Rencontres entre Lénine et Gorki

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Habituellement, lorsque Maxime Gorki venait a Pétersbourg, il s’arrêtait chez l’éditeur Constantin Piatnitski, où deux petites pièces lui étaient réservées. Pendant son séjour au Pétersbourg, le grand appartement de Piatnitski était plein, du matin au soir, du public le plus varié : hommes de lettres, peintres et sculpteurs, artistes dramatiques et chanteurs, étudiants et ouvriers, ce qui, naturellement, faisait de ce domicile l’objet d’une surveillance non dissimulé de la police tsariste.

Lorsqu’en novembre 1905 nous décidâmes enfin de nous rendre au Pétersbourg, Alexeï Maximovitch [Gorki] me dit, alors que nous étions encore dans le train, que nous nous rendrions d’abord à la rédaction de la « Novaïa Jizn » [1], et, de là chez Piatnitski, pour ne pas alerter les mouchards qui surveillaient son appartement, et ne pas les traîner à notre suite. Nos parents et amis, venus nous chercher, se chargèrent de nos bagages, et nous nous rendîmes à la rédaction, située non loin dé la garé, sur la perspective Nevski.

C’est là que se rencontrèrent pour la première fois et firent connaissance Gorki et Vladimir Ilitch Lénine.

Lénine sortit d’une pièce de derrière pour venir à notre rencontre ; il s’approcha à pas rapides d’Alexeï Maximovitch. Ils se serrèrent longuement les mains. Lénine riait d’un rire joyeux ; Gorki, profondément troublé, et, de ce fait, s’efforçant comme toujours de parler gravement, d’une voix de basse, répétait : — Ah, voilà comme vous êtes. C’est bien, c’est bien ! Je suis très heureux, très heureux !

Lorsque nous fûmes arrivés chez Piatnitski, Alexeï Maximovitch me dit, au bout d’un long moment :

— Hum… Tu vois dans quelles affaires nous voilà mêlés… N’est-ce pas qu’il est merveilleux ? Naturellement j’avais aussitôt deviné dé qui il parlait ; mais, pour le taquiner, je lui demandai exprès : — De qui parles-tu ?

— Comment : de qui ? Mais de Lénine, bien sûr ! Il est merveilleux ! Et ne te vante pas de l’avoir dit avant moi. Au reste, tu l’as vu avant moi, conclut-il, avec une candeur tout enfantine.

Il ressemblait souvent à un grand enfant.

* * *

Je me souviens comment Gorki rencontra Lénine à Londres, en 1907, où il était venu assister au Ve Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie [2].

Lénine nous conduisit à l’hôtel « Impérial », quelque part à proximité du British Muséum. L’hôtel était un immeuble énorme, humide et sans confort, mais on n’avait pas trouvé d’autre local. Je me rappelle que Lénine était très inquiet au sujet de Gorki.

— Nous allons lui faire prendre froid ! Il est habitué à un climat très doux, à être entouré de soins… Effectivement, la chambre, très petite, était humide et sombre ; un lit immense occupait la moitié de la place, la grande fenêtre donnait tout droit sur un mur, la cheminée, chauffée au gaz, donnait peu de chaleur. On était au mois de mai, mais il faisait humide et froid.

Lénine s’approcha du lit, tâta les draps et, sachant que Gorki n’aimait pas qu’on se préoccupait de sa santé, me dit à mi-voix :

— Les draps sont tout à fait humides, il faudrait les sécher, au moins devant cette cheminée idiote. Alexeï Maximovitch va se mettre à tousser, et cela ne vaut rien !

Cette charmante sollicitude me toucha profondément ! Par la suite, j’eu maintes fois l’occasion de voir combien Lénine était attentionnée, surtout pour les camaradés, comme il savait tout voir, tout remarquer et ne rien oublier.

Lénine parti, Gorki arpenta longtemps la chambre rébarbative, de la fenêtre à la porte, devant la cheminée à gaz, en tortillant et mordillant, selon son habitude, le bout de sa moustache ; puis songeur il dit à voix basse :

— Quel homme étonnant !

Alexeï Maximovitch avait été très ému et joyeusement surpris en recevant une invitation au congrès, avec voix consultative par-dessus le marché. Cela le rapprochait des camarades ouvriers arrivés de Russie. Il souffrait beaucoup de sa séparation forcée d’avec la patrie, bien qu’il le cachât soigneusement, même à ses proches, et qu’il s’efforçât lui-même de se persuader qu’il n’avait pas la nostalgie de la Russie.

Alexeï Maximovitch assistait à toutes les séances du congrès ; il écoutait avidement tous les discours et même saisissait telles ou telles paroles isolées des délégués ; et, à chaque nouvelle entrevue, il s’éprenait toujours plus de Lénine.

