Quelques problèmes de théorie du matérialisme historique (Notes brèves)

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Dans ma Théorie du matérialisme historique[Ed 1] j’ai tenté non seulement de reprendre ce qui avait été dit auparavant, mais de formuler autrement des idées identiques et, par ailleurs, de préciser et de développer les thèses de la théorie du matérialisme historique, de pousser plus avant l’étude de ces problèmes. On sait que peu avant sa mort Engels disait que le matérialisme historique n’en était qu’à ses premiers pas. Il semblerait que la tâche première des disciples des grands maîtres soit d’affiner les problèmes de théorie. Mais la pensée humaine est à ce point conservatrice que beaucoup sont intrinsèquement incapables de comprendre cette tâche[1]. Pourtant, il est on ne peut plus actuel de poser et résoudre ces problèmes. Les publications de nos adversaires foisonnent. Il est indispensable que nous contre-attaquions. Encore faut-il que nos propres thèses théoriques se situent à un niveau toujours plus élevé. Dans ces « notes brèves » je tenterais d’esquisser les motifs des « innovations » que l’on trouvera dans mon livre, « innovations » qui toutes — je l’affirme — suivent la ligne de « la compréhension la plus orthodoxe, la plus matérialiste et la plus révolutionnaire de Marx[2]».

1. Le « mécaniste » et l’« organique »[Ed 2]. Jusqu’à ces derniers temps, dans notre milieu ces concepts étaient opposés l’un à l’autre. Dans le domaine des sciences sociales nous, marxistes, protestions contre une « explication mécaniste », préférant parler de liens «organiques», etc., sans pourtant partager les préjugés de ce que l’on appelle l’école sociologique « organique ».

Depuis lors sont apparus deux facteurs décisifs : premièrement, une révolution dans les idées sur la structure de la matière ; deuxièmement, un essor extraordinaire de l’idéalisme dans la science bourgeoise officielle. La révolution accomplie dans l’étude de la structure de la matière a fondamentalement modifié nos connaissances de l’atome en tant qu’unité absolument isolée. Pourtant, c’est bien cette vieille idée de l’atome que l’on appliquait à l’individu (« atome » et « individu » se traduisent en russe par un seul et même mot : « indivisible »). Les robinsonnades, dans les sciences sociales, étaient la copie conforme des atomes de la mécanique d’antan. Pourtant, dans les sciences sociales, il fallait précisément aller plus loin que les robinsonnades. Il fallait promouvoir avec beaucoup de force et de résolution un point de vue social, ce qu’a géniale- ment accompli Marx, pour faire contrepoids aux théories individualistes de la bourgeoisie, y compris celles de brillants classiques de l’économie politique (Smith et Ricardo). Avait-on raison de protester contre tout ce qui était « mécaniste » dans les sciences sociales ? Assurément.

Mais on ne peut avoir présents à l’esprit certains termes sans comprendre le fond des choses. Maintenant, ce qui est juste devient dialectiquement son propre contraire. Car les idées actuelles sur la matière ont fait litière des vieux points de vue. L’atome isolé, dépourvu de toute qualité a vécu. L’élément de liaison, d’interdépendance, d’accumulation de qualité nouvelle, etc., a retrouvé tous ses droits. Il est donc insensé, à cet égard, d’opposer le «mécaniste» et l'« organique ».

D’autre part, l’essor de l’idéalisme dans la science et la philosophie bourgeoises a abouti à un mysticisme « organique ». Le concept de « vie » est devenu mystique (Bergson, Driesch and C°). Qu’en découle-t-il ? On chassera de notre idéologie les vieilles oppositions pour peu que nous voulions sérieusement combattre pour une vision du monde matérialiste en général, et une science sociale matérialiste en particulier.

