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Special pages :
Préface de Lucienne Netter à La Nouvelle Gazette Rhénane
Auteur·e(s) | Lucienne Netter |
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Écriture | 1963 |
« Dans l'activité de Marx et d’Engels eux-mêmes, écrivait Lénine en 1907, la période de leur participation à la lutte révolutionnaire de masse de 1848-49 constitue le point central. C'est de ce point qu'ils partent pour juger les destinées du mouvement ouvrier et de la démocratie des différents pays. C'est à ce point qu'ils retournent pour déterminer avec le maximum de clarté et de précision la nature intime des différentes classes et de leurs tendances. C'est du point de vue de l'époque révolutionnaire d'alors qu'ils jugeront toujours les formations politiques ultérieures de moindre importance, les organisations, les tâches et les conflits politiques[1] ! »
C'est souligner l'importance, pendant cette période, de la Nouvelle Gazette rhénane, le journal de Marx et d'Engels.
Les événements de 1848 sont l'aboutissement de révolution historique depuis l'ère napoléonienne. De 1815 à 1848, la lutte de la bourgeoisie contre le régime féodal ou ses survivances se poursuit et s'accentue dans toute l'Europe, malgré le régime de la Sainte Alliance, le raidissement de la réaction sous l'égide du tsar et de Metternich.
En Angleterre surtout, en France et, à un degré moindre, en Allemagne, la puissance économique de la bourgeoisie s'accroît. Les sciences se développent, les techniques se perfectionnent, le machinisme se répand. La production s'accélère et se concentre. Les communications s'améliorent, les échanges s'accroissent, la bourgeoisie industrielle et commerçante se lance à la conquête de nouveaux débouchés et s'efforce d'abattre les barrières douanières.
Conquérant peu à peu la suprématie économique, la bourgeoisie accentue son effort pour s'emparer du pouvoir politique. Le libéralisme et le mouvement révolutionnaire gagnent du terrain : la Maçonnerie et ses sectes se multiplient, la Charbonnerie dispose en Italie et en France d'un réseau de « ventes » fortement hiérarchisé; en Allemagne, les libéraux intensifient leur activité et le mouvement révolutionnaire tente de s'organiser (développement de la « Burschenschaft[2] », activité de la Jeune Allemagne, premiers pas du mouvement ouvrier, publication de la Gazette rhénane avec la collaboration de Marx en 1842-1843). Des flambées révolutionnaires se produisirent en plusieurs points de l'Europe en 1819, 1820 et surtout en 1830 : à cette date, en France, la bourgeoisie industrielle et commerçante prend le pouvoir.
En France et en Angleterre surtout, en Allemagne un peu plus tard, les conditions nouvelles de la production industrielle entraînent la formation dune nouvelle classe sociale qui s'oppose à la bourgeoisie : le prolétariat. À mesure que la machine atténue les différences dans le travail, tend à abaisser les salaires, provoque le congédiement d'une partie des ouvriers, et surtout entraîne leur concentration dans les grandes villes, les travailleurs prennent conscience de la précarité de leur situation et entrent en lutte contre leurs employeurs bourgeois. Des révoltes ouvrières éclatent en Angleterre, en France, et pour la première fois en Allemagne en 1844 où le soulèvement des tisserands de Silésie est sévèrement réprimé[3].
Sur ces questions, le lecteur se reportera utilement aux Luttes de classes en France (1848-1850) de Marx et à Révolution et contre-révolution en Allemagne, d'Engels.
Cette évolution sociale se reflète dans les progrès de la pensée philosophique.
Les débuts du développement intellectuel du jeune Marx se situent dans le cadre de la lutte de la gauche hégélienne, contre la religion et l'État, née d'un besoin d'adaptation de la doctrine idéaliste de Hegel au courant politique et social issu de la révolution de 1830; prenant vers 1840 la relève du mouvement de la Jeune Allemagne, cette lutte va dominer la vie littéraire et philosophique de l'Allemagne au cours des années suivantes.
En 1842, Marx devient rédacteur de la Gazette rhénane, organe de la bourgeoisie libérale de Rhénanie. Sous sa direction, le journal va devenir une arme et sera, en fin de compte, interdit par le gouvernement prussien en avril 1843. A cette occasion, Marx est entré en contact avec les réalités politiques et a compris la nécessité d’unir Faction politique et sociale à la critique philosophique.
La philosophie de Feuerbach, et en particulier l’Essence du christianisme, publié en 1841, influence aussi l'évolution de Marx. Transformant la philosophie classique en une philosophie matérialiste, Feuerbach repousse l’idéalisme hégélien, mais il rejette aussi la conception dialectique de Hegel. La gauche hégélienne s'empare de la doctrine de Feuerbach, mais seul Marx réussit à tirer de cette philosophie toute contemplative et statique une méthode d'action, en intégrant dans la réalité, le mouvement dialectique.
C’est à cette époque que Marx fait la connaissance d'Engels.
Issu d'une famille de la bourgeoisie industrielle rhénane, Engels prend conscience, très jeune, de la misère du prolétariat. Il se libère rapidement des séquelles de son éducation piétiste, fait ses débuts littéraires sous les auspices de la Jeune Allemagne, se rallie à la gauche hégélienne, écrit en 1841 une critique sévère de la philosophie de Schelling. Il collabore aussi à la Gazette rhénane. Il découvre le socialisme français. Il part pour l’Angleterre, pays économiquement très évolué, qui lui semble devoir jouer un rôle particulier dans la révolution qu'il estime proche. Il y est frappé par le développement de l'industrie et se passionne pour les questions économiques. Il entre en relation avec des chartistes notoires et fait paraître quelques articles dans leur journal, le Northern Star; il collabore aussi aux Annales franco-allemandes avec son « Esquisse d'une critique de l’économie politique » et rassemble les matériaux de son célèbre ouvrage : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.
Sous l'influence d’Engels, Marx qui s’est installé à Paris en octobre 1843, se met à étudier la Révolution française et à lire les économistes. Il commence son oeuvre propre dans le domaine de l’économie politique.
Dès cette époque s'établit entre Marx et Engels une amitié profonde et une collaboration qui durera toute leur vie.
Dès 1844, ils écrivent La Sainte Famille où sont réunis les éléments définitifs du matérialisme historique. En 1845, dans les « Thèses sur Feuerbach », Marx démontre que l'histoire est le processus de l'adaptation de l'homme à son milieu et condense en formules géniales la théorie du matérialisme historique.
