Que s'est-il passé ?

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Personne ne peut expliquer de façon satisfaisante pourquoi il doit y avoir une conférence à Moscou. Mieux : tous ceux qui doivent y participer déclarent (sincèrement ou pas) qu’ils ignorent le but de leur invitation à Moscou. Et presque tous manifestent méfiance et mépris en parlant de la conférence. Mais malgré tout ils y vont tous. Pourquoi ?

Si nous laissons de côté le prolétariat, qui occupe une position spécifique, les participants à la conférence de Moscou peuvent être divisés en trois groupes : les représentants des classes capitalistes, les organisations petites-bourgeoises et le gouvernement.

Les classes possédantes trouvent leur représentation la plus achevée dans le parti constitutionnel-démocrate, les cadets. Derrière eux, il y a les grands propriétaires terriens, les organisations du capital commercial et industriel, les cliques financières, les universités ? Chacun de ces groupes a ses intérêts propres et ses perspectives politiques propres. Mais le danger commun, qui les menace tous, vient des masses de travailleurs, de paysans et de soldats, et ce danger entraîne toutes les classes capitalistes à former une seule et vaste union contre-révolutionnaire. Sans suspendre leurs intrigues monarchiques et leurs conspirations, les cercles de la cour, de la bureautique et de l’état-major général considèrent cependant qu’il est absolument nécessaire en ce moment de soutenir les cadets. Et les libéraux bourgeois, tout en jetant des regards soupçonneux du côté de la clique monarchiste, accordent en ce moment une très grande valeur à son soutien contre la révolution. En ce sens, le parti cadet devient une sorte de représentant général de toutes les variétés d’intérêts de la grande et petite propriété. Toutes les exigences des classes possédantes, toutes les exactions des exploiteurs fusionnent aujourd’hui dans le cynisme capitaliste et l’insolence impérialiste de Milioukov. Sa politique est la suivante : rester à l’affût de tous les faux pas du régime révolutionnaire de toutes ses fautes et de tous ses échecs, en profitant pour le moment de la « collaboration » des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, les mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, les compromettre par cette collaboration et attendre son heure. Et, derrière Milioukov, c’est le tsariste Gourko qui attend son heure à lui.

La pseudo-démocratie des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks s’appuie sur les masses paysannes, la petite bourgeoisie urbaine et les ouvriers les plus arriérés. À ce propos, il faut noter que, plus on avance, plus il devient clair que la force de l’association réside dans les socialistes-révolutionnaires et que les mencheviks sont la cinquième roue du carrosse. Sous la conduite de ces deux partis, les soviets d’ouvriers et de soldats, qui ont été portés à une hauteur extraordinaire par les convulsions cataclysmiques des masses, perdent rapidement leur importance et retombent dans l’oubli. Pourquoi ? Marx a souligné que, quand l’histoire administre un coup sévère sur le nez des philistins, ils ne cherchent jamais la cause de leur échec dans leur propre incapacité, mais découvrent invariablement la malveillance ou l’intrigue de quelqu’un d’autre.

C’est pourquoi Tsérételli s’empresse de voir dans le « complot » des 16-18 juillet la « paille » qui explique le lamentable échec de toute sa politique. Quand les Lieber, les Gotz et les Voitinsky S.R. et mencheviks ont sauvé l’ordre face à l’« anarchie » (ordre qui, soit dit en passant, n’était pas menacé), ces messieurs ont cru fermement que, comme les oies qui sauvèrent le Capitole, ils méritaient une récompense. Et quand ils se sont aperçus que le mépris de la bourgeoisie envers eux augmentait proportionnellement à leur zèle conciliateur envers le prolétariat, ils ont été stupéfiés. Tsérételli, ce même Tsérételli qui savait si bien jongler avec les lieux communs rebattus, s’est vu liquider comme» un révolutionnaire par trop encombrant. C’était limpide : le régiment de mitrailleur[1] avait « gâché la révolution (en refusant d’obéir, sauf sous certaines conditions, à Kérensky qui leur ordonnait d’aller au front et en participant aux événements des 16-17 juillet).

Et si Tsérételli, avec son parti, s’est retrouvé dans les rangs de la contre-révolution, de Polovtsev et des cadets militaires, pour les aider à désarmer les travailleurs dans l’intérêt de la contre-révolution, ce n’est pas la faute de Tsérételli et de son jeu politique, mais celle du régiment de mitrailleurs égaré par les bolcheviks. Telle est la philosophie de l’histoire professée par les banquiers politiques des philistins !