G. Plekhanov avait produit sur lui une mauvaise impression :

— Un grand seigneur ! tranchait Gorki, en parlant de lui. Et il discutait ardemment avec Bogdanov, Stroïev et même avec Lénine, lorsque ceux-ci lui parlaient des mérites, de l’érudition et de l’intelligence de Plekhanov. Quoi que, sans nul douté, Alexeï Maximovitch comprit fort bien lui-même toute l’importance de Plekhanov pour le parti.

Alexeï Maximovitch méprisait franchement Lieber et Dan. En général, Gorki haïssait les mencheviques de toutes les forces de son aêmé ; il né faisait exception que pour Martov, qu’il qualifiait d’« âme égarée » et encore pour Vlass Mguéladzé, qu’on appelait « Triadzé » Ce dernier plaisait au Alexeï Maximovitch par sa nature indomptable et sa belle prestance. Plus tard, lorsque Vlass « Triadze » vint dans l’île dé Capri et vécut assez longtemps chez nous, Alexeï Maximovitch perdit ses illusions sur son compté. Un jour, il me dit en soupirant :

— Non, même un bravé gars, s’il est menchévique, est insupportable à fortes doses !

Pour améliorer tant soit peu l’alimentation de nos camarades, dont la plupart ne mangeaient pas à leur faim, nous avions organisé la livraison de sandwichs et de bière par paniers entiers à l’église où siégeait le congrès.

Pendant les interruptions, les délégués parlaient beaucoup du livre de Gorki La Mère [3]. Cé livré plaisait aux ouvriers, mais certains d’entre eux trouvaient que tout y était embelli par rapport à la vie. Cela chagrinait Gorki ; et bien qu’il eut toujours apprécié et recherché la critique, cette fois-là il discutait ardemment, cherchant à démontrer que la lutte de l’homme contre l’iniquité de la vie est toujours admirable, et c’est pourquoi il faut la montrer belle.

Lénine appréciait hautement La Mère, estimant que sa parution était un grand évènement ; le principal défaut de ce livre, selon lui « était que Gorki idéalisait les révolutionnaires intellectuels.

Un jour Gorki raconta à Lénine l’impression que les social-démocrates allemands avaient produite sur lui. Étant à Berlin, Gorki avait vu Bebel, Kautsky, Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, d’autres encore. Seuls Liebknecht et Rosa Luxembourg lui avaient plu. En ce qui concerne Bebel, lorsque Gorki, venu chez lui, y trouva une quantité de coussins, napperons, petits rideaux, cages à serins et autres attributs de la vie petite-bourgeoise allemande, il se fâcha et se montra assez sec à l’égard de Bebel…

Pendant le dîner, à la grande table de la salle à manger, une petite vieille, la femme de Bebel, était assise vis-à-vis de Gorki ; très animée, elle causait avec le gros et indifférent Singer. Gorki me demanda de quoi elle parlait ; la femme de Bebel expliquait à Singer que son Auguste ne pouvait manger que des poulets, et que ceux-ci étaient très chers ; que ce jour-là elle avait eu la chance d’acheter une paire de poulets excellents et très bon marché. Quand il sut le sujet de leur conversation, Gorki eut même un sursaut d’étonnement ; il soupira si fort qu’il effraya le vieux Bebel.

Les récits de Gorki à propos dé l’année 1905 et de la révolution à Moscou, n’impressionnèrent pas les chefs de la social-démocratie allemande. On l’écoutait poliment, mais d’un air sceptique. Gorki le sentit aussitôt ; il se tut et, au grand étonnement des assistants, immédiatement après le dîner, pressé de s’en aller, il prit congé.

Lorsque Gorki, sur un ton comique, comme lui seul savait le faire, raconta ses visites aux social démocrates allemands, Lénine rit aux larmes et lui demanda un supplément de détails. Les rencontres de Gorki avec les écrivains anglais intéressaient beaucoup Lénine. Gorki fit la connaissance de Bernard Shaw ; il vit H. Wells [4][4], qu’il avait déjà rencontré en Amérique ; il eut des rendez-vous avec d’autres écrivains moins connus. Mais il ne parlait pas volontiers de ces rencontres : il était entièrement absorbé par ses impressions du congrès et par ses rencontres avec les camarades russes.

* * *

A Londres, Lénine avait promis à Gorki de venir à Capri, quand les affaires du congrès auraient été terminées ; et il tint parole.

En l’accueillant, Gorki était troublé comme un petit garçon. Il désirait passionnément que Lénine se sentit à l’aise chez lui, qu’il se reposât et prit des forces.