Au cours de l'été 1845, les deux amis font un voyage de six semaines en Angleterre. Ils nouent des relations plus étroites avec certains chartistes, ainsi qu'avec Schapper et Moll, membres de la « Ligue des Justes », dissoute à Paris, mais poursuivant en Suisse et surtout en Angleterre la propagande révolutionnaire. D'un commun accord ils prennent la résolution de créer à Londres une « Société des démocrates de toutes les nations » qui vise à l'échange d'informations sur le mouvement démocratique et révolutionnaire dam les différents pays et préconise l'élargissement des droits politiques et sociaux du monde du travail.
Par ailleurs, en 1845 et 1846, se constituent dans différentes villes allemandes des groupes socialistes n'ayant aucun lien régulier entre eux : d'une part des groupes d'ouvriers, d'autre part des groupes d'intellectuels qui se contentent de développer, dans les revues qu'ils animent, des idées socialistes, et se tiennent à l'écart de toute activité politique.
Marx et Engels se donnent alors pour tâche de réunir les révolutionnaires ouvriers et intellectuels et de les entraîner à une action commune.
À Bruxelles - où Marx avait dû chercher refuge après avoir été expulsé de Paris à la demande du gouvernement prussien - Marx et Engels créent leur Comité de correspondance communiste qui va établir des liens entre les groupes révolutionnaires constitués dans différentes villes de France, d'Angleterre et d'Allemagne.
Ils entreprennent aussi dans L'Idéologie allemande de critiquer la philosophie post-hégélienne. Ils arrivent à la conclusion que le prolétariat est la seule classe qui puisse transformer la société et réaliser le communisme. Ils en déduisent logiquement la nécessité de l'organisation du prolétariat en parti politique distinct.
Marx et Engels s'attaquent ensuite aux socialistes utopiques ou « socialistes vrais », leur reprochant de ne pas mettre le prolétariat en mouvement et de ne faire ni penser, ni agir les masses.
Marx et Engels s'appuient alors sur le Comité de correspondance pour organiser le prolétariat. Marx demande à Proudhon d'assurer la correspondance parisienne. Mais la réponse de celui-ci, du 17 mai 1846, ne laisse pas de doute sur l'impossibilité d'arriver à un accord. En 1847 Marx rédige en français, en réplique à la Philosophie de la misère de Proudhon, sa Misère de la philosophie qui réfute les théories économiques du socialiste français et expose les principes essentiels du matérialisme historique.
Sur le prolétariat français l'influence de Proudhon était prépondérante. Mais il y avait, à Paris notamment, un grand nombre d'ouvriers allemands qui ne pensaient que par Weitling et Karl Grün. Sous l'influence de Marx, le Comité de correspondance prend position contre le communisme égalitaire de Weitling. Il lutte aussi contre Kriege qui représentait avec Karl Grün le socialisme « vrai ». À Paris, Engels combat les socialistes « vrais » et finit par rallier la majorité des ouvriers allemands au communisme.
À Londres, un comité se forme également grâce à l'acceptation - sceptique, il est vrai - des chartistes.
En janvier 1847, le comité de Londres de la Ligue des Justes décide d'envoyer un de ses membres à Bruxelles pour entrer en pourparlers avec le comité bruxellois, c'est-à-dire avec Marx et Engels, en vue d'une action commune. Marx et Engels acceptent de participer aux travaux d'un Congrès préparatoire. Il se tient à Londres le 1er juin. Le Congrès décide de transformer la Ligue des Justes en « Ligue des Communistes ». En septembre paraît le premier numéro d'une revue publiée par les membres londoniens de la Ligue. Elle porte déjà en exergue la devise : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».
C'est sur la base des objectifs fixés par la Ligue des Communistes qu'Engels et Marx vont déployer leur activité. Ils vont créer une Union ouvrière à Bruxelles. Engels fondera à Paris des sections de la Ligue des Communistes. D'autres verront le jour en Allemagne.
Le second congrès a lieu en novembre et décembre 1847. Après de longs débats on décide, sur la proposition d'Engels, de publier, au lieu de la « profession de foi » prévue au précédent congrès, un manifeste communiste que Marx est chargé de rédiger.
Le Manifeste paraît trop tard - les premiers exemplaires n'arrivent en Allemagne que quelques semaines après la révolution de mars - pour qu'on lui attribue quelque influence sur le déclenchement des révolutions de 1848. Il est l'aboutissement de la période de formation des deux jeunes révolutionnaires, la synthèse précise et dense de leurs expériences. Il aura une action plus grande qu'on ne le croit généralement sur le développement de la révolution en Allemagne. La presse en diffuse des extraits et c'est souvent autour de ses principes que se créent les premières unions ouvrières.
À la veille de cette révolution tant attendue et prévue par eux depuis longtemps, Marx et Engels formulent leur méthode d'analyse : le matérialisme dialectique, qu'ils appliquent à l'histoire (matérialisme historique); ils ont procédé à une première analyse théorique du mode de production capitaliste et ils ont défini les principes d'action qui doivent selon eux, guider le parti communiste, sa stratégie et sa tactique.
Ils sont prêts à les appliquer. Or, les événements se précipitent. La révolution éclate le 12 janvier à Palerme, le 28 février à Paris, le 13 mars à Vienne et le 18 mars à Berlin[4]. Quelle va être leur attitude et leur rôle pendant cette période ?
Les événements de 1848 vont permettre à Marx et Engels de confronter doctrine et méthode avec les faits. La tactique à suivre ressort nettement de certains passages du Manifeste communiste, qu'Engels citera et mettra en évidence dans un article sur Marx et la Nouvelle Gazette rhénane, paru le 13 mars 1884 dans le Sozialdemokrat[5] de Zurich :
« En Allemagne, le parti communiste lutte d'accord avec la bourgeoisie toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie. Mais à aucun moment, il ne néglige d'éveiller chez les ouvriers une conscience claire et nette de l'antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions politiques et sociales créées par le régime bourgeois en autant d'armes contre la bourgeoisie; afin que, sitôt détruites en Allemagne les classes réactionnaires, la lutte puisse s'engager contre la bourgeoisie elle-même. »
Partis de l'idée qu'au stade de développement atteint à ce moment en Allemagne par les diverses forces sociales la révolution s'appuierait principalement sur les couches bourgeoises, Marx et Engels, constatent que la bourgeoisie allemande ne joue pas son rôle révolutionnaire pour abattre le système féodal; ils vont être peu à peu conduits à préciser le rôle primordial du prolétariat.
