Pages du journal d'un publiciste, 14 septembre 1917

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1. La racine du mal[modifier le wikicode]

Prenons, par exemple, l'écrivain N. Soukhanov de la Novaïa Jizn : tout le monde conviendra à coup sûr que ce n'est pas le pire, mais l'un des meilleurs représentants de la démocratie petite-bourgeoise. Son penchant sincère pour l'internationalisme s'est manifesté dans les moments les plus difficiles, au plus fort de la réaction tsariste et du chauvinisme. Il a des connaissances et le désir de voir clair par lui-même dans les questions sérieuses ; sa longue évolution du socialisme révolutionnaire vers le marxisme révolutionnaire l'a démontré.

Il n'en est que plus caractéristique que même de tels hommes puissent, aux heures décisives de la révolution, en traiter les questions essentielles en offrant au lecteur des réflexions aussi superficielles que celles-ci :

«... Si grand que soit le nombre des conquêtes révolutionnaires que nous avons perdues au cours des dernières semaines, il en demeure une, la plus importante peut-être : le gouvernement et sa politique ne peuvent tenir que par la volonté de la majorité des Soviets. Toute l'influence qu'elle a abandonnée, la démocratie révolutionnaire l'a cédée de son plein gré ; ses organes démocratiques pourraient encore la recouvrer très facilement, comprenant comme il sied les exigences du moment, ils pourraient encore diriger sans peine dans la bonne voie la politique du Gouvernement provisoire. » (Novaïa Jizn n° 106, du 20 août.)

Ces lignes renferment sur la question la plus importante de la révolution la contre-vérité la plus superficielle et la plus monstrueuse, celle qui a d'ailleurs été répandue le plus souvent, dans différents pays, au sein de la démocratie petite-bourgeoise, et qui a perdu le plus de révolutions.

Quand on songe à la somme des illusions petites-bourgeoises soutenues dans le raisonnement que nous venons de citer, l'idée vous vient malgré vous à l'esprit que les citoyens de la Novaïa Jizn ne siègent point par hasard au congrès d'«unification»[1] à côté des ministres, des socialistes ministrables, à côté des Tsérétéli et des Skobélev, à côté de membres du gouvernement qui sont des camarades de Kérenski, Kornilov et Cie. Ce n'est nullement l'effet du hasard. Ils ont réellement, tous, un fonds d'idées commun : la confiance insensée des petits bourgeois en l'excellence des vœux pieux, confiance empruntée sans esprit critique à l'homme de la rue. Tous les raisonnements de Soukhanov et toute l'activité de ceux d'entre les mencheviks jusqu'auboutistes qui agissent de bonne foi sont justement pénétrés de cette confiance. C'est dans cette confiance petite-bourgeoise qu'est la racine du mal dont souffre notre révolution.

Soukhanov signerait à coup sûr des deux mains cette exigence du marxisme à l'égard de toute politique sérieuse, à savoir : se fonder sur des faits susceptibles d'une vérification objective précise. Essayons d'aborder de ce point de vue l'affirmation de Soukhanov contenue dans le passage que nous venons de citer.

Sur quels faits repose-t-elle ? Comment Soukhanov pourrait-il prouver que le gouvernement «ne peut tenir que par la volonté» des Soviets, que ces derniers pourraient «très facilement» «recouvrer toute leur influence » et modifier sans « peine » la politique du Gouvernement provisoire ?

Soukhanov pourrait invoquer, en premier lieu, son impression générale, l'«évidence» de la puissance des Soviets, le fait que Kérenski s'est présenté devant le Soviet, les paroles aimables de certains ministres, etc. Ce seraient naturellement de très médiocres preuves, ou plus exactement l'aveu d'un manque complet de preuves, d'un manque complet de faits objectifs.

Soukhanov pourrait invoquer, en deuxième lieu, le fait objectif que l'immense majorité des résolutions des ouvriers, des soldats et des paysans se prononcent résolument pour les Soviets et pour le soutien des Soviets. Ces résolutions, dirait-il, manifestent la volonté de la majorité du peuple.

