Révolution prolétarienne et culture

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(...) Je présenterai la situation de manière suivante : notre adversaire a recours, dans sa polémique contre nous, à une analogie avec la révolution bourgeoise, analogie qu’il considère juste, mais qui, de par son essence, ne se prête à aucune démonstration. Je vais prouver que la révolution russe se différencie de la révolution bourgeoise non seulement par son contenu de classe, mais par tout son déroulement. Celui-ci a et aura inévitablement dans chaque pays des traits de caractère spécifiques, qui interdisent toute analogie entre une révolution bourgeoise et une révolution prolétarienne.

Notre adversaire réplique alors : prenez un type classique de révolution bourgeoise dans le genre de la Grande Révolution Française et vous verrez comme une nouvelle classe de la bourgeoisie renverse un régime féodal. Cette guerre civile, il est vrai, ne se fit pas sans pertes, mais les blessures furent relativement insignifiantes et le pays se releva assez vite. Tandis que la révolution russe a démontré l’immaturité du pays par ses difficultés d’exister, les dépenses de la guerre civile, l’inexpérience, la maladresse des nouveaux dirigeants. Je veux dire par là, que toute révolution prolétarienne, même dans un pays à développement capitaliste avancé, se différenciera considérablement d’une révolution bourgeoise par les très importantes dépenses.

La raison en est que : LA NOUVELLE SOCIETE SOCIALISTE SE DEVELOPPE A PARTIR DE LA SOCIETE CAPITALISTE EN EMPRUNTANT UNE VOIE DIFFERENTE DE CELLE PRISE PAR CETTE DERNIERE POUR SORTIR DE LA SOCIETE FEODALE. Avec un plaisir non dissimulé, nos ennemis se réfèrent à la position de Marx, à savoir qu’aucune forme sociale nouvelle ne prend la place de l’ancienne avant d’avoir mûri au sein de celle-ci. Ainsi, les Bolchéviques russes ont voulu faire une soi-disant révolution prolétarienne, en essayant, si je puis dire, d’accoucher d’un fruit vert, qui, bien sûr, né au second mois, et non pas au neuvième, se révéla être un avortement inutile. Ceci est le fondement de l’argumentation des Sociaux-démocrates. J’attire votre attention sur le premier point, qui me semble le plus important : voyons comment le capitalisme est né au sein de la société féodale et le socialisme au sein de la société capitaliste. Si nous posons ainsi le problème, alors la différence entre les modes de maturation de ces deux sociétés nous paraît évidente. D’une part, le socialisme se développe au sein du capitalisme, et d’autre part, le capitalisme s’est développé au sein d’un régime féodalo-esclavagiste ; comment sont-ils arrivés à maturation ? Voilà la question. La différence est une différence de principe particulièrement importante. Nos adversaires, qui se vantent d’être des Marxistes, ne la remarquent pas ; ils n’envisagent même pas le problème. Cependant, à peine la question posée, cette différence nous saute aux yeux, à nous qui désirons regarder les choses en face.

La société capitaliste s’est formée entièrement au sein de la société féodale. Elle s’est développée dans ce milieu du début jusqu’à la fin, en franchissant tous les échelons les uns après les autres. De plus, sous le régime féodal, la bourgeoisie était à la tête des usines, la classe ouvrière sous ses ordres ; on peut décrire l’organisation capitaliste par l’image de l’escalier : au sommet se trouve le chef bourgeois, au milieu les ingénieurs, les contremaîtres, les ouvriers qualifiés, en bas de l’escalier se trouve la partie non qualifiée des ouvriers. Toute cette hiérarchie sociale avait atteint la perfection Malgré une superstructure féodale, la bourgeoisie dirigeait déjà la classe ouvrière dans les usines et les fabriques. Et maintenant posez-vous la question de savoir si un tel déroulement est possible même dans notre pays où le capitalisme a atteint un degré maximum de développement, c’est-à-dire qu’il ne peut aller plus loin. Est-il possible qu’au sein de la société capitaliste, bien que très développée, bien qu’ayant atteint un degré de développement maximum, les rapports socialistes de production, naissent ainsi dans leur ensemble, comme ont pris naissance les rapports capitalistes. Il est alors évident qu’une telle hypothèse est vraiment absurde et bête, parce que, dans les rapports socialistes de production, c’est la classe ouvrière qui, à la tête, doit commander, soit à travers ses représentants, soit par l’intermédiaire des meilleurs du Parti, soit encore d’une autre manière, ceci est indifférent dans le cas précis. Mais il est sûr que l’indice essentiel d’une structure socialiste et de la structure de la période de transition, est le fait que la classe ouvrière, sous l’enveloppe de l’ancienne société, dirige les rapports de production.

Une pareille chose, bien sûr, ne peut arriver, même dans le pays capitaliste le plus avancé. En effet, comment peut-on se représenter un régime capitaliste dans lequel la classe ouvrière aurait le pouvoir dans les usines ? Comment peut-on se représenter un organisme capitaliste très avancé où la classe ouvrière, en qualité de dirigeant de la production se trouverait au-dessus d’une autre classe ? De telles suppositions sont absurdes ; c’est de la plus pure idiotie que de présumer, même une seule seconde d’une telle possibilité.

Que résulte-t-il de tout cela ? Il en résulte que la naissance, la formation, la maturation de la société capitaliste et de la société socialiste sont de type tout à fait différent. Alors que la société capitaliste croît entièrement au sein de l’ancienne société, la société socialiste, par contre, ne peut en aucun cas, s’épanouir complètement, avec ses dirigeants au sein de la société capitaliste, même très développée. C’est la différence essentielle et principale que pas un de nos adversaires n’a soumis à l’examen.

De là découle toute une série de conséquences dont je parlerai plus bas. Cela amène, avant tout à une grande distinction quand la bourgeoisie se soulève contre la classe des propriétaires fonciers — elle n’est pas la classe exploitée, quand elle renverse le régime féodal, elle agit en tant que classe étouffée par le pouvoir politique des propriétaires.

La bourgeoisie dans la société féodale n'est pas une classe exploitée, tandis que la classe ouvrière dans la société capitaliste l’est.

Ce n’est pas la peine de le démontrer, car c’est un fait connu de tous. De là résulte encore une autre particularité qui serre de très près l’essentiel du problème. De cette différence fondamentale, il ressort le fait suivant : « la bourgeoisie dans la société féodale n'est pas une classe culturellement opprimée ». Bien au contraire, la bourgeoisie dans la société féodale, encore sous le joug du pouvoir politique des princes féodaux, est une classe beaucoup plus cultivée que celle qu’elle renverse. La bourgeoisie est déjà maîtresse du savoir et des sciences grâce aux forces cultivées et hautement qualifiées qu’elle contrôle. Installée dans les villes, elle a en main le puissant moyen des rapports commerciaux capitalistes naissants, c’est-à-dire l’argent. Depuis les princes féodaux, elle amasse un capital et en même temps se nourrit de la sève culturelle de cette société. Y a-t-il eu dans une structure féodale un prince qui ait été le maître réel de l’école et qui ait détenu le monopole de l’éducation ? Loin de là. Même sous le joug du régime féodal, le technicien, l’étudiant, le chercheur de laboratoire, etc... se trouvent sous la direction, le contrôle, la tutelle de la nouvelle classe : la bourgeoisie, qui n’a pas encore atteint le pouvoir politique, mais qui représente la force culturelle prépondérante d’un niveau supérieur à la classe qu’elle doit renverser. Cela provient forcément des différents types de maturation de ces deux sociétés — la société capitaliste au sein de la société féodale, et la société socialiste au sein de la société capitaliste.