Ces principes et cette évolution marqueront pendant la période révolutionnaire à la fois l'action politique de Marx et d'Engels, et la Nouvelle Gazette rhénane.
Dès que la nouvelle de la révolution de février parvient à Londres, le Comité Central de la Ligue des Communistes qui y siège, transmet ses pouvoirs au Comité de Bruxelles, dirigé par Marx et Engels. Mais lorsque la décision du Comité central parvient à Bruxelles, la ville est en état de siège, le roi Léopold ayant pris des mesures préventives de répression, dès la nouvelle de l'insurrection parisienne. Marx est arrêté et expulsé de Belgique. Le Comité de Bruxelles lui transmet alors ses pouvoirs avec mission de constituer un nouveau Comité central à Paris, où la Révolution triomphe. Marx est d'ailleurs personnellement et instamment invité à venir à Paris par une lettre que Flocon lui adresse au nom du Gouvernement provisoire de la République Française. Il arrive à Paris le 4 mars.
Dès le 6 mars, il essaie de s'opposer, au cours d'une grande réunion des révolutionnaires allemands de Paris, au plan aventureux consistant à former une légion destinée à porter, les armes à la main, la révolution en Allemagne. Soutenue d'un côté par l'équivoque Bornstedt qui réussit à gagner à sa cause le poète Herwegh et Bakounine, et de l'autre, par le Gouvernement provisoire qui, étant donné le chômage qui sévit en France, cherche à se débarrasser d'un grand nombre d'ouvriers étrangers, cette équipée ne pourrait, aux yeux de Marx, avoir d'autre résultat que de déclencher prématurément la réaction. La fin misérable de l'aventure et l'anéantissement des légionnaires prouvera combien Marx a vu juste.
Pour remplir son mandat et contribuer à l'extension de la révolution, Marx forme un nouveau Comité central composé, moitié de membres du Comité de Bruxelles : Marx, Engels et Wilhelm Wolff, moitié d'anciens membres du Comité de Londres : Bauer, Moll et Schapper qui viennent d'arriver à Paris.
Marx et Engels élaborent aussitôt et font adopter par le Comité central de la Ligue les revendications du parti communiste en Allemagne. L'essentiel de ces dix-sept revendications consiste dans la proclamation d'une République allemande une et indivisible, l'armement général du peuple, la suppression sans indemnité des charges féodales, la transformation en propriété d'État des domaines féodaux, des mines, des carrières, et des moyens de transport, la prise en charge par l'État des hypothèques grevant les propriétés paysannes, la séparation de l'Église et de l'État, la limitation du droit d'héritage, rétablissement d'impôts progressifs et la suppression des impôts sur la consommation, la fondation d'ateliers nationaux, l'instruction générale et gratuite du peuple. Ce manifeste souligne que ces revendications sont conformes à l'intérêt du prolétariat, de la petite bourgeoisie et des paysans allemands. Il s'agit en effet, dans un pays où les centres industriels sont encore peu nombreux et le prolétariat peu développé, où la masse de la nation est constituée par la petite bourgeoisie et la paysannerie, d'associer leurs efforts à l'action révolutionnaire du prolétariat.
Certaines de ces revendications : armement du peuple, suppression sans indemnité des charges féodales, expropriation des grands propriétaires fonciers, représentent, pour la bourgeoisie, de dangereux précédents qui peuvent être invoqués contre ses propres privilèges.
Elles affirment les droits du prolétariat face à la bourgeoisie conformément à l'esprit et aux principes du Manifeste communiste. Elles constituent un programme à longue échéance. Elles représentent la stratégie du parti communiste d'Allemagne, et ouvrent de larges perspectives au prolétariat allemand.
À Paris, Marx et Engels rassemblent aussi au Club des communistes allemands 300 à 400 ouvriers auxquels ils conseillent de ne pas se mêler au mouvement de Herwegh et de rentrer individuellement en Allemagne. Par l'entremise de Flocon ils obtiennent pour ceux-ci du Gouvernement provisoire les avantages dont bénéficient les francs-tireurs de Herwegh, c'est-à-dire le logement et une indemnité de 50 centimes par jour jusqu'à la frontière. La quasi totalité des ouvriers, parmi lesquels la plupart des membres de la Ligue, va ainsi rentrer en Allemagne.
Marx et Engels et leurs amis les plus proches s'établissent en Rhénanie, la province la plus développée économiquement et où, par conséquent, l'action politique a des chances d'être plus profonde et plus décisive. La Ligue des communistes y dispose déjà d'appuis à Cologne et à Mayence et il y existe des Unions ouvrière. De plus, le code Napoléon., qui y est encore en vigueur, leur assure une plus grande liberté que le code civil prussien. Les procès de presse y sont déférés devant un jury, ce qui, étant donné la tendance de l'opinion publique, assure presque toujours l'acquittement.
Marx et Engels arrivent à Cologne le 4 avril. Ils envoient les principaux membres de la Ligue qui les ont accompagnés : Dronke, Wolff, Schapper, en mission dans différentes villes d'Allemagne pour y créer des Unions ouvrières et des sections de la Ligue. Eux-mêmes se préoccupent immédiatement de préparer l'édition d'un journal. Ils cherchent des actionnaires, des collaborateurs. Ils assistent aussi aux réunions de la section de Cologne de la Ligue. Mais la situation politique empire, les forces réactionnaires sont plus actives. D'autre part les comptes-rendu des émissaires de la Ligue signalent tous la faiblesse du mouvement ouvrier en Allemagne. Il n'est plus question d'influer sur le développement de la révolution en mettant en avant les 17 revendications. Il faut que le prolétariat rejoigne les organisations démocratiques pour en être l'aile gauche.
On précipite alors la parution du journal dont le premier numéro voit le jour le 1° juin, portant en sous-titre « Organe de la démocratie ». Mais dès les premières attaques contre l'Assemblée à Francfort, une partie des actionnaires se retirera. Après les articles sur les journées de juin à Paris il n'en restera plus. Le journal vivra surtout grâce aux sacrifices de la rédaction et tout particulièrement de Marx qui lui sacrifiera le peu de fortune qu'il a hérité de son père.