Ce raisonnement est aussi coutumier que le premier chez l'homme de la rue. Mais il est tout à fait dénué de fondement.

La volonté de la majorité des ouvriers et des paysans, c'est-à-dire la volonté certaine de la majorité de la population, s'exprima, dans toutes les révolutions, en faveur de la démocratie. L'immense majorité des révolutions se sont néanmoins terminées par la défaite de la démocratie.

Compte tenu de cette expérience de la majorité des révolutions, notamment de celle de 1848 (qui ressemble le plus à la nôtre), Marx raillait cruellement les démocrates petits-bourgeois qui entendaient vaincre à coups de motions, en invoquant la volonté de la majorité du peuple.

Notre propre expérience apporte une preuve encore plus tangible au dossier. Au printemps de 1906, la majorité des résolutions des ouvriers et des paysans étaient, sans aucun doute, en faveur de la première Douma. La majorité du peuple était, à n'en pas douter, derrière celle-ci. Le tsar réussit néanmoins à la dissoudre, l'essor des classes révolutionnaires (grèves ouvrières et agitations paysannes du printemps de 1906) ayant été trop faible pour une nouvelle révolution.

Méditez l'expérience de la révolution actuelle. En mars-avril et en juillet-août 1917, la majorité des résolutions était pour les Soviets, la majorité du peuple était pour les Soviets. Pourtant chacun voit, sent, comprend, qu'en mars-avril la révolution allait de l'avant et qu'en juillet-août elle recule. Par conséquent, invoquer dans les questions concrètes de la révolution l'opinion de la majorité du peuple, n'a encore rien de décisif.

L'invoquer comme une preuve, c'est offrir du même coup le modèle des illusions petites-bourgeoises, c'est refuser de reconnaître la nécessité de vaincre dans la révolution les classes ennemies, de renverser le pouvoir politique qui les défend ; or, la «volonté de la majorité du peuple» n'y suffit pas, il faut encore la force des classes révolutionnaires qui veulent et savent se battre, il faut une force susceptible d'écraser au moment et à l'endroit décisifs la force adverse.

Que de fois n'est-il arrivé dans les révolutions à des forces peu nombreuses, mais bien organisées, bien armées, bien centralisées, appartenant aux classes dirigeantes des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, de vaincre en détail les forces de la «majorité du peuple» mal organisées, mal armées et divisées ?

Il ne serait digne que du petit bourgeois le plus obtus à l'heure où la lutte des classes est particulièrement aggravée par la révolution, de substituer aux questions concrètes de cette lutte des considérations «générales» sur la «volonté du peuple».

En troisième lieu, Soukhanov produit dans le raisonnement cité un «argument» également assez habituel chez l'homme de la rue. Il invoque le fait que «la démocratie révolutionnaire a cédé de son plein gré toute l'influence qu'elle a abandonnée». Et il semble en déduire que l'influence cédée «de plein gré» peut être facilement recouvrée...

Raisonnement qui ne vaut rien. D'abord, le retour de ce qui a été volontairement cédé suppose le «consentement de plein gré» de celui qui en a profité. Il en découle que ce consentement de plein gré nous est donné. A qui a-t-on «cédé» ? Qui a bénéficié de l'«influence» cédée par la «démocratie révolutionnaire» ?

Il est extrêmement caractéristique que cette question, capitale pour un politique qui a de la tâte, ait été complètement éludée par Soukhanov... Pourtant tout est là, il est essentiel de savoir en quelles mains se trouve en fait ce qu'a «cédé de son plein gré» la «démocratie révolutionnaire» (passez-moi le mot).

Et c'est justement ce fait essentiel que Soukhanov élude, comme l'éludent tous les mencheviks et tous les socialistes-révolutionnaires, tous les démocrates petits-bourgeois en général.