2. La dialectique et la théorie de l’équilibre[Ed 3]. Marx, comme on le sait, a libéré la dialectique de son enveloppe mystique, en formulant la thèse que la dialectique, en tant que catégorie de pensée, est un reflet de la dialectique dans le processus d’un devenir réel, matériel, car l'« idéel » n’est que le matériel traduit dans le cerveau humain en langage spécifique. Pourtant, aujourd’hui encore on tente — et de plus en plus — de détacher le processus de pensée d’un processus matériel : ce sont des tentatives de faire de la dialectique une construction exclusivement cognitive, une sorte de méthode à laquelle ne correspond aucune réalité.

A cet égard, le « marxisme autrichien », conduit par Max Adler, est extrêmement typique. Comment combattre cette dénaturation de toute évidence antimatérialiste du marxisme ? Il est parfaitement clair qu’il faut mettre à nu les racines matérielles de la dialectique, en d’autres termes, il faut trouver dans les formes de la matière en mouvement ce à quoi « correspond » la formule dialectique de Hegel. L’entrechoquement incessant des forces, la désagrégation, l’essor des systèmes, la constitution de nouveaux systèmes et leur propre mouvement, en d’autres termes, un processus de perturbation permanente de l’équilibre, puis de rétablissement de cet équilibre sur une assise nouvelle avant une nouvelle perturbation, etc., voilà qui correspond réellement à la triade hégélienne[Ed 4]. Qu’est-ce que cette interprétation apporte de « nouveau » ? Au fond, c’est la même chose. Mais en l’espèce, on insiste sur le processus matériel, le mouvement d’une forme matérielle. En d’autres termes, nous sommes en présence d’une dialectique du devenir matériel, exprimée idéalement par la triade hégélienne.

Il est tout à fait faux de taxer cette formulation de mécanisme. C’est faux parce que l’on ne peut pas opposer la mécanique moderne à la dialectique. Si la mécanique n’est pas dialectique, c’est-à-dire si aucun mouvement n’est dialectique, que subsiste-t-il alors de la dialectique ? Au contraire. Le mouvement constitue, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’âme matérielle de la méthode dialectique, son assise objective.

Marx et Engels ont libéré la dialectique de son écorce mystique dans l’action, c’est-àdire en appliquant de façon matérialiste la méthode dialectique à l’étude des différents domaines de la nature et de la société. Il s’agit maintenant d’exposer de façon théorique et systématisée cette méthode, et d’en donner une justification théorique et systématisée, C’est ce que fait la théorie de l’équilibre.

Cette dernière a, de plus, un autre argument de poids en sa faveur : elle libère la conception du monde d’un relent de téléologie inéluctablement lié à la formulation hégélienne qui repose sur l’auto développement de l’«Esprit ». Au lieu de l’évolution (le développement) et de l’évolution seule, elle permet de voir aussi des cas de destruction des formes matérielles. Partant, elle est une formulation plus générale, épurée d’éléments idéalistes, des lois des systèmes matériels en mouvement.

3. La théorie de l’équilibre et les forces productives. La question essentielle de la théorie du matérialisme historique est celle-ci : pourquoi les forces productives sont-elles l’ultima ratio expliquant tout («en fin de compte»). En l’occurrence, dans les rangs marxistes (et notamment dans nos rangs communistes marxistes orthodoxes) règne une confusion assez forte... Très souvent, on réduit les choses à la « théorie des facteurs », tout à fait inadéquate. En un mot, on substitue aux forces productives les rapports de production (« facteur économique »). Ce qui revient à soulever la question de la « genèse » de la poule et de l’œuf. Il n’est pas jusqu’à la solution de Plékhanov (dans « La conception moniste »[Ed 5]) qui ne soit de toute évidence insatisfaisante. Comment pose-t-il la question ? Il part d’une controverse entre deux orientations de la pensée : l’une qui affirme : « les opinions gouvernent le monde » et l’autre qui a pour présupposé que « les conditions de vie créent l’homme». Pour employer notre terminologie, on peut parler de la superstructure et de la base. La première influe-t-elle sur la seconde ? Certes. Et vice-versa ? Assurément. Et Plékhanov convient que poser la question de cette façon ce n’est rien résoudre. Où est donc la solution ? Pour Plékhanov elle est dans le fait que ces deux constantes interagissantes dépendent d’une troisième constante (les forces productives). Voilà qui résout, selon Plékhanov, l’ensemble du problème.