Expression du mouvement démocratique qui seul a quelque chance d'attirer dans son sillage une partie importante de la population dans la lutte contre le féodalisme, la Nouvelle Gazette rhénane permet, néanmoins, à Marx et à Engels d'exprimer l'essentiel de leurs conceptions historiques, sociales et politiques. Si donc la Nouvelle Gazette rhénane est l'organe de la démocratie, elle est l'organe d'une démocratie à tendances prolétariennes. Se proposant de défendre avec énergie et réflexion contre la classe féodale, les intérêts communs des autres classes sociales, Marx et Engels espèrent entraîner et stimuler ainsi tous les éléments de la population épris de progrès, et donner plus de poids et de force à l'action révolutionnaire. Dans son article de 1884, Engels souligne que, s'ils avaient refusé de se ranger sous le drapeau de la démocratie, ils auraient été réduits « à prêcher le communisme dans quelque feuille de chou et à fonder une secte quelconque », ils auraient renoncé à l'action de masse, seule utile et féconde, étant donné le succès de la révolution bourgeoise qui venait d'éclater[6].
La rédaction de la Nouvelle Gazette rhénane est des plus brillantes. Tous les rédacteurs sont membres de la Ligue des Communistes. Le poète Georg Weerth se charge du feuilleton. Lassalle enverra quelques articles, Freiligrath des poèmes exaltants, mais ce dernier n'entre à la rédaction du journal qu'après la crise de septembre qui a contraint Engels et Dronke à fuir à l'étranger. Ferdinand Wolff s'occupe essentiellement de la politique étrangère. Wilhelm Wolff publie des études, en particulier une série d'articles sur la misère des paysans de Silésie. Ernst Dronke est chargé du compte-rendu des débats de l'Assemblée de Francfort jusqu'à ce qu'il soit remplacé par Gustav Schlöffel. Ewerbeck est correspondant à Paris, Tellering à Vienne. Marx sollicite le concours de Heine qui accepte cette proposition, mais n'enverra pas de contribution originale.
Suivant le mot d'Engels, Marx exerce sa « dictature » sur la rédaction. En réalité, tous les rédacteurs, compagnons de lutte de Marx, reconnaissent sa supériorité et se soumettent à l'autorité du rédacteur en chef. Étant donné l'intimité et la parfaite communauté de vues des deux principaux rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane, il est difficile et souvent impossible de distinguer avec certitude les articles de Marx de ceux d'Engels, d'autant plus qu'ils étudient en commun les différents problèmes qui se posent à eux et discutent ensemble le fond des articles. Néanmoins, on peut dire qu'en règle générale, Engels, connaissant parfaitement l'anglais et le français, très au courant de la situation sociale et politique des pays d'Europe occidentale où il a longtemps séjourné, se consacre plutôt à l'analyse des événements révolutionnaires dans les pays étrangers; on lui doit en particulier la brillante suite d'articles sur les journées de juin à Paris. Marx s'intéresse surtout à l'évolution de la politique intérieure allemande et aux progrès de la révolution et de la contre-révolution dans les pays allemands. Il faut lui attribuer en particulier la série d'articles si fouillés intitulés : « La bourgeoisie et la contre-révolution ».
Ce travail de journaliste constitue alors l'essentiel de l'activité de Marx et d'Engels. Tandis que des hommes comme Schapper et Moll s'efforcent de créer en Rhénanie-Westphalie des Unions ouvrières et de créer une agitation révolutionnaire au sein de ces associations, Marx et Engels déploient l'essentiel de leur activité dans les organisations démocratiques à majorité bourgeoise. Marx dirige la « Société démocratique ». L'Union ouvrière de Cologne est entre les mains de Gottschalk qui, influencé par le socialisme « vrai », fait une politique personnelle et se refuse à l'alliance avec les partis démocratiques. Ce n'est qu'en juillet 1848, lorsque Gottschalk est arrêté, que l'influence de Marx l'emportera à l'Union ouvrière dont les membres se convaincront de la nécessité tactique de conjuguer leur action avec celle de la bourgeoisie libérale. Lorsque Cologne est choisie comme capitale de la Rhénanie et de la Westphalie par le congrès qui, en juin, à Francfort, a réuni quatre-vingt-huit associations démocratiques, Marx et Engels parviennent à réaliser un cartel des différents groupements démocratiques de Cologne : la Société démocratique, les Unions ouvrières et les Associations d'employés et d'ouvriers, cartel qui convoque, pour la mi-août, un congrès des associations démocratiques, dont Marx est l'âme.
Lors de la crise de septembre[7], Marx, qui n'a pas recouvré ses droits de citoyen prussien, est obligé de se tenir à l'écart de toute manifestation; il ne cesse, dans son journal, d'appeler au calme la population de Cologne, tout en montrant que le déroulement des événements dépend de la fermeté de son attitude et notamment de celle du parti démocratique.
Au cours d'une réunion populaire dont les principaux orateurs sont les rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane, Engels propose une adresse à l'Assemblée de Berlin l'exhortant « à ne pas céder même devant la force des baïonnettes » au cas où le pouvoir voudrait la dissoudre. Ce texte est adopté par acclamations, le dimanche suivant 17 septembre, à Worringen, où Engels prend la parole aux côtés de Schapper et de Wilhelm Wolff. Par leurs articles et leur activité à la tête du mouvement démocratique, Marx et Engels ont su entraîner la population à d'énergiques manifestations; ils s'efforcent toutefois d'éviter les émeutes qui fourniraient aux autorités le prétexte d'une répression sanglante.
Cependant, après l'arrestation de Schapper, Becker et Moll et l'annonce que les forces gouvernementales approchent, quelques barricades se dressent dans la ville. Comme l'avaient prévu Marx et Engels, le commandant de la place y voit l'occasion de décréter l'état de siège. La Nouvelle Gazette rhénane est suspendue et plusieurs de ses rédacteurs : Dronke, Wilhelm Wolff et Engels, doivent prendre la fuite pour échapper à des mandats d'arrêt.
Ce n'est que le 12 octobre, après une interruption de plus de quinze jours, que la Nouvelle Gazette rhénane peut reparaître.