Continuons. Peut-être une «concession faite de plein gré» entre enfants est-elle facile à retirer ? Si la petite Katia a, de son plein gré, cédé sa balle à la petite Macha, il est bien possible qu'elle puisse la «recouvrer très facilement». Mais, exception faite de l'intellectuel russe, peu de gens se permettront d'appliquer ces notions à la politique, à la lutte des classes.

En politique l'abandon volontaire de l'«influence» atteste de la part de celui qui le consent tant de débilité, un si grand manque de caractère, une telle veulerie qu'on ne peut généralement en «déduire» qu'une chose, à savoir : celui qui abandonne de plein gré son influence «mérite» qu'on la lui retire et aussi son droit à l'existence. En d'autres termes, l'abandon volontaire de l'influence ne «démontre» par lui-même qu'un autre fait inéluctable : celui à qui vous avez cédé volontairement l'influence vous ravira jusqu'à vos droits.

Si la «démocratie révolutionnaire» a cédé de plein gré son influence, c'est que ce n'était pas une démocratie révolutionnaire, mais une démocratie petite-bourgeoise vile et poltronne, qui ne s'est pas encore débarrassée de la servilité et que ses ennemis pourront (justement après cette concession de sa part) dissoudre ou simplement réduire à néant, en la laissant mourir également («de son plein gré », de même qu'elle abandonna «de son plein gré» son influence.

Considérer les actions des partis politiques comme des caprices, c'est renoncer à toute étude de la politique. Or, une action telle que «l'abandon de plein gré de l'influence» exercée par deux grands partis jouissant, d'après tous les renseignements, toutes les informations et tous les résultats objectifs des élections, de la majorité dans le peuple, une telle action doit être expliquée. Elle ne peut pas être fortuite. Elle doit nécessairement être fonction de la situation économique déterminée de quelque grande classe populaire, fonction du développement historique des deux partis en question.

Le raisonnement de Soukhanov caractérise de façon remarquable, typique, les milliers de raisonnements analogues de l'homme de la rue, parce qu'il repose en fait sur la notion de bonne volonté («de plein gré»), et ignore l'histoire des partis considérés ici. Soukhanov, dans ses considérations, a simplement biffé cette histoire, oubliant que les concessions volontaires en matière d'influence ont, à vrai dire, commencé le 28 février, lorsque le Soviet exprima sa confiance à Kérenski et approuva l'«accord» avec le Gouvernement provisoire. Le 6 mai fut une concession vraiment prodigieuse en matière d'influence. Dans l'ensemble, nous sommes en présence d'un phénomène dont la signification est claire : les partis socialiste-révolutionnaire et menchevique se sont tout de suite placés sur le plan incliné et ont glissé de plus en plus vite. Après les 3-5 juillet, ils ont roulé au fond de l'abîme.

Dire maintenant que la concession a été faite de plein gré, que l'on peut «très facilement» faire faire demi-tour à droite à de grands partis politiques ; que l'on peut compter les inciter «sans peine» à prendre une direction contraire à celle qu'ils suivent depuis de longues années (et depuis de longs mois de révolution), que l'on peut «très facilement» se sortir de l'abîme et remonter la pente, n'est-ce pas là atteindre les limites de la légèreté ?

En quatrième lieu, enfin, Soukhanov pourrait, à l'appui de sa thèse, invoquer que les ouvriers et les soldats qui donnent leur confiance au Soviet sont armés, ce qui leur permet de recouvrer «très facilement» toute leur influence. Mais c'est sur ce point-là, peut-être le plus important, que tout ne va pas pour le mieux dans les raisonnements de l'homme de la rue reproduits par l'écrivain de la Novaïa Jizn.

Comparons, pour être aussi concret que possible, les journées des 20 et 21 avril à celles qui vont du 3 au 5 juillet.

