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Parlementarisme et révolution
Auteur·e(s) | Karl Radek |
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Écriture | 10 février 1919 |
...Vous m'écrivez que les camarades de Hambourg sont très contents de la décision de votre congrès constitutif de boycotter les élections de l'Assemblée nationale et voient dans l'opposition de Rosa Luxemburg et de K. Liebknecht une incompréhensible manifestation d'opportunisme. La chose n'est pas si simple cependant. La question ne se laisse pas trancher si simplement : « Nous sommes en faveur de la dictature des soviets, nous devons donc boycotter l'Assemblée nationale comme les bolcheviks l'ont fait ! » Avant de traiter la question en elle-même, je veux vous dire personnellement : lorsqu'en octobre, nos camarades autrichiens se hâtèrent de retourner en Autriche à la première nouvelle de l'explosion de la Révolution, j'ai eu un entretien avec les camarades influents des prisonniers de guerre autrichiens. Sur l'ordre du comité central nous fûmes unanimement d'accord que la question de la participation aux assemblées nationales des divers pays dépendait du degré de développement révolutionnaire en Hongrie, en Autriche, en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie, au moment où il faudrait prendre une décision. Je crois que vous avez eu l'occasion de vous convaincre que ni moi, ni Béla Kun, ni Muna, ni Toman, etc., n'avons une tendance à l'opportunisme. Et comme je sais que vous avez une certaine confiance en Lénine, je puis vous dire que lorsque je lui fis part du résultat de la discussion, non seulement il fut complètement d'accord, mais il me pria encore de bien répéter à chaque camarade partant pour l'Autriche : « On ne doit pas, au début de la Révolution, mener la politique que les bolcheviks n'ont appliquée qu'après leur victoire ».
Parce qu'une petite partie des masses révolutionnaires est déjà mûre pour cette politique, par expérience, intelligence ou instinct, on ne doit pas supposer que cette maturité existe dans les masses. Pour terminer le côté personnel de la question, je dirai encore : Lorsque je discutai une fois la question sous toutes ses faces avec Liebknecht, il me dit en riant : « Savez-vous, je me lève chaque matin adversaire de la participation aux élections et je m'endors chaque soir partisan ».
Vous ne devez pas considérer pour cela Liebknecht comme un fétu de paille entraîné par le vent, mais vous devez constater que la chose n'est pas si simple.
Comment se présente-t-elle donc ?
La démocratie bourgeoise et le parlementarisme furent un moyen d'éveiller, de rassembler et d'organiser les masses, d'obtenir des réformes qui améliorent la situation des masses et leur permettent de ne pas penser seulement à leur petit morceau de pain. Parce que tel était le cas, nous étions, nous marxistes, en opposition aux anarchistes et aux syndicalistes, favorables à la participation aux élections et au travail parlementaire, quoique nous sachions très bien que le parlementarisme corrompait les parlementaires et éveillait dans les masses l'espérance que les « élus » lutteraient pour elles.
Nous cherchions à faire disparaître ces résultats du parlementarisme par une propagande et une agitation claires et révolutionnaires, mais nous croyions que les avantages en surpassaient les inconvénients.
Les anarchistes et les syndicalistes prétendent que nous nous sommes trompés et qu'ils avaient raison ; ils considèrent la faillite de la 2e Internationale comme une conséquence de la corruption parlementaire. Ce n'est pas exact, les faits le prouvent déjà ; les syndicalistes et anarchistes comme Jouhaux, Cornelissen, Kropotkine ont trahi aussi bien que Scheidemann et Legien. L'Internationale ne s'est pas divisée parce que le crétinisme parlementaire domina en elle ; il ne domina en elle que pour les raisons qui provoquèrent sa faillite : parce que, dans l'époque paisible qui suivit 1890, la masse ouvrière n'était pas révolutionnaire, ne menait ni ne voulait mener aucune lutte révolutionnaire ; c'est pourquoi elle n'avait aucune force pour empêcher la guerre. L'opportunisme parlementaire fut le résultat de cette époque paisible où l'ouvrier espérait se libérer par des réformes, ce qui n'empêcha pas que l'opportunisme ait renforcé cette naïveté réformiste et ait rendu la faillite plus effrayante encore. Seule l'influence du galimatias anarcho-syndicaliste permet à beaucoup de jeunes camarades, en particulier, de dire que c'est nos désillusions parlementaires qui nous ont conduits a devenir les adversaires du parlementarisme et à inventer le « système » des soviets.
