Pétrograd (1919)

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Le deuxième anniversaire de la révolution d’octobre a concentré sur Pétrograd l’attention particulière du pays tout entier. De nouveau, comme il y a deux ans, la ville était sous le coup d’une grave menace, venue du Sud-Ouest, et, comme fin d’octobre 1917 (vieux style), le sort de la grande cité fut décidé sur les hauteurs de Poulkovo.

Les opérations militaires des deux adversaires étaient alors enveloppées d’une sorte de brouillard impénétrable. Personne ne pouvait nous dire, même en chiffres approximatifs, quelles étaient les forces qui avaient pris l’offensive contre nous. Tandis que les uns les estimaient à un millier de Cosaques, d’autres disaient trois, cinq et même dix mille hommes. La presse bourgeoise et les rumeurs que la bourgeoisie mettait en circulation (la bourgeoisie et la presse étaient encore passablement verbeux à cette époque) exagéraient démesurément les effectifs de Krasnov. Je me souviens d’avoir reçu les premiers renseignements précis du camarade Voskov, qui, ayant aperçu les colonnes de Cosaques à Sestroczk, affirmait catégoriquement qu’il y avait tout au plus dix mille sabres. Mais, nous avions aussi à craindre l’arrivée, à marche forcées, d’autres unités ; d’autant plus que le camarade Voskov ne parlait que des troupes amenées par le chemin de fer.

La quantité numérique des forces dont nous disposions pour les opposer aux cosaques était aussi indéterminée. Nous disposions de la garnison de Pétrograd, très nombreuses, il est vrai, mais composée de régiments qui avaient déjà perdu leur allant au cours des premières heures de la révolution. La vieille discipline s’en allait avec le vieux commandement. La révolution exigeait la destruction du vieux mécanisme de la guerre, mais la nouvelle discipline militaire, qui devait le remplacer, s’ébauchait à peine. On recrutait, en toute hâte, des détachements de gardes rouges, mais quelle serait leur combativité ? Nul ne le savait à cette date. Nous ne savions pas exactement où se trouvaient les stocks d’équipement militaire. Les anciens chefs ne se hâtaient pas de les mettre entre nos mains, et les autorités militaires nouvellement créées les ignoraient. Tout ceci rendait la conjoncture militaire générale très vague et particulièrement favorable à la naissance et à la propagation de rumeurs alarmantes.

Nous nous réunîmes à Smolny — je ne me souviens pas de la date exacte — un conseil de délégués de la garnison et des représentants du commandement ; le camarade Lénine et moi furent invités à y participer. Une partie des officiers avait disparu, mais la plupart des chefs militaires restaient à leurs postes ne sachant trop que faire et estimant, par tradition, la désertion déshonorante. Pas un parmi les officiers qui assistèrent à ce conseil ne souffla mot sur l’inadmissibilité de la «guerre civile» ou sur l’inopportunité de résister à Kerensky et Kranov. Cette attitude des officiers s’expliquait, avant tout, par le profond abattement moral et par l’indifférence du commandement qui n’avait aucune raison de s’intéresser au régime de Krensky et, d’autre part, ne pouvait pas se réjouir de l’avènement du régime des Soviets. A cette date, la contre — révolution n’était pas encore organisée. Les agents de l’Entente n’ourdissaient pas encore leurs trames. Le parti le plus simple qui s’imposait, dans ces conditions, aux officiers était celui de demeurer fidèles à leurs régiments et de se soumettre absolument à leurs décisions. Nous devons aussi dire qu’à cette époque le commandement était déjà éligible et que les éléments les plus rétrogrades en avaient été expulsés.

Mais il ne se trouva pas, au conseil, d’officier qui consentît à assumer la responsabilité des opérations nécessaires. Deux raisons retenaient le commandement : il n’y avait pas, pour autant que je m’en rappelle, parmi les chefs militaires, qui assistaient au conseil, d’hommes ayant fait un stage de guerre plus ou moins sérieux, — et personne n’avait envie de se mêler d’une entreprise dont les conséquences demeuraient très énigmatiques. Après plusieurs tentatives infructueuses de charger tel ou tel officier de la direction des opérations le conseil arrêta finalement son choix sur le colonel Mouraviev, qui joua, plus tard, un rôle important dans de nombreuses actions militaires de la Russie des Soviets.

