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Special pages :
Réponse à des questions sur l’URSS (posées par Mme Henriette Célarié)
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 6 mars 1938 |
Un quoi la politique de Trotsky diffère-t-elle, dans ses points essentiels, de celle de Staline ?
Il est bien difficile, Madame, d’exprimer en une brève formule les divergences irréconciliables qui existent entre la politique de Staline et la mienne. J’ai d’ailleurs amplement traité cette question dans mon livre, La Révolution trahie (Grasset, 1936). Si vous me permettez d’employer une formule lapidaire, je dirai que ma politique représente les intérêts des masses laborieuses, celles qui ont fait la révolution d’Octobre. La politique de Staline représente les intérêts de la bureaucratie, de cette nouvelle caste de parvenus qui domine et opprime le peuple. La haine des masses populaires contre la bureaucratie est le sentiment qui règne généralement en U.R.S.S. Une peur terrible de la bureaucratie devant le peuple en est le résultat, tremblant pour son pouvoir illimité et ses privilèges croissants, cette bureaucratie essaie d’étouffer dans l’œuf toute opposition, toute critique, toute expression de mécontentement. Mais comme elle ne peut pas dire au peuple que le crime de l’opposition consiste à demander plus de liberté, plus de bien- être pour les travailleurs des villes et des campagnes, elle doit attribuer aux opposants des crimes qui puissent apporter aux yeux du peuple une justification à la répression. Telle est l’origine des sensationnels procès de Moscou. Ils ne sont pas tombés du ciel. Leur histoire est déjà assez longue. Dès 1923 ou 1924, la couche dirigeante a commencé à diffamer et à calomnier l’Opposition en lui attribuant des buts contraires à ses fins réelles. Cette falsification systématique fut possible grâce au régime totalitaire qui permet la concentration du contrôle de la presse dans les mains de la clique dirigeante. Aggravant les calomnies et les falsifications d’année en année, de mois en mois, Staline arriva à empoisonner l’opinion publique et à imputer à l’Opposition des visées et des méthodes inimaginables dans leur abomination, leur cruauté et leur absurdité. Après cette préparation, qui prit au moins dix ans, on est passé à la mise en scène des procès préparés dans les caves du G.P.U.
Que penser des procès dits d’épuration intentés par Staline ?
A ces procès, Madame, j’ai consacré un autre livre, Les Crimes de Staline, qui a paru il y a quelques mois en langue française chez Bernard Grasset. Il me semble que j’ai donné dans ce livre une explication suffisante aussi bien politique que psychologique des dérisions de justice théâtrales, perfides et terribles à la fois, qui se succèdent à Moscou depuis la fin de 1934.
Que penser de l’unanimité avec laquelle les accusés se reconnaissent coupables ?
L’unanimité avec laquelle les accusés se reconnaissent coupables? L’explication générale est bien simple. Toutes les sorcières se reconnaissaient coupables dans les mains de la Sainte-Inquisition. Elles indiquaient même avec une précision scrupuleuse l’endroit et l’heure de leur commerce nocturne avec le diable. Les nerfs humains n’ont pas beaucoup changé depuis le Moyen Age. Ils ne peuvent supporter une pression qui dépasse une certaine limite. S’agit-il de torture physique? Pas dans le sens brutal du mot. La technique de l’Inquisition s’est modernisée, mais en restant au fond la même. On soumet les personnes arrêtées à un isolement complet. On ne leur communique que la presse officielle qui hurle contre eux et réclame quotidiennement leur mort. On les soumet à des interrogatoires durant 24 heures et plus, presque sans interruption, sous la lumière hypnotisante de puissants projecteurs. On arrête leur femme, leur mère, leurs enfants et on exige la confession comme rançon de la libération des otages. On fusille durant l’instruction préalable les reclus les plus récalcitrants, en donnant ainsi une leçon aux autres. C’est ainsi que, durant la préparation du dernier procès, on a fusillé sans aucun jugement l’ancien ambassadeur soviétique Karakhane et l’ancien secrétaire du comité exécutif central des soviets Enoukidzé, pour avoir refusé de se reconnaître coupables de crimes qu’ils n’avaient jamais commis. Dans un régime totalitaire où les juges, les défenseurs et la presse obéissent à la même personne, les procédés qui viennent d’être indiqués s’avèrent efficaces pour la mise en scène des dernières décisions de justice.
Comment M. Trotsky envisage-t-il – autant qu’on peut l’envisager – l’avenir réservé à la Russie ?
Votre dernière [question], Madame, concernant l’avenir de l’U.R.S.S. est aussi difficile à répondre brièvement que votre première question sur la politique de Staline et de l’Opposition. Ces deux questions sont d’ailleurs étroitement liées l’une à l’autre. Je me permets de nouveau de me référer aux deux livres mentionnés, dans lesquels j’ai essayé de donner à l’opinion publique française un compte rendu aussi complet que possible de la situation réelle de l’U.R.S.S., de mon programme et de la façon dont j’envisage l’avenir. Je peux seulement dire ici que le régime de Staline ne peut pas durer. Il se trouve dans une impasse bouchée de tous côtés. Les procès de Moscou ne sont que les convulsions d’un régime agonisant. Qu’est-ce qui peut les remplacer?
Il n’y a que deux possibilités. Ou bien Staline est renversé par des forces capitalistes, intérieures, extérieures ou les unes et les autres coalisées. Dans ce cas, la propriété nationalisée et l'économie planifiée céderaient la place au capitalisme. Le régime politique serait le fascisme le plus brutal, pour dompter les masses passées par l’école de la révolution. Ou bien, et c’est la seconde partie de l’alternative, les masses elles-mêmes renversement la bureaucratie démoralisée et établiront une vraie démocratie sur la base de la propriété socialisée et de l’économie planifiée. Ce serait le développement vers le socialisme. Il n’est pas nécessaire de vous dire, Madame, que tous mes efforts sont orientés dans cette direction.