Vous vous souviendrez peut-être comment, en mars de l'année dernière, à l'école allemande du Parti, à Pétrograd, je vous signalais, à vous et à vos collègues, dans le rapport sur le congrès du Parti, que Lénine introduisit, dans la résolution sur la situation, un passage qui laissait au parti bolchevik une voie libre pour l'utilisation du Parlement. Je vous posais la question, à vous élèves du Parti : Pourquoi Lénine a-t-il fait cela, bien que les bolcheviks aient, peu de temps auparavant dissous l'Assemblée nationale ? Ils ne pensaient naturellement pas à en convoquer une nouvelle. Lorsque voua m'avez regardé tout déconcertés, je vous expliquai ceci : Lorsque les bolcheviks, dans les premiers mois de la résolution, étaient une minorité dans la classe ouvrière, ils propageaient le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ». Mais, malgré cela, ils étaient partisans de la convocation de l'Assemblée nationale. Kautsky croit que les bolcheviks espéraient alors y obtenir une majorité ; c'est naturellement un non-sens. Mais ils ne prévoyaient pas la prise du pouvoir, qui n'est possible que dans la forme des soviets, que dans un avenir éloigné, et c'est pourquoi ils étaient partisans de l'Assemblée nationale, afin d'employer sa tribune, la lutte qui s'y déroule, pour remuer les masses et pour les gagner à la pensée de la dictature du prolétariat. Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir — plus tôt qu'ils ne le pensaient — ils ne pouvaient pas l'organiser dans la forme de l'Assemblée nationale, même s'ils y avaient eu la majorité, ce qui n'était pas le cas. Ils savaient que la grande majorité des paysans étaient alors derrière les bolcheviks, desquels ils attendaient la terre ; mais ce n'est pas parce que la constitution de l'Assemblée nationale s'opposait aux volontés réelles de la majorité du peuple — grâce à l'absence d'organisation bolchevik dans les villages, grâce a l'identification erronée des socialistes révolutionnaires de gauche qui marchaient avec les bolcheviks avec les socialistes révolutionnaires de droite qui leur étaient opposés, grâce en un mot à la confusion paysanne — que les bolcheviks ont dissous la Constituante. Si tel avait été le cas, on aurait procédé à de nouvelles élections. La raison réelle est que nous avons vu que le parlementarisme ne peut être l'organe de l'établissement du socialisme. Pour l'établissement du socialisme, le travail commun des ouvriers et des techniciens dans les fabriques, le travail des travailleurs manuels et intellectuels dans les conseils d'ouvriers pour des buts divers et déterminés, est nécessaire. Un parlement formé de représentants des diverses classes ennemies ne peut servir de couronnement, de réunion à tous ces conseils ; seuls peuvent le faire la représentation de la classe qui construit le socialisme, le prolétariat, et les organisations qui le réalisent, les conseils d'ouvriers. Ce n'est pas par désillusion parlementaire que nous avons rejeté le parlementarisme, mais parce qu'il est inutile pour le but que la classe ouvrière triomphante doit se fixer, pour l'établissement du socialisme. Il était nécessaire tant qu'il fallait rassembler et réveiller les ouvriers ; il est inutile dès qu'il s'agit de bâtir la société socialiste. Mais si la classe ouvrière était vaincue pour un certain temps, nous aurions de nouveau le devoir de la rassembler et nous emploierions le parlement, d'autant plus que nos organisations et notre presse seraient plus persécutées. En mars 1918, après la grande défaite de notre politique extérieure à Brest, Lénine entrevoyait la possibilité d'une victoire passagère des ennemis. Il démontra alors aux camarades qu'il serait nécessaire, au cas où la voie parlementaire serait libre, de l'utiliser, pour élever la tête au-dessus des menées souterraines. Je me souviens que la prévoyance et l'élasticité de Lénine vous en imposait beaucoup, à vous écoliers allemands et autrichiens du Parti, lorsque je prenais cet exemple pour vous montrer combien la tactique des communistes doit être dialectique.
