Quelques thèmes de la question méridionale

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Le point de départ des notes qui suivent a été la publication, dans Quarto Stato[1] du 18 septembre, d'un article sur le problème méridional, signé Ulenspiegel, que la rédaction a fait précéder d'une présentation assez ridicule. Ulenspiegel[2] rend compte dans cet article d'un livre récent de Guido Dorso (La Rivoluzione meridionale, Turin, édition Piero Gobetti, 1925), et il se réfère au jugement que Dorso a porté sur l'attitude prise par notre Parti à propos du problème méridional[3]. Dans sa présentation, la rédaction de Quarto Stato, qui se prétend constituée de « jeunes connaissant parfaitement dans ses lignes générales (sic) le problème méridional », proteste collectivement contre le fait que l'on puisse reconnaître des « mérites » au Parti communiste[4]. Jusque-là, il n'y a rien de bien grave : les jeunes du type Quarto Stato ont, de tout temps et en tout lieu, fait subir au papier bien d'autres opinions et bien d'autres protestations sans que le papier se rebelle. Mais, par la suite, ces « jeunes » ajoutent textuellement : « Nous n'avons pas oublié que la formule magique des communistes turinois était : partager le latifondium entre les prolétaires ruraux. Cette formule est aux antipodes de toute façon saine et réaliste d'envisager le problème méridional. » Et ici, il est indispensable de mettre les choses au point, parce que la seule chose « magique » en l'occurrence, c'est l'impudence et l'attitude superficielle et irresponsable des « jeunes » rédacteurs de Quarto Stato.

La « formule magique» est inventée de toutes pièces. Et il faut qu'ils aient bien peu d'estime pour leurs très intellectuels lecteurs, ces « jeunes » de Quarto Stato, pour oser formuler avec une morgue aussi verbeuse de telles contre-vérités. Voici, en effet, une citation de L'Ordine Nuovo (numéro du 3 janvier 1920) dans laquelle se trouve résumé le point de vue des communistes turinois :

« La bourgeoisie septentrionale a soumis l'Italie du Sud et les îles, et les a ravalées au rang de colonies d'exploitation ; le prolétariat du Nord, en s'émancipant lui-même de l'esclavage capitaliste, émancipera les masses paysannes méridionales asservies à la Banque et à l'industrialisme parasitaire du Nord. Ce n'est pas par un partage des terres incultes ou mal cultivées que l'on arrivera à la régénération économique et politique des paysans, mais par la solidarité avec le prolétariat industriel, lequel a besoin, de son côté, de la solidarité des paysans, et a intérêt à ce que le capitalisme ne renaisse pas, économiquement, de la propriété terrienne, et à ce que l'Italie du Midi et les îles ne deviennent pas une base militaire pour la contre-révolution capitaliste. En imposant le contrôle ouvrier sur l'industrie, le prolétariat orientera l'industrie vers la production de machines agricoles pour les paysans, d'étoffes et de chaussures pour les paysans, d'énergie électrique pour les paysans ; elle empêchera l'industrie et la Banque d'exploiter plus avant les paysans et de les soumettre, tels des esclaves, à leurs coffres-forts. En s'attaquant à l'autocratie de l'usine, en portant atteinte à l'appareil oppressif de l'état capitaliste, en instaurant ouvrier qui soumette les capitalistes à la loi du travail utile, les ouvriers briseront les chaînes qui rivent le paysan à sa misère et à son désespoir ; en instaurant la dictature ouvrière, en ayant en main les industries et les Banques, le prolétariat orientera l'énorme puissance de l'organisation de l'état vers le soutien des paysans dans leur lutte contre les propriétaires, dans leur lutte contre la Nature, contre la misère, il donnera des crédits aux paysans, il instituera des coopératives, il garantira la sécurité des personnes et des biens contre les déprédateurs, il assumera les dépenses publiques d'assainissement et d'irrigation. Il fera tout ceci parce qu'il est de son intérêt de donner l'essor à la production agricole ; parce qu'il est de son intérêt d'acquérir et de conserver la solidarité des masses paysannes, parce qu'il est de son intérêt d'orienter la production industrielle vers un travail utile de paix et de fraternité entre les villes et les campagnes, entre le Nord et le Midi[5]. »

Ceci a été écrit en janvier 1920. Sept ans ont passé, et nous sommes plus vieux de sept ans, même politiquement parlant. Aujourd'hui, quelques-unes de ces idées pourraient être mieux exprimées ; on pourrait, et même on devrait, distinguer la période qui succédera immédiatement à la prise du pouvoir, et sera caractérisée par l'application pure et simple du contrôle ouvrier sur l'industrie, des périodes qui suivront. Mais ce qu'il importe de noter ici, c'est que l'idée fondamentale des communistes turinois n'a pas été la « formule magique » du partage du latifondium, mais celle de l'alliance politique entre ouvriers du Nord et paysans du Sud pour arracher à la bourgeoisie le pouvoir gouvernemental : bien plus, les communistes turinois (cependant favorables au partage des terres en tant que conséquence de l'action solidaire des deux classes) sont justement ceux qui mettaient en garde contre les illusions sur la « valeur miraculeuse » du partage systématique des latifondia. Dans le même article du 3 janvier 1920, voici ce qui est écrit : « Qu'est-ce que pourrait gagner un paysan pauvre à occuper une terre inculte ou mal cultivée ? Sans machines, sans habitation sur le lieu de travail, sans crédits pour attendre le moment de la récolte, sans organismes coopératifs qui achètent ladite récolte et le tirent des griffes des usuriers (si toutefois il atteint le moment de la récolte sans s'être pendu au plus solide des arbustes de ses broussailles ou au moins étique des figuiers de sa terre inculte), que pourrait bien retirer un paysan pauvre de l'occupation forcée des terres ? » Toutefois, nous étions pour la formule fort réaliste et nullement « magique » de l'attribution de la terre aux paysans ; mais nous voulions qu'elle se fasse dans le cadre d'une action révolutionnaire unitaire des deux classes alliées sous la direction du prolétariat industriel. Les rédacteurs de Quarto Stato ont inventé de toutes pièces la « formule magique » attribuée aux communistes turinois, ils ont fait ainsi la preuve de leur peu de sérieux en tant que journalistes et de la maigreur de leurs scrupules d'intellectuels d'officine villageoise ; ce sont là aussi des éléments politiques qui pèsent leur poids et ne sont pas sans conséquences.

Dans le domaine prolétarien, les communistes turinois ont eu un mérite indiscutable : celui d'avoir imposé la question méridionale à l'attention de l'avant-garde ouvrière en soulignant qu'elle était un des problèmes essentiels de la politique nationale du prolétariat révolutionnaire. En ce sens, ils ont contribué effectivement à faire sortir la question méridionale de sa phase imprécise, intellectualiste, celle qu'on peut appeler phase de concrétisme, et à la faire entrer dans une phase nouvelle. C'est l'ouvrier révolutionnaire de Turin et de Milan qui devenait le protagoniste de la question méridionale et non plus les Giustino Fortunato, les Gaetano Salvemini, les Eugenio Azimonti, les Arturo Labriola, pour ne citer que les « bonzes » chers aux « jeunes » de Quarto Stato[6].

Les communistes turinois s'étaient posé concrètement la question de l'« hégémonie du prolétariat », celle de la base sociale de la dictature du prolétariat et de l'état ouvrier. Le prolétariat peut devenir la classe dirigeante et dominante dans la mesure où il parviendra à créer un système d'alliances de classes qui lui permettra de mobiliser contre le capitalisme et contre l'état bourgeois la majorité de la population laborieuse, ce qui, dans le cas de l'Italie, compte tenu des rapports réels qui existent entre les classes, revient à dire dans la mesure où elle réussira à obtenir l'assentiment des larges masses paysannes. Mais en Italie, la question paysanne est historiquement déterminée, ce n'est pas la « question paysanne et agraire en général » ; en Italie, la tradition italienne déterminée et le développement déterminé de l'histoire italienne ont fait que la question paysanne a pris deux aspects typiques et particuliers : la question méridionale et le problème du Vatican. Conquérir la majorité des masses paysannes signifie donc, pour le prolétariat italien, faire siennes ces deux questions en les considérant du point de vue social, comprendre les exigences de classe qu'elles impliquent, inclure ces exigences dans son programme révolutionnaire de transition, et les mettre parmi ses revendications de lutte.

Le premier problème à résoudre, pour les communistes turinois, consistait à modifier la ligne politique et l'idéologie générale du prolétariat lui-même, en tant qu'élément national intégré à l'ensemble de la vie de l'état et subissant inconsciemment l'influence de l'école, de la presse, de la tradition bourgeoises. On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l'Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c'est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n'en incombe ni au système capitaliste, ni à n'importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l'explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers se dressant dans un stérile et aride désert. Le Parti socialiste a servi pour une grande part d'agent de transmission de cette idéologie bourgeoise dans le prolétariat septentrional. Le Parti socialiste a donné sa bénédiction à toute la littérature « méridionaliste » de la clique des écrivains de la soi-disant école positiviste, les Ferri, les Sergi, les Niceforo, les Orano[7] et leurs émules de moindre envergure qui, à travers des articles, des essais, des nouvelles, des romans, des livres d'« impressions » et de souvenirs, répétaient sous diverses formes le même refrain, une fois de plus, la « science » servait à écraser les miséreux et les exploités, mais cette fois, elle se drapait des couleurs socialistes, elle prétendait être la science du prolétariat.

Les communistes turinois réagirent énergiquement contre cette idéologie, surtout à Turin où, plus que partout ailleurs, les récits et les descriptions des vétérans de la « guerre contre le brigandage » dans le Sud et les îles[8] avaient influencé la tradition et la mentalité populaire. Ils réagirent énergiquement, de façon pratique, et ils réussirent à obtenir des résultats concrets d'une très grande portée historique, en arrivant à réaliser, à Turin en particulier, des embryons de ce qui sera la solution du problème méridional.

Dès avant la guerre, d'ailleurs, on avait assisté, à Turin, à un épisode qui contenait en puissance tout ce qui devait devenir, après la guerre, l'essentiel de l'action et de la propagande des communistes. Lorsque, en 1914, après la mort de Pilade Gay, le quatrième collège de la ville fut déclaré vacant et que se posa le problème d'une nouvelle candidature, un groupe de la section socialiste, dont faisaient partie les futurs rédacteurs de L'Ordine Nuovo, proposa de présenter Gaetano Salvemini. Salvemini était alors, dans la tendance radicale, le représentant le plus avancé de la masse paysanne du Midi. Il n'était pas au Parti socialiste, bien plus, il menait contre le Parti socialiste une campagne très ardente, et fort dangereuse dans la mesure où ses assertions et ses accusations devenaient au sein de la masse laborieuse méridionale une source de haine, non seulement contre Turati, Treves, D'Aragona, mais aussi contre le prolétariat industriel dans son ensemble (bien des balles tirées par les gardes royaux contre les ouvriers en 1919, 1920, 1921 et 1922 étaient fondues dans le plomb qui servit à imprimer les articles de Salvemini). Toutefois, ce groupe turinois voulait prendre une position de principe sur le nom de Salvemini, dans le sens qui fut exposé à Salvemini lui-même par le camarade Ottavio Pastore quand il se rendit à Florence pour avoir son accord sur ce projet de candidature : « Les ouvriers de Turin veulent élire un député pour les paysans des Pouilles. Les ouvriers de Turin savent que lors des élections générales de 1913 les paysans de Molfetta et de Bitonto étaient, dans leur écrasante majorité, favorables à Salvemini. La pression administrative du gouvernement Giolitti, et la violence des nervis et de la police ont empêché les paysans des Pouilles d'exprimer leur volonté. Les ouvriers de Turin ne demandent à Salvemini aucun engagement de quelque sorte qu'il soit ni quant au Parti ni quant au programme ni quant à la discipline envers le groupe parlementaire : une fois élu, Salvemini se réclamera des paysans des Pouilles, non des ouvriers de Turin, lesquels mèneront la campagne électorale selon leurs principes et ne seront en rien engagés par l'activité politique de Salvemini. »

Salvemini n'accepta pas de poser sa candidature, bien qu'il ait été ébranlé et même ému par cette proposition (en ce temps-là on ne parlait pas encore de la « perfidie » communiste, et les relations étaient sincères et détendues) ; il proposa Mussolini comme candidat et s'engagea à venir à Turin soutenir le Parti socialiste dans sa campagne électorale. En effet, il tint deux meetings grandioses à la Bourse du travail et Piazza Statuto, au milieu de l'enthousiasme de la masse qui voyait et applaudissait en lui le représentant des paysans méridionaux, opprimés et exploités sous des formes encore plus odieuses et brutales que le prolétariat du Nord.

L'orientation en puissance dans cet épisode et qui ne se poursuivit pas plus avant par la seule volonté de Salvemini[9] fut reprise et appliquée par les communistes dans la période de l'après-guerre. Nous allons en rappeler les étapes les plus marquantes et les plus symptomatiques.

