), textes réunis et présentés par Miguel Chueca, Agone, « Mémoires sociales », 2008. (nde)]
  5. Maxime Gorki est officiellement mort de pneumonie le 18 juin 1936. Des soupçons d’empoisonnement ont pesé sur sa mort sans que rien ne puisse être prouvé. Ses funérailles furent mises en scène comme un événement national, avec Staline en porteur de cercueil.
  6. En russe, « gorki » signifie « amer ». [nde]
  7. Gorki passa un an en prison entre 1905 et 1906. Il y composa Les Ennemis.
  8. Foma Gordeïev (1899) ; Les Trois (1900) ; Les Bas-Fonds (1902) ; Les Vagabonds ou les Barbares (1905) ; La Mère (1907).
  9. Gorki a rédigé en 1917-1918, dans Novaïa Jizn, des « chroniques inopportunes » dans lesquelles il critiquait sans complaisance la tendance bolchevique. Ces chroniques ont été publiées en 1975 sous le titre Pensées intempestives, avec une préface de Boris Souvarine, aux éditions L’Âge d’homme.
  10. Artère du centre-ville de Saint-Pétersbourg. [nde]
  11. Voir « Retour à la puissance », note n° 1
  12. Dans son article du Crapouillot (janvier 1938), « La pensée anarchiste », Victor Serge écrit à ce propos : « Les bakouninistes subissent, en 1873. en Espagne l’épreuve du feu. […] Le roi Amédée s’en va, l’insurrection carliste éclate au pays basque. Des soulèvements spontanés assurent dans la plupart des villes une facile victoire aux républicains intransigeants et aux bakouninistes. Séville, Cordoue, Grenade, Malaga, Cadix, Alcoy, Valence, Murcie, Carthagène, se veulent communes libres. La commune de Carthagène ou “canton souverain”, allait résister plus de cinq mois, de fin juillet 1873 au 11 janvier 1874. »
  13. Arrivé le 13 février 1917 à Barcelone, Victor Serge prit part à ces événements dont il fit la matière de son roman Naissance de notre force publié chez Rieder en 1931 (réédition Climats, 2004).
  14. Lipari, île principale et capitale des îles Éoliennes (mer Tyrrhénienne), était un lieu de déportation dans l’Italie mussolinienne.
  15. Le 6 février 1934, suite à une série de scandales politico-financiers, une grande manifestation est organisée à Paris à l’initiative entre autres des ligues d’extrême droite. La manifestation tourne à l’émeute et force le président du Conseil, Édouard Daladier, à la démission. Le 12, des manifestations séparées des partis et organisations de gauche voient les manifestants se rejoindre et réclamer l’unité contre le fascisme, tandis que la CGT avait appelé à une journée de grève générale. Ces événements sont généralement considérés comme les prémisses du Front populaire. Il faudra cependant attendre plus d’un an, et des modifications de fond de la politique internationale de la France et de l’URSS avant que le processus du Front populaire n’entre effectivement dans les faits.
  16. La grève spontanée des dockers d’Anvers, entamée le 2 juin 1936, a rapidement gagné les grands centres ouvriers de Belgique. Elle a abouti le 22 juin à une série de réformes sociales : minimum salarial de 32 francs belges, semaine des quarante heures dans les mines, avec maintien des salaires des quarante-huit heures, reconnaissance syndicale, une semaine de congés payés.
  17. Le 30 juillet 1936, des aviateurs italiens envoyés au Maroc espagnol pour y porter mitrailleuses et caisses de munitions sont contraints d’atterrir dans la région d’Oran. Le gouvernement italien nie toute responsabilité dans l’événement. L’aide italienne au camp nationaliste devient massive dès la fin de 1936. Au total, l’Italie de Mussolini a envoyé 700 avions, 950 chars et près de 70 000 volontaires en Espagne.
  18. Parmi les textes de Serge sur les procès de Moscou, lire la brochure « Seize fusillés. Où va la révolution russe ? », Cahiers Spartacus, octobre 1936, rééd. 1984. Elle a, la première, reproduit cet article sur Ivan Smirnov (p. 68-71).
  19. Durant la guerre, des milliers de soldats tchèques et slovaques sont passés dans les rangs alliés et ont formé des légions qui combattirent les Puissances centrales, en particulier en France et en Russie. Pendant la guerre civile, la Tchécoslovaquie, à la poursuite de la reconnaissance internationale de son indépendance, a combattu les bolcheviks en réussissant à prendre le contrôle du Transsibérien.