Engels fuyant l'Allemagne, expulsé de Belgique, se trouve alors à Paris. Mais soucieux d'utiliser la première occasion favorable pour rentrer à Cologne ou du moins en Allemagne, il part pour la Suisse. Il a envoyé de France quelques articles sur ses impressions de voyage qui paraissent le 14 octobre, ainsi qu'une analyse de la brochure de Thiers sur la propriété. Marx lui suggère, dans une lettre du 29 novembre, d'écrire des articles sur Proudhon, sur l'imbroglio hongrois et contre la République fédérative, dont la Suisse lui donne un exemple. Lorsque l'article sur les événements de Hongrie paraît le 13 janvier 1819, Engels a repris son activité à Cologne. Bien qu'un mandat d'arrêt ait été primitivement lancé contre lui, il a obtenu l'assurance, « qu'on n'avait rien à lui reprocher ».
Marx continue à animer la Nouvelle Gazette rhénane et les associations démocratiques. Après la crise de novembre, il juge nécessaire une attitude plus ferme. Il ne cesse d'appeler à la lutte.
Lorsque l'Assemblée de Berlin a enfin voté le refus des impôts[8] le Comité directeur des Associations démocratiques de la province rhénane qui a son siège à Cologne, lance le 18 novembre un appel signé de Marx, Schapper et Schneider II, invitant la population à appliquer effectivement cette décision.
Mais la bourgeoisie prussienne cède lâchement à la contre-révolution. Engels déclarera plus tard[9], que si après la dissolution de l'Assemblée et la victoire de la réaction à Berlin il n'était plus question de remporter une victoire immédiate, il fallait néanmoins « Sauver l'honneur révolutionnaire de la Rhénanie » !
Marx, dès cette époque, amorce une nouvelle tactique qui s'affirmera au cours des premiers mois de 1849. Sans se refuser à soutenir la démocratie bourgeoise, sans rompre organiquement avec le parti démocratique, il commence à déplacer le centre de gravité de son action vers les milieux prolétariens. Avec Moll et Schapper, il intensifie la propagande au sein de l'Union ouvrière de Cologne.
Dès le lendemain de la publication de l'appel, la répression s'abat lourdement sur la Nouvelle Gazette rhénane et ses rédacteurs : les trois signataires de l'appel sont accusés de provocation à la résistance armée. La Nouvelle Gazette rhénane, qui a déjà trois procès sur les bras, soutient le 7 février le premier d'entre eux. Marx, Engels et le gérant sont acquittés. Le surlendemain, les jurés de Cologne acquittent aussi les signataires de l'appel de Novembre.
La Nouvelle Gazette rhénane publie alors le plaidoyer de Marx devant les jurés de Cologne. Se plaçant sur le terrain de la lutte de classes, Marx oppose à la vieille logique bourgeoise la logique révolutionnaire. Il termine en disant : « Peut-être la victoire de la révolution n'est-elle possible qu'une fois accomplie la contre-révolution ». Mais il assure que la révolution devra, en tout état de cause, s'appuyer essentiellement sur le prolétariat.
C'est que la bourgeoisie, hantée par le spectre de la révolution prolétarienne, s'est faite la servante de la contre-révolution.
Plus les problèmes que la bourgeoisie, faillissant à sa mission, se montre incapable de résoudre, retombent sur les épaules du prolétariat, plus il devient nécessaire d'organiser le prolétariat en parti autonome et de mener une action indépendante de celle de la démocratie bourgeoise.
Cette évolution se reflète dans la Nouvelle Gazette rhénane.
Absorbé par la lutte politique, le journal n'a jusque là consacré que de rares articles à la question ouvrière et au mouvement ouvrier. À ses côtés paraissait d'ailleurs un hebdomadaire de l'Union ouvrière de Cologne. La Nouvelle Gazette rhénane inaugure la nouvelle tactique avec une série d'articles de Wilhelm Wolff (« Le milliard silésien », dans lesquels l'auteur montre comment les paysans ont été volés lors du rachat des redevances et il réclame pour eux un milliard d'indemnité) et avec la conférence de Marx devant l'Association ouvrière de Bruxelles : Travail salarié et capital.
Dans une longue introduction, Marx explique pourquoi la Nouvelle Gazette rhénane n'a pas encore abordé la question fondamentale de l'antagonisme du travail et du capital. Jusqu'alors il était plus urgent de suivre la progression de la lutte des classes à travers l'actualité que d'en faire une étude théorique. Il valait mieux montrer que tout mouvement révolutionnaire qui se retourne finalement contre le prolétariat est voué à l'échec, et que la réaction ne saurait être vaincue que si la révolution prolétarienne triomphe. Maintenant que cet enseignement se dégage des récents succès de la contre-révolution, il apparaît nécessaire d'étudier les rapports économiques sur lesquels reposent la domination de la bourgeoisie et l'esclavage du prolétariat. Alors que l'on est si ignorant en Allemagne des rapports économiques qui sont à la base de la société actuelle, il s'agit de rendre compréhensible à tous, et en particulier aux ouvriers, les principes les plus élémentaires de l'économie politique.
Par ailleurs, en mars et en avril 1849, les divergences entre ouvriers et démocrates unis dans le Comité régional des Associations démocratiques prennent une telle acuité que la scission devient inévitable. Marx et ses camarades se retirent, considérant que les Associations démocratiques contiennent trop d'éléments hétérogènes pour permettre une activité efficace, et qu'il est préférable de resserrer les liens entre les Unions ouvrières. L'Union ouvrière de Cologne retire également son représentant du Comité directeur et s'efforce de nouer des contacts plus étroits avec les sociétés ouvrières que Born a activement organisées en Allemagne orientale. À la fin d'avril, Marx et Schapper publient, au nom de l'Union ouvrière de Cologne, un appel invitant toutes les Sociétés ouvrières de Rhénanie et de Westphalie à un Congrès régional qui devra décider d'une organisation commune et élire des délégués au congrès des Unions ouvrières de toute l'Allemagne, convoqué pour juin 1849 à Leipzig par l'Association des travailleurs de cette ville.