En 1919 se forma l'association « Giovane Sardegna » [Jeune Sardaigne], embryon et préfiguration de ce que devait être plus tard le « Partito Sardo d'Azione ». La « Giovane Sardegna » se proposait d'unir tous les Sardes de l'île et du continent en un bloc régional, capable d'exercer une pression efficace sur le gouvernement pour obtenir que soient tenues les promesses faites aux soldats pendant la guerre ; l'organisateur de la « Giovane Sardegna » sur le continent était un certain professeur Pietro Nurra, socialiste, qui très probablement fait aujourd'hui partie du groupe de « Jeunes » qui dans Quarto Stato découvre chaque semaine quelque nouvel horizon à explorer. Y adhéraient, avec cet enthousiasme que suscite toute nouvelle possibilité de récolter décorations, titres et menues médailles, des avocats, des professeurs, des fonctionnaires. L'assemblée constituante qui, pour les Sardes habitant le Piémont, avait été convoquée à Turin, fut imposante quant au nombre des participants. En majorité, c'étaient de pauvres gens, des hommes du peuple sans qualification précise, manœuvres d'usine, petits retraités, anciens combattants, anciens gardiens de prison, anciens douaniers qui exerçaient mille petites activités fort diverses ; ils étaient tous enthousiasmés à l'idée de se retrouver entre compatriotes, et à l'idée d'entendre des discours sur leur terroir auquel ils continuaient à être attachés par d'innombrables liens de parenté, d'amitiés, de souvenirs, de souffrances, d'espoirs ; et en premier lieu par l'espoir de retourner dans leur pays, mais dans un pays devenu plus prospère et plus riche, dans un pays qui leur donnerait la possibilité de vivre, ne serait-ce que modestement.

Les communistes sardes, au nombre de huit exactement, se rendirent à la réunion, déposèrent une motion à la tribune, et demandèrent à porter la contradiction. Après le discours enflammé et fleuri du rapporteur officiel, discours paré de toutes les Vénus et de tous les chérubins de l'art oratoire régionaliste, après que les assistants eurent pleuré au souvenir des douleurs passées et du sang versé à la guerre par les régiments sardes et qu'ils se furent enthousiasmes jusqu'au délire à l'idée d'un bloc compact formé par tous les généreux fils de la Sardaigne, il était fort difficile d'« introduire » une contradiction ; les prévisions les plus optimistes étaient le lynchage ou, à tout le moins, un petit tour au commissariat après avoir été arrachés à la « noble indignation de la foule ». La contradiction, si elle suscita une énorme stupéfaction, fut cependant écoutée avec attention, et une fois l'enchantement rompu, rapidement, bien que méthodiquement, on arriva à une conclusion révolutionnaire. Le dilemme avait été posé en ces termes : Vous autres, pauvres diables de Sardes, êtes-vous prêts à faire bloc avec les « Messieurs » de Sardaigne qui ont causé vos malheurs et qui sont les gardes-chiourme locaux de l'exploitation capitaliste, ou bien êtes-vous prêts à faire bloc avec les ouvriers révolutionnaires du continent qui veulent abattre toutes les exploitations et émanciper tous les opprimés ? On fit pénétrer ce dilemme dans l'esprit de l'assistance. Le vote par fraction fut un immense succès : d'un côté un petit groupe de dames élégantes, de fonctionnaires en haut-de-forme, de professionnels de la politique, livides de rage et de peur, avec une quarantaine de policiers qui faisaient office de « claque », et de l'autre, toute la multitude des pauvres diables et des petites bonnes femmes en habit de fête autour de la minuscule cellule communiste. Une heure plus tard, à la Bourse du travail était constitué le « Cercle éducatif socialiste sarde », qui comptait 256 inscrits. La constitution de la « Giovane Sardegna » fut renvoyée sine die et n'eut jamais lieu[10].

Ce fut là la base politique de l'action menée parmi les soldats de la brigade Sassari, brigade de composition presque totalement régionale. La brigade Sassari avait participé à la répression du mouvement insurrectionnel de Turin en août 1917. Il était certain qu'elle ne risquait pas de fraterniser avec les ouvriers : en effet, du côté de la foule, subsistait cette haine que laisse toute répression, même envers ceux qui n'ont été que de simples exécutants, et du côté des régiments, on n'avait pas oublié les soldats tombés sous les coups des insurgés. La brigade fut accueillie par une foule de messieurs dames qui distribuaient aux soldats des fleurs, des cigarettes et des fruits. Le récit qui va suivre, fait par un ouvrier tanneur de Sassari à propos des premiers sondages de propagande, est caractéristique de l'état d'esprit des soldats : « Je me suis approché d'un bivouac de la place X. (les premiers jours, les soldats sardes bivouaquaient sur les places comme s'ils avaient été dans une ville conquise) et j'ai parlé avec un jeune paysan qui m'avait accueilli cordialement parce que je suis de Sassari comme lui. “ Qu'est-ce que vous êtes venus faire à Turin ? - Nous sommes venus pour tirer contre les messieurs qui font grève. - Mais ceux qui font grève, ce ne sont pas des messieurs, ce sont des ouvriers, et ils sont pauvres. - Ici, tous sont des messieurs, ils portent tous un col et une cravate, ils gagnent 30 lires par jour. Les pauvres, moi, je les connais, et je sais comment ils sont habillés : à Sassari, oui, il y a beaucoup de pauvres ; nous tous, les bêche-terre, nous sommes pauvres et nous gagnons 1 lire et demie par jour. - Mais moi aussi, je suis ouvrier et je suis pauvre. - Toi, tu es pauvre, parce que tu es sarde. - Mais si je fais grève avec les autres, est-ce que tu me tireras dessus ? ”

« Le soldat réfléchit un peu, puis, me mettant la main sur l'épaule :

« - écoute, quand tu fais grève avec les autres, reste donc à la maison ! »

Tel était l'esprit de l'écrasante majorité de la brigade, qui ne comptait qu'un petit nombre d'ouvriers, quelques mineurs du bassin d'Iglésias. Et pourtant, à peine quelques mois plus tard, à la veille de la grève générale des 20 et 21 juillet[11], la brigade fut retirée de Turin, les soldats ayant de l'ancienneté furent renvoyés dans leurs foyers et la formation fut fractionnée en trois : un tiers fut envoyé à Aoste, un tiers à Trieste, un tiers à Rome. On fit partir la brigade, de nuit, à la sauvette, aucune foule élégante n'était à la gare pour les applaudir ; leurs chants, s'ils étaient tout autant martiaux, n'avaient plus le même contenu que ceux qu'ils chantaient lors de leur arrivée.

Ces événements sont-ils restés sans conséquences ? Non ; ils ont eu des résultats qui, aujourd'hui encore, subsistent et poursuivent leur travail au plus profond de la masse populaire. Ils ont jeté des traits de lumière dans des cerveaux qui n'avaient jamais pensé dans ce sens-là et qui en sont restés frappés, radicalement modifiés. Nos archives ont été dispersées, bien des documents ont été détruits par nous-mêmes, afin d'éviter des arrestations et des persécutions, mais nous n'avons pas oublié les dizaines, si ce n'est les centaines, de lettres adressées de Sardaigne à la direction turinoise de l'Avanti ! Souvent c'étaient des lettres collectives, souvent elles étaient signées par tous les anciens de la « Sassari » d'un village donné. Par des voies incontrôlées et incontrôlables, les positions que nous avions prises devenaient populaires ; la formation du Partito Sardo d'Azione en fut fortement influencée au départ, et on pourrait rappeler à ce propos plus d'un épisode riche de sens et d'une grande portée.

On eut l'occasion de constater l'ultime conséquence de cette action en 1922, lorsque 300 carabiniers de Cagliari furent envoyés à Turin, dans le même but que l'avait été la brigade Sassari. Nous reçûmes alors, à la direction de L'Ordine Nuovo, une déclaration de principe, signée par un très grand nombre de ces carabiniers ; elle se faisait l'écho de l'ensemble de nos positions sur le problème méridional et apportait la preuve décisive de la justesse de notre ligne. Il va sans dire que, pour que cette ligne ait une efficience politique, il fallait qu'elle soit adoptée par le prolétariat. Aucune action de masse n'est possible si la masse elle-même n'est pas convaincue des objectifs à atteindre et des méthodes à appliquer ; le prolétariat, pour être capable de gouverner en tant que classe, doit se dépouiller de tout résidu corporatif, de tout préjugé et de toute scorie syndicaliste. Qu'est-ce que cela implique ? Cela implique qu'il ne suffit pas que soient surmontées les divergences qui existent entre les différentes professions et que, pour gagner la confiance et l'accord des paysans et de certaines catégories paraprolétariennes urbaines, il est indispensable de surmonter plusieurs préjugés et de vaincre certains égoïsmes qui peuvent subsister (et qui, en effet, subsistent) dans la classe ouvrière en tant que classe, même lorsque les particularismes de métiers ont disparu. Non seulement il faut que les métallurgistes, les menuisiers, les ouvriers du bâtiment, pensent en tant que prolétaires, et non plus simplement en tant que métallos, menuisiers, ouvriers du bâtiment, etc., mais encore il faut qu'ils fassent un pas de plus, il faut qu'ils pensent en ouvriers, en membres d'une classe qui tend à prendre la direction des paysans et des intellectuels, d'une classe qui ne peut vaincre et ne peut construire le socialisme que si elle est aidée et suivie par la grande majorité de ces deux couches sociales. Si l'on n'obtient pas cela, le prolétariat ne deviendra pas la classe dirigeante et ces couches sociales qui, en Italie, représentent la majorité de la population, en restant sous la coupe de la bourgeoisie, donneront à l'état la possibilité de résister à l'élan prolétarien et de le briser.

Eh bien, ce qui s'est passé à propos de la question méridionale prouve que le prolétariat a compris quels sont les devoirs qui lui incombent ! Deux faits méritent d'être signalés : l'un s'est produit à Turin, l'autre à Reggio Emilia, c'est-à-dire dans la citadelle du réformisme, du corporatisme de classe, de ce protectionnisme ouvrier qui servait de cible aux « méridionalistes » dans leur propagande parmi les paysans du Sud.

Après l'occupation des Usines, la direction de chez Fiat proposa aux ouvriers d'assumer la gestion de la firme sous forme coopérative[12]. Naturellement, les réformistes y étaient favorables. Une crise industrielle se dessinait, le spectre du chômage angoissait les familles ouvrières. Si la Fiat devenait une coopérative, une relative sécurité de l'emploi aurait été acquise par les ouvriers, spécialement par les plus actifs sur le plan politique, qui étaient persuadés d'être voués au licenciement.

La section socialiste, guidée par les communistes, intervint énergiquement sur ce problème[13]. On dit aux ouvriers : une grande firme coopérative comme la Fiat ne peut être assumée par les ouvriers que si les ouvriers sont résolus à entrer dans le système des forces politiques bourgeoises qui gouvernent aujourd'hui l'Italie. La proposition de la Fiat s'insère dans le plan politique de Giolitti. En quoi consiste donc ce plan ? Avant guerre, déjà, la bourgeoisie ne pouvait plus gouverner tranquillement. L'insurrection des paysans siciliens en 1894 et l'insurrection de Milan en 1898 ont été l'experimentum crucis de la bourgeoisie italienne.

Après la décennie sanglante de 1890-1900, la bourgeoisie a dû renoncer à une dictature trop absolue, trop violente, trop directe ; simultanément, bien que sans s'être concertés, les paysans du Sud et les ouvriers du Nord se sont dressés contre elle. Avec l'avènement du nouveau siècle, on a vu la classe dirigeante inaugurer une nouvelle politique d'alliance de classes, de blocs politiques de classes, autrement dit faire une politique de démocratie bourgeoise. Il lui fallait choisir : soit une démocratie rurale, c'est-à-dire une alliance avec les paysans méridionaux, une politique de liberté douanière, de suffrage universel, de décentralisation administrative, de baisse du coût des produits industriels, soit un bloc industriel capital-travail, sans suffrage universel, en faveur du protectionnisme douanier et du maintien de la centralisation de l'état (centralisation qui se ramène à la domination de la bourgeoisie sur les paysans et particulièrement sur ceux du Sud et des îles) et en faveur d'une politique réformiste des salaires et des libertés syndicales. Elle choisit, et non au petit bonheur, cette seconde solution. Giolitti personnifia la domination bourgeoise, le Parti socialiste devint l'instrument de la politique de Giolitti. à bien observer, c'est dans la décennie de 1900-1910 que se sont produites les crises les plus profondes dans le mouvement socialiste et ouvrier : la masse a réagi spontanément contre la politique de ses chefs réformistes. C'est le moment où est né le syndicalisme, qui est l'expression instinctive, élémentaire, primitive, mais saine, de la réaction des ouvriers qui se refusent à faire bloc avec la bourgeoisie mais sont prêts à faire bloc avec les paysans et en premier lieu avec les paysans méridionaux. Tels sont les faits ; bien plus, on peut dire que, dans un certain sens, le syndicalisme est une timide tentative des paysans méridionaux, représentés par leurs intellectuels les plus avancés, pour prendre la direction du prolétariat. Par qui en effet est constitué le noyau dirigeant du syndicalisme italien? Quelle est l'essence idéologique du syndicalisme italien ? Le noyau dirigeant du syndicalisme est presque exclusivement composé de méridionaux : Labriola, Leone, Longobardi, Orano[14]. L'essence idéologique du syndicalisme est un nouveau libéralisme, plus énergique, plus agressif, plus combatif que le syndicalisme traditionnel. à bien observer, on peut voir que les thèmes fondamentaux autour desquels s'axent les crises traversées ensuite par le syndicalisme et qui expliquent le glissement des dirigeants syndicalistes dans le camp bourgeois sont au nombre de deux : l'émigration et le libre-échange, deux thèmes étroitement liés au méridionalisme. Le phénomène de l'émigration a fait naître la doctrine de la « nation prolétaire », lancée par Enrico Corradini[15] ; la guerre de Libye est apparue à toute une couche d'intellectuels comme le début de l'offensive de la « grande prolétaire » contre le monde capitaliste et ploutocratique. Tout un groupe de syndicalistes est alors passé au nationalisme ; bien mieux, le Parti nationaliste a été, à l'origine, constitué par des intellectuels syndicalistes (Monicelli, Forges-Davanzati, Maraviglia[16]). Le livre de Labriola, Storia di dieci anni (il sagit des dix ans qui vont de 1900 à 1910)[17], est l'expression la plus typique et la plus révélatrice de ce néo-libéralisme antigiolittien et méridionaliste.