Il n’est toutefois pas difficile de voir que de cette façon la question peut être éludée mais non pas résolue. De fait, la superstructure et l’économie ont-elles à leur tour une influence sur les forces productives ? Oui. Et, vice-versa ? Oui également. La question est « reprise sur une autre base » et rien de plus.

Voilà qui est la question centrale de la sociologie. Car faute de lui donner une réponse dans l’esprit du monisme méthodologique, et à tenter de trouver un refuge sous l’aile de la « théorie des facteurs », alors, comme le fait très justement remarquer un professeur allemand bourgeois, E. Brandenburg, on ne pourra parler « que de différence quantitative, lorsqu’on s’attache à évaluer les influences économique et intellectuelle »[3]. Et cela, ce sera d’abord une théorie qui n’explique rigoureusement rien; ensuite, ce sera tout ce que l’on voudra, mais pas du marxisme.

Le professeur Brandenburg fait une révérence élégante à ce marxisme-là. Mais pour ce qui est d’une véritable interprétation matérialiste de l’histoire, ce même professeur écrit : « Elle veut réduire tout le mouvement (alle Wandlungen) de la vie commune des hommes à des changements dans le domaine des forces productives, mais elle ne peut pas expliquer pourquoi ces dernières doivent elles- mêmes constamment se modifier, et pourquoi cela doit inéluctablement se produire dans le sens du socialisme »[4].

C’est à partir de cette formule de Monsieur le professeur que l’on peut mieux que tout affiner notre propre méthodologie, pour résoudre ce problème qui, je le répète, est un problème sociologique central.

La réponse, que je juge la seule juste, à cette question est la suivante : les forces productives déterminent le développement sociale parce qu’elles expriment un rapport entre la société en tant qu’ensemble réel et déterminé, et son milieu... Quant au rapport entre le milieu et le système, c’est une constante qui définit en fin de compte le mouvement de tout système. C’est là l’une des lois générales de la dialectique d’une forme en mouvement. C’est le cadre à l’intérieur duquel se produisent les déplacements moléculaires des forces, se font et se défont les innombrables nœuds d’interactions et de contradictions. Laissons les forces productives changer sous l’influence de la « base » et des « superstructures ». La constatation de ces phénomènes ne modifie en aucun cas ce fait fondamental : le rapport entre la société et la nature, la quantité d’énergie matérielle grâce à laquelle la société vit et qui peut se transformer à son gré en un processus de vie sociale est chaque fois une grandeur déterminante.

Voilà la seule et unique façon de résoudre la question fondamentale de la théorie du matérialisme historique.

4. Les rapports de production. Pour Marx, les rapports de production sont la base matérielle de la société. Pourtant, maints groupements idéologiques au sein du marxisme (ou « marxisme ») manifestent un insurmontable penchant à « spiritualiser » cette base matérielle.

La marche triomphale de l’école psychologique[Ed 6] et de la méthode psychologique dans le fief de la science sociale bourgeoise ne pouvait pas ne pas « infecter » les milieux marxistes et semi-marxistes. Ce phénomène allait de pair avec l’influence croissante de la philosophie idéaliste scolaire en général. Aussi a-t-on commencé à fourrer sous la base matérielle de Marx la base « idéelle » psychologique de l’école autrichienne (Bôhm-Bawerk, L. Ward et tutti quanti). L’initiateur, ici encore, a été ce même marxisme autrichien, déliquescent au plan théorique. On a commencé à interpréter la base matérielle au sens de pickwickien[Ed 7].

L’économie, le mode de production constituaient le niveau inférieur d’interactions psychiques. L’ossature ferme du matériel disparut de sous l’édifice social.

