Premier Mai (1916)

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Nous sommes plus forts, cette année ! Voilà ce que peuvent se dire les socialistes internationalistes, le jour du Premier Mai. Après la catastrophe du 4 août 1914, après le silence des premiers mois de la guerre, après le fléchissement du Socialisme – du moins, ce que nous appelions Socialisme jusqu’au 4 août 1914, – commencèrent les premiers mois de dégrisement, d’éveil et de rassemblement des forces. Le Premier Mai de l’année dernière a pu coïncider avec une époque de profond abaissement de la conscience révolutionnaire – et les journaux bourgeois pouvaient, sur un ton de mépris protecteur, constater la mort de l’Internationale. Cette satisfaction n’est plus, cette année, qu’une coquille vide qui va s’emplissant de trouble. C’est que la Conférence de Zimmerwald a eu lieu ! Elle n’a été possible que grâce à l’éveil de l’agitation révolutionnaire sur le flanc gauche des partis officiels. Elle a donné à ce processus un drapeau et les premières formes d’organisation.

Dans la société, où la base de la vie – la production – n’est pas organisée, les relations sociales croissent en fin de compte en dépit des personnes; en ce sens la guerre n’est que la plus haute expression de l’anarchie et de la démence du système; si, au début, la guerre entrait dans les plans bien prémédités et les calculs des possédants en tant que « prolongation de la politique par d’autres moyens », l’année dernière, les suites de la guerre sont passées par-dessus la tête des classes dirigeantes. Celles-ci ne sont représentées dans tous les pays que par des nullités, comme si ce fait voulait souligner l’impuissance spirituelle de la classe bourgeoise devant ces événements qu’elle a provoqués par son activité incontrôlable, mais aveugle. Le prolétariat constitue une fraction de cette société fondée sur l’anarchie, société dont les destinées s’échappent de ses mains. Le Socialisme prévoyait théoriquement la guerre et devinait ses conséquences sociales dans ses grandes lignes. Mais quand la guerre éclata, elle apparut aux masses travailleuses, non comme un événement historique conforme aux lois de l’Histoire, non comme un phénomène politique de la société capitaliste qui leur est hostile, mais comme une catastrophe extérieure menaçant la « nation ». Le désarroi provisoire des masses devant cette explosion sanglante de l’anarchie capitaliste, ne donna aux classes dirigeantes le sentiment de confiance en elles-mêmes que le jour où elles se rendirent compte que les organisations internationales prolétariennes, en ne comprenant pas le sens des événements, se ralliaient au pouvoir comme s’il s’agissait d’un incendie ou d’un tremblement de terre, c’est-à-dire d’une catastrophe mécanique extérieure. Dans cette alliance « défensive » avec le pouvoir capitaliste, était contenue la plus grande négation politique et idéologique que l’Histoire ait jamais connue. Mais cette volte-face ne possédait pas des formes idéologiques telles que le prolétariat eût pu se rendre compte de son abaissement. Les publicistes et les théoriciens de l’Internationale firent tous leurs efforts pour que le sens du Socialisme descendit jusqu’au niveau de son rôle politique. Le Premier Mai dernier est un tableau humiliant de ce processus de dégradation, de chute et de trahison. La presse social-patriotique expliqua au prolétariat, dans toutes les langues européennes, que le Premier Mai – journée de protestation contre le militarisme – devenait, cette fois, un jour d’apothéose nationale. Cette explication ne rencontra, pour ainsi dire, aucune résistance…

La libération du prolétariat des préjugés, d’abord féodaux et religieux, puis libéraux et bourgeois, s’accomplit lentement. Partout le Socialisme est devenu pour la classe ouvrière le drapeau de sa libération spirituelle et le héraut de sa libération matérielle. Il a reporté sur son organisation de classe la faculté de dévouement – mais en pleine conscience ! – dont il faisait preuve envers la religion et la patrie. Mais la société bourgeoise réussit à égarer le prolétariat grâce à l’idée de patrie. Cela se fit à une échelle et dans des formes que personne ne pouvait prévoir. Après que le pouvoir eût mobilisé les masses matériellement et spirituellement, la contre-mobilisation internationale se déroula plus lentement que nombre d’entre nous le pensions, en tout cas plus lentement que nous ne le voulions. Le social-patriotisme est l’agent direct de cet état de choses, car en s’appuyant sur le pouvoir et en disposant des ressources du mensonge et de la tromperie, il mène une lutte acharnée pour sa propre conservation. Mais le motif fondamental provient de la profondeur de la crise qui doit mûrir dans la conscience du prolétariat avant de trouver son expression dans l’action. Le problème posé par les événements au prolétariat ne peut être résolu qu’en tant que problème d’action. Les événements ont fait s’effondrer la IIe Internationale, mais elles peuvent se terminer par la chute des bases de l’ordre bourgeois. Pour le parlementaire et le publiciste socialiste, le changement d’attitude se traduit, le plus souvent, par « la non-acceptation de la guerre » (ils esquivent toute responsabilité), – et cela se borne là, – mais pour une classe tout entière, la contre-mobilisation est un problème d’action révolutionnaire. La compréhension de ce fait est à la base de la lutte que se livrent les Internationalistes et les sociaux-patriotes alliés du militarisme. Le pacifisme est pour les autorités socialistes épouvantées par le cours des événements une solution de passivité attentiste. Il est pour les masses une période de réflexion, une étape sur le chemin qui conduit de l’esclavage du patriotisme à l’action internationale.

La contre-mobilisation, répondant au problème historique suprême, va plus lentement que nous ne l’aurions voulu, mais son déroulement méthodique ne peut donner de prise au scepticisme. Le dernier manifeste (février) de la Commission internationale socialiste (Berne) dépeint l’éveil croissant de la prise de conscience des prolétaires et signale les protestations élevées dans tous les pays d’Europe. Nous sommes incomparablement plus forts, cette année ! A l’exception de la Russie, où le social-patriotisme a fait de grands progrès dans les couches prolétariennes, à peine éveillées par la guerre, et, dirait-on, s’est encore renforcé – dans tous les autres pays d’Europe, l’année passée a été le témoin de l’affaiblissement du social-patriotisme, de la baisse d’autorité de ses chefs, du mécontentement croissant et de l’augmentation de l’opposition consciente. Jamais dans l’histoire du mouvement ouvrier, la dépendance du socialisme révolutionnaire dans un pays par rapport à son action et ses succès dans un autre, n’a été si visible et si vivement ressentie qu’à cette période d’éclatement des relations internationales et de déchaînement du chauvinisme. Ainsi s’édifie le fondement inébranlable de la IIIe Internationale en tant qu’organisation de masses, s’apprêtant à une lutte décisive contre la société bourgeoise. Nous sommes devenus plus forts ! L’année prochaine, nous serons encore plus forts ! Personne, rien, ne pourra arrêter la croissance de nos forces !