Pendant les dix années en question, le capitalisme s'est renforcé et développé, et a exercé une partie de son activité dans les milieux agricoles de la vallée du Pô. Un profond bouleversement s'est accompli chez les paysans du Nord : on a constaté une nette coupure entre les classes (le nombre des manœuvres a augmenté de 50 % d'après les données du recensement de 1911), la conséquence en a été une refonte des courants politiques et des attitudes d'esprit. La démocratie chrétienne et le mussolinisme sont les deux produits les plus marquants de cette période ; la Romagne est alors le creuset régional de ces deux nouvelles formes d'action, et le manœuvre agricole semble être devenu le protagoniste social par excellence de la lutte politique. La démocratie sociale, à travers ses organismes de gauche (L'Azione de Cesena) et le mussolinisme lui-même, est tombée rapidement sous le contrôle des « méridionalistes ». L'Azione de Cesena[18] n'est qu'une édition régionale de L'Unità de Gaetano Salvemini. Quant à l'Avanti ! dirigé par Mussolini, il est en train de se transformer, lentement mais sûrement, en une tribune pour les écrivains syndicalistes et méridionalistes ; les Fancello, les Lanzillo,, les Panunzio, les Cicotti[19] sont devenus ses fidèles collaborateurs, Salvemini lui-même ne cache pas ses sympathies pour Mussolini, qui est également devenu le « poulain » de La Voce de Prezzolini[20]. Tout le monde se souvient bien que, en effet, au moment où Mussolini quitte l'Avanti ! et le Parti socialiste, il est entouré de toute cette cohorte de syndicalistes et de méridionalistes.

Dans le domaine révolutionnaire, la plus importante répercussion de cette période est la Semaine rouge de juin 1914 ; la Romagne et les Marches sont l'épicentre de la Semaine rouge[21]. Dans le domaine de la politique bourgeoise, la plus importante répercussion est le pacte Gentiloni[22]. Puisque le Parti socialiste, sous l'influence des mouvements paysans de la vallée du Pô, était revenu, après 1910, à une tactique intransigeante, le bloc industriel, soutenu et représenté par Giolitti, a perdu son efficacité. Giolitti change alors son fusil d'épaule ; il remplace l'alliance entre les bourgeois et les ouvriers par l'alliance entre les bourgeois et les catholiques qui représentent les masses paysannes de l'talie septentrionale et centrale. Par cette alliance, le Parti conservateur de Sonnino est complètement démantelé, et ne conserve qu'un tout petit noyau dans l'Italie méridionale, groupé autour d'Antonio Salandra. La guerre et l'après-guerre ont vu se dérouler dans la classe bourgeoise toute une série de processus moléculaires de la plus grande importance. Salandra et Nitti furent les deux premiers méridionaux à être chefs du gouvernement (pour ne pas parler des Siciliens, bien sûr, comme Crispi, qui fut le plus énergique représentant de la dictature bourgeoise au XIXe siècle) et ils cherchèrent à réaliser le plan bourgeois industrialo-agraire méridional, sur le terrain conservateur pour ce qui est de Salandra, sur le terrain démocratique pour ce qui est de Nitti (ces chefs de gouvernement furent d'ailleurs tous deux solidement aidés par le Corriere della Sera, c'est-à-dire par l'industrie textile lombarde).

Durant la guerre, déjà, Salandra essaya de déplacer en faveur du Midi les forces techniques de l'organisation de l'état, il essaya de remplacer les fonctionnaires giolittiens par un nouveau personnel à l'image de la nouvelle orientation politique de la bourgeoisie. Souvenez-vous de la campagne menée par La Stampa, particulièrement en 1917-1918, en faveur d'une étroite collaboration entre giolittiens et socialistes pour barrer la route à l'« empouillement » de l'état[23]. Cette campagne fut menée dans La Stampa par Francesco Ciccotti[24], ce qui signifie qu'elle était en fait l'expression de l'accord qui existait entre Giolitti et les réformistes. Le problème n'était pas de peu d'importance et les giolittiens, dans leur acharnement à se défendre, arrivèrent à outrepasser les limites permises à un parti de la grande bourgeoisie, ils arrivèrent jusqu'à ces manifestations d'antipatriotisme et de défaitisme dont tout le monde se souvient. Aujourd'hui, Giolitti est de nouveau au pouvoir, de nouveau, la grande bourgeoisie se fie à lui poussée par la panique qui l'envahit devant l'impétueux mouvement des masses populaires. Giolitti veut domestiquer les ouvriers de Turin. Il les a battus deux fois : lors de la grève d'avril dernier[25], et lors de l'occupation des usines ; les deux fois avec l'aide de la Confédération générale du travail, c'est-à-dire avec l'aide du réformisme corporatif. Il pense maintenant pouvoir les englober dans le système bourgeois de l'état. En effet, qu'adviendra-t-il si les ouvriers de FIAT acceptent les propositions de la direction ?... Les actions actuelles seront transformées en obligations, c'est-à-dire que la coopérative devra payer aux porteurs d'obligations un dividende fixe, quel que soit le courant des affaires. La firme FIAT sera taillable à merci par les organismes de crédit qui restent entre les mains des bourgeois, lesquels ont intérêt à avoir les ouvriers à leur discrétion. Le corps ouvrier devra nécessairement se lier à l'état qui « viendra en aide aux ouvriers », par le canal des députés ouvriers, et au prix de la subordination du parti politique ouvrier à la politique gouvernementale. Voilà le plan de Giolitti dans toutes ses implications. Le prolétariat turinois n'existera plus en tant que classe indépendante, et ne sera plus qu'un appendice de l'état bourgeois. Le corporatisme de classe aura triomphé, mais le prolétariat sera déchu de sa position et de son rôle de dirigeant et de guide, il apparaîtra aux masses ouvrières les plus pauvres comme un privilégié, il apparaîtra aux paysans comme un exploiteur de la même espèce que les bourgeois, parce que, comme elle l'a toujours fait, la bourgeoisie ne manquera pas de présenter aux masses paysannes les petits noyaux ouvriers privilégiés comme étant la seule cause de leurs maux et de leur misère.

Les ouvriers de chez FIAT adoptèrent à la quasi-unanimité notre point de vue, et les propositions de la direction furent repoussées. Mais on ne s'en tint pas là. Le prolétariat turinois, par toute une série d'actions, avait fait la preuve qu'il avait atteint un très haut degré de maturité et de capacité politiques. En 1919, les techniciens et les employés des usines purent améliorer leurs conditions, mais ce ne fut qu'avec l'appui des ouvriers. Pour briser l'agitation des techniciens, les industriels proposèrent alors aux ouvriers de désigner eux-mêmes. en les élisant, de nouveaux chefs d'équipes et de nouveaux chefs d'ateliers. Les ouvriers repoussèrent cette proposition, bien qu'ils aient eu plusieurs sujets de conflit avec les techniciens qui avaient toujours été un instrument patronal de répression et de persécution. Les journaux se livrèrent alors à une campagne acharnée pour isoler les techniciens, en faisant valoir leurs salaires très élevés, qui arrivaient à atteindre 7 000 lires par mois. Les ouvriers qualifiés soutinrent aussi l'agitation des manœuvres qui ne réussirent qu'ainsi à s'imposer : à l'intérieur des usines, furent balayés tous les privilèges et l'exploitation exercée par les catégories les plus qualifiées aux dépens des moins qualifiées. Par ces actions, l'avant-garde prolétarienne conquit sa position d'avant-garde sociale, ce fut la base du développement du Parti communiste à Turin. Mais que s'est-il passé, hors de Turin ? Eh bien, nous avons délibérément voulu poser le problème hors de Turin, et particulièrement à Reggio Emilla, qui était le plus grand bastion du réformisme et du corporatisme de classe.

Reggio Emilia avait toujours été, la cible des « méridionalistes » : « L'Italie se divise en nordistes et en crasseux[26] », cette phrase de Camillo Prampolini[27] était en quelque sorte l'expression la plus caractéristique de la haine violente envers les ouvriers du Nord, très répandue chez les Méridionaux. à Reggio Emilia se posa un problème semblable à celui de la FIAT. Une grande usine devait passer aux mains des ouvriers sous forme d'entreprise coopérative[28]. Les réformistes de Reggio étaient remplis d'enthousiasme pour cet événement et ils le claironnaient dans leurs journaux et dans leurs réunions. Un communiste turinois se rendit à Reggio, prit la parole au cours d'un meeting qui se tenait dans l'usine et exposa le problème des relations entre le Nord et le Midi dans sa complexité, et on obtint le « miracle » : les ouvriers, à une très grande majorité, repoussèrent la thèse réformiste et corporative. Il fut ainsi prouvé que les réformistes ne représentaient pas l'esprit des ouvriers de Reggio, ils ne représentaient que leur passivité et quelques-uns de leurs aspects négatifs. Ils étaient, certes, parvenus à instaurer un monopole politique, grâce à la présence dans leurs rangs de nombreux organisateurs et propagandistes d'une certaine valeur professionnelle, et avaient ainsi réussi à empêcher le développement et l'organisation d'un courant révolutionnaire, mais il avait suffi de la présence d'un seul révolutionnaire capable pour les mettre en échec et révéler que les ouvriers de Reggio sont de valeureux combattants et non des pourceaux engraisses a coups de pâtée gouvernementale.

En avril 1921, 5 000 ouvriers révolutionnaires furent licenciés chez FIAT, les conseils d'usines furent dissous, les salaires nets diminués[29]. Il est probable que quelque chose de similaire se passa à Reggio Emilia. Ce qui revient à dire que les ouvriers ont été battus. Mais le sacrifice qu'ils avaient fait s'est-il avéré inutile ? Nous ne le croyons pas. Nous sommes même persuadés qu'il ne l'a pas été. Bien sûr, il est difficile de dresser une liste exhaustive des grands événements de masse qui apportent la preuve de l'efficacité immédiate et foudroyante de pareilles actions. D'ailleurs, pour ce qui concerne les paysans, de tels relevés sont toujours difficiles, sinon impossibles, et ils sont encore plus difficiles quand il s'agit de la masse paysanne du Sud.

On peut dire du Midi qu'il est une vaste désagrégation sociale, les paysans, qui constituent la grande majorité de sa population, n'ont aucune cohésion entre eux (mais, bien entendu, il est indispensable de faire quelques exceptions : les Pouilles, la Sardaigne et la Sicile, où l'on trouve des caractéristiques particulières à l'intérieur du grand cadre de la structure méridionale). La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands intellectuels. Les paysans méridionaux sont en effervescence perpétuelle, mais, en tant que masse, ils sont incapables de donner une expression organique à leurs aspirations et à leurs besoins. La couche moyenne des intellectuels reçoit de la base paysanne les impulsions nécessaires à son activité politique et idéologique. Les grands propriétaires sur le plan politique, et les grands intellectuels sur le plan idéologique, sont ceux qui centralisent et dominent en dernière analyse tout cet ensemble de manifestations. Naturellement, c'est sur le plan idéologique que cette centralisation se fait avec le plus d'efficacité et de précision. C'est pourquoi Giustino Fortunato et Benedetto Croce représentent les clefs de voûte du système méridional et, en un certain sens, sont les deux plus grandes figures de la réaction italienne.

Les intellectuels méridionaux constituent une des couches les plus intéressantes et les plus importantes de la nation italienne. Il suffit de penser que plus des 3/5 des bureaucrates de la fonction publique sont des Méridionaux pour s'en convaincre. Disons maintenant que, pour comprendre la psychologie particulière des intellectuels méridionaux, il est indispensable de ne pas oublier quelques données essentielles.

l° En tout pays, la couche des intellectuels a été radicalement modifiée par le développement du capitalisme. L'intellectuel de l'ancien type était l'élément organisateur d'une société, à base essentiellement paysanne et artisanale. Pour organiser l'état, pour organiser le commerce, la classe dominante éduquait alors un type d'intellectuel déterminé. L'industrie a introduit un nouveau type d'intellectuel : le technicien de l'organisation, le spécialiste de la science appliquée. Dans les sociétés où les forces économiques se sont développées dans la voie du capitalisme, jusqu'à absorber la plus grande partie de l'activité nationale, c'est ce second type d'intellectuel qui a prévalu, avec toutes ses caractéristiques d'ordre et de discipline intellectuelle. Par contre, dans les pays où l'agriculture joue encore un rôle important, si ce n'est résolument prépondérant, continue à prévaloir l'ancien type, qui fournit la plus grande partie des fonctionnaires et qui peut même, à l'échelle locale, au sein du village ou du bourg rural, faire fonction d'intermédiaire entre le paysan et l'appareil administratif.

