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Où va la révolution soviétique?
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 22 avril 1929 |
Depuis la révolution d'Octobre, cette question n'a pas quitté les colonnes de la presse mondiale. A l'heure actuelle, elle est traitée en fonction de mon exil que les adversaires du bolchevisme considèrent comme un dénouement depuis longtemps attendu. Que cet exil ait une importance, non point personnelle, mais politique, ce n'est pas à moi de le nier. Cependant, cette fois encore, je ne conseillerai pas de se hâter de conclure au « commencement de la fin ».
Il serait vain de rappeler que les pronostics historiques se distinguent des pronostics astronomiques en ce qu'ils sont toujours relatifs. Il serait ridicule de faire une prédiction exacte lorsqu'il s'agit de la lutte de forces vives. Le problème de la prévision historique consiste à distinguer le possible de l'impossible, et à dégager, parmi les conceptions théoriques, quelles sont les plus vraisemblables.
Une réponse un tant soit peu fondée à cette question « Où va la révolution soviétique? » ne pourrait se trouver que dans le résultat de l'analyse de toutes ses forces intérieures, ainsi que des circonstances mondiales parmi lesquelles elle se meut une telle étude exige un livre. A Alma-Ata, j'ai travaillé à ce livre, que j'espère achever à bref délai. Je ne puis ici qu'indiquer les grandes lignes qu'il faut suivre pour chercher une réponse.
Est-il vrai que la révolution russe soit proche de sa liquidation? Ses ressources intérieures sont-elles épuisées? Qui pourra lui succéder? Une démocratie? Une dictature? Une restauration monarchique?
Le cours d'un processus révolutionnaire est beaucoup plus complexe que celui d'un torrent de montagne. Mais, là comme ici, le changement d'orientation le plus paradoxal à première vue est absolument normal. Toutefois, il ne faut pas exiger une norme extérieure et schématique, il faut prendre une norme naturelle, déterminée par le volume d'eau du torrent, le relief de la contrée, le caractère des courants aériens, etc. En politique, cela signifie qu'après les ascensions les plus fortes de la révolution, il faut prévoir la possibilité et la probabilité de descentes abruptes, parfois prolongées et, au contraire, dans les périodes de la décadence la plus grande, comme par exemple au moment de la contre-révolution de Stolypine (1907-1910), distinguer les prémices d'une nouvelle ascension.
Deux périodes principales[modifier le wikicode]
Les trois révolutions qu'a traversées la Russie pendant le dernier quart de siècle constituent, en réalité, les étapes d'une seule et même révolution. Entre les deux premières, douze années se sont écoulées ; entre la deuxième et la troisième, il n'y a eu que neuf mois. Les onze années d'existence de la révolution soviétique se décomposent également en une série d'étapes parmi lesquelles deux principales, la maladie de Lénine et le commencement de la lutte contre le « trotskysme », peuvent être à peu près considérées comme la ligne de démarcation qui les sépare. Pendant la première période, les masses ont joué un rôle décisif. L'Histoire ne connaît pas d'autre exemple de révolution ayant mis en mouvement des masses semblables à celles qui furent soulevées par la révolution d'Octobre. Et aujourd'hui encore, il existe des esprits originaux qui considèrent la révolution d'Octobre comme une aventure ! En raisonnant ainsi, il ravalent jusqu'au néant ce qu'ils défendent : quelle serait donc la valeur d'une organisation sociaIe qu'une « aventure » pourrait renverser ? En réalité, la réussite de la révolution d'Octobre - le seul fait qu'elle ait tenu pendant les années les plus critiques contre des légions d'ennemis - fut assurée par l'activité et l'initiative des masses des villes et des campagnes. C'est sur cette seule base qu'a pu se développer l'improvisation de l'appareil gouvernemental et de l'Armée rouge. Telle est, en tout cas, la principale déduction de mon expérience en la matière.
La seconde période, qui a amené un changement radical de direction dans le gouvernement, est caractérisée par un abaissement incontestable de l'activité immédiate de la masse : la rivière rentre dans le lit. Au-dessus des masses s'élève de plus en plus l'appareil centralisé de la direction. L'Etat soviétique ainsi que l'armée se bureaucratisent. La distance grandit entre les milieux dirigeants et les masses. L'appareil acquiert de plus en plus un caractère de « fin en soi ». De plus en plus, le fonctionnaire est pénétré de la conviction que la révolution d'Octobre s'est accomplie précisément pour concentrer le pouvoir entre ses mains et lui garantir une situation privilégiée. Il n'y a pas lieu, je pense, d'expliquer que les contradictions positives que nous distinguons dans le développement de l'Etat soviétique ne sont pas des arguments en faveur d'une négation anarchiste, c'est-à-dire totale et stérile, de l'Etat en général.
Dans une lettre remarquable consacrée aux phénoménes de dégénérescence de l'appareil gouvernemental et du parti, mon vieil ami Rakovsky indique de façon très démonstrative comment, après la conquête du pouvoir, une bureaucratie indépendante se forma au sein de la classe ouvrière, et comment cette différenciation fut d'abord seulement fonctionnelle, puis devint sociale par la suite.
