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Plékhanov (par Trotski)
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 24 avril 1922 |
La guerre a fait le bilan de toute une époque du mouvement socialiste; elle a jugé et pesé les chefs de cette époque. Parmi ceux qu'elle a liquidé sans pitié, se trouve G.V. Plekhanov. C'était un grand homme. Il est attristant de penser que toute la jeune génération actuelle du prolétariat qui a rejoint le mouvement depuis 1914 ne connaît Plekhanov que comme protecteur des Alexinsky[1], collaborateur des Avksentiev[2] et de pensée presque parallèle à celle de la trop célèbre Breshkovskaya[3]. Cela revient à dire qu'ils ne connaissent de Plekhanov que l'homme de l'époque de déclin « patriotique ». Mais c'était véritablement un grand homme et une grande figure de l'histoire de la pensée sociale russe.
Plekhanov n'a pas inventé la théorie du matérialisme historique; il ne l'a pas non plus enrichie de nouveaux résultats scientifiques. Mais il l'a introduite dans la vie de la Russie, et c'est là une réussite d'une grande signification.
Il était nécessaire de dépasser les préjugés révolutionnaires nationaux de l'intelligentsia russe, dans lesquels s'exprimait une arrogance d'arriérés. Plekhanov « nationalisa » la théorie marxiste, et par là, « dénationalisa » la pensée révolutionnaire russe. A travers Plekhanov, elle commença à parler pour la première fois le langage de la véritable science : elle établit son lien idéologique avec le mouvement ouvrier mondial et ouvrit de véritables perspectives et possibilités pour la révolution russe en lui trouvant un fondement dans la loi objective du développement économique.
Plekhanov n'a pas inventé la dialectique matérialiste, mais il fut son défenseur convaincu, passionné et brillant en Russie depuis le début des années 80. Ceci exigeait la plus grande pénétration, une vision historique large et une pensée noble et courageuse. Chez Plekhanov, ces qualités étaient mêlées à une brillante expression et à un esprit doué. Le premier défenseur russe du marxisme maniait merveilleusement bien l'épée. Combien de blessures a-t-il données ! Certaines étaient fatales, comme celles qu'il infligea à Mikhailovsky, le talentueux épigone du narodnikisme. Afin d'apprécier la force de la pensée de Plekhanov, il faut comprendre combien était tendue cette atmosphère de préjugés narodnikistes, subjectivistes, idéalistes, qui dominaient dans les cercles radicaux de la Russie et de l'émigration russe. Et ces cercles représentaient la force la plus révolutionnaire qui surgit de Russie dans la deuxième partie du XIX° siècle.
Le développement de la conscience de l'actuelle jeunesse travailleuse avancée emprunte (heureusement) des chemins tout autres. Le plus grand soulèvement social dans l'histoire se situe entre nous et l'époque où eut lieu le duel Beltov-Mikhailovsky. (Sous le pseudonyme de Beltov, Plekhanov arriva à faire passer, malgré la censure tsariste, son pamphlet brillant et triomphal, (« Sur la question du développement de la vision moniste de l'histoire ».) C'est pourquoi la forme des meilleures œuvres polémiques de Plekhanov, c'est-à-dire précisément les plus brillantes, ont vieilli, comme a vieilli la forme de l'Anti-Durhing » d'Engels. Pour un jeune travailleur qui réfléchit, le point de vue de Plekhanov est infiniment plus compréhensible et plus près de lui que les points de vue qu'il détruisit. En conséquence, il faut au jeune lecteur plus d'attention et d'imagination pour reconstruire dans son esprit et des subjectivistes qu'il ne lui en faut pour apprécier la force et la justesse des coups de Plekhanov. C'est pourquoi ses livres ne peuvent avoir aujourd'hui une très grande diffusion. Mais le jeune marxiste qui a la possibilité de travailler régulièrement à l'élargissement et à l'approfondissement de sa vision du monde, se tournera inévitablement vers la source originale de la pensée marxiste en Russie — vers Plekhanov. Pour cela, il sera chaque fois nécessaire de se remettre rétrospectivement dans l'atmosphère idéologique du mouvement radical russe des années 60 aux années 90. Ce n'est pas une tâche facile, mais en échange, la récompense sera un élargissement des horizons théoriques et politiques, et le plaisir esthétique que donne l'effort couronné de succès vers la pensée claire dans la lutte contre le préjugé, la stagnation et la bêtise.