C'est donc ce type qui prédomine dans l'Italie méridionale, avec toutes ses caractéristiques : démocratique dans son côté paysan, réactionnaire dans la face qu'il tourne vers le grand propriétaire et le gouvernement, et alors politicard, corrompu, déloyal. On ne peut comprendre l'aspect traditionnel des partis politiques méridionaux si l'on ne tient pas compte des caractères de cette couche sociale.

2° L'intellectuel méridional vient en général d'une classe qui, dans le Midi, joue encore un rôle important : la bourgeoisie rurale, c'est-à-dire la classe à laquelle appartient ce propriétaire terrien, petit ou moyen, qui n'est pas un paysan, qui ne travaille pas la terre, qui aurait honte d'être un cultivateur, mais qui prétend retirer du peu de terre qu'il possède, affermée ou cédée en métairie simple, de quoi vivre convenablement, de quoi envoyer son fils à l'université ou au séminaire, et de quoi doter ses filles qui se doivent d'épouser un officier ou un respectable fonctionnaire. C'est de cette appartenance de classe que les intellectuels reçoivent en partage une âpre aversion pour l'ouvrier agricole, considéré comme une machine à travailler qu'on doit saigner à blanc et qui peut être remplacé facilement, vu l'abondance de la population laborieuse ; ils en tirent aussi un sentiment atavique et instinctif de peur insensée vis-à-vis du paysan et de ses violences destructrices, et, en conséquence, l'habitude d'une hypocrisie subtile et un art très raffiné pour tromper et asservir les masses paysannes.

3° Puisque le clergé appartient au groupe social des intellectuels, il faut noter les différences de caractères entre le clergé méridional pris dans son ensemble et le clergé septentrional. Dans le Nord, le prêtre est très souvent un fils d'artisan ou de paysan, il a des sentiments démocratiques, il est davantage lié à la masse des paysans, il est moralement plus correct que le prêtre du Midi, qui souvent vit, presque ouvertement, en ménage avec une femme ; c'est pourquoi il exerce une fonction spirituelle socialement plus complète : il peut lui arriver, par exemple, de diriger toute l'activité d'une famille. Dans le Nord, la séparation de l'église et de l'état et l'expropriation des biens ecclésiastiques ont été plus radicales que dans le Midi, où les paroisses et les couvents ont, soit conservé, soit reconstitué d'importantes propriétés immobilières et mobilières[30]. Dans le Midi, le prêtre apparaît donc au paysan :

1° comme un administrateur de terres avec lequel le paysan entre en conflit à propos des fermages ;

2° comme un usurier qui demande des taux d'intérêt très élevés et fait jouer l'élément religieux pour être sûr de percevoir soit le fermage, soit l'intérêt usuraire ;

3° comme un homme soumis aux passions vulgaires (les femmes et l'argent) et qui, par conséquent, n'offre pas de garanties morales quant à sa discrétion et son impartialité. Voici pourquoi la confession n'exerce qu'un très faible rôle de direction, et pourquoi le paysan méridional, s'il est souvent superstitieux à la façon païenne, n'est pas clérical. C'est tout cela qui explique que, dans le Midi, le Partito popolare (si l'on excepte quelques régions de Sicile) n'a pas une position de force et ne possède aucun réseau d'institutions ou d'organisations de masse. L'attitude du paysan vis-à-vis du clergé est résumée par ce dicton populaire : « Le prêtre est prêtre devant l'autel, ailleurs il est homme comme tous les autres. »

Le paysan méridional est lié au grand propriétaire par l'intermédiaire de l'intellectuel. Dans la mesure où ils ne se ramènent pas à des organisations de masse susceptibles, ne serait-ce que formellement, d'autonomie et d'indépendance (c'est-à-dire capables de promouvoir des cadres paysans issus de la paysannerie et capables d'enregistrer et d'accumuler les différenciations et les progrès qui se réalisent en leur sein), les mouvements paysans finissent toujours par s'intégrer dans les rouages réguliers de l'appareil d'état : municipalités, provinces, Chambre des députés, à travers les vicissitudes de formation et de dissolution de ces partis locaux dont les membres sont des intellectuels, mais qui sont contrôlés par les grands propriétaires terriens et par leurs hommes de confiance, du type de Salandra, d'Orlando ou de Di Cesarò[31]. La guerre parut introduire un élément nouveau dans cette forme d'organisation, avec le mouvement des anciens combattants, au sein duquel paysans-soldats et intellectuels-officiers formaient un bloc plus cohérent, et qui était, dans une certaine mesure, opposé aux grands propriétaires. Cela ne dura pas longtemps, et le dernier résidu en est l'Unione nazionale, conçue par Amendola[32], que son anti-fascisme condamne à une existence larvaire. Toutefois, étant donné l'absence de toute organisation traditionnelle explicite des intellectuels démocrates dans le Midi, il importe de relever l'existence de ce groupement et d'en tenir compte, car, dans d'autres conditions politiques générales, il est susceptible de se transformer, de très maigre filet d'eau qu'il est, en un torrent limoneux et gonflé. La seule région où le mouvement des anciens combattants a pris une forme plus précise et a réussi à se donner une structure sociale plus solide, est la Sardaigne[33]. Et cela se comprend : précisément parce qu'elle est, en Sardaigne, très restreinte, la classe des propriétaires terriens n'assume aucune fonction et n'a pas les très anciennes traditions culturelles, intellectuelles et gouvernementales qu'elle a dans le Midi continental. La poussée de la base, exercée par la masse des paysans et des bergers, ne trouve pas un contrepoids écrasant dans la classe sociale supérieure des grands propriétaires : les intellectuels dirigeants subissent à plein cette poussée et ils font des pas en avant plus importants que ceux que peut faire l'Unione nazionale. Par les traits qui la caractérisent, la situation de la Sicile se différencie profondément de celle de la Sardaigne comme de celle du Midi[34]. Les grands propriétaires y ont beaucoup plus de cohésion et de décision que dans le Midi continental ; en outre on y trouve une certaine industrie et le commerce y est fort développé (la Sicile est la plus riche région de tout le Midi et une des plus riches d'Italie) ; les classes supérieures sont très pénétrées de leur importance dans la vie nationale et en font sentir le poids. La Sicile et le Piémont sont les deux régions qui ont donné le plus grand nombre de dirigeants politiques à l'état italien ; ce sont les deux régions qui ont exercé une charge prééminente depuis 1870. Les masses populaires siciliennes sont plus avancées que celles du reste du Midi, mais leur progrès a pris une forme typiquement sicilienne : il existe un socialisme de masse sicilien qui a toute une tradition et une façon particulière de se développer : à la Chambre de 1922, il comptait 20 députés sur les 52 élus de l'île.

Nous avons dit que le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien par l'intermédiaire de l'intellectuel. C'est là le type d'organisation le plus répandu dans tout le Midi continental et en Sicile. Il réalise un monstrueux bloc agraire qui, dans son ensemble, fait fonction d'intermédiaire et de contrôleur au service du capitalisme septentrional et des grandes banques. Son unique but est de maintenir le statu quo. On ne trouve en lui aucune lumière intellectuelle, aucun programme, aucun élan vers des améliorations et des progrès. Si quelques idées et quelques programmes ont été formulés, c'est hors du Midi qu'ils ont pris naissance, dans les groupes politiques agraires conservateurs, particulièrement ceux de Toscane, qui, au Parlement, étaient associés avec les conservateurs du bloc agraire méridional. Sonnino et Franchetti[35] furent des rares bourgeois intelligents qui posèrent le problème méridional comme un problème national et tracèrent un plan gouvernemental pour le résoudre. Quel fut le point de vue de Sonnino et de Franchetti ? Il leur apparaissait nécessaire de créer en Italie du Sud une classe moyenne indépendante à caractère économique, qui fasse fonction, comme on disait alors, d' « opinion publique », et limite, d'un côté, le cruel despotisme des propriétaires, tout en modérant de l'autre les tendances insurrectionnelles des paysans pauvres. Sonnino et Franchetti avaient été fort effrayés par le succès que remportaient dans le Midi les idées du bakouninisme de la 1re Internationale. Cette frayeur leur fit commettre des bévues souvent grotesques. C'est ainsi, par exemple, que dans une de leurs publications, le fait qu'une auberge ou une taverne d'un village de Calabre (nous citons de mémoire) se soit appelée Aux grévistes (Agli scioperanti) est relevé pour démontrer à quel point les idées internationalistes étaient répandues et extrémistes. Ce fait, s'il est exact (et il doit l'être, étant donné la probité intellectuelle des auteurs), s'explique de façon fort simple si l'on se souvient à quel point les colonies d'Albanais sont nombreuses dans le Midi et comment le mot skipetari[36] a subi dans les dialectes les plus étranges et curieuses déformations (c'est ainsi que dans certains documents de la République vénitienne, on parle de formations militaires de « s' ciopetà »). Disons que dans le Midi, ce n'étaient pas tant les théories de Bakounine qui étaient répandues, mais plutôt la situation elle-même qui était telle qu'elle aurait probablement été suffisante pour souffler à Bakounine ses théories : certainement, les paysans pauvres du Midi pensaient à « tout démolir » bien avant que le cerveau de Bakounine n'ait mijoté la théorie de la « pandestruction ».

Le plan gouvernemental de Sonnino et Franchetti n'eut jamais le moindre commencement de réalisation. Et il ne pouvait en avoir. Entre le Nord et le Midi, les rapports se nouent de telle façon que la naissance d'une importante classe moyenne de nature économique (ce qui revient à dire la naissance d'une bourgeoisie capitaliste étendue) est rendue pratiquement impossible. Toute accumulation de capitaux sur place et toute accumulation d'épargne sont rendues impossibles par le système fiscal et douanier et par le fait que, n'étant pas chez eux, les capitalistes propriétaires d'entreprises ne transforment pas sur place leur profit en un nouveau capital. Lorsque l'émigration prit, au XXe siècle, les proportions gigantesques qu'elle a prises, et lorsque les premiers versements commencèrent à affluer d'Amérique, les économistes libéraux s'écrièrent triomphalement : « Le rêve de Sonnino se réalise ! Dans le Midi s'accomplit une révolution silencieuse qui, lentement mais sûrement, changera toute la structure économique du pays ! » Mais l'état intervint, et la révolution silencieuse fut étouffée au moment même de sa naissance. Le gouvernement offrit des bons du Trésor à intérêt garanti, et d'agents de la révolution silencieuse, les émigrants et leurs familles se transformèrent en agents payeurs qui donnent à l'état les moyens financiers de subventionner les industries parasitaires du Nord. Francesco Nitt, qui se plaçait sur le terrain démocratique et était formellement hors du bloc agraire méridional, pouvait apparaître comme un réalisateur actif du programme de Sonnino[37], mais au contraire, il fut le meilleur agent du capitalisme septentrional pour ratisser les dernières ressources de l'épargne méridionale. Les millions engloutis par la Banque d'escompte provenaient presque tous du Midi, les 400 000 créanciers de la B.I.S. (Banque d'escompte) étaient en très grande partie des épargnants méridionaux[38].

Au-dessus du bloc agraire fonctionne dans le Midi un bloc intellectuel qui a pratiquement servi jusqu'ici à empêcher que les fissures du bloc agraire ne deviennent trop dangereuses et ne finissent par entraîner un effondrement. Les représentants de ce bloc intellectuel sont Giustino Fortunato et Benedetto Croce, qui, de ce fait, peuvent être considérés comme les réactionnaires les plus actifs de la Péninsule.

Nous avons dit que l'Italie méridionale est une vaste désagrégation sociale. Cette formule peut s'appliquer non seulement aux paysans mais aussi aux intellectuels. Il est remarquable que, dans le Midi, à côté des immenses propriétés ont existé et existent encore d'importantes concentrations culturelles et intellectuelles, faites, soit d'individus isolés, soit de groupes restreints de grands intellectuels, alors qu'il n'y a pas d'organisation de la culture moyenne. Dans le Midi, on trouve la maison d'édition Laterza et la revue La Critica[39], on y trouve des académies et des organismes culturels d'un très haut niveau d'érudition, mais il n'y a pas de revues de petite ou de moyenne importance ni de maisons d'édition autour desquelles des groupes d'intellectuels méridionaux de moyenne envergure pourraient se rassembler. Les Méridionaux qui ont cherché à sortir du bloc agraire et à poser la question méridionale en s'attaquant au fond du problème, ont dû trouver l'hospitalité auprès de revues imprimées hors du Midi et se sont groupés autour d'elles. On peut même dire que toutes les initiatives culturelles émanant d'intellectuels moyens qui ont été prises au Xe siècle en Italie centrale et septentrionale ont été caractérisées par leur méridionalisme, dans la mesure où elles ont été fortement marquées par les intellectuels méridionaux : ainsi en est-il pour toutes les revues du groupe des intellectuels florentins : La Voce, L'Unità, pour les revues des démocrates-chrétiens comme L'Azione de Cesena[40], pour les revues des jeunes libéraux émiliens et milanais de G. Borelli[41], comme La Patria de Bologne ou L'Azione de Milan, pour la Rivoluzione liberale de Gobetti enfin[42]. Eh bien, les suprêmes chefs d'orchestre politiques et intellectuels de toutes ces initiatives ont été Giustino Fortunato et Benedetto Croce. Dans un cercle plus large que celui, fort étouffant, du bloc agraire, ils ont obtenu que la façon de poser les problèmes du Midi ne sorte pas de certaines limites, ne devienne pas révolutionnaire. Hommes de très grande culture et de très grande intelligence, issus du terroir du Midi traditionnel mais liés à la culture européenne et donc à la culture mondiale, ils avaient tous les dons requis pour satisfaire aux besoins intellectuels des plus honnêtes représentants de la jeunesse cultivée du Midi, pour apaiser leurs inquiètes velléités de révolte contre les conditions existantes, pour les induire à suivre une ligne modérée de sérénité classique dans la pensée et dans l'action. Les soi-disant néo-protestants[43] ou calvinistes n'ont pas compris qu'en Italie, puisque les conditions de notre civilisation moderne s'opposaient à toute réforme religieuse de masse, c'est avec la philosophie de Benedetto Croce que s'est accomplie la seule réforme historiquement possible : la direction et la méthode de pensée ont été changées, on a bâti une nouvelle conception du monde qui a transcendé le catholicisme et toute autre religion mythologique. En ce sens, Benedetto Croce a rempli une très grande fonction « nationale » : il a détaché les Intellectuels radicaux du Midi des masses paysannes, en les faisant participer à la culture nationale et européenne ; et, à travers cette culture, il les a fait absorber par la bourgeoisie nationale, donc par le bloc agraire.