  20. Ville de Russie, Kazan est aujourd’hui la capitale du Tatarstan. L’Armée rouge a consacré beaucoup d’hommes et de forces (dont des navires puissamment armés sur la Volga) pour reconquérir cette région.
  21. La République d’Extrême-Orient, appelée aussi République de Tchita, a été proclamée en 1920. Son territoire couvrait une bonne partie de la Sibérie orientale. Il s’agissait d’un État tampon entre les zones occupées par le Japon (dont Vladivostok) et les zones frontalières chinoises. La République d’Extrême-Orient fut intégrée à la Russie soviétique en 1922.
  22. Sous Catherine II, un ancien monastère de la ville de Souzdal (à trente kilomètres au nord de Vladimir) fut transformé en une prison d’État de sinistre réputation qui fonctionna à plein régime durant la période soviétique. [nde]
  23. À propos de ce procès dit du « parti industriel » qui annonce mutatis mutandis les grands procès de Moscou, Boris Souvarine écrit : « Les mécomptes industriels et les déboires agricoles seront traités comme les problèmes financiers : le sang de 48 prétendus “saboteurs” de l’approvisionnement, exécutés sans jugement après l’arrestation de nombreux techniciens, professeurs, savants, statisticiens, coopérateurs socialistes ou libéraux ralliés au régime et employés à l’état-major de l’économie nationale, sert à disculper les gouvernants, à effrayer l’intelligentsia et à faire une parodie de justice devant le peuple crédule. On révèle alors l’existence d’un prétendu “parti industriel” fort de quelque 2 000 affiliés mais, sur 8 seulement déférés au tribunal, le protagoniste en vedette est de toute évidence un provocateur. Les meilleurs collaborateurs du Gosplan […] se voient incriminer de contre-révolution et de nuisance (vréditelstvo). Terrorisés par l’exécution des 48, leurs collègues, et démoralisés par les procédés d’intimidation du Guépéou, ils signent pour la plupart tous les aveux qu’on exige et reconnaissent tous les crimes qu’ils n’ont pu commettre. » (Boris Souvarine, Staline. Aperçu historique du bolchevisme [1935], Champ libre, 1977, p. 444). [nde]
  24. Sur le procès dit des mencheviks, le même Souvarine précise : « Les prétendus mencheviks […] rapportent des conciliabules tenus à Moscou avec un leader socialiste exilé, Abramovitch, qui n’a pas franchi la frontière depuis dix ans. Impostures éclatantes, destinées à corser des réquisitoires trop pauvres où le vrai et le faux s’entremêlent à la provocation policière. Une tragi-comédie de condamnations impitoyables et de commutations de peines, prévues les unes et les autres, achève de discréditer l’affaire et de désorienter l’opinion. » (Boris Souvarine, Staline, op. cit., p. 444-445). [nde]
  25. Ces brochures imprimées sur double colonne, sur mauvais papier, et vendues au prix d’un penny, se sont développées dans les années 1830 en Angleterre. Par la suite et par extension, le terme a désigné les publications à bas prix destinées à la jeunesse. Les auteurs puisaient à la source du gothic novel, mais aussi du roman historique et du roman policier.
  26. En 1936, Jouvenel venait de publier l’article « Misère des travailleurs » (Marianne, 20 mai 1936), repris in Itinéraire 1928-1976, textes réunis et présentés par Éric Roussel, Plon, 1993.
  27. Paul Louis, Histoire du socialisme en France, de la Révolution à nos jours, Marcel Rivière, 1925, rééd. en 1936. [nda]
  28. Henning Söderhjelm, La Révolution rouge de Finlande en 1918, trad. G. Rigassi, Imprimerie de la Société suisse de publicité, Lausanne, 1920.
  29. Ces combattants étrangers ne peuvent appartenir aux Brigades internationales qui, à cette date, ne sont pas encore formées. En effet, le décret officiel de création des Brigades est daté du 22 octobre 1936, suite à une réunion de l’Internationale communiste du 18 septembre 1936, à Moscou (Rémi Skoutelsky, L’espoir guidait leurs pas. Les volontaires français dans les Brigades internationales 1936-1939, Grasset, 1998). Dès le coup d’État militaire, de nombreux volontaires étrangers accourent en Espagne, notamment pour renforcer les milices de la CNT-FAI ou celles du POUM, tels les libertaires de diverses nationalités qui fondent le Groupe international de la colonne Durruti qui combat sur le front d’Aragon dès août 1936.
