Réforme et Révolution (Guesde)

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Un journal qui ne conçoit pas qu'on puisse " vouloir la Révolution sous la République ", – parce que les capitalistes qu'il fait métier de défendre se trouvent aussi bien de la République actuelle que de l'Empire, – s'est imaginé de nous représenter comme " pas contents " du projet de Bourse du Travail sorti tout récemment de la préfecture de la Seine.

" On fait quelque chose pour les ouvriers ", et cela nous " horripile ".

Nous serons, en tous cas, des horripilés sans le savoir, car, pour notre part, au Citoyen, loin d'avoir vu avec peine poindre à l'horizon gouvernemental l'institution Floquet, c'est avec la joie la plus vive que nous avons salué son apparition. Et si nous n'avons pas chanté plus haut victoire, – nous le disons puisqu'on nous y oblige, – c'est uniquement dans la crainte d'ouvrir les yeux aux radicaux sur la portée de l' œ uvre qu'ils ont entreprise sans savoir au juste ce qu'ils faisaient.

Comment ! on va – pour la première fois – exproprier des bourgeois, jusqu'à concurrence de 8.500.000 francs, pour élever au travail une Bourse ou un Palais, dont les frais de construction et d'entretien – qui plus est – seront à la charge de la Ville. Et les révolutionnaires, qui n'ont qu'un but : l'expropriation de la bourgeoisie tout entière, seraient " contrariés " de ce premier pas fait dans leur propre voie ?

Dans ce véritable Hôtel de Ville ouvrier, il y aura " une halle centrale, chauffée et éclairée, de 1200 mètres de superficie, plus cinq salles de réunion consacrées aux assemblées générales des chambres syndicales ", sans compter " les quatre-vingt pièces du premier et du second, affectées aux bureaux de ces Chambres ". Et les révolutionnaires, qui ne savent le plus souvent à quels propriétaires se vouer pour abriter à leur frais les réunions prolétariennes nécessaires au dégagement de la pensée, à la création de la conscience prolétarienne, seraient mécontents de voir le prolétariat ainsi mis gratuitement mieux que dans ses meubles, dans son immeuble ?

Par la distribution des diverses industries en cinq sections générales reliées entre elles par des rapports de tous les jours, on va réaliser cette Fédération des corps de métier dont la seule idée faisait se signer tous nos gouvernants bourgeois depuis I870. On va faire mieux que fédérer, on va centraliser toutes les forces et tous les efforts jusque là éparpillés et, pour ce, impuissants, de la France des salariés. Et il se trouve un journal pour demander " ce que vont devenir les révolutionnaires " qui ont toujours conditionné le 89 qu'ils poursuivent à l'organisation préalable de la classe ouvrière et auxquels on prépare de la sorte l'armée de leurs rêves ?

En " recueillant et en exposant tous les renseignements propres à éclairer les travailleurs sur le prix des marchandises et des matières premières et sur le taux des salaires ", on va dresser cette statistique du travail que l'Internationale mettait à l'ordre du jour de ses sections et que le Parti ouvrier n'a pas cessé de réclamer dans ses Congrès nationaux et régionaux comme le dossier indispensable du grand procès qu'il instruit contre la société capitaliste. Et c'est nous dont on réalise le desideratum capital, c'est nous dot on fait aussi admirablement les affaires, qui bouderions contre notre ventre ?

Et pourquoi ?

Parce qu'au lieu de nous laisser la peine de couper des verges pour les fouetter, ce sont les bourgeois, c'est l'ennemi à qui il convient de nous armer contre lui-même !

Pour raisonner, ou, plus exactement, pour déraisonner de la sorte, il faut, comme Paris, avoir perdu la tête dans l'effondrement du Grand Ministère. Il faut encore et surtout ne pas connaître le premier mot de la question telle qu'elle se pose actuellement entre les détenteurs et les serfs du capital.

Qu'avant que les travailleurs aient appris que le capital n'est que le produit de leur travail accumulé par les non-travaillants, la charité légale des capitalistes au pouvoir pût leur faire illusion et les détourner de la reprise de tout ce dont ils ont été spoliés, c'est ce qui pouvait s'admettre à la rigueur. Mais, grâce aux progrès du socialisme scientifique, le temps n'est plus – s'il a existé – où les réformes, si sérieuses soient-elles, pouvaient être exclusives de la Révolution. Plus les prolétaires socialisés d'aujourd'hui auront arraché d'améliorations partielles à la caste adverse, et plus ils voudront compléter leur victoire. Car c'est surtout en matière de bien-être et de liberté que le proverbe est vrai : " L'appétit vient en mangeant. "

C'est ainsi que le député démocrate-socialiste Auer pouvait dire en plein Reichstag à M. de Bismarck que lui et ses amis voteraient tout ce qui, dans les projets du grand-chancelier, présente un caractère ouvrier, mais comme un simple acompte sur ce qui était dû au prolétariat allemand, quitte à ce dernier à parfaire son organisation pour prendre le reste.

Qu'à la Bourse du Travail on ajoute les Chambres du Travail ; qu'à ces organismes ouvriers on annexe une législation ouvrière sur les heures de travail, la responsabilité patronale en matière d'accidents, etc., etc., et loin de nous couvrir la tête de cendre, nous applaudirons, non pas quoique, mais parce que révolutionnaires, toutes ces conquêtes ne pouvant que tourner au profit des conquérants, enhardis par ces succès de détails et d'autant plus ardents à la bataille.

La bourgeoisie, qu'il s'agit d'exproprier du pouvoir politique pour l'exproprier ensuite de ses monopoles économiques, est enfermée – aveugle qui ne le voit pas – dans un dilemme sans issue ou dont les deux issues sont également mortelles :

Ou elle se refusera – comme elle l'a fait jusqu'alors – à toutes satisfactions. Elle se retranchera dans un non possumus qui aboutira fatalement à une explosion populaire dans laquelle elle disparaîtra.

Ou elle se décidera à des concessions, aujourd'hui sur un point, demain sur un autre. Et démantelée de ses propres mains, pièce à pièce, elle offrira d'autant moins de résistance à l'assaut final.

Mais, dans les deux cas, qu'elle cède ou qu'elle résiste, c'est également la mort. Et la mort de la bourgeoisie, en tant que classe seule détentrice des moyens de production, c'est la Révolution.

Vous entendez, monsieur Le Royer ?