L'Ordine Nuovo et les communistes turinois, s'ils peuvent en un certain sens être rattachés aux formations intellectuelles auxquelles nous avons fait allusion, et s'ils ont par conséquent subi, eux aussi, l'influence intellectuelle de Giustino Fortunato et de Benedetto Croce, représentent pourtant, en même temps, une rupture complète avec cette tradition, et le début d'une nouvelle évolution qui a déjà porté des fruits et en portera encore. Ils ont, comme il a déjà été dit, hissé le prolétariat urbain au rang de protagoniste moderne de l'histoire italienne, et donc, du problème méridional. Ayant servi d'intermédiaires entre le prolétariat et certaines couches d'intellectuels de gauche, ils ont réussi à modifier, sinon complètement, du moins sensiblement, la direction de pensée de ces derniers. Si l'on y réfléchit bien, c'est là l'élément essentiel du personnage de Piero Gobetti. Lequel n'était pas communiste, et probablement ne le serait jamais devenu, mais avait compris quelle était la place sociale et historique du prolétariat, et ne réussissait plus à penser en faisant abstraction de cet élément. Dans le travail commun au journal, Gobetti avait été mis par nous en contact avec un monde vivant qu'il n'avait d'abord connu qu'à travers les formules des livres. Son trait le plus marquant était la loyauté intellectuelle et l'absence complète de toute vanité et de toute mesquinerie de basse qualité : c'est pourquoi il ne pouvait manquer d'acquérir la conviction que toute une catégorie de façons de voir et de penser traditionnelles, à propos du prolétariat, était fausse et injuste. Quelles conséquences ont eues chez Gobetti ces contacts avec le monde prolétarien ? Ils ont servi de point de départ et ils ont donné une impulsion à une conception que nous ne voulons ni discuter ni approfondir, une conception qui se rattache en grande partie au syndicalisme et aux modes de pensée des syndicalistes intellectuels : les principes du libéralisme s'y trouvent projetés de l'ordre des phénomènes individuels à celui des phénomènes de masse. Les qualités de supériorité et de prestige qu'on trouve chez les individus sont transposées au niveau des classes conçues presque comme des individualités collectives. Une telle conception amène en général les intellectuels qui la partagent à la pure contemplation et à la simple constatation des mérites et des démérites, à une position odieuse et balourde d'arbitres dans les querelles de distributeurs de prix et de blâmes. Pratiquement, Gobetti a échappé à ce destin. Il s'est révélé comme un organisateur de la culture d'une valeur extraordinaire, et il a eu dans la période qui vient de s'achever un rôle qui ne doit être ni négligé ni sous-estimé par les ouvriers. Il a creusé une tranchée au-delà de laquelle n'ont pas reculé ces groupes faits des intellectuels les plus honnêtes et les plus sincères, qui en 1919, 1920, 1921, ont senti que le prolétariat serait supérieur à la bourgeoisie en tant que classe dirigeante. Certains en toute bonne foi et honnêtement, d'autres en toute mauvaise foi et malhonnêtement, n'ont pas cessé de répéter que Gobetti n'était qu'un communiste camouflé, un agent, si ce n'est du Parti communiste, du moins du groupe communiste de L'Ordine Nuovo[44]. De tels racontars ne valent même pas la peine d'être démentis. La figure de Gobetti et le mouvement qu'il a représenté ont été des productions spontanées du nouveau climat historique italien. C'est en cela que résident leur signification et leur importance. Il nous a été parfois reproché par des camarades du Parti de ne pas avoir combattu le courant d'idées de La Rivoluzione liberale[45], et même il est arrivé que cette absence d'affrontement soit considérée comme la preuve d'une collusion organique, de type machiavélique (au sens courant du terme) entre Gobetti et nous. Nous ne pouvions combattre Gobetti, parce que le mouvement qu'il représentait et dans lequel il militait ne doit pas être combattu, au moins quant aux principes. Ne pas comprendre cela revient à ne pas comprendre le problème des intellectuels et de la fonction qu'ils assument dans la lutte de classes. Pratiquement, Gobetti nous assurait une liaison : 1° avec les intellectuels nés dans le milieu de la technique capitaliste et qui avaient pris une position de gauche, favorable à la dictature du prolétariat, en 1919-1920 ; 2° avec une série d'intellectuels méridionaux qui, par des cheminements plus complexes, plaçaient la question méridionale sur un terrain différent du terrain traditionnel, en y associant le prolétariat du Nord. Guido Dorso est la personnalité la plus complète et la plus intéressante, parmi ces intellectuels. Pourquoi-aurions-nous dû lutter contre le mouvement de La Rivoluzione liberale ? Peut-être parce qu'il n'était pas composé de communistes purs ayant accepté de A jusqu'à Z notre programme et notre doctrine ? On ne pouvait nous demander une chose pareille, c'eût été un paradoxe politique et historique. Les intellectuels se développent lentement, beaucoup plus lentement que n'importe quel autre groupe social, cela tient à leur nature même et à leur fonction historique. Ils représentent toute la tradition culturelle d'un peuple, ils veulent en résumer et en synthétiser toute l'histoire : ceci est spécialement vrai en ce qui concerne les intellectuels ancienne manière : ceux qui sont nés en milieu paysan. Penser qu'il leur soit possible, en tant que masse, de rompre avec tout le passé pour se placer complètement sur le terrain d'une nouvelle idéologie est absurde. C'est absurde pour les intellectuels en tant que masse, et c'est peut-être aussi absurde pour de très nombreux intellectuels pris individuellement, malgré tous les honnêtes efforts qu'ils font et ceux qu'ils essayent de faire. Quant à nous, les intellectuels nous intéressent en tant que masse, et pas seulement en tant qu'individus. Il est certes important et utile pour le prolétariat qu'un ou que plusieurs intellectuels, à titre individuel, adhèrent à son programme et à sa doctrine, se mêlent au prolétariat, et sentent profondément qu'ils en sont devenus partie intégrante. Le prolétariat en tant que classe est pauvre en éléments organisateurs, il n'a pas de couche intellectuelle qui lui soit propre et ne pourra en former une que très lentement, très difficilement, et seulement après la prise du pouvoir. Mais il est aussi important et utile que dans la masse des intellectuels se fasse une cassure de caractère organique, historiquement caractérisée : que se crée, en tant que formation de masse, une tendance de gauche au sens moderne du mot, c'est-à-dire tournée vers le prolétariat révolutionnaire. L'alliance entre prolétariat et masses paysannes exige cette formation, l'alliance entre le prolétariat et les masses paysannes du Midi l'exige encore davantage. Le prolétariat détruira le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son Parti, à organiser en formations autonomes et indépendantes des masses toujours plus importantes de paysans pauvres, mais il ne réussira plus ou moins efficacement dans cette tâche, qui lui est essentielle, que dans la mesure où il sera capable de désagréger le bloc intellectuel qui est l'armature, souple mais très résistante, du bloc agraire.

Dans l'accomplissement de cette tâche, le prolétariat a été aidé par Piero Gobetti, et nous pensons que les amis du disparu[46] continueront, même s'il n'est plus là pour les guider, l'œuvre entreprise. Œuvre gigantesque et difficile, mais précisément pour cela digne de tous les sacrifices (y compris le sacrifice de la vie, comme ce fut le cas pour Gobetti) qu'elle attend de tous ces intellectuels (et ils sont plus nombreux qu'on ne le croit), qui, nordiques ou méridionaux, ont compris qu'il n'y a que deux forces sociales essentiellement nationales et porteuses d'avenir : le prolétariat et la paysannerie.

[Ici s'arrête le manuscrit]

Appendice[modifier le wikicode]

UN TéMOIGNAGE DE CAMILLA RAVERA[47]

Je savais, avant l'arrestation de Gramsci, qu'il était en train de travailler à une étude sur quelques thèmes de la question méridionale : il m'en avait parlé longuement.

Lorsque Gramsci, quoique député, fut arrêté (8 novembre 1926) après le fameux « attentat » de Bologne[48], les personnes chargées de retirer ses affaires personnelles de la chambre qu'il occupait à Rome ne trouvèrent aucun écrit : seulement des objets personnels, et beaucoup de livres, de journaux, de revues, sous forme de paquets et de rouleaux, que la police, au cours de la perquisition, avait examinés négligemment et laissés là dans la pièce. Tout fut remis, selon les indications de Gramsci, aux personnes qui l'assistaient. Quelque temps après, Gramsci réussit toutefois à nous faire savoir qu'un certain rouleau de journaux, qu'il avait soigneusement enveloppé et ficelé, devait être transmis au Secrétariat du Parti (dont je faisais partie). Ce paquet parvint, en effet, au bureau de notre Secrétariat (désormais strictement clandestin). En compagnie d'Amoretti[49], qui travaillait avec moi dans ce bureau, j'ai passé plusieurs heures à examiner attentivement - un par un - tous les journaux contenus dans ce rouleau, en pensant y trouver un message ou une indication. Nous avons fini par trouver au centre du rouleau quelques billets de mille lires (le Parti les avait confiés à Gramsci qui parvenait ainsi à les restituer au Secrétariat) et le manuscrit de son étude sur quelques thèmes de la question méridionale, en l'état où il avait dû le laisser (des feuillets du papier à en-tête de la Chambre des députés, remplis de sa petite écriture si claire ; nous en fûmes émus comme s'il s'était soudain trouvé là).

Nous avons versé l'argent à l'administrateur du Parti ; et nous avons placé le manuscrit en lieu sûr.

Je devais aller peu après à Paris pour une réunion avec les camarades du Centre extérieur du Parti et, en usant des moyens et des précautions alors en vigueur dans notre travail clandestin, je devais en profiter pour apporter le précieux manuscrit à Togliatti.

Et c'est ce que je fis. Le texte de Gramsci fut placé dans le double fond d'une valise d'aspect fort banal et fort innocent et, sous l'apparence d'une touriste belge régulièrement munie (par les soins de notre « bureau technique ») de tous les papiers nécessaires (passeport, etc.), je passai la frontière. Lorsque je rencontrai Togliatti, je lui remis le manuscrit de Gramsci.