Au début de mai 1849, se développent le conflit entre l'Assemblée nationale de Francfort et les « gouvernements », et l'agitation en faveur de la Constitution[10]. Marx et Engels mettent les ouvriers de Cologne en garde contre des émeutes possibles : ce n'est pas à eux de commencer une seconde révolution et de tirer les marrons du feu pour la bourgeoisie. Mais des barricades surgissent à Breslau et Dresde; le Palatinat et le pays de Bade se soulèvent. Marx et Engels pensent que dans ces circonstances l'insurrection a des chances d'être victorieuse si l'on arrive à soulever la Rhénanie. Revenant momentanément à leur ancienne tactique, ils sont d'avis que pour l'instant, tous les ouvriers révolutionnaires doivent faire bloc avec le parti de la Constitution qui a relevé le drapeau de la révolution.
Le ton du journal se fait alors plus violent et plus passionné. Chaque numéro souligne que les contradictions s'aiguisent en France, en Italie, en Hongrie, en Allemagne aussi. Les numéros spéciaux d'avril et de mai notamment sont de véritables appels au peuple.
Engels part pour Elberfeld et soumet aux insurgés un plan de campagne. Il veut se consacrer aux opérations militaires mais sa présence inquiète les bourgeois d'Elberfeld qui redoutent que la direction du mouvement ne passe à un communiste. Engels, sur ordre écrit du Comité de Salut Public, est obligé de partir.
En Rhénanie, l'insurrection est rapidement étouffée et son échec entraîne la perte de la Nouvelle Gazette rhénane. Les vainqueurs ne veulent plus tolérer un journal qui a si vigoureusement ameuté la population contre la réaction prussienne.
La Nouvelle Gazette rhénane est interdite. Le dernier numéro, imprimé en rouge, paraît le 19 mai. La moitié des rédacteurs sont menacés de poursuites, l'autre moitié d'expulsion. Comme le dira plus tard Engels : « Nous dûmes livrer notre citadelle, mais nous battîmes en retraite avec armes et bagages, tambour battant et musique en tête, sous le drapeau du dernier numéro rouge. »
Marx, Engels et quelques rédacteurs partent pour Francfort, où ils espèrent que tout peut encore être sauvé si les membres de l'Assemblée nationale et les chefs de l'insurrection se montrent énergiques et résolus. Mais ils s'aperçoivent vite qu'ils parlent dans le vide. Ils se rendent alors dans le Palatinat et le pays de Bade, sur le théâtre des opérations. Sans illusion sur la mollesse et le dilettantisme des chefs de l'insurrection, Marx obtient de d'Ester un mandat du Comité démocratique qui le charge de représenter le Comité à Paris auprès de la Montagne.
Pendant le voyage, Marx et Engels sont arrêtés et envoyés à Darmstadt, puis à Francfort, où ils sont finalement relâchés. Engels s'enrôle alors dans le corps-franc de Willich, parce que « l'affaire prenait une tournure intéressante et qu'il ne voulait pas manquer l'occasion de faire un peu d'école de guerre et parce qu'enfin la Nouvelle Gazette rhénane devait être représentée honoris causa dans l'armée palatino-badoise. »
L'échec de la campagne constitutionnelle au cours de laquelle la bourgeoisie et la petite bourgeoisie se sont montrées totalement incapables de jouer leur rôle historique, confirme encore plus Marx et Engels dans la nécessité de s'appuyer désormais exclusivement sur le prolétariat. Il leur apparaît en effet que la révolution ne peut « plus se terminer en Allemagne que par la domination totale du prolétariat[11] »
Telle est la conclusion d'une révolution manquée dont les articles de Marx et d'Engels commentent les étapes.
Le programme de la Nouvelle Gazette rhénane comprend deux points essentiels :
En politique intérieure, une République démocratique une et indivisible, c'est-à-dire, d'une part le rejet d'une République fédérative sur le modèle suisse qui signifierait le maintien d'une Allemagne morcelée, conglomérat de petits États arriérés, et d'autre part le refus de voir à la tête de l'Allemagne un empereur prussien, car la Prusse, ses institutions réactionnaires et semi-féodales, ses traditions autocratiques et militaires, sa dynastie, constituent justement le principal obstacle sérieux à une révolution en Allemagne.
En outre, la petite Allemagne sous l'égide de la Prusse excluerait les Allemands d'Autriche et présenterait le défaut de maintenir dans son intégrité l'empire autrichien. L'unité de l'Allemagne implique la disparition des grandes monarchies allemandes. Pour être un élément de progrès, cette unité nationale doit se forger dans la lutte révolutionnaire contre la noblesse. Il s'agit de créer une Allemagne unifiée et démocratique, débarrassée des vestiges de la féodalité, ou bourgeoisie et prolétariat pourront s'affronter.
En politique étrangère, la Nouvelle Gazette rhénane prône la guerre contre la Russie féodale, pilier de la Sainte Alliance, soutien de la réaction en Europe[12]. Elle se prononce pour la restauration de la Pologne. Elle souhaite que « la politique sanglante et lâche de l'Ancien régime » cède la place « à la politique internationale de la démocratie[13]. » Le journal de Marx et d’Engels soutient avant tout les révolutions sœurs : dès le début elle prend parti pour les Polonais qui luttent en Posnanie, pour les Italiens, pour les Hongrois, pour les Tchèques.
C'est donc par référence à la lutte de classes que la Nouvelle Gazette rhénane détermine sa position dans les problèmes de politique étrangère, soulignant que la politique étrangère d'un pays est celle de la classe au pouvoir dans ce pays. Elle établit une distinction entre nations révolutionnaires et nations contre-révolutionnaires, critique le fameux principe des nationalités, leitmotiv de la politique extérieure de la bourgeoisie au XIX° siècle, et l'emploi qu'on en fait. Elle reproche aux Slaves de l'empire autrichien, Polonais exceptés, de faire passer leurs intérêts nationaux avant ceux de la révolution, de lutter contre les peuples révolutionnaires de la monarchie autrichienne et de s'allier à la Russie, grande nation slave, mais centre de la réaction.
C'est justement cette référence permanente à la lutte de classes pour déterminer ses jugements, cet effort pour replacer les faits dans leur cadre historique, économique, social et politique et en présenter une analyse brillante et solide, qui confèrent à la Nouvelle Gazette rhénane une place exceptionnelle dans l'histoire du journalisme. Elle est incontestablement le journal allemand le plus célèbre des années 1848 et 1849 et constitue une mine inépuisable de renseignements précis et clairs sur cette période, dans tous les pays touchés par la révolution et notamment en Allemagne, oit la situation est particulièrement embrouillée.
