Premiers souvenirs sur Lénine

De Marxists-fr
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En septembre 1905, je milite activement dans les masses. Je fais de la propagande dans les grandes usines et fabriques – surtout à la porte de Nevsky, à Okhta. à Vassilievski-Ostrov. Mon souci constant était de faire assister les ouvrières à nos réunions et causeries. Elles prenaient bien part aux assemblées, mais on ne les rencontrait que rarement dans les réunions plus intimes. Et encore, quand elles venaient à celles-ci, après une fois ou deux on ne les voyait plus.

Ce furent mes « élèves » des usines qui m’apprirent l’imminence de la grève d’Octobre. Et les mêmes liens vivant avec les masses me permirent d’assister à la première réunion du Soviet des députés ouvriers, siégeant dans les journées d’octobre 1905 à l’Institut Technologique, et qui avait alors la tâche bien modeste encore de soutenir les grévistes et de « diriger la grève ».

J’ai vu Lénine pour la première fois lors d’une réunion clandestine, au cours de cette mémorable année. Vladimir Ilitch était revenu de l’étranger pour diriger le mouvement révolutionnaire. La réunion clandestine avait lieu quelque part à Zagorodnoïe, probablement dans les locaux de l’Institut Technologique. Vingt personnes y assistaient tout au plus. Une table était éclairée par une lampe à huile suspendue et à cette table se trouvait Martov, leader des mencheviques.

Lénine resta debout. Il fit lentement le tour de la salle, s’arrêta à côté de Martov et se mit à critiquer les positions du menchévisme avec une simplicité et une logique remarquables.

Les arguments et toute la discussion furent féroces. Et sérieux. la dictature du prolétariat constituait l’objet principal de la dispute. Les opportunistes mencheviques se refusaient à ce que la direction de la révolution puisse être entre les mains du parti, que les ouvriers en étaient l’avant-garde et qu’ils devaient lutter en alliance avec la paysannerie. Martov ne voulait pas reconnaître la paysannerie comme une alliée des ouvriers. Les mencheviques espéraient obtenir le soutien de la bourgeoisie russe et ils craignent en réalité la dictature du prolétariat.

Je fus frappée par l’attention avec laquelle Vladimir Ilitch écoutait les objections de Martov. Parfois, il grimaçait un peu pour lui-même. Parfois, ses sourcils bougeaient, une ombre de colère et d’agacement apparaissait sur son visage. Le visage de Vladimir Ilitch devenait alors dur et impitoyable. Et ses réponses sonnaient comme les coups distincts d’un marteau…

Ce soir-là, à Zagorodnoïe, comme c’était presque toujours le cas lorsque Lénine parlait, il l’emporta pour les bolcheviks.

Au début de 1906, je me souviens d’une autre rencontre avec Vladimir Ilitch dans la rédaction du journal bolchevique « Vpered » (En avant), qui fut rapidement interdit. Vladimir Ilitch conférait avec quelqu’un. Mais lorsqu’il entendit que j’étais venu « faire une course », il s’approcha rapidement de moi. C’était à propos d’un chargement d’armes. Il était nécessaire de les dissimuler dans une maison sécurisée. Vladimir Ilitch me questionna en détail ; qui était le propriétaire de l’appartement ? Les occupants étaient-il loyaux ? Qui étaient les voisins ? Je me souviens de sa consigne : en aucun cas, cet appartement ne devait être utilisé pour une autre fonction.

Alors que nous nous disions au revoir, il me demanda sur quoi j’écrivais. Mon pamphlet Sur la question de la lutte des classes venait d’être confisqué par la censure tsariste.

Les questions de Vladimir Ilitch étaient en fait un encouragement indirect à ce que je poursuive mes travaux. Ce souvenir ne m’a pas quitté.

J’ai à nouveau rencontré Lénine en 1907, au Congrès socialiste international de Stuttgart.[1]

Ce dernier avait lieu dans un grand hall d’un théâtre ou d’une salle de réunion. Des centaines de délégués étaient venus de toute l’Europe, mais pas encore du monde entier, comme si l’Amérique n’existait pas alors. Sur le podium, à la table de la présidence du congrès, il y avait une chaise vide. C’était le siège du délégué anglais de l’aile gauche marxiste, c’est-à-dire révolutionnaire, Harry Quelch. Les autorités allemandes l’avaient expulsé sitôt après son premier discours au congrès. La figure de proue de ce congrès était le vieux August Bebel.