1 Ces « Notes », ainsi que le rapporte Camilla Ravera dans le témoignage publié en annexe, ont été retrouvées dans les papiers de Gramsci après son arrestation et publiées pour la première fois en janvier 1930 dans Lo Stato Operaio (IV, 1). revue théorique du P.C. d'ltalie qui paraissait alors à Paris. Republié par les soins de Togliatti dans Rinascita (II, 2, février 1915) à la fin de la guerre, ce texte a été réédité plusieurs fois par la suite.
Cet essai, auquel Gramsci n'a pu mettre la dernière main, s'intitulait initialement « Note sui problema meridionale e sull'atteggiamento nei suoi confronti dei comunisti dei socialisti e dei democrati » - soit, littéralement : « Notes sur le problème méridional et sur l'attitude à son égard des communistes, des socialistes et des démocrates. » Mais ce titre originel - qui apparaît dans le manuscrit - a été corrigé - d'une autre écriture, semble-t-il - au profit d'une formule plus « publique » : « Alcuni temi della questione meridionale - Quelques thèmes de la question méridionale. »
Ainsi qu'un certain nombre d'autres articles auxquels Lo Stato Operaio faisait allusion dans sa présentation et qui nont pas été retrouvés, ce texte était destiné, on le sait, à la revue théorique mensuelle que Gramsci se préparaît à lancer en ressuscitant une fois de plus le titre de L'Ordine Nuovo.
Outre l'indication explicite du « prétexte » choisi par Gramsci - un article de Tommaso Fiore dans Quarto Stato du 18 septembre 1926 - une lettre à sa femme permet de dater la rédaction de ces « Notes » d'octobre 1926 : « Je suis en train de terminer un travail d'assez longue haleine qui s'avérera peut-être assez intéressant et assez utile ». lui écrit-il en effet le 20 octobre (2 000 pagine.... II p. 83). L'indication est intéressante à plusieurs titres, qui permet non seulement d'effectuer cette datation, mais qui témoigne de l'importance que Gramsci attribue désormais à la « question méridionale » et qui atteste surtout que ces « Notes » et les préoccupations qu'elles expriment sont pleinement contemporaines, et peut-être inséparables, de la lettre au Comité central du P.C. d'Union soviétique.
De par leur caractère de « travail d'assez longue haleine », ces « Notes » ne, sauraient bien entendu se réduire à l'incident qui leur sert de prétexte. La plaidoirie de Gramsci en faveur du « méridionalisme » de L'Ordine Nuovo vise en particulier à plusieurs résultats : répondre, certes, aux « attaques » des « jeunes » de Quarto Stato, mais surtout légitimer la politique méridionaliste du P.C. d'Italie en la rattachant à la tradition d'un des groupes présents à Livourne et l'épurer, en l'inscrivant dans l'histoire du Parti, de tout caractère trop immédiatement tactique. Sans vouloir faire nôtres les critiques de Quarto Stato, il est certain pourtant que - jusqu'en 1923 - le « méridionalisme » des communistes italiens, L'Ordine Nuovo y compris, n'a pas eu la linéarité que sous-entend Gramsci. On peut certes invoquer ici, comme, le fait Gramsci, certains textes « précoces » : « La questione meridionale » (Comunismo, no 13, 1920) et « Il problema meridionale ed comiunisti » (L'Ordine Nuovo, 1er mai 1921), d'Alfonso Leonetti : « Il Partito comunista e la questione meridionale » (Rassegna comunista, no 11, 1921), de Giovanni Sanna, mais les thèses sur « La question agraire » du Congrès de Rome de 1922 - thèses rédigées par le même Sanna en collaboration avec Graziadei - ne soufflent mot de la « spécificité méridionale » et la doctrine du Parti reste fidèle - en témoigne la brochure de Bordiga sur La Questione agraria (Rome, 1921) -au marxisme le plus « orthodoxe ». La section agraire du P.C. d'Italie mise en place au moment du Congrès de Rome sera détruite quelques mois après par le fascisme et reconstituée seulement en 1924 à l'initiative de Gramsci. Ce n'est donc pas tout à fait sans motif qu'on verra - avec Aurelio Lepre - dans ces « Notes » de 1926 le prolongement de la lettre du 12 septembre 1923 sur la fondazion de L'Unità (« La questione meridionale nella lettera di Antonio Gramsci per la fondazione dell'Unità »,Rinascita, XXI, 6, 8 février 1964, pp. 25-27). Tandis que le nouveau quotidien va consacrer un certain nombre d'éditoriaux et d'articles (de Leonetti, Di Vittorio et Grieco, en particulier) à la « question méridionale », le programme de la section agraire reconstituée va miser - dès novembre 1924 - sur l'alliance entre le prolétariat du Nord et la paysannerie méridioriale. Les « Thèses de Lyon » de 1926 en feront, on le sait, l'une des pièces centrales de la nouvelle stratégie du P.C. d'Italie. Le 12 septembre 1926, enfin, moins d'un mois avant la rédaction de ces « Notes », la conférence agraire du Parti. réunie clandestinement à Bari - et le choix du lieu a son importance - adoptera des « Thèses sur le travail paysan » dont S. Caprioglio rappelle qu'elles étaient « directement inspirées par Gramsci » (Lettere dal carcere, Turin. 1965, p. XXXVII).

  1. Fondée par Pietro Nenni et Carlo Rosselli. la revue Quarto Stato parut à Milan du 27 mars au 30 octobre 1926 (30 numéros publiés). Elle comptait parmi ses collaborateurs de jeunes socialistes comme Lelio Basso « qui y collaborait sous le pseudonyme de « Prometeo Filodemo ») et représentait, pour paraphraser Gramsci, une nouvelle génération du socialisme italien. Menant un travail d'autocritique - d'autocritique, mais non de « démolition », ainsi que le précisait Rosselli - et prenant acte de l'effondrement du vieux P.S.I. face au fascisme, elle œuvrait simultanément pour la rénovation et l'unification du socialisme en Italie. Assez largement diffusé dans les milieux démocrates et socialistes et, particulièrement, parmi les étudiants, Quarto Stato représentait une présence irritante pour les autres courants de la gauche et son implantation milanaise - dont Stefano Merli souligne justement l'importance - ne pouvait laisser indifférent un Gramsci que préoccupait la « conquête du prolétariat milanais ». Cf. S. Merli, « Il Quarto Stato di Rosselli e Nenni e la polemica sol rinnovamento socialista nel 1926 », in Rivista Storica del Socialismo, III, 11, septembre-décembre 1960, pp. 819-828 et, pour une vue d'ensemble de la revue. Il Quarto Stato di Nenni e Rosselli, a cura di D. Zucàro, Milan, 1977.
  2. Ulenspiegel [T. Fiore], « Il problema meridionale », Quarto Stato, 18 septembre 1926 (aujourd'hui in Il Quarto Stato..., op. cit., pp. 252-257) : mais c'est manifestement la note de présentation signée « Noi » (ibid., pp. 249-251) et due probablement à Rosselli et Nenni qui suscite ici la colère de Gramsci. Originaire des Pouilles, Tommaso Fiore avait collaboré, à La Rivoluzione liberale de Gobetti ; le sous-titre du livre qui lui vaudra le prix Viareggio en 1952 viendra d'ailleurs le rappeler : Un popolo di formiche, Lettere pugliesi a Piero Gobetti (Bari, 1952). Cf., aussi, son tableau des Pouilles : Il cafone all'inferno (Turin, 1955).
  3. Guido Dorso (1892-1947) avait été interventionniste et avait même collaboré un temps au Popolo d'Italia. à la fin de la guerre, il s'était rapproché de Gobetti, avait critiqué, lui aussi, la Réforme Gentile et avait collaboré à La Rivoluzione liberale. C'est également chez Gobetti qu'avait été éditée La Rivoluzione meridionale. Dorso y menait la critique - désormais classique - du Risorgimento comme « conquête royale » : en s'appuyant, pour réaliser l'Unité, sur les vieilles oligarchies méridionales et en les confortant dans leurs privilèges, la bourgeoisie septentrionale avait été à l'origine de 1'« arriération », du Mezzogiorno ; arriération que la suite de l'histoire italienne - de Giolitti à Mussolini - n'avait fait que perpétuer... Comme on pouvait le prévoir, La Rivoluzione meridionale fut mise à l'index par le fascisme.
  4. Retraçant à grands traits la découverte de la « question méridionale » de la part du P.C. d'Italie, Dorso saluait dans « cette marche impétueuse vers la vérité » une manifestation de « maturité politique » qui plaçait le Parti communiste « au premier rang parmi les mouvements libéraux italiens » (La Rivoluzione meridionale, Turin, 1955, p. 162).
  5. « Operai e contadini », L'Ordine Nuovo, I, 32, 3 janvier 1920, in L'Ordine Nuovo 1919-1920, éd. cit., pp. 316-318.
  6. Député puis sénateur libéral, Giustino Fortunato (1848-1932) est 1'un des grands maîtres du « méridionalisme ». Originaire de Basilicate, lui-même se proclamait « frénétiquement unitaire » et entendait traiter la question méridionale comme partie intégrante des problèmes de la société globale : Il mezzogiorno e lo Stato italiano (Bari, 1911). La questione meridionale e la riforma tributaria (Rome, 1920) etc. Des gênérations de « méridionalistes », de Salvemini à Dorso, se sont réclamées de lui. Quarto Stato, en particulier, lui avait consacré un article, de la plume de Tullio Ascarelli : « Un carattere : G. Fortunato » (cité par S. Merli, loc. cit., p. 823). Collaborateur de L'Unità de Salvemini, Eugenio Azimonti (1880-1960) était également un « méridionaliste » ; Il mezzogiorno agrario qual'è (Bari, 1919). Quant à Salvemini et Arturo Labriola, cf. écrits politiques, I, pp. 140, n. 2 ; 78, n. 2.
  7. Sur Enrico Ferri, cf. écrits politiques, I, p. 145, n. 2 ; écrits politiques, II, p. 60, n. 1 et, supra, p. 251. Positiviste à la façon de Ferri et de Lombroso, l'anthropologue Giuseppe Sergi (1841-1936) avait publié en particulier un ouvrage, Arii e Italici (Turin, 1898), illustrant assez bien la vision « raciale » sinon raciste, des problèmes méridionaux. Quant à Alfredo Niceforo (1876-1960), il est probable que Gramsci ne pense pas tant à L'Italia barbara contemporanea (Milan-Palerme, 1898) ou à Italiani del Nord e italiani del Sud (Turin, 1901) qu'à La delinquenza in Sardegna (Palerme, 1897), ouvrage de criminologie préfacé par Enrico Ferri, « dans lequel l'auteur se servait des mensurations crâniennes d'un certain nombre de bergers de Barbagia, en Sardaigne, pour conclure à l'existence, entre Orgosolo, Orune et Bitti, d'une “ zone de délinquance ”, peuplée d'hommes ayant sucé le bacille du crime presque à la mamelle » (G. Fiori, La vie de Antonio Gramsci, éd. cit., p. 94). Ancien syndicaliste révolutionnaire rallié au fascisme, Paolo Orano s'était, au dire de ses adversaires, illustré comme anthropologue en dénigrant son île natale dans Psicologia della Sardegna (Rome, 1896).
  8. Une première vague de « brigandage » avait secoué le royaume de Naples après la révolution de 1799 et avait favorisé le triomphe de la réaction sanfédiste. Un deuxième mouvement - celui auquel pense Gramsci - se développa dans la même région aussitôt après l'annexion du Mezzogiorno au royaume d'Italie. Si les légitimistes - qui allèrent parfois promettre aux Paysans le partage des terres - tentèrent de détourner alors à leur profit la volonté de « pandestruction » des bandes armées, il serait excessif pourtant de réduire ce phénomène aux seules dimensions d'une « Vendée méridionale ». Et renvoyer aux études sociologiques sur la « délinquance » serait sans doute plus pertinent. Le « brigandage » se présente en effet comme une réponse populaire - d'une société essentiellement rurale et pré-capitaliste - à une unification menée par en haut et confiée à l'administration militaire. Réponse au pillage et aux exactions et réaction au processus brutal de la piémontisation : nouveau système fiscal, service militaire obligatoire, augmentation d'autorité du prix de denrées essentielles comme le pain et le sel. Et déception aussi : nombre de promesses n'avaient pas été tenues et l'on avait pu voir l'armée italienne - à Bronte, par exemple - étouffer d'une « main de fer » les revendications paysannes... C'est, du reste, à l'armée que le gouvernement italien - sans envisager une solution politique ou sociale - confia le soin de liquider le « brigandage » : on proclama l'état de siège et l'on instaura une législation d'exception qui déféra « brigands » et suspects devant les tribunaux militaires. Et l'on pacifia le pays par les armes.
  9. En fait, comme lui-même le rappelle, l'idée d'une candidature de Salvemini aux élections de 1914 fut abandonnée aussitôt que ce dernier eut rappelé à ses interlocuteurs turinois qu'il « n'avait plus aucun lien avec le Parti socialiste ». Tasca le confirme dans une lettre du 29 décembre 1954 (G. Salvemini, Scritti sulla questione meridionale (1896-1955), Turin, 1958, pp. XXIII-XXV). La thèse du « refus » reparaît toutefois dans les Cahiers de prison : « Réaction du Nord aux préjugés antiméridionaux. Premier épisode en 1914 à Turin : proposition de candidature à Salvemini : la ville du Nord élit le député pour la campagne du Sud. Refus, mais participation de Salvemini à la campagne électorale en tant qu'orateur... » (« Reazioni del Nord alle pregiudiziali antimeridionali », Cahier I (XVI), 1929-1930, p. 52).
  10. Sur cette réunion, cf. « La Sardaigne et la classe ouvrière », in écrits politiques, I, pp. 315-317.
  11. Il s'agit de la grève internationale de solidarité avec les révolutions russe et hongroise des 20-21 juillet 1919. Salvatore Sechi a retrouvé récemment un certain nombre de tracts diffusés par Gramsci en cette occasion parmi les soldats de la brigade Sassari (S. Sechi, Dopoguerra e fascismo in Sardegna, déjà cité, p. 25). Cette action auprès des soldats sardes est également évoquée dans la note des Cahiers que l'on vient de citer.
  12. La proposition de transformer la FIAT en coopérative fut lancée par Giovanni Agnelli alors même que le mouvement d'occupation des usines - quelque peu « désamorcé » après la réunion de Milan des 9-11 septembre 1920 - commençait déjà de s'essouffier. Il s'agissait, ainsi qu'il l'exposa le 19 septembre au député socialiste Giuseppe Romita, de faire de la FIAT « une grande coopérative de production ». C'étaient les jours où Luigi Albertini voulait confier le gouvernement de l'Italie à la C.G.L. ; où d'autres industriels voulaient, eux aussi, transformer leurs entreprises en coopératives : les mines de l'île d'Elbe, par exemple... La démarche d'Agnelli fut donc suivie d'une série d'entretiens avec les parties intéressées : représentants de la F.I.O.M. et des coopératives, mandataires de la Bourse du travail de Turin, délégués d'ateliers. Tentative d'« intoxication » à l'approche du référendum du 25 septembre qui devait décider de l'évacuation des usines ? Sans doute : et, de fait, le projet fut abandonné dès l'évacuation de la FIAT, le 30 septembre suivant. Volonté aussi, de la part d'Agnelli, d'accroître sa marge de manœuvre par rapport au reste du front patronal ? C'est certain : et, après avoir signé un accord séparé pour la FIAT (le 27 septembre), on pourra le voir s'assurer le contrôle total du conseil d'administration et conforter sa position au sein de la Lega industriale de Turin (cf., sur ces points, V. Castronovo, « La grande industria : giochi interni e finea di fondo », in Il Ponte, XXVI, 10 [« 1920. La grande speranza »], 31 octobre 1970, pp. 1198-1221).
  13. Cf., par exemple, « La Fiat diventerà una cooperativa ? », in Avanti !, édition piémontaise, 1er octobre 1920 - article anonyme, mais dû certainement à Gramsci ; aujourd'hui in L'Ordine Nuovo, 1919-1920, Turin, 1955, pp. 172-176.
  14. à partir de communes origines idéologiques - anarcho-syndicalisme, syndicalisme révolutionnaire et, surtout. sorélisme - ce « noyau syndicaliste » avait en tait éclaté à l'époque de la guerre de Tripolitaine et de la première grande crise de l'impérialisme italien. Labriola, on l'a dit (écrits politiques, I, p. 78, n. 2), s'était prononcé pour la guerre coloniale : il avait fait alors un bout de chemin avec les nationalistes, collaborant en particulier à La Lupa (1910-1911), revue dans laquelle Paolo Orano, issu lui aussi du syndicalisme, jetait les prémisses d'un « socialisme national » qui allait le conduire à adhérer au fascisme. Enrico Leone, inversement, refusait l'aspect militaire de la conquête (Espansionismo e colonie, 1911), pour regagner le giron du socialisme officiel, mais n'en allait pas moins apparaître, au même titre qu'Orano, comme un précurseur du fascisme. (Cf. écrits politiques, I, p. 74, n. 1.) Figure plus complexe, quoique de moindre grandeur, Ernesto Cesare Longobardi, qui procédait également d'un sorélisme antiréformiste (n'avait-il pas été l'un des fondateurs de la Bourse du travail de Salerno ?), ne cédait pas à la fascination de Tripoli, mais se réveillait interventionniste en 1914. Il devait ensuite adhérer au P.S.I., puis au P.C.I. et même collaborer à L'Unità et à L'Ordine Nuovo, IIIe série.
  15. écrivain, journaliste et plus tard député, Enrico Corradini (1865-1931) mêlait aux influences du nationalisme français quelques accents soréliens. Après Giulio Cesare (1902), drame exaltant la grandeur de la Rome antique, il fondait Il Regno (1903-1905), revue dont allait sortir le courant majeur du nationalisme italien : La Voce, de Prezzolini et Papini (1908), l'Associazione Nazionalista Italiana, fondée en 1910, et L'Idea nazionale (1911), premier journal du nationalisme italien. Son projet ? Le nationalisme comme négation et dépassement du socialisme ; la substitution de la guerre entre nations « bourgeoises » et nations « prolétaires » à la lutte des classes ou encore, pour reprendre le titre de son discours au congrès de fondation de l'Associazione Nazionalista Italiana, « Classes prolétariennes : socialisme ; nations prolétariennes : nationalisme ». Nationalisme qui était pour lui synonyme d'expansion coloniale : la conquête de la Libye - L'Ora di Tripoli (1911) -marqua, pour Corradini, le réveil de la « grande prolétaire », entendez : l'Italie.
  16. C'est effectivement comme « soréliens » que tous trois avaient commencé leur carrière dans les premières années du siècle. De sentiments syndicalistes (il collaborait à la même époque au Divenire sociale de Paolo Mantica et Enrico Leone), Tommaso Monicelli avait été rédacteur politique à l'Avanti ! du temps de la direction « révolutionnaire » de Ferri (1904-1905) et il avait rompu avec l'organe socialiste lors de la « conversion » de son directeur (1906). On l'avait retrouvé ensuite à la tête du Viandante (1909-1910), feuille non conformiste de Milan, dont le jeune Gramsci avait été, de son aveu, un lecteur assidu, puis, assez soudainement, dans les rangs nationalistes, comme collaborateur de L'Idea nazionale. Il s'y était montré un des plus ardents partisans de la fusion avec le P.N.F. Devenu directeur du Resto del Carlino, il avait dû toutefois démissionner sous la pression du secrétaire des fasci de Bologne, Leandro Arpinati. Le Napolitain Roberto Forges Davanzati avait suivi à peu près le même itinéraire : syndicaliste révolutionnaire précocement converti au nationalisme, il avait contribué à fonder avec Corradini l'Associazione Nazionalista Italiana et L'Idea nazionale (dont il était le directeur), particulièrement agissant dans la crise de l'intervention, au sortir de la guerre il s'était efforcé de donner un nouveau souffle au mouvement et avait lancé entre autres, avec Francesco Coppola, une revue de théorie nationaliste. Politica (1918). Directeur de La Tribuna après la fusion national-fasciste de 1923, il était apparu, au cours de la crise Matteotti, comme l'un des hommes forts du régime. Syndicaliste également repenti, Maurizio Maraviglia avait été l'un des fondateurs de L'Idea nazionale. Membre du Grand Conseil fasciste, il était aussi « commissaire » pour le Mezzogiorno.
  17. Arturo Labriola, Storia di dieci anni - 1899-1909, Milan, Il Viandante, 1910.
  18. Hebdomadaire de la Lega democratico-cristiana italiana, L'Azione de Cesena avait succédé (1912) à L'Azione democratica. Elle était dirigée par Eligio Cacciaguerra et comptait parmi ses collaborateurs Giuseppe Donati et Eugenio Vaina.
  19. Tout comme Gramsci ou comme Orano, Niccolo Fancello était sarde. Se réclamant de Sorel et du syndicalisme révolutionnaire, mais partageant l'une des principales préoccupations de Salvemini et du « méridionalisme », il avait publié dans l'Avanti ! en 1913 une série d'articles en faveur du libre-échange et en compagnie d'un autre Sarde, Attilio Deffenu, avait fondé, toujours en 1913, un « Groupe d'action et de propagande antiprotectionniste » auquel Gramsci avait donné son adhésion. Par la suite Fancello avait participé aux Fasci et collaboré au Popolo d'Italia.