Dans ce qui a été publié en Russie, cette « psychologisation » du marxisme a été promue avec beaucoup de conséquence dans les œuvres d’A. Bogdanov. Pour celui-ci, même la technique ne relève pas des choses, mais d’une aptitude des hommes à travailler à l’aide d’instruments déterminés. C’est en quelque sorte leur système d’entraînement psychologique.

Il est tout à fait évident que ce marxisme à la sauce psychologique s’écarte clairement du matérialisme dans la sociologie sur lequel Marx insistait con amore.

Mais comment faut-il donc interpréter la matérialité des rapports de production ?

Il me semble qu’il n’y a pas de réponse précise à cette question dans les publications marxistes, en partie parce que les « échafaudages » psychologiques auxquels on ne serait dénier qu’ils sont en un certain sens cohérents et réfléchis influent sur les esprits marxistes[5]. Comment résoudre le problème ? L’adversaire nous fournit toute une série d’arguments intelligents. Le plus important est l’idée que le concept du rapport entre les hommes présuppose leur interaction psychologique. Par conséquent, la relation de travail est une relation psychiquement de travail. Comme il ne fait aucun doute que le processus de création, et tout autant de maintien de ces rapports est un processus psychique constitué à partir d’actes psychiques s’objectivant à l’échelle sociale, on établit, partant, le caractère socialement psychique de la « base ».

J’affirme que dans notre milieu, il n’y a eu aucune contre-argumentation à ce genre d’argument. C’est pourquoi je propose une solution nouvelle, matérialiste, de ce problème, qui s’inscrit dans la lignée des solutions marxistes. Cette solution est la suivante. Par rapports de production j’entends une coordination spatio-temporelle des hommes (envisagés comme des « machines vivantes»). Le système de ces rapports est tout aussi « psychique » que le système des planètes avec leur Soleil. La situation dans une chronologie est bien ce qui fait d’un système précisément un système. De ce point de vue, tout caractère psychique de la base disparaît. Et le fait que l’élément médiatisant est d’ordre psychique ne détruit ni ne trouble en rien la cohérence de notre argumentation : toute superstructure est médiatisante dans un processus de reproduction globale de la vie sociale. Je juge que la solution proposée est la seule vraie et la seule matérialiste. Faute de la promouvoir, il n’est pas question de répondre à Adler and C°.

5. La superstructure et l’idéologie. La structure des superstructures. L’analyse de ces phénomènes dans leur statique[6] était tout à fait insuffisante. D’où toute une série de malentendus, d’erreurs, voire d’impasses théoriques et d’explications « apparentes » mais fausses. Par exemple : les chercheurs se sont heurtés à un laboratoire scientifique, avec ses instruments de travail, ses rapports de travail originaux, etc. D’où cette conclusion : le travail de laboratoire (entendre : tout travail scientifique) se rattache à la production. Développant plus avant cette idée, on en venait à ceci que tout travail socialement utile était un travail productif. Le résultat, c’est que tout était noyé dans cette « production » et que la théorie marxiste devenait une explication absurde de la partie par le tout. Rien de plus. Ou bien on ne savait pas où fourrer, dans le schéma architectural de Marx, des phénomènes comme l’association scientifique, l’appareil bureaucratique, la société de philosophie, le laboratoire d’astronomie.

C’est pourquoi j’ai proposé dans mon livre avant tout de distinguer entre le concept d’idéologie et celui de superstructure, en considérant cette dernière comme un concept large et plus général. L’idéologie est un système de pensées, de sentiments, d’images, de normes, etc. La superstructure comporte bien d’autres choses. Et c’est dans les superstructures, précisément, que nous devons distinguer trois sphères essentielles :

1) La technique de cette superstructure, les « instruments de travail » (instruments de laboratoire dans la science ; maisons, canons, boulier compteur, diagrammes, etc., dans l’appareil administratif ; pinceaux, instruments de musique, etc., dans l’art, etc.).