Naturellement, le processus intérieur de la bureaucratie se développa en liaison étroite avec un autre, plus profond, survenu dans le pays. Avec les principes de la NEP [nouvelle politique économique], on vit renaître une large Catégorie de petits-bourgeois des villes. Les professions libérales ressuscitèrent. Au village, ce fut l'ascension du paysan riche, du koulak. Précisément parce qu'il s'était haussé au-dessus des masses, le corps des fonctionnaires s'était, dans ses larges sphères, rapproché de ces couches bourgeoises et s'y était apparenté. De plus en plus, l'initiative et l'esprit critique de la masse turent regardés par la bureaucratie comme une entrave. La pression de l'appareil de l'Etat sur les masses s'accrut d'autant plus facilement que, ainsi qu'il a déjà été dit, la réaction psychologique des masses elles-mêmes s'exprimait par une diminution incontestable de leur activité politique. Pendant ces dernières années, il arriva souvent aux ouvriers d'entendre cette apostrophe des bureaucrates ou des nouveaux propriétaires « Vous n'êtes plus en 1918 ! » En d'autres termes, le rapport des forces se modifiait aux dépens du prolétariat.
A ces processus correspondirent des transformations intérieures dans le parti lui-même. Il ne faut pas oublier un instant que l'écrasante majorité de ce parti, qui compte actuellement plus d'un million d'adhérents, n'a qu'une conception confuse de ce qu'était celui-ci pendant la première période révolutionnaire, sans parler même de la période d'avant la révolution! Il suffit de dire que de 75 à 80% des membres du parti y sont entrés après 1923. Le nombre de membres du parti inscrits avant la révolution est inférieur à 10 %. A partir de 1923, le parti fut fondu artificiellement en une masse à demi amorphe, destinée à jouer le rôle de matière malléable entre les mains des professionnels de l'appareil. Cette édulcoration de la substance révolutionnaire du parti est apparue comme une prémice inévitable des victoires de l'appareil sur le « trotskysme ». Il faut également remarquer que les manifestations de corruption et d'arbitraire ont augmenté du fait de la bureaucratisation du régime d'Etat et de celui du parti. Les adversaires des Soviets signalent ces manifestations avec malveillance. Ce serait contre nature qu'il en fût autrement. Mais lorsqu'ils tentent d'expliquer cea phénomènes par l'absence d'une démocratie parlementaire, il suffit, pour leur répondre, de leur montrer la longue série des « Panamas », en commençant au besoin par l'Affaire elle-même - et elle n'a pas été la première - dont le nom est devenu un symbole, et en finissant par celle, toute fraîche de La Gazette du Franc et par celle de l'ancien ministre Klotz. Si l'on veut nous prouver que la France constitue une exception, que, par exemple, les Etats-Unis ignorent la corruption politique, nous ferons tous nos efforts pour y croire... Mais revenons à notre sujet.
Les fonctionnaires qui se sont élevés au-dessus de la masse sont, en majorité, profondément conservateurs. Ils sont enclins à considérer que tout ce qui est indispensable à la félicité humaine a été réalisé. Ces éléments portent à l'Opposition une haine organique ; ils l'accusent de suggérer aux masses, par ses critiques, le doute à leur endroit, de détruire la stabilité du régime et de menacer les conquêtes d'Octobre en agitant le spectre de la « révolution permanente ». Cette couche conservatrice, qui constitue le meilleur soutien de Staline dans sa lutte contre l'Opposition, tend à s'avancer beaucoup plus que Staline lui-même ou que le noyau fondamental de sa fraction, vers la droite, au-devant des nouveaux possédants. D'où le conflit actuel de Staline avec la droite. D'où la perspective pour le parti d'une nouvelle « épuration », non seulement des « trotskystes » dont le nombre a grandi à la suite des expulsions et des exils, mais aussi des éléments les plus décomposés de la bureaucratie. La politique double de Staline se déploie en une succession de zigzags dont la conséquence est le renforcement du flanc droit et du flanc gauche, au détriment de la fraction du centre qui gouverne.
Thermidor[modifier le wikicode]
Bien que la lutte contre les droitiers soit toujours à l'ordre du jour, l'ennemi essentiel de Staline n'en reste pas moins la gauche, comme précédemment. A l'heure actuelle, la chose (claire depuis longtemps pour l'Opposition) est d'une évidence criante.