    Jusqu'à la guerre, l'itinéraire d'Agostino Lanzillo (1886-1952) avait été peu ou prou celui des autres syndicalistes se réclamant de Sorel. Disciple, correspondant, ami et, parfois, confident de ce dernier (qui lui adressa en 1910 une fort belle lettre autobiographique), lié également à Croce, Lanzillo avait effectivement collaboré à l'Avanti !, où, côte à côte avec Mussolini, il avait mené bataille contre le réformisme, ainsi qu'au Divenire sociale, à La Voce et à L'Unità de Salvemini. Interventionniste en 1914, il était alors passé au Popolo d'Italia et avait fini par adhérer au fascisme. Cf. aussi p. 274, n. 2. Pour Sergio Panunzio également, le fascisme pouvait apparaître comme une sorte d'aboutissement logique. Mais en fait, tant à l'égard de Mussolini que de l'état que ce dernier allait fonder, Panunzio avait toujours fonctionné comme un précurseur. Collaborateur du Divenire sociale, de l'Avanti ! et d'Utopia - revue que publia Mussolini en 1913-1914 - puis du Popolo d'Italia, du Rinnovamento d'Alceste De Ambris (1918-1919) ou de Critica fascista, ce syndicaliste méridional (il était né à Molfetta, comme Salvemini) avait toujours anticipé sur Mussolini, le marquant de son influence dès les débuts du siècle, alors que le futur Duce commençait seulement de s'initier au socialisme, le secondant et le précédant dans la lutte contre le réformisme, le devançant en 1914 dans le débat sur l'intervention et, surtout. formulant très tôt une première théorie de l'état syndical ou corporatiste (Sindacalismo e medio evo, Naples, 1910).