Vladimir Ilitch faisait partie de la délégation bolchevique[2]. Il n’œuvra pas pour les spectateurs, au vu et au su de tous, mais bien dans les commissions de travail, là où s’élaborait réellement la ligne du mouvement ouvrier international.

Une question sérieuse fut alors discutée : que devait faire le prolétariat international organisé en cas de guerre ? (C’était en 1907 !) Les sociaux-démocrates, qui avaient déjà sombré dans l’opportunisme, craignaient de regarder la vérité en face. Ils proposèrent une résolution pleine des mots, mais sans engagement d’action. Des mots sonores et retentissants qui ne menaient à rien : « Si la guerre menace, les représentants des travailleurs dans les parlements doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la guerre »… Tel était à peu près leur texte.

Lénine intervint en commission. Si la guerre éclate, dit-il la tâche du prolétariat organisé est de transformer la guerre impérialiste en une guerre civile. Les opportunistes de la Deuxième Internationale firent bien entendu tout ce qu’il fallait pour repousser l’amendement de Vladimir Ilitch. Celui-ci haussa les épaules : « De toute façon, nous devrons y revenir tôt ou tard. Ou la social-démocratie périra. »[3]

Une fois de plus, Lénine avait raison ! Un an plus tard, Lénine écrivit :

« Ce que nous traversons aujourd’hui, le plus souvent dans l’ordre des idées seulement : discussions au sujet des amendements théoriques à Marx ; ce qui, à l’heure présente, ne se manifeste dans la pratique que pour certaines questions particulières du mouvement ouvrier – comme les divergences tactiques avec les révisionnistes et les scissions qui se produisent sur ce terrain, – la classe ouvrière aura nécessairement à le subir dans des proportions incomparablement plus vastes, lorsque la révolution prolétarienne aura aiguisé toutes les questions litigieuses, concentré toutes les divergences sur des points d’une importance immédiate pour la détermination de la conduite des masses, nous aura obligés, dans le feu de la lutte, à séparer les ennemis des amis, à rejeter les mauvais alliés pour porter à l’ennemi des coups décisifs. »

Lénine a voué une haine irréductible aux opportunistes sociaux-démocrates, qui craignaient le mouvement révolutionnaire des masses et fuyaient la controverse.

J’ai rencontré ensuite Vladimir Ilitch à Paris en 1911, à l’époque où il travaillait dans des bibliothèques, accumulant ses connaissances, qu’il considérait toujours comme insuffisantes, étudiant le français et l’anglais, organisant les conférences du parti bolchevique, donnant des cours à l’école du parti à Longjumeau et – plus important encore – dirigeant le parti.

En ces années de réaction brutale et de représailles tsaristes, de gibets et de bagnes, beaucoup sombraient dans un pessimisme décadent. Le roman Les dégâts de la menchevique Grigoriéva était très populaire.

Vladimir Ilitch, au contraire, pressentait les signes avant-coureurs d’une tempête et était optimiste et joyeux… Il préparait le Parti à diriger la nouvelle poussée de la révolution…

  1. Le Congrès Socialiste International de Stuttgart (VIIe Congrès de la IIe Internationale) s’est tenu du 18 au 24 août 1907.
  2. Officiellement, il s’agissait d’une délégation de dix membres du POSDR russe, mêlant bolcheviques et mencheviques.
  3. La résolution de compromis finalement adoptée comprenait malgré tout un amendement plus résolu de Rosa Luxemburg : « Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter le couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. ». Relatant le déroulement du congrès, Lénine écrivit peu après à ce propos : « De concert avec les délégués de la social-démocratie russe (Lénine et Martov intervinrent dans le même sens sur cette question) Rosa Luxemburg proposa des amendements à la résolution de Bebel, amendements qui mettaient l’accent sur la nécessité de mener la propagande parmi les jeunes, la nécessité de mettre à profit la crise engendrée par la guerre pour accélérer la chute de la bourgeoisie, la nécessité inévitable de prévoir un changement des méthodes et des moyens de lutte à mesure que s’aggraverait la lutte de classe et qu’évoluerait la situation politique. La résolution de Bebel, à l’origine dépourvue de vie, unilatérale parce que dogmatique et influencée par les interprétations proposées par Vollmar, finit ainsi par se transformer en une toute autre résolution. » (« Le congrès socialiste international de Stuttgart », septembre 1907).