Pourquoi j'accepte de comparaître

De Marxists-fr
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Pourquoi j’ai accepté de comparaître devant la commission Dies? Naturellement, pas pour faciliter la réalisation des buts politiques de M. Dies, particulièrement l’adoption de lois fédérales contre tel ou tel « parti » extrémiste. Étant un adversaire irréconciliable, non seulement du fascisme, mais du Comintern d’aujourd’hui, je suis en même temps résolument opposé à l’interdiction de tels partis.

La mise hors la loi des groupes fascistes aurait inévitablement un caractère fictif : en tant qu’organisations réactionnaires, elles peuvent facilement changer de couleur et s’adapter à tout type de forme d’organisation puisque des fractions influentes de la classe dirigeante et de l’appareil d’État sympathisent beaucoup avec elles et que ces sympathies grandissent inévitablement pendant les périodes de crise politique.

Quant au Comintern, son interdiction ne pourrait qu’aider cette organisation complètement dégénérée et compromise. La difficulté de la situation du Comintern provient de la contradiction insurmontable entre le mouvement ouvrier international et les intérêts de la clique dirigeante du Kremlin. Après tous ses zigzags et ses abus de confiance, le Comintern est entré, de toute évidence, dans une période de décomposition. L’interdiction du parti communiste rétablirait immédiatement sa réputation aux yeux des ouvriers, en tant que combattant persécuté dans le combat contre la classe dirigeante.

Mais la question n’est pas épuisée par cette considération. Dans les conditions du régime bourgeois, toute suppression de droits politiques et de liberté, peu importe contre qui elle soit dirigée au début, finit par se retourner inévitablement contre la classe ouvrière, particulièrement ses éléments les plus avancés. C’est une loi de l’histoire. Les ouvriers doivent apprendre à distinguer entre leurs amis et leurs ennemis en fonction de leur propre jugement et pas des initiatives de la police.

Il n’est pas difficile de prévoir une objection ad hominem : « Mais c’est précisément ce gouvernement soviétique, auquel vous avez appartenu, qui a proscrit tous les partis politiques, excepté les bolcheviks? » Très juste; et aujourd’hui encore, je suis prêt à porter la responsabilité de ses actions. Mais on ne peut identifier les lois de la guerre civile et celles des périodes pacifiques, les lois de la dictature du prolétariat et les lois de la démocratie bourgeoise.

Si on considère la politique d’Abraham Lincoln du seul point de vue des libertés civiles, alors le grand président n’apparaîtra pas sous un jour très favorable. Pour se justifier, il pourrait dire, bien entendu, qu’il était obligé d’appliquer des mesures de guerre civile pour éliminer l’esclavage de la démocratie. La guerre civile est un état de crise sociale tendue. Une dictature ou une autre, grandissant inévitablement à partir des conditions de la guerre civile, apparaissent fondamentalement comme une exception à la règle, un régime temporaire.

Il est vrai que la dictature, en Union soviétique, n’a pas dépéri, mais qu’elle a revêtu au contraire des formes monstrueuses. Cela s’explique par le fait qu’une nouvelle caste privilégiée est sortie de la révolution, qui est incapable de maintenir son régime sauf à travers des mesures de guerre civile larvée. C’est précisément sur cette question que j’ai rompu avec la clique dirigeante du Kremlin. J’ai été battu parce que la classe ouvrière subissait la pression des conditions intérieures et extérieures et s’est révélée trop faible pour liquider sa propre bureaucratie. Je n’ai cependant aucun doute : la classe ouvrière la liquidera.

Mais, quelle que puisse être la situation en U.R.S.S., la classe ouvrière des pays capitalistes, menacée elle-même de servitude, doit défendre la liberté pour toutes les tendances politiques, y compris ses propres ennemis irréductibles. C’est pourquoi je n’éprouve pas la moindre sympathie pour les objectifs de la commission Dies.