2) Les rapports entre les hommes (la société scientifique, l’organisation bureaucratique, les rapports humains dans l’atelier de l’artiste, la coordination des hommes au sein de l’orchestre).

3) Les systèmes d’idées, d’images, de normes, de sentiments, etc. (l’idéologie).

J’ai tenté dans la suite de pousser plus avant cette analyse, en un mot, j’ai cherché à établir les jalons d’un plus grand morcellement, d’une différenciation (à l’exemple de la musique et d’autres domaines). Par là même, on voit disparaître toute une série de difficultés qui existaient auparavant, et la méthode matérialiste historique devient plus précise et plus affinée.

6. La superstructure dépend de la base. Le point de vue décrit ci-dessus incite à poser beaucoup plus concrètement la question de la dépendance de la superstructure vis-à-vis de la base, et, partant, des forces productives. Le principal défaut, d’une façon de poser la question « en vrac », si l’on peut s’exprimer ainsi, tenait et tient à l’indétermination du terme « dépend » ou « est déterminé ». C’est précisément sur ce terrain qu’ont surgi les « déviations » dans les milieux marxistes et soi-disant marxistes. Souvenons-nous des travaux du camarade Chouliatikov (« La justification du capitalisme dans la philosophie ouesteuropéenne») ou bien d’Elevteropoulos, et de nombreux autres. Les phalanges critiques de nos ennemis ont maintes fois tiré parti de ces discordances. Pourtant, si à l’intérieur de chaque superstructure nous en distinguons les éléments, il n’est pas difficile de montrer quelle est la dépendance concrète de ces éléments : 1) l’un de l’autre ; 2) d’éléments d’autres superstructures ; 3) ces dernières vis-à-vis de la base ; 4) directement de la base ; 5) directement de la technique, etc., etc. Toutes ces «déviations», ces omissions, cette vulgarisation, la façon de poser la question « en vrac » disparaissent ainsi d’elles-mêmes. En revanche, il est vrai, le chercheur se voit tenu de se plonger très profondément dans l’analyse d’une superstructure donnée. En un mot, il se voit tenu à un travail très minutieux. Mais, cela va de soi, ce n’est pas un argument contre mes « innovations ».

7. Les superstructures en tant que sphères de travail différencié. Je me suis également fixé pour tâche d’analyser les superstructures du point de vue du travail. Marx ne parlait pas sans raison de « production intellectuelle » et de « castes idéologiques » (ideologische Stânde). Je n’évoquerai pas ici la portée pratique de ces questions pour notre époque tout spécialement, et tout spécialement pour notre parti. Je me limiterai à une explication purement théorique de cet « aspect ».

Premièrement. Ce point de vue met parfaitement en lumière la question du rapport entre la production matérielle et les productions « intellectuelles » et fait sans ambages la preuve du ridicule qu’il y a à poser « en vrac » la question en ce domaine (tout ce qui est « utile » production) ; en particulier, lorsqu’on résout de cette façon la question, il est clair que le travail intellectuel est un produit permanent de la production matérielle, dont il devient une forme particulière. Les questions casuistes, très subtiles, relatives aux catégories que l’on trouve à la frontière de ces domaines sont éliminées, méthodologiquement parlant, tout comme les prétendues questions « épouvantables » sur les groupements sociaux intermédiaires et autres grandeurs variables.

Deuxièmement. Cette façon de poser la question permet d’expliquer la nécessité aussi bien de l’apparition de tel ou tel type de travail superstructurel, que la disposition originale des diverses branches de ce travail, en un mot, leur importance relative dans une société donnée. (Des questions comme celle de la proportion entre travail matériel et non matériel ; entre les différents types de travail « intellectuel », etc. ne me semblent jamais avoir été posées auparavant ; c’est pourtant indispensable pour expliquer toute une série de phénomènes des plus essentiels. Comparons, par exemple, la valeur pratique pour nous de la question de la production matérielle et de l’appareil administratif et bureaucratique).