Elle est le seul journal d'Allemagne, d'Europe même - si l'on excepte le Northern Star chartiste - à arborer fièrement le drapeau du prolétariat vaincu de Paris. Elle est le seul journal à souligner l'importance de cette bataille rangée du prolétariat contre la bourgeoisie.
Grâce à sa nouvelle méthode de pensée, la Nouvelle Gazette rhénane parvient à analyser les événements contemporains avec infiniment plus de clarté et de vérité historique que les autres journaux de l'époque.
Des erreurs d'appréciation étaient cependant inévitables. Engels, emporté par l'enthousiasme, a fondé sur la révolution de juin des espoirs excessifs. S'il a justement estimé l'importance de cette première révolte pour l'évolution de la lutte des classes, il n'a pas mesuré immédiatement les conséquences, pour l'ensemble du mouvement révolutionnaire européen, de cette défaite du prolétariat. Cependant dès le 18 juillet, il montre comment celle-ci a décuplé les espoirs et l'audace de la bourgeoisie, et, dans un article du 30 novembre, il déclare que Cavaignac en remportant la victoire sur quarante mille ouvriers français, a vaincu la révolution européenne.
Par ailleurs, en refusant tout avenir aux nations slaves - Polonais, Russes et slaves de Turquie exceptés - Engels se trompe. En ne reprenant pas ces affirmations dans son ouvrage, « Révolution et contre-révolution en Allemagne », il reconnaît implicitement cette erreur.
Parfois aussi, l'enthousiasme révolutionnaire de Marx et d'Engels les entraîne à surestimer les forces de la révolution, à espérer son réveil prochain au moment où la contre-révolution triomphe. Marx a déclaré plus tard qu'Engels et lui-même étaient en droit d'espérer que la bourgeoisie allemande, dans sa lutte contre l'absolutisme et le féodalisme, ferait preuve du courage que la bourgeoisie anglaise avait montré dans les mêmes circonstances.
Il ne faut pas s'étonner de ces erreurs commises en pleine fournaise révolutionnaire par deux jeunes et ardents journalistes. Brillant amalgame de fougue et de sagesse, d'élan et de modération, la Nouvelle Gazette rhénane reste un modèle de journal révolutionnaire où marxistes et non marxistes trouveront une source inépuisable d'enrichissement.
Tenant leurs adversaires pour méprisables, mais non pour quantité négligeable, Marx et Engels les traitent sans ménagement, malmènent les divers représentants du « crétinisme parlementaire » à Francfort et à Berlin.
Ils n'épargnent pas leurs amis, se réservant le droit de contrôler et de critiquer leur activité, Lors du débat sur la reconnaissance de la révolution, ils flétrissent l'attitude sans énergie des orateurs de la gauche et soulignent le manque de vigueur de l'intervention du député Berends. Ils reprochent avec amertume aux représentants de la gauche et de l'extrême-gauche : Berends, Jung, Elsner et Stein leur absence à la tête des insurgés, lors de la prise de l'arsenal.
Marx et Engels manient l'art de la polémique avec brio et finesse. Leur procédé le plus familier est celui du leit-motiv sous toutes ses formes.
Certains articles constituent des variations sur un thème. C'est par un article de ce genre que s'ouvre le journal : quoi qu'il arrive, l'Assemblée n'oublie pas qu'il est temps « d'aller manger ».
Pour stigmatiser leurs adversaires, ils savent forger des formules frappantes et sans cesse reprises : députés ententistes, assemblée ententiste, théorie ententiste, nos ententistes, etc... ou retourner avec ironie certaines expressions contre leurs auteurs, quand ceux-ci se qualifient d'« enseigne de la dynastie » ou de « ministère d'action ». Ils sont passés maître dans l'art de jongler avec l'expression d'un orateur, qu'il s'agisse de l'« événement », nom pudique employé par Camphausen pour parler de la Révolution, de la « conception morale supérieure » d'un pasteur, ou du « point de vue de l'histoire universelle » du député Jordan lors du débat sur la Pologne. Ils nous présentent le député Stupp arrêtant les armées du tsar, la « plainte civile » d'une main et le « jugement en forme » de l'autre.
La moquerie leur fait souvent inventer des trouvailles heureuses : cascade des noms barbares des corvées, titre de la Pierre Infernale (von Höllenstein) accordé généreusement au général Pfuel, sobriquet de Barba Bianca donné au général Radetsky, etc.
Parfois cependant certaines images semblent trop hardies et abracadabrantes, par exemple : le mélange inattendu des oies du Capitole au caquet salvateur et des œufs d'or de Leda. L'usage du jeu de mots paraît parfois un peu abusif. On peut aussi relever par moment un certain laisser-aller, compréhensible dans le travail journalistique, mais ce sont là défauts mineurs, comparés à l'extrême vigueur et à la vivacité du style.
Un des charmes de ces articles, ce sont les portraits hauts en couleurs des personnages présentés, caricaturés avec les lourdeurs de leur pensée et de leur langue. On ne peut oublier le député Lichnowski, Allemand de Pologne, et son jargon (il parle le prussien, dit le journaliste, et non l'allemand), ni le pasteur Sydow et le pasteur Müller fertiles en propos sentencieux, pas plus que le pathos vide et « humain » du député Ruge et la silhouette du ministre Hansemann, suivant plus ses pensées que les débats, mais bondissant à la tribune, toujours prêt, malgré sa distraction, à poser la question de confiance. À cet égard l'article d'Engels sur les personnalités du Conseil national suisse est un chef-d'œuvre.
Le journal a l'art d'éclairer, en les résumant sans les trahir, les débats parlementaires les plus embrouillés.
Les formules frappantes, concises, et ramassées abondent : « La révolution de 1848 (en Allemagne) n'est que la parodie de la Révolution française. »
Dans le fonds et dans la forme, la Nouvelle Gazette rhénane constitue donc une création originale.
Le seul modèle qu'Engels lui reconnaisse est L'Ami du peuple de Marat qu'il déclarera avoir imité, d'ailleurs inconsciemment, en démasquant les idoles du moment et les traîtres à la révolution.
On peut mesurer son succès au nombre des procès qui lui furent intentés et à la rage que lui ont vouée les journaux réactionnaires (la Kreuzzeitung, organe des hobereaux prussiens, s'attaque à l'« insolence de la Nouvelle Gazette rhénane qui s'élève aussi haut que le Chimborazo »).