La classe ouvrière qui croît au sein de la société capitaliste a-t-elle l’équivalent ? Assurément non, et cela ne se pourra jamais. C’est vraiment stupide de considérer que, dans n’importe quelle société capitaliste, et même dans une société très belle et très avancée, la classe ouvrière peut avoir un niveau culturel supérieur à celui de la bourgeoisie qu’elle renverse. Ceci est impossible pour la simple raison que la bourgeoisie est la classe dirigeante, qu’elle tient économiquement, politiquement et, en conséquence, culturellement la classe ouvrière dans une situation d’esclavage. C’est faire preuve de bêtise et de stupidité totale d’affirmer que la classe ouvrière peut s’élever à un niveau de culture supérieur à celui de la bourgeoisie. La classe ouvrière est pour cette raison, d’une part, une classe opprimée, d’autre part, la classe révolutionnaire la plus conséquente car, opprimée sur toute la ligne.

Et si certains chercheurs marxistes et semi-marxistes du génie de Bogdanov exposent la situation suivante : à savoir que l’automatisme du développement du capitalisme entraîne que les travailleurs deviennent de plus en plus intelligents, etc. s’ils exigent cela en preuve du démenti de la situation que j’expose ici, ils se trompent tout à fait, car ils mélangent des choses complètement différentes.

Est-ce qu’avec le développement du capitalisme le prolétariat devient plus cultivé ? Absolument. Est-ce que pour la production mécanique un ouvrier doit être plus intelligent que pour la production manuelle ? C’est tout à fait exact. Mais pendant que l’ouvrier passe du travail manuel au travail mécanique et que, sur cette base, il acquiert une grande qualification, de l’expérience, de la pratique, des connaissances, etc., les couches sociales qui sont au-dessus de lui, l’intelligentsia technique en premier lieu, ne doit pas seulement connaître des éléments d’arithmétique mais la plus haute mathématique. L’ouvrier progresse intellectuellement, les couches supérieures progressent encore à un degré plus haut et, grâce à cela, conservent leur suprématie et leur rôle socialement nécessaire dans le processus de la production sociale. En conséquence, poser le problème culturel de la classe ouvrière comme argument en faveur de la théorie selon laquelle la classe ouvrière peut arriver à maturation dans la société capitaliste grâce à un niveau culturel plus élevé que la classe qu’elle renverse, n’est pas un argument.

De cet examen parallèle des différents modes de développement des différentes sociétés et de la position des différentes classes découle encore une autre chose digne d’intérêt. Je prends l’histoire : « quand la bourgeoisie prit les armes contre le régime féodal, elle eut beaucoup moins besoin des transfuges de l’ancienne classe pour la servir et l’aider à se battre contre les propriétaires, car à l'intérieur de la société féodale elle a crée ses propres forces culturelles ».

Mais la classe ouvrière ? La classe ouvrière dans tous les pays — et cela est démontré par l’étude du mouvement ouvrier dans le monde entier — partout et toujours a choisi comme dirigeants, et cela est normal, des gens originaires d’une autre classe, tout d’abord provenant de l’intelligentsia. Il n’y a pas un parti ouvrier, pas une organisation professionnelle dont les postes dirigeants ne soient pas pourvus par l’intelligentsia bourgeoise. A cet égard, naturellement, il y a une énorme différence entre les partis réformistes et les partis révolutionnaires ; cependant, même dans les partis les plus révolutionnaires, comme notre parti communiste — ce n’est pas la peine de le cacher — il y a une tête dirigeante bien déterminée qui, pour une part importante, est composée de personnes originaires d’une autre classe.

A quoi cela est-il dû ? Cela est dû à une chose très simple dont je vous ai déjà parlé, c’est-à-dire à l’écrasement culturel de la classe ouvrière qui n’était pas capable de dégager une quantité suffisante de dirigeants comme le fit la bourgeoisie. Quand la classe ouvrière prend le pouvoir, quand elle se trouve devant la nécessité de gouverner la société, il lui faut sortir d’elle-même une masse de dirigeants éventuels pour l’administration etc.

Elle ne peut alors absolument pas éviter d’utiliser, bon gré mal gré, des forces qui n’appartiennent pas à sa classe, sur une échelle beaucoup plus grande et en plus grande quantité que ne le fit la bourgeoisie, avec des gens issus de la société féodale.

Vous voyez comment, logiquement, une chose est liée à une autre. Ici, nous devons voir plus en détail le parallèle que j’ai fait à propos de la culture. Laissons de côté la question de la différence économique de maturation et concentrons toute notre attention sur le problème qui, comme vous le voyez, ressortira, dans quelques minutes, en tant que problème central de toute révolution. Admettez qu’il faut examiner plus en détail le problème de ce parallèle culturel. Je le pose de la façon suivante : en ce qui concerne la culture, je remarque trois sous-questions ; de leur solution dépend la solution définitive des problèmes./p>

Au sujet des principes de la culture, je pose la question suivante :

premièrement, en quoi cette culture est-elle nouvelle ?

deuxièmement, quelle dimension prend le développement de cette culture, quel groupe de gens elle intéresse, c'est-à-dire, en d’autres termes, quel est le pouvoir de diffusion de cette culture ?

troisièmement, dans quelle mesure cette culture de classe est-elle développée en profondeur, ou encore, quelle est l’intensité de son élaboration, de ses nouveaux principes ?

Voilà. Partant de ces trois sous-questions, je vais mettre à l’ordre du jour, l’examen de ce que fit la bourgeoisie dans le cadre de la société féodale et la classe ouvrière dans le cadre de la société capitaliste.

Premièrement, avant toute chose, voyons le problème ou le sous-problème des principes de la culture. Je ne suis pas capable de les passer ici en revue et en détail. Je donne seulement quelques courtes indications pour que soit compréhensible le thème de mon discours. Lorsque l’on considère l’ancienne culture féodale, celle des propriétaires fonciers, on peut voir qu’elle a pour fondement, pour base, pour axe principal, deux traits caractéristiques. Premièrement, l’immobilité de la culture, totale et très marquée, qui était liée à l’immobilité de la société féodale elle-même et à son profond conservatisme. De là découlent une prédominance absolue des traditions dans toute la vie culturelle et un dogmatisme affirmé dans toute l’idéologie. La pensée critique fut muselée mais se fit sentir de-ci, de-là. La principale démarche d’une discussion idéologique était un renvoi aux écritures saintes, à tel ou tel dogme, aux traditions définies des ancêtres. Cet immobilisme régna partout et longtemps.

Le deuxième principe de cette culture féodale fut le principe hiérarchique de désignation des autorités culturelles, détesté par toute la pensée critique, principe selon lequel, en science comme dans n’importe quelle discipline, on s’en référait à la tradition comme à la plus haute autorité.

La combinaison de ces deux principes fournit l’armature de la culture féodalo-foncière.

Maintenant, voyons ce que la bourgeoisie a apporté de nouveau. Elle a dissout et balayé tous les vieux liens féodaux : ce fut la prétendue émancipation de l’individu. Cette liberté que la bourgeoisie a proclamée lors de son soulèvement contre la société féodale, donnait non seulement le droit de commercer et d’exploiter, mais aussi de critiquer les décisions de l’église, l’Ecriture Sainte et l’autorité du pouvoir du roi.

C’était un individu bourgeois qui, sorti de l’œuf, ruina l’église catholique quand cela lui fut utile, renversa le pouvoir du roi — celui-ci, en effet, par un système d’impôts, entravait le commerce libre et gênait l’édification de la société capitaliste.

Cet individu bourgeois, plein de force et d’énergie, dont la bourse résonnait confortablement, de droite et de gauche heurta et ruina la société féodale, jusqu’à ce qu’il la détruisît complètement en prenant le pouvoir.

Quel était l’axe fondamental de la culture de cette nouvelle classe ? De par ses principes de base, est-elle supérieure ?

Tenons-nous en à l’examen de sa culture. Ce qu’elle apporta de nouveau était-il supérieur ou non à l’ancienne ? D’après ses principes, la nouvelle culture était évidemment supérieure. En effet, le plus grand mouvement en avant d’une société ne pouvait s’appuyer sur les dogmes d’une église chrétienne ou même d’une autre. Il lui fallait une analyse précise de la nature ; dans le domaine des sciences s’imposait une pensée critique qui anéantissait toute croyance et idée religieuses. Cette critique était nécessaire, comme l’était un essai d’analyse de notre réalité, l’exploration de la nature en premier lieu.