L'indignation des masses contre le gouvernement éclate le 20 avril. Un régiment en armes descend dans la rue, à Petrograd, et va pour arrêter le gouvernement. L'arrestation n'a pas lieu. Mais le gouvernement voit très bien qu'il est sans appui. Il n'a pas de troupes derrière lui. Un tel gouvernement peut en effet être «très facilement» renversé, et il adresse un ultimatum au Soviet : ou je m'en irai, ou vous me soutiendrez.

La même explosion d'indignation des masses, contenue par tous les partis, mais qui éclate malgré toutes les mesures prises pour la contenir, se produit le 4 juillet. Même manifestation antigouvernementale en armes. Mais voici l'énorme différence, les chefs socialistes-révolutionnaires et mencheviques, empêtrés dans leurs combinaisons et détachés du peuple, s'entendent dès le 3 juillet avec la bourgeoisie pour appeler les troupes de Kalédine à Petrograd. Voilà le fait essentiel !

Kalédine l'a dit avec une franchise toute militaire à la conférence de Moscou : c'est pourtant vous-mêmes, ministres socialistes, qui «nous» avez appelés à la rescousse le 3 juillet !... Personne n'a osé démentir Kalédine à la conférence de Moscou, parce qu'il disait la vérité. Kalédine raillait les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui devaient se taire. Le général cosaque leur crachait au visage : « Divine rosée ! » dirent-ils en s'essuyant la figure.

Les journaux bourgeois ont cité ces paroles de Kalédine ; la Rabotchaïa Gazéta menchevique et le Diélo Naroda socialiste-révolutionnaire ont dissimulé à leurs lecteurs cette déclaration politique la plus importante de toutes celles qui furent faites à la conférence de Moscou.

Il est advenu que le gouvernement a, pour la première fois, reçu tout spécialement l'appui des troupes de Kalédine, tandis que les troupes résolues, vraiment révolutionnaires, et les ouvriers, furent désarmés. Voilà le fait essentiel que Soukhanov élude et oublie «très facilement», mais qui reste un fait acquis. Et c'est le fait déterminant à cette étape précise de la révolution, pour la première révolution.

A l'endroit décisif, sur le front puis à l'armée, le pouvoir est passé aux Kalédine. C'est un fait. Les éléments les plus actifs des troupes qui leur sont hostiles sont désarmés. Que les Kalédine ne mettent pas aussitôt le pouvoir à profit pour instituer une dictature complète, voilà qui ne dément nullement qu'ils détiennent le pouvoir. Le tsar ne détenait-il pas le pouvoir après décembre 1905 ? Et les circonstances ne l'obligèrent-elles pas à en user avec tant de circonspection qu'il dut convoquer deux Doumas avant d'assumer la totalité du pourvoir, c'est-à-dire avant d'accomplir un coup d'Etat[2]?

On juge un pouvoir à ses actes et non à ses paroles. Depuis le 5 juillet, les actes du gouvernement montrent que les Kalédine exercent le pouvoir et progressent lentement, mais sûrement, obtenant chaque jour des «concessions» grandes et petites : c'est, un jour, l'impunité des élèves-officiers qui ont saccagé la Pravda, qui tuent les militants de la Pravda, qui procèdent à des arrestations arbitraires ; c'est, le lendemain, la loi sur l'interdiction des journaux, la loi sur l'interdiction des réunions et des congrès, la loi sur le bannissement sans jugement, la loi sur l'emprisonnement pour outrage aux «ambassadeurs des puissances amies», la loi sur les travaux forcés pour atteinte à l'autorité du gouvernement, la loi rétablissant la peine de mort sur le front, etc., et ainsi de suite.

Les Kalédine ne sont pas des imbéciles. Pourquoi se précipiteraient-ils, tête baissée, au risque d'échouer, quand ils obtiennent chaque jour morceau par morceau, ce dont ils ont besoin ? Et ces benêts de Skobélev et de Tsérétéli, de Tchernov et d'Avksentiev, de Dan et de Liber, de s'écrier : «Victoire ! Triomphe de la démocratie !» à chaque progrès des Kalédine, voyant une «victoire» dans le fait que les Kalédine, les Kornilov et les Kérenski ne les avalent pas d'une bouchée ! !