Mouraviev était né aventurier. A cette époque il se disait socialiste- révolutionnaire de gauche (on sait que ce parti servait alors de paravent à un grand nombre de personnages équivoques, qui, tout en cherchant à s’abriter sous le nouveau régime, ne voulaient cependant pas accepter le lourd fardeau de la discipline bolchevique). Au cours de sa carrière militaire, Mouraviev avait été, je crois, professeur de tactique à l’école des aspirants d’infanterie. Vantard et fanfaron, il avait, néanmoins, certaines capacités militaires et savait agir, en cas de nécessité, avec une rapidité foudroyante ; insolent, il connaissait pourtant l’art de traiter les soldats en camarades et de réchauffer leur courage. A l’époque de Kérensky, les qualités aventureuses de Mouraviev en avaient fait un organisateur des détachements militaires dits «d’attaque», destinés plutôt à donner contre les bolcheviks, que contre les Allemands. Au moment où Krasnov menaçait Pétrograd, Mouraviev se proposa lui-même, avec énergie, pour le haut commandement des troupes soviétistes. Après quelques hésitations très compréhensibles, sa proposition fut acceptée. Une commission spéciale composée de cinq soldats et marins, élus par le conseil de la garnison, fut attachée à Mouraviev, avec mandat de surveiller étroitement ses moindres gestes et de s’en débarrasser à la moindre tentative de trahison.

Mouraviev ne songeait pas à trahir. Il se mit, au contraire, à l’œuvre avec une fougue extraordinaire et se montra pénétré d’une confiance absolue en le succès. Loin de suivre l’exemple des spécialistes militaires de cette époque, et tout particulièrement de ceux qui appartenaient aux partis politiques, il ne se plaignit ni des fautes, ni des erreurs, ni des actes de sabotage, qu’il rencontra un peu partout, mais tâchant de réparer leurs conséquences, il le fit avec une bonhomie joyeuse et cordiale, qui communiqua peu à peu à son entourage la foi qu’il portait en lui — même.

Le gros du travail d’organisation incombait aux quartiers ouvriers. C’est là qu’il fallait chercher tout ce dont on avait besoin pour la guerre — cartouches, projectiles, canons, chevaux, attelages — et c’est là que s’improvisaient des batteries aussitôt envoyées sur les positions de la défense, qui se rapprochaient de plus en plus de Pétrograd. Le combat décisif se livra sur les hauteurs de Poulkovo.

Les régiments de la garnison de Pétrograd se rendirent aux positions sans entrain véritable. A cette date, au lendemain de la révolution d’octobre, les masses ouvrières n’avaient pas encore conscience de la lutte implacable et inévitable qui seule, devait consolider le coup de force, déjà accompli. Conquises par la force morale de la révolution, elles croyaient que la question serait définitivement résolue par la propagande et par la puissance de la parole. La lutte armée qui s’annonçait entre les masses ouvrières et les Cosaques leur semblait un fâcheux malentendu, une interruption accidentelle dans la marche victorieuse de la révolution d’octobre. Elles ne prenaient pas au sérieux le combat devenu imminent et eussent préféré envoyer à la rencontre de l’adversaire des propagandistes et des parlementaires.

Les prolétaires de Pétrograd envisageaient, il est vrai, les choses d’un œil plus sérieux que les soldats de la garnison, mais, comprenant la gravité de la situation, ils n’avaient à leur disposition, en présence de l’ennemi, que des détachements de garde rouge, formés à la hâte...

L’issue du combat fut décidée par l’artillerie : placée sur les hauteurs de Poulkovo, dominant le champ de bataille, elle décima la cavalerie de Krasnov. Le nombre des tués et des blessés fut évalué à 300 ou 500. Ces chiffres étaient évidemment exagérés. Les Cosaques avaient combattu à contre-cœur. On les avait assuré que les habitants de Pétrograd les accueilleraient comme des libérateurs ; aussi, une attaque d’artillerie de force moyenne suffit-elle pour arrêter leur offensive. Suspendant brusquement leur mouvement les Cosaques accablèrent leurs officiers de reproches, organisèrent aussitôt des meetings et entamèrent des pourparlers avec les délégués des gardes rouges. Et dès que l’affaire eut été transportée sur le terrain des négociations, nous devînmes les plus forts. Les Cosaques se replièrent dans la direction de Gatchina où se trouvait l’état-major de Krasnov. Kerensky prit la fuite, trompant Krasnov, qui se proposait, paraît-il, de le tromper à son tour. Les aides de camp de Kerensky et le sieur Voytinsky attaché à sa personne, furent abandonnés par le chef du gouvernement provisoire et faits prisonniers, comme tout l’état-major de Krasnov.