Malgré la grande influence qu'exercèrent les maîtres de la littérature française sur Plekhanov, il resta tout entier un représentant de la vieille école des publicistes russes (Bielinsky), Herzen, Tchernytchevsky. Il aimait écrire longuement, et n'hésitait jamais à faire des digressions ni à amuser le lecteur avec un trait d'esprit, une citation, encore une histoire spirituelle... A notre époque soviétique, qui coupe en morceaux les mots trop longs et puis comprime les parties de plusieurs mots en un seul, le style de Plekhanov semble être passé de mode. Mais il reflète toute une époque et, à sa manière, reste magnifique. Il bénéficie de l'influence française en ce qui concerne la justesse de la formulation et la lucidité de l'exposition.
A son avantage et à son désavantage, Plekhanov, comme orateur, se distinguait par les mêmes qualités qu'il possédait en tant qu'écrivain. Quand on lit des livres de Jaurès, même ses œuvres historiques, on a l'impression de lire le discours d'un orateur. Avec Plekhanov, c'était juste le contraire. Dans ses discours, on entend parler l'écrivain. La littérature oratoire aussi bien que le discours littéraire peuvent atteindre à de très grandes réussites. Mais malgré tout, la littérature et le discours sont deux domaines très différents, et deux arts bien distincts. C'est pourquoi les livres de Jaurès lassent par leur intensité oratoire. Pour la même raison, l'orateur Plekhanov donnait souvent l'effet double — donc refroidissant — d'être le lecteur habile de son propre article.
Il atteignit les hauteurs des controverses théoriques dans lesquelles des générations entières de l'intelligentsia russe n'étaient jamais de se plonger, car là, la matière même de la controverse rapprochait davantage l'art de l'écriture et celui du discours. Sa plus grande faiblesse était dans les discours de caractère purement politique, c'est-à-dire ceux dont la tâche était de rapprocher l'auditoire par l'unité des conclusions concrètes, et de fondre ses volontés en une volonté unique. Plekhanov parlait comme un observateur, comme un critique, un publiciste, mais pas comme un dirigeant. Il ne devait jamais avoir la possibilité de s'adresser directement aux masses, de les appeler à l'action, de les conduire. Ses faiblesses avaient la même source que son plus grand mérite : c'était un précurseur, le premier défenseur du marxisme sur la terre russe.
Nous avons dit que Plekhanov n'avait guère laissé d'œuvres dont la classe ouvrière puisse faire un usage large et quotidien. La seule exception est peut-être l'Histoire de la Pensée Socialiste Russe; mais cette œuvre est loin d'être irréprochable du point de vue de la théorie. Les tendances conciliatrices et patriotiques de la politique de Plekhanov dans la dernière période, réussirent — du moins partiellement — à miner ses fondements théoriques. S'enfonçant dans le cul-de-sac des contradictions du social-patriotisme, Plekhanov se mit à chercher des prémisses autres que la théorie de la lutte des classes, à la fois en ce qui concerne les intérêts nationaux et des principes éthiques abstraits. Dans ses derniers écrits, il fait des concessions monstrueuses à la morale normative, cherchant à en faire un critère politique (« la guerre défensive est une guerre juste »). Dans l'introduction à l'Histoire de la Pensée Socialiste Russe, il limite la sphère de l'action de la lutte des classes au domaine des relations intérieures; dans les relations internationales, il remplace la lutte des classes par la solidarité nationale. (« Le cours du développement de toute société donnée, divisée en classes, est déterminé par le cours du développement de ces classes et de leurs relations mutuelles, c'est-à-dire d'abord par leur lutte antagoniste qui concerne l'ordre social interne, et deuxièmement par leur collaboration plus ou moins amicale où se pose la question de la défense du pays contre les attaques extérieures », G.V. Plekhanov, Histoire de la Pensée Socialiste Russe, Moscou, 1919, page 11, Edition russe.) Ici, il ne suis plus Marx, mais plutôt Sombart. Seuls ceux qui savaient comment il avait lutté avec succès, brillamment et sans relâche pendant des dizaines d'années contre l'idéalisme en général et la philosophie normative en particulier, contre l'école de Brentano et son falsificateur pseudo-marxiste Sombart — seuls ceux-là peuvent mesurer l'étendue de la décadence théorique de Plekhanov sous la pression de l'idéologie nationale-patriotique.
Mais cette décadence avait un fondement : le malheur de Plekhanov avait la même source que son mérite immortel : c'était un précurseur. Il n'était pas un dirigeant du prolétariat agissant, mais seulement son précurseur théorique. En polémique, il défendait les méthodes du marxisme, mais n'avait aucune possibilité de les appliquer dans l'action. Ayant vécu pendant plusieurs dizaines d'années en Suisse, il est resté un émigré russe. Le socialisme suisse municipal et cantonal, opportuniste et d'un très bas niveau théorique, ne l'intéressait guère. Il n'y avait pas de parti russe. Le « Groupe pour l'émancipation du travail » le remplaçait pour Plekhanov. C'était un petit cercle fermé de penseurs très proches les uns des autres (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch et Deutsch, condamné aux travaux forcés en Sibérie). Manquant de racine politiques, Plekhanov s'efforçait d'autant plus de renforcer les racines théoriques et philosophiques de sa position. En sa qualité d'observateur du mouvement ouvrier européen, il laissait très souvent de côté des manifestations politiques d'une grande importance de mesquinerie, de lâcheté, d'esprit conciliateur de la part des partis socialistes. Cependant, il était toujours sur le qui-vive en ce qui concernait l'hérésie théorique dans la littérature socialiste.