La racine du mal, c'est que les masses petites-bourgeoises sont portées par leur situation économique même à une inconscience et une crédulité étonnantes, qu'elles sont encore plongées dans un demi-sommeil et grommellent en rêve : Ce qui a été abandonné de plein gré peut être «très facilement» recouvré ! Essayez un peu de le recouvrer, de le faire rendre de plein gré par les Kalédine et les Kornilov !

La racine du mal, c'est que les publicistes «démocrates» entretiennent, au lieu de les combattre, les pires illusions d'une petite bourgeoisie stupide.

A considérer les choses comme doivent le faire l'historien politique en général et le marxiste en particulier, c'est-à-dire en examinant les événements dans leur enchaînement, il devient tout à fait évident que le revirement décisif, loin d'être «facile» en ce moment, est au contraire devenu absolument impossible, à moins d'une nouvelle révolution.

Je ne me demande pas si cette révolution est souhaitable ou non, je ne me demande pas si elle peut être légale et pacifique (d'une façon générale l'histoire a connu des exemples de révolutions pacifiques et légales). Je constate seulement l'impossibilité historique d'un revirement décisif sans nouvelle révolution. Car le pouvoir est déjà en d'autres mains, la «démocratie révolutionnaire» ne l'a déjà plus, d'autres l'ont déjà pris et affermi. Et l'attitude des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique n'est pas fortuite ; c'est le produit de la situation économique de la petite bourgeoisie et le résultat d'une longue suite d'événements politiques qui vont du 28 février au 6 mai, du 6 mai au 9 juin, du 9 juin au 18 et au 19 (l'offensive), etc. Il faut désormais un revirement dans la situation du pouvoir, dans la composition du gouvernement, dans les conditions d'activité des plus grands partis, et dans l'«orientation» de la classe qui les alimente. De tels revirements sont historiquement inconcevables, à moins d'une nouvelle révolution.

Au lieu d'expliquer au peuple les principales conditions historiques d'une nouvelle révolution, ses prémisses économiques et politiques, ses objectifs politiques, les rapports de classe qui lui correspondent, etc., Soukhanov et la multitude des démocrates petits-bourgeois endorment le peuple avec tout un jeu d'arguments futiles et d'apaisements mutuels d'après lesquels nous «recouvrerons tout sans peine», «très facilement», d'après lesquels «la plus importante» des conquêtes révolutionnaires «demeure». Il y a tout un galimatias de ce genre, superficiel, ignare, vraiment criminel.

Les signes d'un profond revirement social sont là. Ils indiquent nettement la direction du travail. L'influence des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks baisse manifestement au sein du prolétariat, tandis que grandit manifestement celle des bolcheviks. Signalons entre autres que même les élections du 20 août ont donné un accroissement de voix en faveur des bolcheviks, par rapport aux élections de juin aux Doumas[3] d'arrondissement de Petrograd. Cela, en dépit de l'entrée des «troupes de Kalédine à Petrograd» !

Au sein de la démocratie petite-bourgeoise, qui ne peut manquer d'hésiter entre la bourgeoisie et le prolétariat, le revirement est objectivement attesté par le renforcement, l'accentuation, le progrès des tendances révolutionnaires internationalistes : Martov et d'autres parmi les mencheviks, Spiridonova, Kamkov et d'autres parmi les socialistes-révolutionnaires. Point n'est besoin de dire que la famine imminente, la débâcle économique, des défaites sur le front sont susceptibles de hâter extraordinairement ce revirement vers le passage du pouvoir au prolétariat soutenu par les paysans pauvres.