Voilà ce qui est nécessaire dans une société pour un développement complet et progressif.

En conséquence, relativement aux principes de cette nouvelle culture, la bourgeoisie est supérieure. Mais la bourgeoisie était supérieure à la société féodale en plusieurs points :

Par la diffusion de sa nouvelle culture, par l’emprise du groupe des personnes cultivées. De plus, les travailleurs sociaux les plus qualifiés, comme je vous l’ai déjà dit, sont issus de la bourgeoisie. Tout ce qui naquit dans les villes, tout ce qui surgit à la surface : clubs politiques, cercles littéraires, tout ce qui allait de l’avant était sous son influence. Enfin, l’emprise des personnalités qu’elle avait à sa disposition et l’élaboration des principes de sa culture était une preuve de sa supériorité. Il suffit seulement de se rappeler qu’avant la Grande Révolution Française, la bourgeoisie disposait de l’Encyclopédie des matérialistes bourgeois en même temps que la nouvelle culture. En conséquence, grâce à la construction des principes de cette nouvelle culture, la bourgeoisie était supérieure à la classe contre laquelle elle s’était élevée.

Maintenant, partant de ces trois points de vue, examinez de manière sensée la position de la culture ouvrière à l’intérieur de la société capitaliste.

Avant tout, est-ce que la classe ouvrière apporte quelque chose de nouveau dans ce domaine ? J’affirme que oui. Et de par ses principes, la culture de la classe prolétarienne est supérieure à celle de la bourgeoisie. D’ailleurs, en ce qui concerne les principes de la nouvelle culture, ceci me paraît incontestable que la classe ouvrière porte en elle-même, au sein de la société capitaliste, quelque chose de supérieur à l’ancienne culture bourgeoise.

Pourquoi ? Qu’y a-t-il de nouveau ?

Deux éléments interdépendants apparaissent alors.

Premièrement, la classe ouvrière, de même qu’elle a tendance à surmonter l’anarchie de la production capitaliste, de même elle a une prédisposition à dépasser l’anarchie de la production culturelle et intellectuelle, c’est-à-dire qu’elle sait parfaitement que, pour obtenir un effet maximum, les prétendues valeurs culturelles, les différentes branches de la science doivent être combinées de manière à être le reflet de la conception générale du monde ; à la place de l’anarchie, la liaison et la planification des différentes branches de la culture constituent le premier principe de la culture prolétarienne.

La bourgeoisie, avec sa spécialisation qui se base à son tour sur une production anarchique des marchandises, n’est pas capable de s’en rendre compte. De là découle un deuxième point : elle — en la personne de ses représentants, savants — ne comprend pas le sens pratique de toute doctrine théorique, alors que la classe ouvrière reconnaît une valeur pratique à tout, partant d’une mécanique appliquée pour aboutir à une théorie abstraite de la connaissance. Elle constate que tout ici a une valeur pratique et sert d’instrument de lutte à n’importe quelle classe, ou bien à la société entière plus qualifiés, comme je vous l’ai déjà dit, sont issus de la bourgeoisie. Tout ce qui naquit dans les villes, tout ce qui surgit à la surface : clubs politiques, cercles littéraires, tout ce qui allait de l’avant était sous son influence. Enfin, l’emprise des personnalités qu’elle avait à sa disposition et l’élaboration des principes de sa culture était une preuve de sa supériorité. Il suffit seulement de se rappeler qu’avant la Grande Révolution Française, la bourgeoisie disposait de l’Encyclopédie des matérialistes bourgeois en même temps que la nouvelle culture. En conséquence, grâce à la construction des principes de cette nouvelle culture, la bourgeoisie était supérieure à la classe contre laquelle elle s’était élevée.

Maintenant, partant de ces trois points de vue, examinez de manière sensée la position de la culture ouvrière à l’intérieur de la société capitaliste.

Avant tout, est-ce que la classe ouvrière apporte quelque chose de nouveau dans ce domaine ? J’affirme que oui. Et de par ses principes, la culture de la classe prolétarienne est supérieure à celle de la bourgeoisie. D’ailleurs, en ce qui concerne les principes de la nouvelle culture, ceci me paraît incontestable que la classe ouvrière porte en elle-même, au sein de la société capitaliste, quelque chose de supérieur à l’ancienne culture bourgeoise.

Pourquoi ? Qu’y a-t-il de nouveau ?

Deux éléments interdépendants apparaissent alors.

Premièrement, la classe ouvrière, de même qu’elle a tendance à surmonter l’anarchie de la production capitaliste, de même elle a une prédisposition à dépasser l’anarchie de la production culturelle et intellectuelle, c’est-à-dire qu’elle sait parfaitement que, pour obtenir un effet maximum, les prétendues valeurs culturelles, les différentes branches de la science doivent être combinées de manière à être le reflet de la conception générale du monde ; à la place de l’anarchie, la liaison et la planification des différentes branches de la culture constituent le premier principe de la culture prolétarienne.

La bourgeoisie, avec sa spécialisation qui se base à son tour sur une production anarchique des marchandises, n’est pas capable de s’en rendre compte. De là découle un deuxième point : elle — en la personne de ses représentants, savants — ne comprend pas le sens pratique de toute doctrine théorique, alors que la classe ouvrière reconnaît une valeur pratique à tout, partant d’une mécanique appliquée pour aboutir à une théorie abstraite de la connaissance. Elle constate que tout ici a une valeur pratique et sert d’instrument de lutte à n’importe quelle classe, ou bien à la société entière contre la nature extérieure, ou encore à une classe donnée contre une autre. La classe ouvrière reconnaît cette valeur pratique.

Pourquoi cela est-il supérieur ? Pour la simple raison que cette reconnaissance jette une lumière nouvelle sur la science, l’art, etc.

Je prendrai cet exemple connu : nous-mêmes au pouvoir. Il est clair que nous devons savoir combien il nous faudra dépenser pour la biologie, pour la production de saucisses. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que nous devons mesurer la valeur pratique de tel ou tel secteur : de la production de la saucisse à la production de la théorie marxiste. C’est pourquoi il est normal que nous mettions en œuvre, dans le domaine culturel et idéologique, la même planification que dans le secteur purement économique.

C’est pourquoi nos principes culturels sont supérieurs. Ce ne sont pas des fétiches qui gouvernent. Serait-ce Dieu, l’ordre, le devoir et encore quelques idioties du genre qui nous forcent à recréer notre musique ? Non. Chaque membre marxiste du parti prolétarien sait ce qu’il doit faire et pourquoi.

Ainsi, jamais il ne raisonne comme le représentant d’une vision bourgeoise du monde, dans un domaine quelconque ; et, par exemple, dans le domaine de l’éthique, il s’avère être un pilier intellectuel. Les bourgeois oisifs et inconscients se demandent constamment comme le faisait ROPCHINE : peut-on ou ne peut-on pas tuer un homme, tirer sur un inspecteur de police ?

Nous disons que tout se tient, tout est subordonné à des réflexions pratiques déterminées sur l’utilité ou non d’un tel acte, pour la marche de la révolution, pour la résolution de tel ou tel problème. Nous considérons la morale, la science comme un instrument de lutte contre la nature, contre les éléments nocifs de l’homme, pour amener l’humanité à des formes nouvelles et meilleures de son développement. C’est cela notre lutte, la motivation de notre idéologie, et notre culture n’est pas l’aspiration à une consécration de ce que nous refaisons par les forces supérieures ; elle consiste en la conscience d’un accroissement de nos forces, quand, se référant aux valeurs culturelles, nous les renversons, comme un bon chauffeur qui va sur un chemin difficile.

Tout en connaissant nos forces, en sachant que ce n’est ni Dieu qui nous tient par ce collet, ni un impératif catégorique de KANT qui nous pince la queue, nous sommes là, nous gouvernons et allons de l’avant. Nous gouvernons et disposons des valeurs culturelles de telle sorte que ce ne sont pas elles qui nous entraînent mais nous qui les entraînons. C’est dans la conscience d’un très grand accroissement de notre force collective que réside la stimulation de notre culture.