Je n’ai pas à expliquer que je ne suis pas venu ici pour défendre « des activités américaines » contre des « activités non-américaines ». Je suis plutôt mal préparé à cette tâche. Pie encore, toutes mes tentatives pour comprendre en quoi consiste exactement l’américanisme et de quoi il faut le défendre, n’ont abouti à rien jusqu’à présent. La grande contribution de l’Amérique aux trésors de l’humanité peut être décrite d’un seul mot : technique. L’américanisme est évident et généralement accepté.

Mais la question reste pourtant de comment appliquer la technique américaine aux intérêts de l’humanité. On entend les Harold Ickes, Homer Cummings, Lewis Douglas et autres représentants éminents du régime actuel, dire que les monopoles économiques contredisent les idées de démocratie. Cependant nulle part au monde le règne des monopoles n’a atteint une telle puissance qu’aux États-Unis. Où devons-nous chercher l’américanisme : dans les idées abstraites ou dans la réalité qui les contredit? Plus, le chômage chronique est-il américain ou non-américain ?

Ces lois répressives, que M. Dies défend, ont une longue histoire dans les pays européens où la période de transition de la démocratie au régime totalitaire a commencé pendant les vingt dernières années. Les représentants du congrès de la jeunesse ont ouvertement accusé la commission Dies de mépriser « l’américanisme ». Il me faudrait, en tant qu’étranger, au moins un an pour étudier ce problème compliqué, mais je ne sais pas si un séjour prolongé (de ma part) aux États-Unis est compatible avec les principes de l’américanisme.

Il faut évidemment reconnaître que le Comintern lui-même a largement préparé cette persécution qui le frappe. Pendant des années, il a systématiquement exigé que ses ennemis politiques de gauche soient réprimés par les gouvernements démocratiques. Ce comportement honteux nous a donné la possibilité de prédire, il y a longtemps, que le Comintern serait, à la fin, pris au piège qu’il préparait aux autres. Et c’est ce qui est arrivé. Browder ne se lassait pas d’exiger des mesures de police contre les prétendus « trotskystes ». A la fin, la police s’est conduite de façon très impolie avec Browder lui-même.

Nous ne sommes pas vindicatifs à cet égard. Le fait qu’il ait utilisé un faux passeport ne nous remplit pas d’une pieuse horreur. Il m’est arrivé moi-même d’utiliser un faux passeport dans ma lutte contre le tsarisme et la réaction de toute espèce. Le malheur ne consiste pas dans le fait que Browder ait réussi une ou deux fois à tromper la police, fasciste ou autre, mais dans le fait qu’il trompe systématiquement les ouvriers américains. La lutte contre cette duperie est une tâche politique élémentaire. Une commission du Congrès convient aussi bien à ce combat que la presse ouvrière et les organes législatifs nationaux.

Je ne donne aucun soutien cependant à ceux des dirigeants de syndicats et de partis ouvriers qui, inspirés par leurs sentiments patriotiques, excluent les communistes de leurs organisations. Je considère cette politique comme aussi malfaisante que les lois répressives contre le parti communiste. Un syndicat ne peut faire son travail que s’il est construit sur les principes de la démocratie ouvrière. Il est facile de chasser les staliniens par des mesures bureaucratiques. Il est plus difficile de libérer les ouvriers de la confiance qu’ils ont en eux. Mais c’est seulement cette seconde voie qui peut guérir le mouvement ouvrier et le diriger vers une phase plus élevée.

Le Comintern a menti, trompé et trahi, tellement que la vérité toute franche est, contre lui, l’arme la plus efficace. C’est cette tâche que j’ai entreprise : dire la vérité sur les activités du Kremlin et du Comintern. Je ne promets pas de révélation sensationnelle. Mais il n’en est pas besoin. Quelles révélations peuvent surpasser la procédure des procès de Moscou, la liquidation de la vieille garde bolchevique, la liquidation des généraux rouges, la brutale alliance avec Hitler et les zigzags scandaleux du Comintern sous le fouet du Kremlin? Mais je peux aider à assembler les différents morceaux de cette image en un tout et à en dévoiler la signification interne.

Quand les travailleurs comprendront le rôle historique réactionnaire du stalinisme, ils s’en détourneront avec aversion. C’est pour aider les ouvriers à faire cela que j’ai accepté de comparaître devant la commission Dies.