Projet de programme des Social-Démocrates russes

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Les social-démocrates russes, comme les social-démocrates des autres pays, veulent l'émancipation totale du travail par rapport à l'oppression du capital. Cette émancipation peut être obtenue par le passage à la propriété collective de tous les moyens et de tous les objets de production, passage qui entraînera :

a) la suppression de la production marchande actuelle (c'est-à-dire de la vente et de l'achant des produits sur le marché) ;

b) son remplacement par un nouveau système de production sociale, conformément à un plan préétabli en vue de satisfaire les besoins, tant de la société tout entière, que de chacun de ses membres, dans les limites fixées par l'état des forces de production au moment en question.

Cette révolution communiste entraînera les modifications les plus radicales dans tout le système des rapports sociaux et internationaux.

En substituant à l'actuelle domination du produit sur le producteur, celle du producteur sur le produit, cette révolution introduira la conscience là où, jusqu'à présent, a régné la nécessité économique aveugle ; en simplifiant l'ensemble des rapports sociaux et en les rationalisant, elle fournira à chaque citoyen la possibilité économique réelle de participer directement à la discussion et à la gestion de toutes les affaires publiques.

Cette participation des citoyens à l'administration de toutes les affaires publiques suppose la suppression en politique du système représentatif actuel, et qu'il lui sera substitué la législation directe par le peuple.

On peut, en outre, prévoir dès à présent le caractère international de la révolution économique de demain. Etant donné le développement actuel des échanges internationaux, cette révolution ne deviendra solide que si toutes les sociétés civilisées ou, au moins, plusieurs d'entre elles y prennent part. De là découle la solidarité d'intérêts des producteurs de tous les pays reconnue et proclamée déjà par l'Association Internationale des Travailleurs.

Mais, puisque l'émancipation des ouvriers doit être l'œuvre des ouvriers eux-mêmes, puisque l'intérêt des travailleurs, dans son ensemble, se trouve diamétralement opposé à celui des exploiteurs, et puisque, par suite, les classes supérieures s'opposeront toujours à cette réorganisation des rapports sociaux, celle-ci a pour condition préalable et sine qua non la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière dans chaque pays. Seule, cette suprématie temporaire de la classe ouvrière peut paralyser les efforts des contre-révolutionnaires, mettre un terme à l'existence des classes et à leur lutte.

Ce problème politique introduit un élément de diversité dans les programmes des social-démocrates des différents pays, en fonction des conditions sociales de chacun de ceux-ci.

Les problèmes pratiques et, par suite, les programmes des social-démocrates revêtiront, tout naturellement, un caractère plus complexe dans les pays où la production capitaliste moderne ne fait que tendre à l'hégémonie et où les masses laborieuses supportent le double joug d'un capitalisme en plein développement et d'une économie patriarcale à son déclin. Dans ces pays-là, les social-démocrates doivent s'efforcer de réaliser, à titre de degrés intermédiaires, les structures sociales qui existent déjà dans les pays les plus avancés, et qui sont nécessaires au développement ultérieur du parti ouvrier. C'est la situation où se trouve la Russie. Le capitalisme y a fait d'immenses progrès depuis l'abolition du servage. Le vieux système d'économie naturelle cède le pas à la production marchande, ouvrant ainsi un formidable marché intérieur à la grosse industrie. Les formes patriarcales communautaires de la possession du sol se décomposent rapidement ; la commune se transforme en un simple moyen d'asservissement par l'Etat de la population paysanne ; dans beaucoup d'endroits, elle sert aussi d'instrument à l'exploitation des pauvres par les riches. Parallèlement, parce qu'elle fixe sur la terre l'intérêt d'un nombre énorme des producteurs, elle s'oppose à leur développement intellectuel et politique, elle limite leur horizon aux traditions campagnardes. Le mouvement révolutionnaire russe, dont la victoire servirait avant tout à la paysannerie, n'y trouve pratiquement ni sympathie, ni soutien, ni compréhension. C'est dans l'indifférence politique et l'arriération mentale des paysans que l'absolutisme prend son appui principal, ce qui entraîne nécessairement l'impuissance et la timidité des éléments cultivés des hautes classes, dont l'intérêt matériel, intellectuel et moral se trouve en contradiction avec le présent système politique. Ceux qui y parlent au nom du peuple, s'étonnent de constater que le peuple demeure indifférent à leurs appels. D'où l'instabilité des théories politiques, parfois le morne désespoir de nos intellectuels.

La situation serait absolument sans espoir si l'évolution des rapports économiques en Russie n'offrait des chances nouvelles aux défenseurs des intérêts de la classe laborieuse. La décomposition de la commune crée chez nous une classe nouvelle, celle du prolétariat industriel. Plus réceptive, plus mobile, plus développée, cette classe répond plus facilement à l'appel des révolutionnaires que la population arriérée des campagnes. Alors que l'idéal des membres de la commune se tourne vers le passé, vers une économie patriarcale dont l'autocratie des tsars constitue le complément politique nécessaire, l'ouvrier de l'industrie ne peut voir son sort amélioré que par le progrès de formes nouvelles et plus libres de vie en commun. C'est à cette classe que notre peuple doit de se trouver pour la première fois dans les mêmes conditions économiques que l'ensemble de tous les peuples civilisés ; aussi est-ce seulement par l'intermédiaire de cette classe qu'il peut participer aux aspirations de l'humanité civilisée vers le progrès. Sur cette base, les social-démocrates russes tiennent pour leur premier devoir et pour le plus essentiel de fonder un parti ouvrier révolutionnaire. La croissance et le développement de ce parti se heurteront toutefois à une très forte résistance de l'absolutisme russe contemporain.