En réalité, les journées des 16, 17 et 18 juillet ont marqué un tournant dans le cours de la révolution, en démontrant l’incapacité totale des partis dirigeants de la démocratie petite-bourgeoise à prendre en main le pouvoir. Après l’effondrement lamentable du gouvernement de coalition, il est devenu évident qu’il n’y avait pas d’autre solution que la prise du pouvoir par les soviets. Mais les mencheviks et les S.R. ont hésité. Prendre le pouvoir, se sont-ils dit, signifierait rompre avec les banquiers et les diplomates : politique dangereuse. Et quand, malgré le sombre présage des 16-18 juillet, les leaders du soviet ont continué à courir après Efimov, les classes possédantes n’ont pu comprendre que les politiciens du soviet étaient à leur service, tout comme un petit boutiquier est au service est au service d’un banquier, c’est-à-dire chapeau bas. Et c’est ce qui a encouragé la contre-révolution.

Toute l’histoire antérieure de la révolution réside dans ce qu’on appelle le « double pouvoir ». Cette expression, qui vient des libéraux, est à vrai dire très superficielle. On n’a pas épuisé le problème quand on a dit qu’à côté du gouvernement il y avait le soviet, qui s’acquittait d’un nombre considérable de fonctions gouvernementales ; car les Dan et les Tsérételli ont fait tout leur possible pour supprimer, « sans douleur », cette division du pouvoir, en le remettant tout entier au gouvernement. La vérité, c’est que derrière le soviet et derrière le gouvernement il y aurait deux systèmes différents, reposant sur des intérêts de classe différents.

Derrière le soviet, il y avait les organisations de travailleurs qui supplantaient, dans chaque usine l’autocratie des capitalistes et établissaient dans l’industrie un régime républicain incompatible avec l’anarchie capitaliste et exigeant un contrôle d’État irrévocable sur la production. Pour défendre leurs droits de propriété, les capitalistes ont cherché du secours en haut, auprès du gouvernement, l’ont poussé avec une énergie toujours accrue contre les soviets et l’ont forcé à accepter la conclusion qu’il ne possédait pas d’appareil indépendant, c’est-à-dire pas d’instrument de répression contre les masses travailleuses. D’où les lamentations sur le « double pouvoir ».

Derrière le soviet, il y avait l’organisation électorale de l’armée et toute l’administration de la démocratie des soldats. Le gouvernement provisoire, qui s’alignait sur Lloyd George, Ribot et Wilson, reconnaissait les anciennes obligations du tsarisme et pratiquait les anciennes méthodes de la diplomatie secrète, ne pouvait que se heurter à l’hostilité active du nouveau régime de l’armée. L’opposition venue d’en haut avait perdu presque tout son effet au moment où elle atteignait le soviet. D’où les plaintes sur le « double pouvoir », surtout de la part de l’état major-général.

Enfin, le soviet paysan lui aussi, malgré l’opportunisme lamentable et le chauvinisme grossier de ses leaders, était soumis à une pression accrue de la base, où la confiscation de la terre prenait une allure d’autant plus menaçante que le gouvernement s’y opposait plus fortement. On voit jusqu’à quel point ce dernier jouait le rôle de représentant du grand capital dans le fait que la dernière ordonnance policière de Tsérételli ne différait en rien des ordonnances du prince Lvov. Et, partout dans les provinces où les soviets et les comités de paysans tentaient d’instaurer un nouveau régime agraire, ils se trouvaient en conflit aigu avec l’autorité « révolutionnaire » du gouvernement provisoire, qui se transformait de plus en plus en chien de garde de la propriété privée.

La poursuite de la révolution rendait nécessaire le passage de tout le pouvoir aux mains du soviet et son utilisation dans l’intérêt des travailleurs contre les possédants. Et l’approfondissement de la lutte contre les classes capitalistes exige l’attribution du rôle dirigeant, dans les masses laborieuses, à leur fraction la plus résolue, c’est-à-dire au prolétariat industriel. Pour introduire le contrôle sur la production et la distribution, le prolétariat pourrait se réclamer de précédents très importants en Europe occidentale, notamment le prétendu « socialisme de guerre » en Allemagne. Mais comme, en Russie, ce travail d’organisation ne pourrait s’accomplir que sur la base d’une révolution agraire et sous la direction d’un pouvoir réellement révolutionnaire, et le contrôle sur la production et l’organisation progressive de ce pouvoir révolutionnaire prendraient forcément une direction hostile aux intérêts capitalistes. À un moment où les classes possédantes s’efforçaient, à travers le gouvernement provisoire, d’établir une république capitaliste « forte », le passage de tout le pouvoir aux soviets, bien que n’étant absolument pas synonyme de « socialisme », aurait en tout cas brisé l’opposition de la bourgeoisie et, en liaison avec les forces productives existantes et la situation en Europe occidentale, aurait imposé une direction et une transformation de l’organisation économique qui seraient allées dans le sens des intérêts des masses laborieuses. Rejetant les chaînes du pouvoir capitaliste, la révolution serait devenue permanente, c’est-à-dire continue ; elle aurait utilisé son pouvoir non pas pour perpétuer la loi de l’exploitation capitaliste, mais, au contraire, pour la détruire. Ses réalisations ultimes dans ce domaine auraient dépendu des succès de la révolution prolétarienne en Europe. D’un autre côté, la révolution en Russie pourrait donner à la révolution en Europe occidentale un élan d’autant plus grand qu’elle mettrait plus de résolution et de courage à abattre l’opposition de sa propre bourgeoisie. Telle était, et reste, la seule et unique perspective réelle pour la poursuite de la révolution.