8. Le « mode de représentation » et les principes constitutifs de la vie sociale. J’ai jugé que c’était pour moi une obligation théorique que de placer au premier plan la thèse de Marx, oubliée de tous, sur le « mode de représentation » (« Vorstellungweise »)[Ed 8]. Il ne fait aucun doute que chez Marx ce concept correspondait au « mode de production ». En d’autres termes, à tel mode de production correspond, si l’on s’en réfère à sa définition, un mode adéquat de représentation. Marx n’a pas étudié la question de ce mode de représentation avec la même clarté et la même précision qu’il l’a fait pour le mode de production. Mais à partir de certaines de ses remarques (par exemple, qu’il faut travailler la question des « castes intellectuelles », etc.) on voit tout à fait clairement comment il envisageait de poser ces problèmes. Cela permet de résoudre la question d’un « style » fondamental et unique de la vie sociale de bas en haut, et du caractère historiquement relatif de toutes les idéologies considérées non du point de vue de certaines de leurs idées (qui peuvent être éternelles) mais du point de vue des types de liens entre elles, des principes particuliers de coordination qui constituent le critère constitutif du concept de « mode de représentation ».

9. La physiologie de l’homme et les lois du développement social. Les débats infinis sur le rapport entre les lois de la biologie et de la sociologie, etc., me paraissent devoir être placés sur un tout autre terrain. Plus précisément, les particularités physiologiques des groupes humains, au même titre que leurs particularités psychologiques correspondantes, m’apparaissent comme une qualification de forces de travail déterminées de la société (les particularités psychophysiologiques du débardeur, du musicien, de l’organisateur de la production, du marchand, de l’espion, du chauffeur, de l’officier, etc.). Si l’on considère cette façon de résoudre le problème, on ne tombe pas dans le travers d’un dédoublement des «lois» comme cela se rencontre à chaque pas même dans les meilleurs travaux marxistes (d’une part, les lois de la biologie, de la physiologie, etc., d’autre part, celles du développement social). En réalité, tel élément est un « autre mode d’existence » d’un autre élément. Un même phénomène peut être envisagé de différents points de vue. La structure psychophysiologique du débardeur et la qualification de sa force de travail ne sont pas deux grandeurs différentes, mais deux moyens différents d’envisager une même grandeur. On le voit particulièrement bien à l’étude du taylorisme, des techniques psychologiques, etc.

10. La matérialisation des phénomènes sociaux. L’« innovation » de ma part, c’est la théorie, que j’ai développée, de la matérialisation des phénomènes sociaux. Un processus original d’accumulation de la culture qui veut que la psychologie sociale et l’idéologie se concentrent et sédimentent sous forme de choses ayant une existence sociale originale. Cette psychologie matérialisée, concentrée, pour faire image, jusqu’au degré matériel, et cette idéologie, deviennent à leur tour le point de départ de tout développement ultérieur (les livres, les bibliothèques, les galeries, les musées, etc.). Si la matérialisation des phénomènes sociaux est l’une des lois fondamentales d’une société évolutive, il est clair que dans les domaines correspondants (c’est- à-dire les superstructures) l’analyse doit commencer à cet endroit- là. Le point de vue matérialiste trouve ici aussi sa nouvelle confirmation[7].

11. La nécessité objective de la période de transition et la nécessité objective du déclin. L’une des objections centrales au matérialisme historique consiste à parler d’une prétendue essence mystique des forces productives chez Marx qui doivent, on ne sait pourquoi, se développer à tout prix. Il serait malséant de cacher que cette dernière « exigence » à l’égard des forces productives a été maintes fois formulée dans les œuvres de marxistes. Marx n’est pourtant coupable en rien, parce qu’il a plus d’une fois indiqué des cas de « mort de deux classes en lutte », et avec elles de toute la société, et avec toute la société, par voie de conséquence, de ses forces productives. La question de savoir si le destin d’une société est de se développer ou de périr ne peut être résolue dans l’abstrait, d’un côté ou d’un autre. Elle ne peut être résolue qu’à partir d’une analyse concrète.