Mais le vin de la jeune révolution allemande vous est monté à la tête, à vous-mêmes et à vos adhérents. Vous avez cru, en décembre, qu'on pourrait vaincre rapidement les oppositions, et c'est pourquoi vous étiez alors pour le boycottage. Liebknecht, Rosa Luxembourg, Levi, comptaient avec la probabilité, au moins avec la possibilité d'une évolution plus lente, et c'est la raison pour laquelle ils étaient partisans de la participation aux élections. Ils voulaient utiliser la tribune de l'Assemblée nationale pour notre agitation. Lorsque j'arrivai à Berlin, avant le congrès constitutif du Parti, j'étais tout à fait d'accord avec eux. Ce ne fut que lorsque je vis l'opinion des organisations que je compris qu'ils ne réussiraient pas à entraîner la majorité, bien qu'ils aient eu raison. Le parti venait de naître, ses adhérents ressentaient le besoin de tirer une ligne de démarcation très nette entre eux et le reste du monde. Cette opinion prévalut. Les chefs du parti communiste savaient qu'ils n'auraient pas la majorité, ils comprenaient très bien les principes révolutionnaires qui parlaient en faveur du boycottage, et cependant ils s'engagèrent l'un après l'autre, publiquement, en faveur de la participation aux élections.
Pourquoi ? Précisément parce qu'ils devaient se dire : Si l'évolution ne se poursuit pas très rapidement, si elle ne dissout pas l'Assemblée nationale, il faut s'attendre à prendre part peut-être aux élections des Communes, des Etats et de l'Empire.
Aujourd'hui, où j'écris cette lettre, on ne sait naturellement pas avec quelle rapidité la révolution se développera. Comme je l'ai souvent écrit dans la presse russe, et comme je vous l'ai dit dans mes conférences, je suis convaincu que le développement de la révolution dans l'Europe occidentale sera lent à cause de la force et de l'organisation de la bourgeoisie et du manque d'alliés révolutionnaires pour le prolétariat, comme les paysans l'étaient en Russie. Ce serait un non-sens absolu de rejeter la possibilité d'employer un moyen, si petit soit-il, pour l'organisation et l'agitation communistes.
Pensez encore à une chose : malgré la lente évolution de la révolution mondiale, elle sera pleine de collisions et de luttes. Nous avons beau lutter de toutes nos forces contre l'émeute, nous ne pouvons empêcher que les masses populaires qui souffrent, se révoltent toujours de nouveau contre le renchérissement, le chômage, etc., qu'elles s'élancent dans un endroit, avant que la victoire générale soit possible. Nous avons beau mettre en garde et jeter l'alarme, après chacune de ces collisions, la bourgeoisie et ses sbires social-démocrates se jetteront d'abord sur les organisations communiste et leur presse et chercheront à les anéantir. Nous devons sans cesse compter que nous devrons toujours de nouveau disparaître de la surface. Ce serait stupide de renoncer « en principe » aux planches sur lesquelles nous pouvons toujours nous élever pour crier aux masses nos mots d'ordre. On peut dire : la bourgeoisie nous enlèvera toute possibilité d'activité légale. Laissons-la faire, mais ne renonçons pas nous-mêmes à ces possibilités. Lorsque, après les journées de janvier, nous avons fait reparaître la Rote Fahne interdite, pensez-vous que nous l'ayons fait avec la conviction que les bandes de Noske ne mettraient plus la main sur notre journal, par pitié pour les fondateurs assassinés de notre organe central ? Je crois si peu à l'immortalité légale de la Rote Fahne que je n'ai pas fait une seule visite à mes amis de la rédaction. Mais la conviction que la contre-révolution peut de nouveau détruire un jour notre vaillant journal ne nous supprime pas le devoir de tout mettre en œuvre pour le faire paraître. L'éventualité que l'emploi du moyen parlementaire nous soit rendu difficile ne doit pas nous conduire à y renoncer nous-mêmes « par principe ».
Pour terminer, encore deux enfantillages « de principe ». — Vous écrivez qu'un camarade a dit que la participation aux élections signifierait que nous « reconnaissons » l'Assemblée nationale. — Grand Dieu, je reconnais tout ce qui existe, parce que j'ai des yeux. Ce qui importe, c'est de savoir comment je le reconnais et comment je l'emploie. Quand nous disons, dans l'agitation des masses, que la démocratie bourgeoise n'est pas la voie du socialisme, mais que nous devons entrer dans l'Assemblée nationale pour le dire aussi aux masses qui ne viennent pas à nos assemblées, un cheval comprendrait. Par là, je réfute aussi l'argument de ce philosophe qui affirmait que la participation aux élections signifierait que nous considérons la révolution comme terminée. Non, cela signifie que nous reconnaissons quelle n'a fait que commencer...
Berlin, 10 février 1919.
Karl RADEK.