C’est là, la supériorité par rapport à tout ce qu’a jamais connu l’humanité.

Prenons d’autres problèmes liés à la culture. Dès que nous les abordons, nous constatons notre faiblesse : la question des principes. Selon ces principes, la culture prolétarienne est supérieure à la culture capitaliste, et le prolétariat trouve déjà le germe de ces principes au sein de la société capitaliste.

Que se passe-t-il en ce qui concerne la diffusion et l’élaboration de ces principes ? Là, je dois dire que, par rapport à la bourgeoisie, nous sommes de vrais gamins. Car il faut l’avouer et en être lucidement conscient. Considérons le problème de l’extension de la culture et de son emprise sur la classe ouvrière dans la société capitaliste. Je vais donner un exemple pour que notre misérable situation soit tout de suite évidente. Nous trouvons une foule d’ouvriers victimes de l’influence des principes bourgeois et de l’idéologie bourgeoise : ce sont ceux qui suivent les sociaux-démocrates, ce sont ceux qui sombrent dans l’idéologie bourgeoise.

Ne savez-vous pas qu’une importante partie des ouvrières entraîne encore les travailleurs chez le pope. On peut donner des exemples d’empoisonnement idéologiques bourgeois de la classe ouvrière dans tous les pays. D’autre part, essayez de trouver un groupe dans la bourgeoisie qui se soit trouvé sous l’emprise idéologique du prolétariat. La bourgeoisie dirigeante n’est pas sous la domination idéologique de la classe ouvrière. Ceci est une preuve de la non-réciprocité de l’influence. Les couches d’avant-garde de la classe ouvrière mettent en avant de nouveaux principes, mais par rapport à leur diffusion, elle est encore un petit garçon en culotte courte. De ce point de vue, elle a une petite cervelle qui réussit à produire de nouveaux principes mais dont la diffusion est encore insignifiante.

Maintenant, examinons la question de l’élaboration des principes de la nouvelle culture et de sa consolidation. En effet, au sein de la Société Capitaliste dans quel domaine se manifestera-t-elle ? Uniquement dans un domaine : les sciences sociales représentées par MARX, ENGELS, et leurs disciples. Elle donne les grandes lignes de ce que portait en lui de nouveau le prolétariat. Et dans d’autres disciplines ? Rien. Le prolétariat établit ses fondements culturels d’après ce qu’il tirait de sa situation, c’est-à-dire de sa lutte contre le capital, de là sont nées les sciences sociales.

Pour cela, il eut quelque énergie, mais pour d’autres domaines, il n’en eut aucune. Son état de serf lui ôta toute force.

Dans le cadre d’une société capitaliste, la classe ouvrière ne peut décider de la production ; en conséquence, elle ne peut former ses propres techniciens, ses ingénieurs, ses savants.

Il y eut quelques cas particuliers, exception rare, mais « une hirondelle ne fait pas le printemps ». Ceci est dû à leur condition d’opprimés dans la société capitaliste.

En résumé, les principes de la classe ouvrière sont bien supérieurs à ceux de la bourgeoisie, mais la classe ouvrière est incompétente à les diffuser. Elle ne peut résoudre ses problèmes que par la lutte de personne à personne et non en voulant promouvoir des principes face à d’autres principes, sans carapace humaine. Si nous posons la question de savoir quelle comparaison on peut faire entre l’une et l’autre, entre la bourgeoisie qui prend naissance au sein de la société féodale et la classe ouvrière au sein de la société capitaliste, nous pouvons très exactement dresser le bilan de la manière suivante :

« Dans le cadre de la société féodale, la bourgeoisie grandit comme une force culturelle beaucoup plus importante que la classe ouvrière dans le cadre de la société capitaliste. Cette dernière apparaît culturellement, infiniment plus faible que la classe qu’elle renverse.> » De là proviennent deux données fondamentales et décisives pour le destin de notre révolution. Premièrement — ceci est tout à fait clair — lorsque cette classe prend le pouvoir, anéantit la masse du gouvernement bourgeois, elle fera par son manque de culture, inéluctablement une multitude d’erreurs, manifestera une grande inexpérience, et ceci dans tous les domaines parce que les gens expérimentés la saboteront. De là découlent le grand coût de la révolution prolétarienne que la révolution bourgeoise n’a pas connu. En d’autres termes, le coût de la révolution prolétarienne, qui fut reproché en définitive à l’économie inexpérimentée de la Russie ou à une faute des Bolchéviques — ce qui n’a pas été sans influence dans notre histoire — « cet énorme coût est indispensable pour toute révolution prolétarienne et est la conséquence de la situation où se trouve la classe ouvrière dans la société capitaliste ».

Deuxièmement, «pour toute révolution prolétarienne, dans n’importe quel pays, il est inévitable qu’au cours de son développement se présentent de grands dangers de dégénérescence intérieure d’un gouvernement prolétarien donné, d’un parti donné ». Car, si la classe ouvrière est culturellement retardée, quand elle prend le pouvoir, elle doit inévitablement utiliser d’autres forces qui lui sont socialement hostiles mais qui, culturellement lui sont supérieures.

De là nait la possibilité de restauration. C’est la perspective du groupe « changement de direction » dont j’ai eu l’honneur d’exposer la thèse. Cette dangereuse perspective sera présente à toute révolution prolétarienne, y compris la révolution américaine et allemande.

Le problème consiste en ce qu’il faut examiner et comprendre ce danger, trouver une solution pour y échapper.

La solution est très claire.

Vous voyez que la question de la culture, après la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, dans une phase révolutionnaire déterminée, devient la principale question de toute la révolution. J’affirme cela, conscient de toute notre responsabilité. De là, en fin de compte, dépendra l’issue de la révolution.

Tout ce que j’ai exprimé plus haut, me semble-t-il, donne une résonance nouvelle au rôle et à la signification de la période que l’on appelle période de transition, c’est-à-dire l’époque de dictature du prolétariat. Le vieux point de vue consistait à dire que la classe ouvrière, mûrissant entièrement au sein de la société capitaliste, se formait en tant que classe capable de diriger d’emblée une société. Dans la mesure où cela ne s’est pas trouvé réalisé, la conclusion est que, ce qui arrive, n’est justement pas ce qui devait arriver. Je cite l’argument des sociaux-démocrates, contre nous, car il s’appuie sur la position suivante : si la classe ouvrière commet des erreurs et qu’en conséquence, nous assistions au sabotage de l’intelligentsia, à des dépenses supplémentaires de la révolution, etc. cela signifie que la vieille société n’a pas mûri en vue d’en créer une nouvelle.

De mon analyse, il résulte que de telles erreurs, que les dépenses supplémentaires de la révolution prolétarienne ne sont pas propres à la révolution russe. En Russie, elles sont inévitables à une grande échelle car il y a un retard de l’économie, un retard technique et culturel du prolétariat russe, malgré la haute qualification de son énergie révolutionnaire. De mon exposé, on déduit que les fortes dépenses supplémentaires de la révolution ouvrière sont immanquablement propres à toute révolution prolétarienne. Cette analyse répand une lumière nouvelle sur l’appréciation de la période transitoire en tant que telle. On peut établir, par exemple, un bilan théorique d’après les considérations précédentes. On peut dire — je parle ici de façon générale, ayant en vue n’importe quelle révolution, soulignant encore une fois qu’il ne s’agit pas uniquement de la révolution ouvrière russe — on peut dire, donc, que toute classe ouvrière mûrit, au sein de la société capitaliste, en tant que classe ; et cette classe est en mesure de briser la machine de suprématie bourgeoise, d’exproprier la bourgeoisie, d’écraser la résistance de l’ennemi intérieur, soit les partis bourgeois (les restants de la bourgeoisie) qui offrent quelques fois une résistance acharnée. Mais la classe ouvrière ne peut grandir dans le cadre de la société capitaliste en tant que classe capable d’assumer seule les fonctions d’organisation de la « société nouvelle ». Examinons de ce point de vue la marche de la révolution prolétarienne ; nous pouvons dire que le problème, la fonction, le rôle de la période transitoire consistent exactement en ceci : «que la classe ouvrière doit mûrir comme classe, produisant toutes les forces culturelles de cette période transitoire, se développer pour être capable de diriger la société, et se fondre ensuite en une société communiste quand la dictature du prolétariat sera supprimée et que le reste des anciennes classes sociales aura disparu ».