De la même façon, il a été prouvé empiriquement que les périodes de transition, accompagnées de révolutions, sont liées à un déclin temporaire, plus ou moins long, des forces productives.

Par conséquent la formulation habituelle des assises de la théorie du matérialisme historique, qui commence par les mots : « L’essor des forces productives » est trop étroite, car elle n’englobe ni les époques de déclin ni les périodes de transition révolutionnaires.

C’est pourquoi j’ai jugé de mon devoir théorique de fournir une analyse du caractère objectif de ces phénomènes qui ont joué et jouent un rôle important. Il était d’autant plus indispensable de le faire que sans cette analyse on ne peut pas comprendre l’époque actuelle. La caractéristique sociologique de ces périodes en tant que périodes de recul des forces productives sous l’influence des superstructures, accompagnées d’une limitation permanente de cette influence du fait de l’état antérieur des forces productives ; en d’autres termes, la caractéristique de la loi tendancielle fondamentale de ces périodes en tant que processus durable d’influence en retour des superstructures (dans le cas d’une période de transition, cela va jusqu’à l’établissement d’un nouvel équilibre social) a été donnée avec une grande précision et insérée dans des cadres théoriques généraux.

Par ailleurs j’ai cherché à donner une formulation des phases nécessaires dans le procès de la révolution, en m’appuyant en partie (comme dans L’Economie de la période de transition) sur les remarques du camarade Kritsman à qui on doit la priorité d’avoir résolu cette tâche. Par conséquent, la téléologie a été chassée de son dernier refuge.

*

J’ai abordé dans cet article mes principales « innovations ». J’aurais pu en énumérer bien d’autres qui concernent la théorie des classes, les rapports entre les guides et le parti, la théorie de la révolution, etc. Malheureusement, je manque de temps pour m’arrêter à toutes ces questions. Il me faut aussi m’excuser auprès de mon lecteur pour le caractère fragmentaire de ces « notes brèves ». Les tâches qui se posent à nous, on le voit, sont très complexes. Dans la mesure de mes forces, je me suis attaché à les résoudre. Pour tout individu sensé, et à plus forte raison pour un bolchevik, il est clair que la tendance générale de mes « innovations » va dans le sens d’un développement d’une interprétation orthodoxe, révolutionnaire et matérialiste de Marx. J’accepterai avec reconnaissance toute indication précieuse, car une vaste collaboration est, en cette matière, comme en toute autre, obligatoire.

Il se peut que mes lecteurs s’écrient :

« Mais pourquoi aucun de vos critiques, sinon quelques exceptions à la règle, n’a-t-il mentionné ces problèmes effectivement sérieux et véritablement fondamentaux ? »

— « Interrogez le vent dans la plaine »... comme le conseillait un jour Knut Hamsun, à un tout autre propos.

N. Boukharine: L’Attaque. Recueil d’ouvrages théoriques,

Gosizdat, Moscou, 1924, p. 115-127.

Notes de Boukharine[modifier le wikicode]