L’offensive repoussée, la révolution d’octobre se trouva immédiatement consolidée. Mais tous ces événements avaient déchaîné la guerre civile qui devait se prolonger longtemps encore dans la Russie entière.

Deux années se sont écoulées et c’est encore sur les hauteurs de Poulkovo que nous avons dû défendre et affermir la révolution d’octobre. Krasnov, si imprudemment remis en liberté en 1917, combat à l’heure présente dans l’armée de Youdenitch et toujours aux environs de Gatchina, où il fut fait prisonnier. Mais, exception faite de ces quelques traits de ressemblance, que de différences énormes en toutes choses ! En 1917 une foule disparate de bourgeois, d’intellectuels, de groupes politiques, de cercles, de partis, de journaux grouillait à Pétrograd ; elle se croyait le centre du monde et ne considérait l’établissement des Soviets que comme un incident politique de peu d’importance. Le prolétariat accomplissait sa révolution avec un grand enthousiasme avec une foi profonde, avec un incomparable élan et aussi avec une grande bonhomie. En ces deux années écoulées, la révolution a épuré sévèrement la bourgeoisie de Pétrograd. Mais, de leur côté, les ouvriers de Pétrograd ont aussi traversé de dures épreuves. Leur enthousiasme ne brûle plus d’une flamme aussi claire, aussi ardente qu’il y a deux ans ; mais ils ont infiniment plus d’expérience, plus de fermeté, plus de confiance en eux-mêmes ; ils sont moralement trempés. L’ennemis aussi s’est organisé et paraît être plus fort qu’auparavant. Il ne s’agit plus d’un millier de Cosaques attaquant Pétrograd, mais des centaines de milliers de combattants, pourvus de toutes les ressources de l’impérialisme mondial, marchant contre la Russie d’octobre, Supérieurement armées, de nombreuses troupes blanches menacent Pétrograd. Les grosses pièces des bâtiments de guerre anglais bombardent nos côtes. Mais nous aussi, nous avons gagné en force. Les anciens régiments ont disparu. Les détachements improvisés d’ouvriers armés sont plus qu’un lointain souvenir. L’armée rouge, fortement organisée, a pris leur place, et cette armée rouge, qui a connu, il est vrai, des moments d’abattement, des échecs et même des heures de défaillance saura en fin de compte, concentrer à l’heure du danger, toutes les énergies nécessaires pour repousser l’ennemi.

Pétrograd fut il y a deux ans le grand initiateur de la révolution. L’impérialisme mondial veut en ce moment frapper la ville révolutionnaire afin de prouver sa puissance par l’achèvement de l’œuvre à laquelle il s’acharne de longue date — et qui est l’assassinat de la révolution. La lutte pour la possession de Pétrograd revêt le caractère d’un duel mondial entre la révolution prolétarienne et la réaction capitaliste. Si même ce duel avait eu pour nous une issue défavorable, c’est-à-dire si nous avions laissé l’ennemi pénétrer momentanément dans la ville rouge, ce coup terrible n’eut point signifié la défaite de la république des Soviets. Nous avons derrière nous une immense place d’armes qui nous permettrait de continuer nos opérations militaires jusqu’au triomphe de la révolution prolétarienne en Europe. Mais notre victoire dans ce duel pour Pétrograd est un coup de massue pour l’impérialisme anglo-français qui avait placé sur la carte de Youdenitch sa mise la plus forte. En défendant Pétrograd, nous n’avons pas seulement défendu le berceau de la révolution prolétarienne, nous avons aussi combattu pour son expansion mondiale. Et la conscience de ce fait a décuplé nos forces. Nous ne rendront pas Pétrograd. L’ennemi n’y entrera pas !

L. TROTSKI — 30 octobre 1919.

  1. "Chapeau" du Bulletin Communiste : A l’occasion du Deuxième Anniversaire de la Révolution d’Octobre, le camarade Léon Trotsky prononça, à Pétrograd, le discours que nous publions ici, à la gloire du prolétariat de la grande cité qui fut le berceau de la Révolution sociale.