Rapprochons-nous prosaïquement de cette question. Examinons les questions concernant les capacités culturelles du prolétariat. Nous sommes arrivés à la conclusion que ces nouveaux principes culturels sont insuffisants. Il est absolument nécessaire que des personnes vivantes en soient porteuses. Tel est le problème. En d’autres termes, il faut qu’un certain nombre de personnes, à qui ces principes ont été inculqués, s’en soient imprégnées au point d’en avoir fait leur chair et leur sang. En effet, on pourrait dire que chaque homme est une machine vivante : le professeur bourgeois est une « machine » qui émet de tous côtés de l’énergie, de la culture bourgeoise, la transmettant à d’autres ; il inonde de ses rayonnements les personnes qui doivent être traitées d’un point de vue bourgeois ; en termes économiques, c’est un moyen de production qualifié pour fournir une idéologie bourgeoise, aussi bien pour créer des valeurs culturelles que pour faire pénétrer dans les cerveaux ses conceptions et son idéologie. Cette même question, nécessairement se pose aussi à nous. Devant nous s’ouvre un champ infini. Si nous voulons une fin victorieuse à la révolution ouvrière, et cela, je pense, nous le voulons tous, nous devons tous avoir clairement présent à l’esprit ce problème de la transformation des gens qui se trouvent en grande proportion encore sous l’influence d’une idéologie ennemie. Que ces hommes dirigent dans les fabriques, qu’ils enseignent dans des écoles, qu’ils commandent une armée ou encore dans n’importe quel autre cas, c’est aussi le problème de leur transformation en machines vivantes qui commanderaient toutes leurs actions conformément aux principes de la nouvelle idéologie prolétarienne. Si nous obtenons un nombre suffisant de telles personnes, nous aboutirons à une certaine solution. S’il y a une quantité insuffisante de gens, nous aboutirons à une autre solution. Ceci est tout à fait clair.

Si vous examinez de ce point de vue la situation de la classe ouvrière dans la société capitaliste, vous répétez encore une fois mais différemment ce que j’ai dit dans la première partie de mon exposé : ceci est impossible dans le cadre et les conditions du régime capitaliste, car le fondement et la base de celui-ci sont constitués d’une part par le monopole des moyens de production, d’autre part, par le monopole de l’armement, qui se trouve aux mains des classes dirigeantes et en troisième lieu, enfin, par le monopole de l’enseignement. Si la classe ouvrière ne brise pas le monopole de l’enseignement, les possibilités de devenir une classe capable de prendre en main l’ensemble du gouvernement lui échappent complètement. Il en résulte qu’on ne peut penser créer des cadres culturels qualifiés provenant de la classe ouvrière sans détruire et briser le monopole de l’enseignement supérieur. Je répète que ceci est évident et ne supporte pas la discussion.

Il en résulte que nous pouvons dire sans erreur que la dictature du prolétariat, la promotion de la classe ouvrière en une force culturelle, ne peut se produire dans le cadre du monopole capitaliste de l’enseignement. Il serait superficiel, dépourvu de sens critique et incorrect, de supposer que la bourgeoisie ne se maintient que par la force ou par le seul monopole des moyens de production.

Le monopole bourgeois des moyens de production correspond, dans une société capitaliste, au monopole de l’enseignement supérieur et ainsi, la machine puissante de la coopération culturo-idéologique est concentrée dans ses mains. Il est évident que si la classe ouvrière désire se promouvoir en une classe qui peut elle-même constituer de telles couches, elle doit détruire ce monopole mais elle ne peut le faire sans prendre en main le gouvernement et le pouvoir. En ceci consiste, me semble-t-il, un des traits les plus importants de la période transitoire.

« C’est la création des cadres qualifiés, émanant de la population laborieuse, comme on l’appelle chez nous, ou, en s’exprimant plus exactement, émanant de la classe ouvrière. Si ce problème n’est pas résolu, on peut effacer tout le reste ».

Alors, la classe ouvrière ne peut remplir sa mission historique que nous lui avons assignée et tout n’est que fantaisie. »

Ainsi les élucubrations, utilisées par la social-démocratie pour nous effrayer nous paraissent dénuées de sens et absolument contre-révolutionnaires. Dans le dernier livre du principal théoricien de la social-démocratie, Karl Kautsky il y a un passage remarquable : il dit simplement, clairement et sans vergogne qu’entre le règne du socialisme démocratique et celui du capitalisme, il y a obligatoirement une époque de gouvernement de coalition. Il réfute avec cynisme la position fondamentale de Karl Marx selon laquelle entre la période socialiste et la période capitaliste il existe une période transitoire de dictature du prolétariat. (...).

De ce point de vue, passons tout de suite à la période appelée de transition, c’est-à-dire à la période de dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat brise le monopole bourgeois de l’éducation et c’est la raison pour laquelle il faut créer cette dictature, afin de donner naissance à un nouveau capital social, fondamental et nécessaire à l’élaboration de la nouvelle société.

Maintenant je passe à l’analyse de la question que j’ai seulement soulevée dans la première partie de mon exposé et qui semble être un des points essentiels de mon exposé. C’est la question des dangers qui se pose inévitablement à toute révolution prolétarienne. Ainsi, nous savons déjà que la classe ouvrière, de par sa position au sein de la société capitaliste, est contrainte d’utiliser la couche sociale qui lui est soit hostile, soit neutre, si elle réussit à les neutraliser. Ce n’est pas la solution au problème, parce que toute utilisation d’un élément socialement ennemi ou neutre représente un danger. On peut reproduire un exemple caricatural : supposons qu’il existe encore chez nous une couche bien précise, ou un individu parmi les personnes issues de la vieille intelligentsia bourgeoise — force hautement qualifiée — qui soit même prêt à travailler pour le pouvoir de la classe ouvrière, qui en accepte la dictature, qui suit scrupuleusement les impératifs, les ordres du parti dirigeant. Ici, il ne s’agit absolument pas d’une trahison consciente ou d’un sabotage (ceux-ci peuvent être brisés) mais d’un phénomène plus important. Supposons qu’il vous faille résoudre un problème économique — on peut le résoudre de différentes manières. La ligne communiste et juste, en ce qui concerne les objectifs planifiés de l’économie est tout à fait évidente. Le principe organisationnel et technique est tout aussi évident, mais il y a une quantité insuffisante de personnes aptes à reproduire ce principe. Par contre, il y a une assez grande quantité de gens — dont l’expérience précédente et les habitudes techniques penchent en faveur d’une solution opposée — qui sont prêts, en toute conscience, à utiliser ces principes communistes mais qui, au fond de leur âme, ne croient pas en l’avenir du nouveau régime. Comment réagira cet homme, comment réagiront de telles personnes et même nous dans des circonstances analogues ? Ils suivront la ligne de moindre effort et décideront comme il leur semble bon.

La solution prise est fausse à un pouce près ; mais si l’on accumule petit à petit des solutions légèrement fausses, on obtient, en les additionnant, en les intégrant, en les généralisant, un écart (avec la réalité) assez important. Voici le danger d’une reconstitution interne. La question est de savoir comment lutter contre. Je pose ici de manière tout à fait franche le problème des deux aspects de ce danger : l’un, primordial, l’autre, de caractère plus général.