On peut le mesurer aussi aux chiffres de son tirage. En septembre 1848, avant la suspension, elle tire à 5.000 exemplaires; en mai 1849 avant la suppression, elle compte 6.000 abonnés alors que le grand journal bourgeois rhénan, la Kölnische Zeitung ne dépasse pas, de son propre aveu, les 9.000 abonnés. Nous avons d'autre part le témoignage d'un ouvrier qui raconte que « dans tous les ateliers où il travaillait, il diffusait la Nouvelle Gazette rhénane et en lisait souvent à haute voix des articles qui, la plupart du temps, étaient accueillis avec enthousiasme. »
D'autre part, dans une lettre à Engels datée du 29 novembre 1848, Marx déclare que le journal est « très en vogue ». Une lettre d'Engels à Marx pendant son séjour forcé en Suisse en fait également foi.
« Notre journal est maintenant très souvent cité en Suisse. La Berner Zeitung y puise beaucoup, ainsi que la National Zeitung, et il fait ainsi le tour de tous les journaux. Dans les journaux de la Suisse française, on le cite également beaucoup, après la National-Zeitung, et plus que la Kölnische Zeitung. »
Si la Nouvelle Gazette rhénane n'a eu aucune influence en Italie et en France, ses thèses ont eu, en Allemagne, plus d'écho qu'on ne l'a dit.
Utile aux historiens à qui elle fournit une foule de renseignements sur des questions complexes, en particulier sur la période de 1848-49 en Allemagne et le problème de la Posnanie et de la Pologne, passionnante pour le lettré amateur de polémique, riche d'enseignements et d'expérience pour le militant du mouvement ouvrier, elle occupe une place à part et éminente. Engels disait en 1884 qu'« aucun journal allemand, ni avant, ni après, n'a jamais possédé un tel pouvoir et une telle influence, n'a su autant électriser les masses prolétariennes. »
Aux lecteurs d'apprécier si ce jugement demeure actuel.
Dans ce premier tome figurent les articles parus du 1° juin au 3 septembre 1848 (n° 1 à 93). Deux autres volumes contiendront ceux de septembre 1848 à mai 1849.
Cette traduction a été établie d'après le tome VII des Œuvres complètes de Marx et Engels, publiées à Moscou en 1935.
La nouvelle édition des œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels publiée par Dieiz Verlag à Berlin, a permis de compléter et d'enrichir les notes qui accompagnent la traduction.
Nous remercions tout particulièrement le professeur Budzislawski, doyen de la Faculté de la presse à Leipzig, pour l'aide précieuse qu'il nous a apportée.
Que Gilberte Lenoir qui m'a aidée de toute sa compétence à revoir cette traduction trouve ici l'expression de mon affectueuse reconnaissance.
Lucienne NETTER.
- ↑ Lénine : Contre le boycott.
- ↑ Mouvement patriotique, clandestin depuis 1819, animé surtout par les étudiants libéraux; il mène campagne pour l'unité allemande et pour une monarchie constitutionnelle.
- ↑ À vrai dire, le soulèvement des tisserands silésiens est celui d'ouvriers à domicile installés dans leurs villages, et non pas d'un prolétariat urbain.
- ↑ Dès le début mars à l'annonce de la révolution de février des manifestations ou des révoltes avaient eu lieu à Cologne (3 mars) et dans les États du Sud de l'Allemagne (Bavière, Bade, Wurtemberg, Hesse. Nassau, etc.)
- ↑ Organe que la social-démocratie allemande est contrainte d'éditer en Suisse pendant la période bismarckienne de répression antisocialiste.
- ↑ Après les combats du 18 mars à Berlin, le roi de Prusse, Frédéric Guillaume IV, accepta la formation du ministère libéral Camphausen-Hanssenlann et bientôt la convocation d'une Assemblée nationale qui se réunit le 22 mai.
En mai également eurent lieu dans toute l'Allemagne des élections à un Parlement qui se réunit le 18 mai 1848 à Francfort dans l'église Saint-Paul. Ce Parlement ne tardera pas à manifester son impuissance. - ↑ La Prusse vient de signer avec le Danemark un armistice que les démocrates considèrent comme une trahison de la cause nationale. Ceux-ci manifestent et demandent au Parlement de Francfort de ne pas ratifier l'accord. Parallèlement, il devient évident que le gouvernement de Berlin songe à un coup de force contre l'Assemblée. Une armée de 50.000 hommes, commandée par Wrangel, se concentre près de Berlin : le 13 septembre, nouvelle manifestation des démocrates contre cette menace. Au début de novembre, le ministère libéral cède la place à un ministère réactionnaire présidé par le comte de Brandebourg.
- ↑ Le 12 novembre, le général Wrangel est entré à Berlin avec ses troupes et a occupé le siège de l'Assemblée nationale. Celle-ci vote le refus des impôts le 15, mais les troupes la dispersent. Elle sera dissoute le 5 décembre. Après quoi, le roi de Prusse imposera une Constitution à ses sujets (la Constitution « octroyée »).
- ↑ Engels : Révolution et contre-révolution en Allemagne. Ch. XIII : l'Assemblée prussienne, l'Assemblée nationale.
- ↑ Le 28 mars 1849, le Parlement de Francfort a fini par mettre sur pied la Constitution du Reich. Mais les gouvernements des différents États refusent de reconnaître sa validité. La Constitution a prévu, à la tête du Reich, un empereur héréditaire. Le roi de Prusse, à qui la couronne est offerte, la repousse avec mépris. Dans plusieurs États (en Saxe, en Rhénanie, dans les pays de Bade et le Palatinat) des soulèvements pour tenter d'imposer cette Constitution ont lieu de mai à juillet. C'est la « Reichsverfassungkampagne » (la campagne pour la Constitution du Reich) qu'a relatée Engels.
- ↑ « La Campagne pour la Constitution du Reich », La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, p. 198. Éditions sociales, 1952.
- ↑ Cette position de Marx sera invoquée par les chefs de la social. démocratie allemande, en août 1914, pour tenter de justifier, alors que les circonstances historiques sont toutes différentes, leur approbation de la guerre impérialiste.
- ↑ Article du 3 juillet 1848.