2. Corvée et socialisme[modifier le wikicode]

Des adversaires les plus haineux du socialisme lui rendent parfois service par le zèle inconsidéré de leurs «révélations». Ils s'attaquent justement à ce qui suscite la sympathie et mérite d'être imité. Le caractère même de leurs attaques ouvre les yeux au peuple sur l'infamie de la bourgeoisie.

C'est ce qui vient d'arriver à l'un des plus infâmes journaux de la bourgeoisie, la Rousskaïa Volia, qui a publié, le 20 août, une correspondance d'Ekatérinbourg, intitulée «La corvée». Nous y lisons ce qui suit :

«... Le Soviet des députés ouvriers et soldats a introduit la corvée, dans notre ville, pour les citoyens possédant des chevaux. Ils doivent à tour de rôle mettre leurs chevaux à la disposition des membres du Soviet appelés à se déplacer pour motifs de service.

Un tour de service a été arrêté, et chaque citoyen possesseur d'un cheval est régulièrement informé par écrit du lieu, du jour et de l'heure où il doit se rendre à son tour avec son cheval.

Pour donner plus de poids à cet «ordre», il y est ajouté : «En cas d'inexécution de la présente, le Soviet louera des voitures et des cochers à vos frais, jusqu'à concurrence de 25 roubles... »

Le défenseur des capitalistes, naturellement, s'indigne. Les capitalistes voient d'un œil serein l'immense majorité de la population, astreinte non seulement à la «corvée», mais encore au bagne des fabriques, des mines et plus généralement du salariat, et souvent vouée à la faim par le chômage, lutter toute sa vie contre le besoin. Les capitalistes considèrent ce spectacle d'un œil serein.

Mais quand les ouvriers et les soldats imposent aux capitalistes une obligation d'intérêt général, même minime, messieurs les exploiteurs crient à la «corvée» ! !

Demandez à n'importe quel ouvrier, à n'importe quel paysan, s'il serait fâcheux que les Soviets des députés ouvriers et soldats fussent le seul pouvoir dans l'Etat et se missent à instituer partout pour les riches des obligations d'intérêt général, telles que des tours de service obligatoires pour les chevaux, les automobiles et les bicyclettes, des heures de travail obligatoire quotidien dans les bureaux pour l'inventaire des produits alimentaires, le recensement des indigents, etc., etc.

Tout ouvrier, tout paysan, sauf peut-être le koulak, dira que ce serait bien.

Et cela est vrai. Ce n'est pas encore le socialisme, ce n'est qu'un premier pas vers le socialisme, mais c'est justement ce qu'il faut tout de suite, d'urgence, au pauvre peuple. Sans mesures de cet ordre, le peuple ne peut être sauvé de la famine et de la ruine.

Pourquoi donc le Soviet d'Ekaterinbourg reste-t-il une rare exception ? Pourquoi de telles mesures ne sont-elles pas prises dans toute la Russie depuis longtemps, pourquoi ne constituent-elles pas tout un système ?

Pourquoi, après avoir imposé aux riches l'obligation de mettre leurs chevaux à la disposition de la société, ne les oblige-t-on pas à rendre des comptes détaillés sur leurs opérations financières, notamment sur les fournitures l'Etat, sous un contrôle analogue des Soviets, avec des «informations régulières par écrit» sur le lieu et le moment de la présentation des comptes et du paiement des impôts ?

Parce que l'immense majorité des Soviets sont dirigés par des chefs «socialistes-révolutionnaires » et mencheviques passés en réalité à la bourgeoisie, entrés dans le gouvernement bourgeois, tenus de le soutenir et qui ont trahi la démocratie en même temps que le socialisme. Ces chefs s'occupent de passer des «accords» avec la bourgeoisie qui, loin de permettre d'imposer par exemple aux riches, à Petrograd, des charges d'intérêt général, s'oppose depuis des mois à des réformes beaucoup plus modestes.

Ces chefs se mentent à eux-mêmes et trompent le peuple en alléguant que «la Russie n'est pas encore mûre pour le socialisme».