Que peut-il se passer ? Il peut arriver, en effet, que dans des conditions déterminées, une partie de cette nouvelle couche de l’intelligentsia bourgeoise que nous voulons utiliser, nous écrasera de ses connaissances culturelles. Le camarade Lénine, dans un de ses discours, donne un exemple historique, que j’ai fourni, moi aussi, au cours d’une intervention ; exemple élémentaire qui explique très bien l’essentiel du problème :

Cet exemple est pris à l’histoire : plus d’une fois, il est arrivé que des peuplades assez « sauvages », comme on dit dans les livres, ont assiégé et conquis un peuple dont le niveau culturel était comparativement supérieur. Systématiquement, ils les détruisirent, les massacrèrent ; mais au bout d’un certain temps, il apparut que les envahisseurs, qui occupaient alors les fonctions les plus hautes, qui écrasèrent un peuple beaucoup plus cultivé, se trouvèrent minés. Dix ans, cent, ans passèrent : les ex-vainqueurs s’étaient appropriés la langue des vaincus, leurs habitudes, leur caractère, leur croyance.

Comment cela s’était-il produit ? Cela se produisait chaque fois que la société exigeait des forces culturelles plus qualifiées que n’en pouvaient fournir les conquérants. Puis, peu à peu, inconsciemment, la couche plus cultivée (celle qui avait été vaincue) s’infiltrait et par des processus infimes s’emparait de tout ce qu’il fallait. Petit à petit, sans catastrophes, imperceptiblement, elle engloutissait son propre envahisseur, s’installant à sa place et le subordonnant, en fait, à son influence dans tous les domaines.

De la même façon, cela peut avoir lieu avec la classe ouvrière. Celle-ci peut mécaniquement écraser l’adversaire, elle peut mettre en miettes la clique bourgeoise, physiquement s’emparer de tout, mais elle peut aussi être rongée par les forces beaucoup plus cultivées de son adversaire, non sous forme de combats ou d’affrontements, ni dans le Golfe de Crimée, mais par un processus lent et progressif d’évolution sociale. Vous voyez clairement, maintenant, comment cela peut arriver, pourquoi cela peut arriver et pourquoi ce danger existe pour toute classe ouvrière qui a pris le pouvoir.

Si cela arrivait, alors, des membres de l’intelligentsia technique, une partie de la bourgeoisie, disons concrètement, les entrepreneurs, fournisseurs, etc., et en plus, peut-être même, des membres de notre propre parti ouvrier formeraient une nouvelle classe qui se détacherait petit à petit de manière insaisissable mais complètement de la base prolétarienne et qui deviendrait une nouvelle formation sociale.

Et nous subirions cet état de fait comme dans l’exemple historique du camarade Lénine.

C’est, je le répète, le danger le plus important pour la révolution prolétarienne. Dévoiler ce danger est une nécessité dans les conditions russes actuelles. Et quand le camarade Lénine, (je me souviens, c’était l’année dernière, si je ne me trompe, au congrès des métallurgistes) s’érigeait contre l’orgueil des communistes, beaucoup s’alarmèrent et c’est tout juste s’ils ne prirent pas cela pour un affront : « Comment peut-on, pensaient-ils, parler ainsi des membres du parti qui ont versé leur sang ? ». Là, le camarade Lénine touchait un point essentiel ; si la classe ouvrière, en effet, n’avoue pas son ignorance face à la bourgeoisie elle a perdu et sans effusion de sang. De ce point de vue il est inutile de s’appesantir sur le bon vouloir des ouvriers. Pour l’instant, dans la conjoncture actuelle, il est tactiquement juste de dire à haute voix que nous ne savons rien pour soulever toute notre énergie dans cette direction.

J’avais promis de parler du second aspect de ce danger : en vérité, ce sont plutôt deux corollaires de cet unique danger qui se présentent à nous. Le premier, c’est qu’une nouvelle classe peut naître à partir de couches sociales ennemies ou à demi ennemies. Cette nouvelle classe se tient au sommet ; à côté d’elle, la classe ouvrière deviendra une classe exploitée ; une partie des Nepmen, comme on dit en russe, la partie de l’intelligentsia que nous utilisons, sera la nouvelle bourgeoisie.

Le deuxième, que j’estime de mon devoir de dévoiler ouvertement sans rien cacher, est peut-être plus fondamental. J’exposerai ici la situation suivante : être d’origine prolétarienne, avoir les mains calleuses, etc., qualités remarquables de la dignité prolétarienne, tout ceci n’est pas une garantie contre la transformation en une nouvelle classe ; parce que si nous représentons des conditions telles qu’il se produit une rupture de la masse ouvrière avec une certaine partie de ceux qui en sont issus, nous constaterons que se créera une nouvelle classe constituée d’ex-prolétaires. Ceux-ci s’étant figés peu à peu dans une position privilégiée sont devenus une caste particulière. L’époque de la grande révolution, des grandes crises est une époque où l’on ne peut opérer avec les anciennes classes telles qu’elles étaient avant la révolution. Par contre, après la révolution, quand l’ennemi est détruit, que la vieille classe disparaît, se déforme, etc., de la classe précédente se dégage alors une classe totalement opposée. Ce phénomène est une caractéristique de cette révolution qui va jusqu’au fond des choses, déployant ses tentacules jusqu’au plus profond de la société humaine. En conséquence, la question de savoir comment annihiler les oppositions nuisibles se pose de manière impérative au parti ouvrier de la Russie.

Vous voyez clairement que le danger immédiat vient des couches étrangères à la classe ouvrière. Comment lutter contre ? Depuis les expériences précédentes, ceci est très clair. Cette question se résout par une supériorité quantitative des forces culturelles.

Si la classe ouvrière produit (et cela elle le fera, je n’en doute absolument pas) des cadres suffisants, qui puissent progressivement toujours à un degré supérieur, modifier le milieu de la vieille intelligentsia et du vieil ordre militaire. Alors, elle écartera le premier danger ; c’est-à-dire que nous aurons la même quantité de « machines culturelles » que nos adversaires ou un peu plus et si elles ne sont qualitativement pas plus mauvaises que les anciennes, elles vaincront en tout cas par le nombre. C’est le problème le plus élémentaire que nous ayons à résoudre. Créer une école supérieure, apporter une solution à la question de la culture est pour nous, actuellement, un des devoirs les plus pressants et il ne faut en aucun cas les considérer comme un petit jeu superflu et un luxe. De là dépend l’issue de la révolution.

Le second danger, camarades, celui-ci d’un genre plus grave, plus général, consiste, comme je l’ai déjà dit, en ce que vous, l’assemblée que j’ai en face de moi, puissiez-vous dégrader, entraînés par une partie de la vieille génération. Qu’est-ce qui, finalement, peut nous préserver de cela et quels sont les fondements de notre nouvelle politique à cet égard ? Il n’y a qu’un seul remède qui, finalement, garantisse la victoire : c’est une application juste des principes de notre politique. Nous vaincrons et même rejetterons ce danger plus profond « si nous assurons une constante progression quantitative des classes laborieuses, ce qui alimentera les couches de l’intelligentsia. » C’est-à-dire qu’il peut y avoir deux voies : ou bien les tout premiers bataillons que la classe ouvrière a envoyés dans les écoles d’enseignement supérieur se referment sur eux-mêmes et, en conséquence, n’iront à l’école supérieure que leurs fils, neveux, petits-neveux, arrière-petit-neveu, et l’on obtiendra alors une caste repliée sur elle-même, bien que sortie de la classe ouvrière qui régnera et monopolisera l’éducation. Nous supprimerons cette menace et l’écarterons de nous si le nombre des éléments, issus de la classe ouvrière, progresse constamment grâce à un accroissement de leur qualification personnelle obtenue en se soumettant au remaniement dans l’énorme laboratoire scolaire.

Ainsi, examinons la planification de notre travail.

Le premier problème est la formation des nouveaux cadres. C’est la lutte pour la constitution professionnelle des cadres. Par qui seront-ils constitués ? Par nous ou par nos adversaires ? Si la composition des cadres est en majorité écrasante, nôtre, le premier problème est résolu et nous le résolvons dans les établissements d’enseignement supérieur.

Notre problème plus lointain sera le suivant : maintenir un lien entre la classe ouvrière et ces cadres ; ceci par un afflux constant de forces nouvelles les empêchant aussi de devenir une caste fermée.