Ce manque d'équilibre entre la théorie et la pratique qui provenait des circonstances de la vie de Plekhanov, lui fut fatal. Malgré ses larges bases théoriques, il n'était pas préparé pour de grands événements politiques : déjà la révolution de 1905 le prit par surprise. Ce théoricien marxiste, brillant et profond, s'orienta dans les événements de la révolution par des moyens empiriques, par des évaluations essentiellement praticistes.
Il se sentait peu sûr de lui et, chaque fois que c'était possible, il gardait le silence, évitait les réponses claires, résolvait les problèmes par des formules algébriques ou des anecdotes spirituelles auxquelles il prenait un grand plaisir.
Je vis Plekhanov pour la première fois vers la fin de 1902, c'est-à-dire à l'époque où il terminait ses superbes campagnes théoriques contre le narodnikisme et contre le révisionnisme, et se trouvait face à face avec les problèmes politiques de la révolution imminente. En d'autres termes, le déclin de Plekhanov avait commencé. Je n'ai eu qu'une fois le privilège de voir et d'entendre Plekhanov au sommet, pourrait-on dire, de sa force et de sa renommée; c'était à la commission du programme du Deuxième Congrès du Parti (juillet 1903, à Londres). Les représentants du Groupe «Rabotcheïe Diélo», Martynov et Akimov, les représentants du Bund, Lieber et d'autres, et quelques délégués provinciaux essayaient de faire passer des amendements au projet de programme du parti qui était surtout l'œuvre de Plekhanov. Ces amendements étaient sur le plan théorique très incorrects et très mal venus. Dans les discussions de la commission, Plekhanov était inimitable et sans pitié. Sur chaque question et même sur chaque point de détail, il obligeait, en maniant sans effort son éclatante érudition, ses auditeurs, même ses contradicteurs, à se convaincre que le problème ne faisait que commencer là où les auteurs de l'amendement pensaient qu'il se terminait. Avec, dans son esprit, une conception claire, scientifique et totale du programme, sûr de lui-même, de son savoir et de sa force; avec une étincelle joyeuse et ironique dans ses yeux; avec une moustache en broussaille et joyeuse aussi; avec des attitude légèrement théâtrale, mais vivantes et expressives, Plekhanov qui était à la tribune, illuminait la nombreuse assistance comme un feu d'artifice humain d'érudition et d'esprit. Cela se reflétait dans l'admiration qui embrasait tous les visages, même ceux de ses adversaires, où le plaisir luttait avec l'embarras.
Dans la discussion des questions tactiques et organisationnelles à ce même congrès, Plekhanov était infiniment plus faible, paraissait parfois impuissant, rendait perplexes les mêmes délégués qui l'avaient admiré à la commission du programme.
Au Congrès International de Paris en 1889, Plekhanov avait déjà déclaré que le mouvement révolutionnaire en Russie vaincrait comme mouvement ouvrier ou pas du tout. Cela signifiait qu'en Russie, il n'y avait pas et ne pouvait y avoir de démocratie bourgeoise révolutionnaire capable de triompher. Mais de là s'ensuivait la conclusion que la révolution victorieuse, faite par le prolétariat, ne pouvait finir autrement que par la remise du pouvoir entre les mains du prolétariat. Mais Plekhanov reculait avec horreur devant cette conclusion. Ainsi il niait politiquement ses anciennes prémisses théoriques, sans en créer de nouvelles. D'où son impuissance et ses vacillations politiques, couronnées par sa grande déchéance patriotique.
En temps de guerre, comme au temps de la révolution, il ne restait aux véritables disciples de Pekhanov que de mener contre lui une lutte irréconciliable.
Les admirateurs et les disciples de Plekhanov à l'époque de son déclin, souvent inattendus et toujours sans valeur, ont rassemblé depuis sa mort, tous ses pires écrits en une édition séparée. Par là, ils n'ont fait qu'aider à séparer le faux Plekhanov du vrai. Le grand Plekhanov, le vrai, nous appartient entièrement et totalement. Il est notre devoir de rendre à la jeune génération sa figure spirituelle dans toute sa grandeur.