La pêche quotidienne au large, – ni l’un ni l’autre ne souffraient du mal de mer – leur permettait de causer en toute liberté : dans la barque, il n’y avait que des pêcheurs, habitants de Capri, et moi. Gorki parlait à Lénine de Nijni-Novgorod, de la Volga, de son enfance, de sa grand-mère Akoulina Ivanovna, de sa jeunesse et de ses vagabondages. Il évoqua le souvenir de son père. Il parlait beaucoup dé son grand-père. Lénine l’écoutait avec une grande attention, lés yeux clignés et brillants, comme d’habitude. Un jour, il dit a Gorki :

— Vous devriez écrire tout cela, mon petit père. Tout cela est si remarquable, si édifiant. Gorki s’arrêta court. Troublé, il toussota et dit d’une voix triste :

— Je l’écrirai… Un jour [5].

Gorki, enthousiasmé, fit visiter au Lénine Pompei et le musée de Naples, dont il connaissait littéralement chaque coin. Ils allèrent tous les deux voir le Vésuve et les environs de Naples.

Gorki était un conteur étonnant. En deux ou trois mots il savait brosser un paysage, décrire un événement, un homme. Ce talent faisait l’admiration de Lénine. De son côté, Gorki ne cessait d’admirer la précision de pensée et la brillante intelligence de Vladimir Ilitch, sa façon d’aborder un homme ou un évènement directement, simplement et avec une lucidité extraordinaire.

Je crois que c’est depuis ce temps-là que Lénine se prit d’une tendre affection pour Gorki. Je ne me rappelle pas que Lénine se soit fâché contre lui, ne fut-ce qu’une seule fois. Gorki aimait Lénine ardemment, avec enthousiasme et l’admirait passionnément.

En partant pour Paris, Vladimir Ilitch nous avait donné la promesse formelle de revenir à Capri avec Nadejda Konstantinovna [Kroupskaïa]. Malheureusement, il ne tint cette promesse que partiellement ; il revint une seconde fois à Capri, mais seul, et pour très peu de temps. A ce moment vivaient à Capri A. Lounatcharski, A. Bogdanov, V. Bazarov, I. Ladyjnikov, notre vieil ami et camarade, était arrivé de Berlin pour des affaires d’éditions.

Alors que nous nous rendions du funiculaire à la villa Blaesus où nous vivions alors, Alexei Maximovitch engagea la conversation avec Vladimir Ilitch, et lui parla du profond attachement de Bogdanov pour lui, Lénine ; lui dit que Lounatcharski et Bazarov étaient des hommes étonnamment doués, intelligents…

Vladimir Ilitch regarda de biais Alexei Maximovitch, cligna les yeux et trancha d’une voix ferme :

— Né vous mettez pas en peine, Alexei Maximovitch. Cela ne mènera à rien.

Bogdanov, Bazarov et Lounatcharski firent maintes tentatives pour arriver à un accord avec Vladimir Ilitch ; mais Vladimir Ilitch qui voyait clairement qu’au stade donné des divergences [6], toute discussion était inutile, malgré les efforts que tous, y compris Alexei Maximovitch, faisaient pour l’entraîner dans des conversations philosophiques, s’y refusait nettement et résolument. Or Gorki aurait tant voulu comprendre le fond des divergences ; le désaccord très net entre les camarades le troublait profondément.

Cette fois-là Alexei Maximovitch ne put que rarement se trouver seul à seul avec Vladimir Ilitch : il y avait des gêneurs. Vladimir Ilitch ne passa que quelques jours à Capri ; après son départ, Gorki se sentit tout triste, et longtemps il ne put surmonter cette humeur.

  1. « La Vie Nouvelle », Premier quotidien bolchevique légal qui parut du 27 octobre (9 novembre) au 3 (16) décembre 1905 à Pétersbourg et auquel Maxime Gorki collaborait activement et qu’il finançait généreusement avec les recettes de ses droits d’auteur. Tiré à 80.000 exemplaires, il fut finalement interdit.
  2. Le Ve Congrès du POSDR s’est tenu à Londres en mai 1907 avec 89 délégués bolcheviques et 88 délégués mencheviques. Ce fut le dernier congrès rassemblant les deux fractions de la social-démocratie russe.
  3. La Mère, premier roman « prolétarien » de Gorki, fut rédigé lors de son séjour aux États-Unis en 1906 et fut publié en 1907. À l’époque soviétique, ce roman fut considéré comme la première œuvre littéraire du « réalisme socialiste ».
  4. Shaw, George Bernard (1856-1950), écrivain, journaliste et dramaturge socialiste irlandais. A participé à la fondation de la Société Fabienne en 1889. A reçu le Prix Nobel de Littérature en 1925. Wells, Herbert (1866 1946), célèbre romancier et essayiste socialiste anglais, auteur notamment de « La Guerre des mondes », « L’Homme invisible » et « L’Île du docteur Moreau ». A visité la Russie des soviets à l’automne 1920 à l’invitation de l’écrivain Maxime Gorky et fut reçu par Lénine au Kremlin.
  5. Gorki a publié par la suite plusieurs récits autobiographiques qui figurent parmi ses œuvres majeures ; Enfance (1914), En gagnant mon pain (1915-1916) et Mes universités (1923)