Si nous résolvons ce problème — nous allons alors à pas sûrs vers le communisme — les contradictions entre qui sont et qui ne sont pas s’anéantissent. Ceci est, à la fois le plus important et le plus décisif pour l’histoire. L’opposition même entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre les intellectuels et les manuels, les ouvriers et l’intelligentsia sera tout à fait à part et perdra son sens primitif. Vous voyez qu’il faut faire un travail d’approche extrêmement prudent. En particulier, il faut se garder de telles pensées, de telles intentions qui ont chez nous quelque audience ; par exemple, l’attitude de certains à l’égard des Nepmen, auxquels ils n’ont pas suffisamment réfléchi, qui consiste à dire en les voyant « allons leur arracher encore une fois les dents », cette attitude est impulsive. En effet, nous pourrions, si l’on voulait, le faire vingt mille fois, nous pourrions organiser un immense pogrom dans n’importe quelle ville ; cela n’exige pas beaucoup de travail. Mais il faut aussitôt comprendre que «résoudre le problème et dépasser le danger qui est devant nous, c’est le résoudre, non par une voie mécanique, par un arrachage suffisant de dents, mais par un remaniement de notre matériel humain, par la constitution de cadres ». Lorsque dans nos anciennes discussions du parti nous abordions le sujet de l’opposition ouvrière, etc., quelques camarades de cette tendance suivaient la ligne du moindre effort. Je dis que nous pouvons vingt mille fois arracher des dents, pratiquer cet arrachage superflu de dents. C’est une pression mécanique et non une solution au problème. La solution consiste en ceci : rechercher des gens peut-être pas plus capables mais qui nous paraissent, à certains égards, moins dangereux. C’est le point central, la tactique d’aujourd’hui dans le domaine de notre travail culturel.

Il nous faut comprendre la nécessité d’une énergie indomptable pour créer les cadres indispensables. Il nous faut comprendre que la solution n’est pas dans la pression mécanique et l’oppression. Il nous faut comprendre qu’un travail interne, en profondeur, est nécessaire. Si nous comprenons cela, alors nous résoudrons sûrement le problème.

Permettez-moi maintenant de dire quelques mots sur des sujets relativement plus concrets. Tout cela est exact mais, de quoi avons-nous besoin aujourd’hui ? Quel type psychologique nous est utile ? Combien de personnes et desquelles aurions-nous besoin pour remporter la victoire ? Nous avons besoin de cadres provenant en grande partie de la classe ouvrière. Par quels traits psychologiques, ce cadre doit-il se distinguer ? J’ai déjà décrit ma position dans un rapport fait à Moscou. Il nous faut maintenant un type psychologique tel qu’il posséderait toutes les qualités de l’ancienne intelligentsia russe dans le sens de la préparation marxiste, c’est-à-dire des conceptions ouvertes, des possibilités d’analyse théorique des événements mais avec une approche pratique américaine. Nous avons besoin d’un type psychologique nouveau. Notre vieille intelligentsia, même celle provenant des ouvriers, se signalait par de bonne capacité d’analyse théorique, des possibilités de généraliser, mais dans leur immense majorité, ils étaient manchots, malhabiles, perdaient leur pantalon ou leurs bretelles, ne comprenaient rien à la vie pratique. Il faut maintenant réunir, c’est-à-dire ajouter à toutes les bonnes qualités dont j’ai parlé, cette approche pratique. Un tel type psychologique nous est indispensable. Il nous faut le marxisme et l’américanisme

Nous étions, malgré nous, à l’état embryonnaire quand nous avons pris le pouvoir et quand nous avons commencé à diriger l’énorme machine de l’Etat russe. Nous devions inévitablement être des universalistes qui devions tout faire : « S’ils m’ordonnent, je serai accoucheur ». Aujourd’hui sur le front, demain autre part, etc. On se débrouillait car l’école de la révolution nous a donné une énergie folle. Naturellement, nous faisons des fautes, bouchions tant bien que mal les trous, mais quand même, nous faisions le nécessaire. Tout notre bataillon de cadres rappelait la population errante de l’époque féodale en Russie. Nous devons passer à la vie sédentaire. Maintenant, il faut bien se rendre compte que les affirmations selon lesquelles n’importe qui peut faire n’importe quoi, doivent cesser pour toujours. Il nous faut un spécialiste tel qu’il ne connaît peut-être pas d’autres disciplines mais qui possède à fond celle qu’il étudie et dont il s’occupe, comme le savaient les bourgeois d’autrefois, ou mieux qu’eux. Cela est indispensable à notre survie. Il faut que chacun de nos spécialistes soit en même temps un communiste ou sympathisant communiste, qu’il ait une vue d’ensemble, qu’il comprenne et sente le bruissement des ailes du génie révolutionnaire. Il doit pouvoir s’orienter sur les mêmes rails que celles du génie révolutionnaire. Il doit pouvoir s’orienter sur les mêmes rails que celles de notre parti, mais en même temps, il doit être responsable et connaître son propre travail. C’est pourquoi la spécialisation est, à l’heure actuelle, nécessaire et il est indispensable d’arrêter le bavardage concernant l’universalisme, allant de la maladie de la femme à la philosophie marxiste. Nous ne voulons pas de ce genre d’homme. Il est nuisible et nous devons lutter contre lui. Il est évident, camarades, que le plan culturo-économique que j’ai exposé devant vous possède des éléments d’une grande importance et d’autres de moindre importance.

Accordons de toute urgence une grande importance à l’école technique supérieure et cela résoudra le problème. A propos, je ne voudrais pas qu'il se produise ce qui s’est passé à Moscou après mon rapport, quand des partisans de Sverdlov décidèrent de sortir de l’université communiste pour entrer dans une école technique. C’était excessif. Mais, en général, il faut comprendre que les ingénieurs et les techniciens sont d’une extrême importance. Nous devons, là, atteindre un très haut niveau. Ainsi, l’homme le plus sympathique est celui qui, en pleine connaissance de tous les bienfaits du marxisme et de son absolue nécessité, en pleine conscience du communisme entre dans un établissement d’enseignement supérieur technique sachant que c’est sur ce front qu’auront lieu les batailles que j’ai eu l’honneur de soumettre à votre attention.

Enfin, je m’arrête sur un point secondaire où je n’engage que ma seule responsabilité.

Si tout ce que j’ai dit ne rencontre aucune objection du côté des camarades du parti, je voudrais parler maintenant d’une chose que tous les camarades dirigeants du parti ne partagent pas.

Il s’agit de la célèbre discussion qui surgit à propos du prolétariat, au sujet de la culture prolétarienne. Deux points de vue semblent s’affronter.

Un des points de vue affirme que dans la situation actuelle nous devons donner la priorité à l’enseignement de la lecture et de l’orthographe. « Lave-toi les mains, après dîner, apprends l’orthographe », c’est la base décisive de la bataille. Le reste n’est que fadaise, de même que les discussions autour de la culture prolétarienne. Le deuxième point de vue est celui du Proletcult. Il n’envisage pas la lecture et l’orthographe mais concentre son attention sur le développement et la réalisation de la culture prolétarienne.

C’est ainsi que se présente la solution au problème : si nous interrogeons la masse de la population laborieuse de toute la Russie (classe ouvrière plus des millions de paysans) sur le problème futur, la réponse sera d’abord d’apprendre à lire et à écrire.

Si nous interrogeons nos finances sur ce que nous pourrons donner à l’instruction et comment répartir le budget, quelle part donner à chacun, il est indiscutable que l’instruction élémentaire doit recevoir un pourcentage colossal de ce qui revient au front culturel. Ceci est juste.