Pourquoi faut-il considérer cet argument comme une tromperie ?

Parce que les arguments de ce genre tendent à présenter les choses sous un jour faux, à faire croire qu'il s'agissait d'une transformation d'une complexité et d'une difficulté sans nom, appelée à faire violence aux habitudes de dizaines de millions d'hommes. Les choses sont présentées sous un jour faux pour faire croire que l'on voulait «instaurer» le socialisme en Russie simplement par décret, sans tenir compte du niveau de la technique, de l'abondance des petites entreprises, des habitudes et de la volonté de la majorité de la population.

Ce n'est que mensonge d'un bout à l'autre. Personne n'a jamais rien proposé de semblable. Aucun parti, aucune personnalité ne se propose d'«instaurer le socialisme» par décret. Il s'agissait et il s'agit exclusivement de mesures qui, comme l'établissement d'un service social obligatoire pour les riches à Ekatérinbourg, sont pleinement approuvées par la masse des pauvres, c'est-à-dire par la majorité de la population ; mesures pleinement parvenues à maturité au point de vue technique et culturel, et qui soulageront tout de suite la situation des pauvres, permettront d'atténuer et de répartir plus également les charges pénibles du temps de guerre.

Près de six mois de révolution se sont déjà écoulés, et les chefs socialistes-révolutionnaires et mencheviques continuent à entraver l'application de toutes les mesures de ce genre et à trahir les intérêts du peuple au profit de l'«accord » avec la bourgeoisie.

Tant que les ouvriers et les paysans ne comprendront pas que ces chefs sont des traîtres, qu'il faut les chasser, les relever de toutes leurs fonctions, les travailleurs resteront inévitablement asservis à la bourgeoisie.

  1. Le congrès d'unification menchevique, qui se tint à Petrograd du 19 an 26 août (1-8 septembre) 1917, avait pour but de réunir en un seul parti les multiples formations mencheviques. Y assistèrent les mencheviks «jusqu'auboutistes» (partisans de Plékhanov et de Potressov), les mencheviks internationalistes (partisans de Martov) et les représentants du journal Novaïa Jizn, qui avaient pris une part active à sa convocation. A la majorité des voix, le Congrès opta pour la poursuite de la guerre «jusqu'à la victoire», approuva la participation des socialistes au Gouvernement provisoire bourgeois et lui exprima sa confiance. Le Congrès élut un comité central composé de P. Axelrod, F. Dan, Martov, I. Tsérétéli, N. Tchkhéidzé et autres. En cours de travaux, des divergences se manifestèrent et l'unification des mencheviks ne fut pas réalisée. [N.E.]
  2. Il s'agit du coup d'Etat du 3 juin, qui inaugura la période de la «réaction stolypinienne ». Le 3 (16) juin 1907 fut promulgué le Manifeste du tsar annonçant la dissolution de la IIe Douma d'Etat et des amendements à la loi électorale. Conformément à la nouvelle loi, la représentation des propriétaires terriens et de la bourgeoisie commerçante et industrielle était notablement majorée, tandis que celle des paysans et ouvriers déjà minime, était encore diminuée. La décision venait en violation flagrante du Manifeste du 17 octobre 1905 et de la loi fondamentale de 1906, suivant lesquels les lois ne pouvaient être promulguées sans l'approbation de la Douma d'Etat. La IIIe Douma, élue conformément à la nouvelle loi, se réunit le 1er (14) novembre 1907 ; elle était composée essentiellement de Cent-Noirs et d'octobristes. [N.E.]
  3. Au cours des élections aux Doumas d'arrondissement de Pétrograd, qui eurent lieu du 27 mai au 5 juin (du 9 au 18 juin) 1917, les bolcheviks recueillirent environ 20% des voix. Aux élections à la Douma de Petrograd qui eurent lieu le 20 août (2 septembre) 1917, les bolcheviks réunirent 33% des suffrages. [N.E.]