Aussi, la lutte contre l'absolutisme est-elle un devoir, même pour les petits cercles ouvriers qui constituent aujourd'hui l'embryon de notre futur parti prolétarien. Le renversement de l'absolutisme doit être leur premier impératif politique.

Les social-démocrates russes considèrent que l'agitation dans la classe ouvrière, la diffusion dans son sein des idées socialistes et des organisations révolutionnaires constituent le principal moyen de lutte politique contre l'absolutisme à la disposition des cercles ouvriers. Etroitement unis entre eux dans un ensemble harmonieux, et ne se contentant pas d'engagements partiels avec le gouvernement, ils ne tarderont pas, le moment venu, à passer à l'attaque décisive sans reculer devant ce qu'on appelle le terrorisme, si l'intérêt de la lutte l'exige.

La lutte du parti ouvrier contre l'absolutisme vise à obtenir une constitution démocratique assurant :

1) la reconnaissance du droit de vote et d' éligibilité - aussi bien à l'Assemblée Législative qu'aux organismes provinciaux et communaux de l'administration locale - à tout citoyen n'ayant point encouru une condamnation infamante pour des actes rigoureusement définis par la loi et entraînant l'incapacité politique ;

2) le versement d'une indemnité, fixée par la loi, aux représentants du peuple, pour qu'ils puissent être choisis parmi les classes pauvres de la population ;

3) l'instruction laïque, gratuite et obligatoire pour tous, l'Etat se chargeant de fournir aux enfants pauvres la nourriture, les vêtements et le matériel scolaire ;

4) l'inviolabilité de la personne et du domicile des citoyens ;

5) la liberté totale de conscience, de parole, de la presse, de réunions et d'associations ;

6) la liberté de circulation et de profession ;

7) l'égalité totale de tous les citoyens, indépendamment de leur religion ou de leur origine ethnique ;

8) le remplacement de l'armée permanente par la Nation armée ;

9) la refonte de la législation civile et de la législation criminelle, la suppression des privilèges de caste et des châtiments incompatibles avec la dignité humaine.

Se fondant sur ces revendications politiques fondamentales, le parti ouvrier émet (5) une série de revendications économiques immédiates, notamment :

1) Réforme radicale de notre système agraire, c' est-à-dire des conditions de rachat de la terre et de son attribution aux communautés paysannes. Reconnaissance aux paysans qui y trouvent leur avantage du droit de renoncer à leur lopin et de se retirer de la commune. Etc...

2) Abolition du système actuel d'impôts et institution d'un impôt progressif sur le revenu.

3) Réglementation légale des rapports entre ouvriers (de la ville et de la campagne) et employeurs ; organisation à cette fin d'un service d'inspection où les ouvriers seront représentés.

4) Aide de l'Etat aux associations de producteurs, qui seront organisées dans toutes les branches de l'agriculture et de l'industrie, tant extractive que de transformation (par les cultivateurs, mineurs, ouvriers d'usines et de fabriques, artisans, etc.).

Ces revendications répondent à l'intérêt de la paysannerie aussi bien qu'à celui des ouvriers de l'industrie ; aussi, le parti ouvrier, dans son effort pour qu'elles aboutissent, se frayera-t-il largement la voie au rapprochement avec la population agricole. Chassé de la campagne à titre de membre ruiné de la commune, le prolétaire y reviendra en agitateur social-démocrate. Sa venue dans ce rôle changera le sort, aujourd'hui sans espoir, de la commune. La décomposition de celle-ci n'est sans remède que jusqu'au jour où cette décomposition même créera une nouvelle force populaire, capable de mettre un terme au règne du capitalisme. Cette force, ce sera le parti ouvrier, et les éléments pauvres de la paysannerie que ce parti entraînera avec soi.

N.B. Comme on le voit, les social-démocrates russes estiment que l'intelligentsia, surtout dans les conditions présentes de la bataille politique et sociale, doit orienter l'essentiel de son action sur les éléments plus développés de la population laborieuse, ce qui est le cas des ouvriers de l'industrie. C'est seulement après s'être assuré le soutien de ces éléments que la social-démocratie sera fondée à espérer avec beaucoup plus de raison l'extension de son influence sur la paysannerie, notamment lorsqu'elle sera parvenue à obtenir la liberté de propagande et d'agitation politique. Il tombe, au reste, sous le sens, que, d'ores et déjà, ceux qui se trouvent en contact immédiat avec la paysannerie pourraient, par leur action, dans ce milieu, rendre d'importants services au mouvement socialiste en Russie. Loin de repousser ces hommes, les social-démocrates emploieront tous leurs efforts à s'entendre avec eux sur les principes fondamentaux et les moyens d'action.

G. Plékhanov, 1887.