  30. La ville d’Irun, dans le Pays basque, chute le 4 septembre 1936. Les miliciens communistes et anarchistes, qui l’ont défendue jusqu’à la dernière cartouche, l’incendient.
  31. Béhobie : petite ville à l’est d’Irun, tenue pendant l’été 1936 par des volontaires français.
  32. C’est devant Valmy (Marne) que Dumouriez et Kellermann ont fait face, le 20 septembre 1792, à l’armée d’invasion conduite par le duc de Brunswick.
  33. Riffains : originaires de la région Rif, au Maroc.
  34. Cette œuvre fait partie des Romances gitanes, publiées en 1928.
  35. On crut durant près d'un an que Maurín, arrêté en Galice au moment du coup d’État, avait été exécuté ; il était en fait emprisonné à Salamanque. [nde]
  36. Cette ville d’Aragon est le théâtre d’intenses combats entre républicains et nationalistes, mais ne tombe pas aux mains de ces derniers avant la fin de la guerre.
  37. Joaquín Maurín, Hacia la segunda revolución : el fracaso de la republica y la insurrección de octubre, Gráficos Alfa, Barcelone, 1935.
  38. Grasset, 1936.
  39. Il y a ici une confusion entre Gregor Strasser (1892-1934) et son jeune frère Otto (1897-1974). Tous deux furent adhérents du parti nazi dès le début des années 1920, mais l’aîné fut accusé d’avoir voulu fomenter un putsch avec Ernst Röhm et assassiné lors de la nuit des longs couteaux, tandis que le cadet s’éloigna de Hitler au début des années 1930, participant à la création du mouvement Front noir dont les membres se considéraient comme les seuls véritables nationaux-socialistes. Persécuté par le IIIe Reich, Otto Strasser s’exila dès 1933, d’abord dans plusieurs pays d’Europe, puis au Canada durant la Seconde Guerre mondiale.
  40. Au moment où Victor Serge écrivait ces lignes, ses amis croyaient que Joaquín Maurín avait été fusillé par les fascistes alors qu’il se trouvait en Galice. En fait, il avait été arrêté et emprisonné.
  41. Sur José Maria Martinez, leader de la CNT de Gijón, lire l’article de Pepe Gutiérrez Álvarez, « Asturias 1934: vida y muerte de José María Martínez » sur le site Bandera Roja à l’adresse : http://banderaroja.blogspot.com/2009/08/asturias-1934-vida-y-muerte-de-jose.html?m=0
  42. En fait, Navalperal de Pinares dans la province d'Ávila.
  43. Nous rectifions le titre de l’article qui était : « Le 7 octobre 1917 » ; confusion probable des typographes alors que l’on parle toujours de « révolution d’octobre ». Les événements évoqués débutèrent dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917 (24 au 25 octobre du calendrier julien).
  44. Après la chute de Tolède s’ouvre la bataille pour la capitale. Encerclée et assiégée, Madrid semble au début d’octobre 1936 sur le point de passer aux nationalistes, ce qui assurerait la reconnaissance internationale du gouvernement de Franco. Grâce au soutien des Brigades internationales et à l’organisation de la résistance dans la ville, le pouvoir républicain parvient à conserver Madrid.
  45. La supériorité numérique des républicains ne leur a pas permis de conserver l’île de Majorque, les nationalistes ayant été soutenus par la force aérienne italienne. Le retrait des forces républicaines est achevé le 12 septembre 1936.
  46. Les 3 500 hommes de la colonne Durruti arriveront à Madrid du front de Huesca.
  47. La ville de Tolède est prise par les nationalistes le 27 septembre 1936.
  48. Le 24 octobre est promulguée par le Comité central des milices antifascistes la collectivisation de la Catalogne. La CNT y était dominante. Voir Carlos Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne (1936-1937) (1974), Les Nuits rouges, 2002 ; George Orwell, Hommage à la Catalogne (1938), trad. Yvonne Davet, 10/18, 2000.
  49. André Gide (1861-1951) s’est rendu en URSS avec Louis Guilloux, Pierre Herbart, Jacques Schiffrin, Jef Last et Eugène Dabit, du 17 juin au 22 août 1936. Son Retour d’URSS a été publié en novembre 1936. Serge correspondait avec lui depuis 1935. Il lui adresse dès juin 1936 une lettre ouverte publiée dans Esprit et en novembre une autre chronique dans La Wallonie (Gide, retour d’URSS)