  1. Plékhanov, dans la préface à la Critique de nos critiques écrit: « Les articles des M. M. les subjectivistes et les populistes... m’ont convaincu que, s’ils avaient nos termes présents à l’esprit, ils n’avaient pas pris conscience des concepts... Pour en convaincre également les lecteurs, j’ai décidé d’exposer notre théorie en des termes différents. Il s’est produit ce à quoi je m’attendais. L’un de nos principaux adversaires, sans même s’être donné la peine d’aller au fond des choses, a clamé, que j’avais renoncé au « matérialisme économique »... Que mes adversaires soient tombés dans le piège ne suscite bien évidemment en moi aucun regret ; mais ce qui est triste, c’est que jusqu’à certains de mes compagnons d'idées ne m’aient pas compris : de toute évidence, ils n'avaient présents à l’esprit que certains mots... » (Premier chapitre, p. 6). (N. Beltov : La critique de notre critique, Saint-Pétersbourg, 1906, p. VI. N.D.L.R.). Malheureusement, la race des compagnons d’idées qui n’ont présents à l’esprit que certains mots n’a pas encore disparu, même en Russie Soviétique... Mais nous en parlerons une autre fois,
  2. Voir N. BOUKHARINE : Théorie du matérialisme historique, Préface.
  3. E. BRANDENBURG (Prof. an der Universität, Leipzig) : Die materialistische Geschichtsauffasung, ihre Wesen und ihre Wandlungen, 1920, Verl. von Quelle & Meyer in Leipzig, S. 58 : «... — so handelt es sich nur noch um Gradunterschiede in der Bemessung wirt- shaftlicher und geistiger Einflüsse ».
  4. E. BRANDENBURG : Die materialistische Geschichtsauffasung..., S. 58.
  5. Bien que certains critiques fassent preuve de « jugeote » je dois faire un réserve : nous nous situons ici dans le plan de la logique, qui a évidemment son équivalent socio-économique.
  6. Pour les critiques « ayant de la jugeote et susceptibles de faire du tapage», l’analyse des traits typiques d’une structure participe précisément de l’aspect « statique ». Cela ne nous départit évidemment en rien de l’obligation d’analyser cette structure du point de vue de son mouvement, c’est-à-dire dans sa dynamique.
  7. A propos : comme paraissent intelligents ceux de nos critiques oui me reprochent d'afficher des « tendances » tout à fait opposées !

Notes des éditeurs soviétiques de 1990[modifier le wikicode]

  1. « La Théorie du matérialisme historique. Manuel populaire de sociologie marxiste ». (Moscou, Gosizdat, 1921). Ce livre est une tentative d’exposé systématique du matérialisme historique. Edité pour la dernière fois en URSS en 1929.
  2. L’école sociologique organique. Courant de la sociologie de la fin du XIXe s. et du début du XXe s. qui tente d’expliquer la vie sociale par des lois biologiques. Les tenants de cette école assimilaient vulgairement la société à un organisme et ils voyaient dans sa division sociale un analogue de la séparation des fonctions entre les différents organes.
  3. La théorie de l’équilibre a été formulée par A. Bogdanov dans son ouvrage : Science organisationnelle générale. (Ire part. 1913 ; 2e part. 1917 ; 3e part. 1922). Selon cette théorie, tout ce qui existe représente les états changeants d’un équilibre en mouvement qui s’établit à la suite de l’interaction de forces d’orientations différentes. Aux états d’équilibre succèdent les ruptures de celui-ci ou les crises. Tous les schémas proposés sur cette base par Bogdanov avaient, selon lui, un caractère universel. Ils étaient appliqués à la connaissance des divers processus de la nature et de la société.
  4. Une interprétation de la triade hégélienne est fournie par Marx (voir K. Marx: Misère de la philosophie, Editions Sociales, Paris).
  5. Il s’agit de l’ouvrage de Plékhanov Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire.
  6. L'école psychologique dans les sciences sociales et le psychologisme en sociologie ont connu une diffusion à la fin du XIXe s. et au début du XXe s. Leurs représentants expliquaient la vie sociale et son évolution en se fondant sur la signification déterminante du psychisme humain. Ils tentaient d’expliquer la vie de la société en termes de désirs, de sentiments, d’intérêts, de croyances et d’autres phénomènes psychiques.
  7. Allusion au nom du héros principal d’une œuvre célèbre de Ch. Dickens Les aventures de Mr. Pickwick.
  8. Cf. K. Marx : Le Capital. (K. Marx, F. Engels : Œuvres (éd. russe), t. 25, IIe partie, p. 410). La théorie de la plus-value (Ibid., t. 26, première partie, p. 74, 143).