Cette façon de voir le problème ne peut soulever aucune objection. Si, par exemple, des camarades n’accordent pas suffisamment d’attention à cette question, ils commettent une grande faute politique, car il est tout à fait normal que nous ayons besoin d’une base instruite pour éviter le danger dont j’ai parlé. Il est indispensable d’élever une grande couche de paysans et d’ouvriers à un niveau culturel nouveau et faire la liaison entre eux et les nouveaux cadres, parce qu’il est impossible d’amener tout le monde au paradis. Si certains se promènent sans savoir lire ni écrire et que d’autres ont une préparation culturelle solide, une rupture est alors inévitable. Nous ne pouvons résoudre nos problèmes techniques et économiques avec des analphabètes. De toute façon, le problème n° 1 est la manière dont nous apporterons une solution à notre politique culturelle concernant les millions de travailleurs. Il en va différemment si je parle à un meeting de paysans ou à l’Institut de Professorat Rouge. Là, je ne peux pas parler pendant quatre heures sur la nécessité de se laver les mains avant de dîner, je ne peux pas simplement, une fois mon discours terminé, prendre mon chapeau et partir. Je dois répondre sur le fond. Comment résoudre les difficultés auxquelles on se heurte ? Comment peut évoluer une science de classe ? Là, on ne peut pas y échapper.

C’est pourquoi, sur ces questions, nous devons dépasser un certain pourcentage. On peut se demander quel pourcentage de notre budget en général, en force et en moyens y consacrer. Je me permettrai alors d’établir un certain parallèle.

Quand nous avons commencé à régir nos affaires économiques, notre politique se développait par à-coups, tantôt nous résistions sur une chose, tantôt sur l’autre.

Examinons notre plan économique. Il comporte une petite chaîne composée de chaînons différents. Si nous appliquons toutes nos forces sur un chaînon, le voisin éclatera. En conséquence, une sage économie, à laquelle nous sommes arrivés maintenant, consiste en la répartition de nos forces et de nos moyens. Si nous insistons sur l’un quelconque des fronts ou des chaînons désirant investir plus que sur un autre, nous n’oublions cependant pas les petits, car de ces petits, souvent dépendent les grands. Si un écrou manque, on peut abîmer toute la machine bien que l’écrou soit une infime partie de tout le mécanisme. C’est pareil ici. Mais nous devons former de nouvelles personnes. Malheureusement, la société est ainsi organisée que l’on ne peut transformer tout le monde d’un coup en professeurs et ingénieurs. Il faut suivre un chemin possible. D’abord produire des cadres, attirer les autres vers eux et ainsi de suite ; d’abord la tête de notre parti, les meilleurs, ensuite les autres, puis encore d’autres, et ensuite toute la masse se transforme. On ne peut pas sortir de là, on ne peut pas transformer tout le monde en professeur rouge, transformer chaque Ivan en Ingénieur Rouge. Cela ne peut pas se faire : c’est une utopie.

Il faut créer sous les généraux de l’idéologie marxiste et de la pratique communiste, une équipe d’officiers, ensuite de sous-officiers, etc. jusqu’à ce que toute la masse soit modifiée.

Si nous enseignons à tous à lire et à écrire, mais ne préparons pas des professeurs dans les disciplines des sciences générales, sans parler de sciences naturelles, ce n’est pas nous qui enseignerons, ce sera d’autres qui nous sont étrangers. Et à qui enseigneront-ils ? Aux chaînons intermédiaires, à la masse grise. Là, nous gâcherons tout, nous éclaterons. Il faut commencer un travail culturel sur un large éventail.

La principale attention doit se porter sur la liquidation de l’analphabétisme mais il ne faut pas oublier les cadres qualifiés, prêter attention à leur préparation et les rendre encore plus qualifiés pour qu’ils puissent transmettre leur connaissance par une chaîne vers les couches suivantes, afin que la machine travaille.

C’est ainsi qu’il faut poser la question. La solution juste est que tout en parlant politique à des millions, nous devons insister sur la liquidation de l’analphabétisme, mais cela ne signifie pas que dans d’autres noyaux plus étroits, où s’élaborent nos forces les plus qualifiées, nous ne devions poser d’autres questions. Nous devons poser les questions sans négliger l’analphabétisme.

J’arrive à la fin de mon exposé ; j’ai envie de dire quelques mots de conclusion pour établir un bilan.

Voici, en quelques mots : camarades, nous avons commencé notre révolution sans nous imaginer les colossales difficultés qu’entraîne une telle révolution. Ceci doit être dit avec clarté et précision.

Mais lorsque la cohorte de nos adversaires s’approche et nous dit « vous vous êtes trompés, le résultat n’est pas celui que vous escomptiez, beaucoup de gaspillage, de sang, d’échecs, etc., et c’est pour cela que vous êtes en faillite », nous répondons « vous voyez la paille dans l’œil de votre voisin, et vous ne voyez pas la poutre dans le vôtre.

Nous avons une perspective, nous voyons l’issue. Nous avons la volonté et le désir, alors que chez vous il y a beaucoup d’indifférents, vous pleurez, vous sanglotez, contemplez votre propre nombril. Vous vous adressez à la divinité. Vous êtes devenus des vieillards inutiles, pitoyables séniles et morveux. Nous avons effectivement beaucoup souffert, nous voyons très bien que tout cela s’effectue difficilement. Nous voyons mieux que vous les dangers qui barrent notre route. Que le Diable vous emporte ! Nous avons démoli les anciens dieux, nous avons ouvert la porte du savoir. Nous créons de nouveaux hommes, mais pas comme autrefois. Nous les créons autrement, ceci ne doit pas être oublié ».

On nous dit que la révolution n’a rien apporté, que la misère est chez nous, très grande. C’est tout à fait exact. Mais nous sentons maintenant que le suc de la terre entre en nous, pénètre dans nos veines et monte vers notre tête qui commence maintenant à travailler différemment. Nous le savons. Nous le sentons. Nous savons que pour l’instant nous ne sommes pas montés assez haut, mais nous sentons aussi que notre peuple russe cette femme indolente qui, autrefois, ne savait rien au-delà de son jardin, nous l’avons tellement secouée, transformée qu’elle sait maintenant qui est Rosa Luxemburg. Elle sait ce que ne sait pas un français moyen.

Prenez les paysans russes qui ne savaient rien au-delà de la cour de leur ferme. Ils ont tellement évolué qu’ils connaissent, non seulement la cour de leur ferme, leur village, Moscou mais encore Londres et Paris. Prenez l’occupation de la Ruhr : à cette époque, nous avons reçu, au comité exécutif du Komintern, une foule de lettres, toutes en provenance des campagnes ; ce qui montre que le public réagit à des événements qui ont lieu dieu sait où ; ce qui signifie qu’une évolution considérable des esprits s’est opérée et vous l’ignorez. Il faut être un demeuré ou un morveux.

Nous savons parfaitement que nous formons tant bien que mal des cadres, plus ou moins bons, qui font peut-être des fautes mais qui, néanmoins, vont de l’avant. Il y a quelque temps, l’ambassadeur d’Allemagne, assistait à une réunion des soviets à Moscou. Il dit : « mais le public est mieux tenu que dans nos Reichsrats ».

Et même, nous voyons se créer sous nos yeux, dans ses assemblées, un nouveau type de cadre, ancien ouvrier qui a une solide approche des problèmes posés. Il y a une quantité de camarades qui, dans le domaine que je connais le mieux, c’est-à-dire l’économie théorique, peuvent m’étonner et ils proviennent de la classe ouvrière.

Toute cette poussée se produit partout, dans toutes les sphères de la théorie et de la pratique. Nous voyons comme notre peuple s’est déjà métamorphosé.

Malgré la misère, il va de l’avant, s’intéresse à tout, étudie, ayant reçu de son gouvernement la possibilité d’accès à l’école supérieure. Si ce cadre comprend sa responsabilité, et je l’espère, il la comprendra, nous dirons qu’avec le nouveau peuple sorti de la révolution, avec cette nouvelle jeunesse, issue de la révolution, qui vient remplacer les anciens, nous vaincrons, nous surmonterons tous les obstacles et à toutes les critiques nous déclarons :

« Quels pitoyables personnages vous êtes, quand vous nous importunez, quand vous nous empêchez de travailler. Nous avons pris dans nos mains le drapeau et avons poursuivi jusqu’au bout. »