Mais, pour les idéologues philistins, cette perspective était « utopique ». Que voulaient-ils, eux ? Ils n’ont jamais été capables de le dire eux-mêmes. Tsérételli a abondamment parlé de « démocratie révolutionnaire », sans comprendre ce que cela signifie réellement. Les social-révolutionnaires ne sont pas les seuls à avoir pris l’habitude de naviguer dans les vagues de la phraséologie démocratique ; les mencheviks, eux aussi, ont abandonné leurs critères de classe dès que ceux-ci ont révélé trop clairement le caractère petit-bourgeois de leur politique. La règle de la « démocratie révolutionnaire » explique tout et justifie tout. Et, quand les Cent-Noirs[2] mettent leurs mains sales dans les poches des bolcheviks, ils le font au nom d’une autorité qui n’est rien moins que celle de la « démocratie révolutionnaire ». Mais n’anticipons pas.

En représentant, comme elle l’a fait, le pouvoir de la bourgeoisie, ou plutôt la neutralisation du pouvoir par la coalition, la démocratie S.R. et menchevique a en effet décapité la révolution. D’un autre côté, en défendant les soviets comme son organe, la démocratie petite-bourgeoise a en fait empêché le gouvernement de créer un appareil administratif quelconque dans les provinces.

Le gouvernement était non seulement impuissant à mal faire. Les soviets, débordant de plans ambitieux, ne pouvaient en réaliser aucun. La république capitaliste, implantée d’en haut, et la démocratie ouvrière, formée par en bas, se paralysant mutuellement. Partout où elles se heurtaient, surgissaient d’innombrables querelles. Le ministre et les commissaires supprimaient l’organe d’auto-gouvernement révolutionnaire, les commandants fulminaient contre les comités de soldats, les soviets allaient et venaient entre les masses et le gouvernement. Les crises se succédaient, les ministres arrivaient et partaient. Plus les mesures d’autorité répressive devenaient inopérantes et incohérentes, plus le mécontentement des masses augmentaient. Vue d’en haut, toute la vie devait avoir l’allure d’un torrent écumeux d’« anarchie ».

Il était évident que le timide dualisme de la « démocratie » petite-bourgeoise portait en lui-même sa faillite. Et plus les problèmes de la révolution s’approfondissaient, plus cette faillite devenait douloureusement évidente. L’État tout entier marchait sur la tête, ou plutôt sur ses deux ou trois têtes. Un geste inconsidéré de la part de Milioukov, Kérensky ou Tsérételli menaçait de renverser tout l’édifice. Et de jour en jour l’alternative apparaissait plus inéluctable : ou le soviet doit assumer le pouvoir, ou le gouvernement capitaliste balaiera le soviet. Il suffisait d’un choc extérieur pour détruire l’équilibre de l’organisation tout entière. Ce choc extérieur donné à un système déjà condamné de l’intérieur prit la forme des événements de s 16-18 juillet. L’« idylle » petite-bourgeoise, bâtie sur l’union « amicale » de deux systèmes qui s’excluent mutuellement, reçut le coup de grâce. Et Tsérételli put consigner dans ses mémoires que son plan pour le salut de la Russie avait été saboté par le régiment des tirailleurs.


  1. Le premier régiment de mitrailleurs, plus actif que le deuxième, avait soutenu la révolution dès le début et s’était installé à Vyborg, quartier ouvrier de Petrograd. Il fut à la tête des manifestations de juillet.
  2. Bandes semi-légales qui écumaient le pays depuis la révolution de 1905, appuyant la répression officielle par le terrorisme. Elles organisaient des pogroms et avaient à leur actif près de 50 000 victimes juives.