    Méridional (il était né à Potenza, en Basilicate), l'historien Ettore Ciccotti (1863-1939) avait présenté, devant le Congrès socialiste de Bologne (1904), un rapport sur l'Azione del P.S. in rapporto al problema meridionale (Imola, 1904). La même année, il avait également publié un ouvrage liant la question méridionale aux problèmes du développement de l'économie capitaliste en Italie (Sulla questione meridionale, Milan, 1904). Après le Congrès de Reggio Emilia, il avait publié dans La Voce, à la demande de Prezzolini, un compte rendu extrêmement favorable à Mussolini, lequel lui offrit en retour l'hospitalité de l'Avanti ! pour débattre de la question méridionale.
  20. En fait, c'est plutôt Mussolini qui apparaît débiteur, tant à l'égard de Salvemini qu'envers Prezzolini et La Voce. Du premier, il retient en effet certains éléments de la polémique antiréformiste, des lumières sur la question méridionale, des animosités (contre Giolitti, contre la franc-maçonnerie), des encouragements (dans l'hostilité à la guerre de Libye comme dans le choix interventionniste de 1914), Prezzolini et La Voce le sensibilisent aux problèmes du syndicalisme, jettent en lui les germes de la polémique antidémocratique, précipitent chez lui la rupture avec le positivisme. l'évolution vers ce néo-idéalisme à mi-chemin entre Bergson et Croce qui caractérise et syndicalistes et « mussoliniens ». C'est surtout après le Congrès de Reggio Emilia de 1912 que Salvemini, espérant en un renouveau du socialisme, paraît miser sur Mussolini ou, du moins, s'intéresser à lui : au cours des deux années 1913-1914, il ne publiera pourtant que deux articles et une lettre dans l'Avanti ! mussolinien. Avec Prezzolini et La Voce, des relations se sont nouées dès 1904, pendant le séjour de Mussolini dans le Trentin (6 février-26 septembre) : Mussolini apparaît alors comme un lecteur assidu de La Voce et entretient avec Prezzolini une correspondance assez suivie. Mussolini publie dans Il Popolo de Trente un compte rendu élogieux de La Teoria sindacalista de Prezzolini, lequel, à son tour, le soutient lorsqu'il est expulsé du Trentin. C'est aux éditions de La Voce que Mussolini publie en 1911 Il Trentino veduto da un socialista, etc.
  21. Cf. écrits politiques, II, p. 58, n, 1.
  22. Il s'agit d'un accord secret noué entre Giolitti et le comte Ottorino Gentiloni (1865-1915). président de l'Union électorale catholique italienne, à l'occasion des élections des 26 octobre et 2 novembre 1913. Le public en eut connaissance grâce à une interview de Gentiloni parue dans le Giornale d'Italia quelques jours après les élections (8 novembre 1913) : Gentiloni y déclarait, en effet, avoir fait voter pour les candidats libéraux. Comparable à ce que fut, vingt ans auparavant, le « Ralliement » en France, le « pacte Gentiloni » assura donc au gouvernement l'appui des catholiques, mais, surtout, il marqua leur entrée dans la vie politique italienne.
  23. Allusion aux origines méridionales d'Antonio Salandra, né à Troia, dans les Pouilles, et député de Foggia, capitale des Pouilles.
  24. Avant de se rallier au réformisme, Francesco Ciccotti Scozzese (1880-1937) avait appartenu à l'aile révolutionnaire du P.S.I. « Intégraliste » avec Ferri, « intransigeant » avec Lazzari, Vella et Mantica, il avait collaboré au Viandante de Monicelli et dirigé, La Lotta di Classe pendant l'incarcération de Mussolini. En 1917 encore, si l'on en croit Gramsci, les « intransigeants » de la section turinoise avaient essayé de le faire nommer directeur de l'Avanti ! Hostile à l'intervention et au revirement de Mussolini. il n'en finit pas moins par adopter, tandis que la guerre durait, un comportement toujours plus zigzaguant. C'est là sans doute l'origine de l'accusation lancée ici par Gramsci et reprise plus explicitement dans une note des Cahiers de prison : tout au long de la guerre, Ciccotti aurait agi comme un « agent » de Nitti ou de Giolitti ; envoyé à Turin par l'Avanti ! pour donner une conférence, il aurait agi comme un provocateur et déclenché l'insurrection d'août 1917, qui, toujours selon Gramsci, visait à entraîner la chute du gouvernement Boselli et à ramener, à plus ou moins long terme, Giolitti au pouvoir. L'article de La Stampa contre Salandra - qui se trouve être un article anonyme - aurait bien entendu participé de ce plan (« Intellettuali italiani », Cahier I (XVI), 1929-1930, pp. 74a-78). Dans l'essai qu'il a consacré depuis à l'insurrection d'août 1917- Alberto Monticone note à juste raison que ces affirma tions de Gramsci « apparaissent complètement gratuites » (A. Monticone, « Il socialismo torinese ed i fati dell'agosto 1917 »[1958], in Gli italiani in uniforme 1915-1918, Bari, 1972, pp. 89-144).
  25. Il s'agit, une fois encore, de la « grève des aiguilles » d'avril 1920. Il est à noter à ce propos que le texte est écrit au présent. C'est là, en effet, paraphrasé ou cité sans guillemets, le discours gramscien de l'automne 1920 - discours qui répond aux offres de collaboration de classe de la direction de la FIAT et qui se poursuit ici depuis la page 339.
  26. *Jeu de mots sur sudisti (méridionaux) et sudici (sales, crasseux). (N. d. T.)
  27. Cette formule, qu'il paraît difficile d'attribuer au seul Prampolini, appartenait plutôt à 1'air du temps. C'est ainsi que dans une lettre à Engels du 18 juin 1895 - lettre encore inédite à l'époque où écrit Gramsci - Turati parle d'« Italie du Sud - ou sudicia [crasseuse] si vous préférez » (La corrispondenza di Marx e Engels con ialiani, 1848-1895, A cura di G. Del Bo, Milan, 1964, p. 605). Dans le cas présent, ainsi que me le suggère Antonio Benenati, que je remercie ici, l'image est probablement reprise d'un commentaire de Francesco Papafava sur les « cent jours » du gouvernement Sonnino de 1906 : « Le très bref ministère Sonnino - écrit en effet Papafava - a été assez long pour offenser nombre de grandes vanités et d'intérêts plus ou moins crasseux (sudici), y compris, bien entendu, ceux du Nord » (Dieci anni di vita italiana,1899-1909, Bari, 1913, II, p. 552).
  28. Le récit des événements qu'évoque ici Gramsci est repris d'une correspondance de Reggio publiée par Togliatti dans L'Ordine Nuovo quotidien. « I metallurgici di Reggio contrari al cooperativismo dei riformisti » (L'Ordine Nuovo, 3 février 1921 - aujourd'hui in P. Togliatti, Opere, I, 1917-1926, Rome, 1967, pp. 207-210). à l'instar des métallurgistes de la FIAT, et quoiqu'ils y aient été encouragés par le secrétaire de la Bourse du travail de Reggio, le député réformiste Arturo Belielli, les ouvriers des « Officine meccaniche italiane » de Reggio avaient effectivement refusé de transformer l'usine en coopérative. La propagande communiste contre le projet réformiste et, en particulier, l'intervention d'Umberto Terracini - le « communiste turinois », dont va parler Gramsci - avaient été, semble-t-il. décisives. Bellelli ayant accusé les communistes de collusion avec la direction de l'usine (La Giustizia, 6 février 1921), Gramsci l'« exécuta » dans un article de L'Ordine Nuovo, (« Un asino bardato », L'Ordine Nuovo, 9 février 1921, in Socialismo e fascismo. L'Ordine Nuovo, 1921-1922, Turin. 1966, pp. 64-67).
  29. Cf. « L'avènement de la démocratie industrielle », 6 avril 1921, in écrits politiques, II, pp. 102-104.
  30. à dater de 1866, la confiscation des seuls biens du clergé aboutit à la mise en vente de 750 000 hectares de terre. Une masse considérable de biens de mainmorte fut également jetée sur le marché et l'ensemble finit par représenter (vers la fin du siècle) plus de 2 500 000 hectares de terre qui allèrent « grossir le patrimoine foncier de la bourgeoisie, et des grands propriétaires terriens. à l'exception du Latium, ancien domaine d'église, la plupart de ces terres étaient situées en Italie méridionale et dans les îles. Cf. E. Sereni, Il capitalismo nelle campagne (1860-1900), Turin, 1968 (1re éd. : 1947), pp. 132 et suiv
  31. Antonio Salandra avait été, entre autres, président du Conseil du 21 mars 1911 au 10 juin 1916 et avait tout fait pour entraîner l'Italie dans la guerre. Il était, on l'a dit, originaire des Pouilles. Vittorio Emanuele Orlando, qui fut président du Conseil d'octobre 1917 à juin 1919, était, quant à lui, sicilien. Pour Giovanni Antonio Colonna Di Cesarô, qui était également sicilien, cf., supra, p. 123, n. 2.
  32. Cf., supra, pp. 106, n. 2 ; 247, n. 1 et 261, n. 3.
  33. C'est effectivement parmi les anciens combattants que s'était constitué le Partito Sardo d'Azione. Cf. écrits politiques, II, p. 226, n. 3 et supra, p. 263, n. 2, et, surtout, l'étude exhaustive de S. Sechi, Dopoguerra e fascismo in Sardegna, déjà cité.
  34. On se souvient que Gramsci a déjà évoqué la « spécificité » sicilienne dans son « Que faire ? » de 1923 - in écrits politiques, II, pp. 304-307.
  35. Gramsci se réfère essentiellement à la fameuse enquête conduite en Sicile par Leopoldo Franchetti et Sydney Sonnino, La Sicilia nel 1876, Libro I. L. Franchetti, Condizioni politiche e amministrative della Sicilia ; Libro II, S. Sonnino, I contadini in Sicilia, Florence, 1877. à partir de 1878, Franchetti et Sonnino publièrent une revue, La Rassegna settimanale, où devaient paraître d'autres études sur la « question méridionale ».
  36. De l'albanais shqiptar (= albanais). Cf. Fjalor Themelor Frëngjisht Shqip,Tirana. 1972, p. 14.
  37. en tant que Nitti avait toujours bataillé en faveur de l'émigration, qui lui paraissait constituer le seul remède à la misère du paysannat méridional. Cf. son livre. L'emigrazione italiana ed i suoi avversari, Turin, 1888, et, pour sa vision d'ensemble du problème méridional, F. Rizzo, F. S. Nitti e il Mezzogiorno, Rome, 1960.
  38. Cf., supra, p. 123, n. 2.
  39. La Critica, revue de littérature. d'histoire et de philosophie, dirigée par Benedetto Croce, parut sans interruption de 1903 à 1944 (des Quaderni della « Critica » lui succédèrent de 194 5 à 1951). Elle contribua à former des générations d'intellectuels et représenta sans doute, pour paraphraser Gramsci, la principale tentative de « laïcisation » de la culture italienne. C'est peu après la fondation de La Critica que Croce entra en contact avec l'éditeur Giuseppe Laterza dont le sort allait ainsi rester longtemps associé à la fortune du « néo-hégélianisnie » italien : mon action - écrit, en effet, Croce - « devint plus efficace grâce à la volonté courageuse d'un jeune éditeur des Pouilles, Laterza, de Bari... C'est ainsi que fut créée en 1906 la collection des Classiques de la philosophie moderne, imaginée par Centile et que nous dirigeâmes tous deux, et plus tard celle des écrivains d'Italie, et d'autres moins importantes... » (B. Croce, Contributo alla critica di me stesso, Bari, 192 3 ; Contribution à ma propre critique, trad. de J. Chaix-Ruy. Paris, 1949, pp. 61-62).
  40. Pour La Voce et L'Unità (il s'agit ici, bien entendu, de la revue qu'animait Salvemini), cf. écrits politiques, I, pp. 140, n. 2 et 178, n. 1, quant à L'Azione de Cesena, cf., supra, p. 341, n. 4.
  41. C'est en 1901 que fut fondé à Florence, sur l'initiative de Giovanni Borelli (1867-1932), le Partito liberale giovanile italiano, qui devait éclater après 1910 et fournir bon nombre de militants à l'Associazione nazionalista italiana. Le mouvement disposait effectivement d'un certain nombre d'organes implantés en Italie centrale et septentrionale qui lui permettaient de diffuser ses thèses irrédentistes et impérialistes Il Rinnovamento (Florence), Il Risveglio liberale (Mantoue), Avanti Savoia (Bologne), Critica e Azione (Milan). Rédacteur du Popolo romano et même un temps rédacteur en chef du Corriere della Sera, Borelli lui-même avait fondé L'Italia liberale (Milan, 1895-1900) et il collaborait indifféremment à la revue nationaliste Il Regno, à La Lupa de Paolo Orano, au Resto del Carlino (Bologne) et à L'Ora presente (Turin) ; à partir de 1925, sa signature apparut régulièrement dans Il Popolo d'Italia. Quelques jours avant la « marche sur Rome ». Borelli était intervenu auprès de Giolitti en faveur d'un rapprochement avec Mussolini. Cf. A. Riosa, « Borelli, Giovanni ». in Dizionario biografico degli italiani, XII, Rome, 1970, pp. 541-543. et, pour le dernier fait évoqué, P. Alatri Le origini del fascismo, Rome, 1961, p. 226.
  42. La Patria, de Bologne, était dirigée par Filippo Naldi, ancien rédacteur du Secolo de Milan, qui fut chargé en 1913 de la direction du Resto del Carlino ; le même Naldi, l'année suivante, fournit à Mussolini une partie des fonds nécessaires au lancement du Popolo d'Italia.

    L'Azione. Rassegna liberale e nazionale
    commença de paraître à Milan, sous la direction de Paolo Arcari et Alberto Caroncini, le 10 mai 1914. Hebdomadaire jusqu'au 30 mai 1915, après une brève interruption, L'Azione reparut sous forme de bimensuel à partir du ler août 1915. Caroncini était un ancien collaborateur de La Voce et avait participé avec Giovanni Borelli à l'organisation des « Jeunes libéraux » ; Arcari avait organisé une enquête sur le sentiment national en Italie : La coscienza nazionale in Italia : Voci del tempo raccolte e ordinate da Paolo Arcari (Milan, 1911). L'Azione compta parmi ses collaborateurs G. A. Borgese, Dino Grandi, Mario Missiroli, etc., et même pour quelques numéros. Giovanni Amendola. Sur Gobetti et La Rivoluzione liberale, cf. écrits politiques, II, p. 243, n. 2.
  43. Cf. écrits politiques, I, p. 70, n. 1.
  44. Il est probable que Gramsci vise tout particulièrement certaines critiques de la « gauche » auxquelles il a déjà répondu dans un article du 2 juillet 1925, « Vecchia musica [Vieille musique] » : « Voilà qu'Amadeo Bordiga vient juste d'écrire : “Voyez, voyez où l'on en est. Repossi et Fortichiari seraient sortis de la ligne, tandis que Miglioli et Gobetti et les dirigeants sardes et qui sait encore qui seraient au contraire orthodoxes. ” Mais qui a jamais dit une chose pareille ? Qui a jamais dit que Gobetti et Miglioli étaient communistes ? (...) L'attitude de Gobetti nous intéresse parce qu'elle signifie qu'un certain nombre d'intellectuels sont plus à gauche que les maximalistes eux-mêmes et ne seraient pas bien loin de collaborer avec le prolétariat révolutionnaire » (La costruzione..., pp. 376-377).
  45. Cf., par exemple, le texte de Terracini cité in écrits politiques, II p. 213, n. 2. On sait, d'autre part, que, par amitié pour Gramsci et connaissant l'affection de ce dernier pour Gobetti, Bordiga, du temps qu'il était à la tête du P.C. d'Italie, était intervenu auprès de ses camarades pour qu'ils modèrent leurs attaques contre La Rivoluzione liberale et son jeune directeur.
  46. Piero Gobetti venait de mourir en exil, à Paris, le 15 février 1926.
  47. Collaboratrice de L'Ordine Nuovo, quotidien dans lequel Gramsci lui avait confié une «Tribuna delle donne », puis responsable de la rédaction de La Compagna, Camilla Ravera fit partie du Comité central reconstitué, le 5 mars 1923 après l'arrestation des principaux dirigeants du Parti communiste. Elle avait assisté entre-temps, comme membre de la délégation italienne, au IVe Congrès de l'I.C. Cooptée sur les conseils de Gramsci dans la nouvelle direction mise en place en août 1924, elle y fut chargée de la Section féminine. Membre du Bureau politique et du Secrétariat du P.C. à dater du Congrès de Lyon, après les arrestations de 1926, elle organisa - en décembre -un secrétariat clandestin qu'elle dirigea jusqu'à son départ pour la France en août 1927. Rentrée clandestinement en Italie pour y reconstituer le « Centre intérieur » du P.C., elle fut arrêtée le 10 juillet 1930 et condamnée à 15 ans et 6 mois de prison. Elle fut libérée après le 25 juillet 1943.

    Le texte qui suit est daté du 10 janvier 1962 : Il nous a été fort aimablement envoyé alors par Camilla Ravera à qui nous avions demandé un « témoignage » sur les circonstances qui lui avaient permis de retrouver le manuscrit des « Notes sur la question méridionale ». Nous l'en remercions ici publiquement.
  48. Il s'agit, bien entendu, de l'« attentat » de Bologne du 31 octobre 1926 : un jeune garçon de 15 ans, Anteo Zamboni, qui avait tiré sur Mussolini, fut lynché sur place par l'entourage du Duce, ce qui coupa court à toute enquête sérieuse. L'affaire fut mise à profit pour promulguer, dès le 5 novembre, une législation d'exception et instituer, en particulier, un « Tribunal spécial ». Le 9 novembre, la Chambre fasciste proclama la déchéance de tous les députés d'opposition. Une loi en date du 25 novembre institua la peine de mort.

    On trouvera un récit de cette période et des circonstances de l'arrestation de Gramsci dans une lettre de Camilla Ravera à Togliatti de la mi-novembre 1926. parue sous le titre « Alcuni non giunsero più... ». in Rinascita, XXI, 18, 5 décembre 1961, pp. 21-25., aujourd'hui in A. Gobetti. Camilla Ravera, Vita in carcere e al confino con lettere e documenti, Presentazione di N. Bobbio, Parme. 1969, pp. 346-358.
  49. Giuseppe Amoretti était, selon la formule de Leonetti, l'un des « piliers » de la rédaction de L'Unità. Né en 1902, Amoretti avait collaboré à l'Avanti !, puis à L'Ordine Nuovo et même au Lavoratore de Trieste. Arrêté en 1928, il l'ut amnistié en 1932 et se réfugia en Russie. Il mourut au cours d'une mission en 1941. Il a évoqué sa collaboration avec Gramsci dans « Con Gramsci sotto la Mole », in Gramsci, Paris, 1938, pp. 61-98.