Dès les premières semaines de la campagne contre la droite, dans une lettre adressée d'Alma-Ata aux camarades partageant mon point de vue, le 10 novembre dernier, je disais que la tactique de Staline réside en ceci : au moment propice,
« lorsque la droite sera suffisamment éffrayée, tourner brusquement le feu contre l'aile gauche. [...] La campagne contre la droite n'est que l'élan pris pour une nouvelle attaque contre la gauche. Celui qui n'a pas compris cela, n'a rien compris. »
Ce pronostic s'est réalisé plus tôt et plus catégoriquement qu'on ne pouvait s'y attendre. Celui qui, pendant une révolution, glisse sans avoir rompu avec le vieux soutien social, est contraint de qualifier son glissement d'ascension, et de faire passer sa main droite pour sa main gauche. C'est précisément pour cette raison que les staliniens qualifient l'Opposition de « contre-révolutionnaire » et font des efforts désespé-rés pour mettre dans le même sac leurs adversaires de droite et ceux de gauche. C'est à ces fins que doit s'appliquer désormais le mot « émigration ». Il existe, en effet, à l'heure actuelle, deux émigrations, l'une débusquée par l'ascension des masses révolutionnaires, et une autre, qui devient l'indice du progrès des forces ennemies de la révolution. Lorsque I'Opposition, utilisant l'analogie existant avec la révolution classique de la fin du XVIIIe siècle, parle de Thermidor, elle signale le danger survenant d'une lutte des staliniens contre la gauche (étant donné les phénomènes et les tendances indiqués ci-dessus), lutte susceptible de devenir le point de départ d'un changement camouflé de la nature sociale du pouvoir soviétique.
La question de Thermidor, qui joue un rôle si important dans la lutte entre l'Opposition et la fraction gouvernante, exige cependant des explications complémentaires.
L'ancien président du Conseil français, M. Herriot, a déclaré récemment que le régime soviétique, s'étant ap-puyé pendant dix ans sur la violence, se condamne lui-même de ce propre fait. Lors de sa visite à Moscou en 1924, M. Herriot, pour autant que je l'aie compris alors, avait tenté de se faire une conception plus bienveillante - si-non plus précise - des Soviets. Mais cette période de dix ans révolue, il juge d'actualité de priver la révolution d'Octobre de son crédit. Je dois avouer que je ne comprends pas très bien la politique radicale. Les révolutions n'ont encore signé à personne des traites à échéances fixes. Il a fallu dix ans à la Révolution française non pour Instituer la démocratie, mais pour amener le pays au bonapartisme. Il n'en reste pas moins indiscutable que si les jacobins n'étaient venus à bout des girondins et n'avaient pas montré au monde l'exemple du châtiment radical infligé à la vieille société, l'humanité tout entière serait raccourcie d'une tête.
Pas davantage une révolution ne s'est produite sans comporter des conséquences pour toute l'humanité. Mais, en même temps, les révolutions n'ont pas conservé toutes les conquêtes qu'elles avaient faites, au cours de leur ascension la plus haute. Après qu'une classe, un parti, des individus ont fait la révolution, une autre classe, un autre parti, d'autres individus commencent à en profiter. Seul un sycophante invétéré pourra nier l'importance historique universelle de la Grande Révolution française, bien que la réaction qui lui succéda fut si violente qu'elle conduisit le pays à la restauration des Bourbons. Thermidor fut la pre-mière étape sur la voie de la réaction. Les nouveaux fonctionnaires, les nouveaux propriétaires voulaient se régaler en paix des fruits de la révolution. Les vieux jacobins irréductibles les gênaient. Les nouveaux propriétaires n'avaient pas encore eu l'audace de l'enrôler sous un drapeau à eux. Il leur fallait marcher sous l'égide des Jacobins eux-mêmes. Ils se trouvèrent des chefs provisoires, à visaqe de Jacobin de troisième ordre. En descendant le courant, ces derniers préparaient les voies à l'avènement de Bonaparte oui, avec ses baïonnettes et son code, renforça la nouvelle propriété.
Les éléments du processus thermidorien. qui, bien entendu, conserve intégralement son oriqinalité, se retrouvent au pays des Soviets. Ils sont apparus clairement pendant ces dernières années. Ceux qui détiennent actuellement le pouvoir ont joué dans les événements décisifs de la première période révolutionnaire un rôle de second plan, ou bien ils ont été des adversaires déclarés de la révolution et ne s'y sont ralliés qu'après la victoire. Ils servent maintenant - comme toujours et partout - de couverture à ces éléments et à ces groupes qui, tout en étant les ennemis du socialisme, sont trop faibles pour accomplir un coup d'Etat contre-révolutionnaire et, pour cette raison même, tendent au glissement paisible sur les rails de la société bourgeoise, à « une descente, tous freins serrés », selon l'expression d'un de leurs idéologues.
Toutefois, ce serait commettre une énorme faute que de considérer tous ces processus comme déjà réalisés. Pour le bonheur des uns, pour le malheur des autres, l'échéance est encore lointaine. L'analogie historique est une méthode séduisante et, par conséquent, dangereuse.
Il serait trop superficiel de penser qu'il y a une loi cyclique particulière des révolutions, qui les oblige, en partant des Bourbons, à revenir aux Bourbons, après avoir franchi l'étape du bonapartisme. La marche particulière de chaque révolution se détermine par une combinaison particulière des forces nationales avec toute la situation internationale.
Il n'en reste pas moins vrai que certains traits sont communs à toutes les révolutions, ce qui permet d'avoir recours aux analogies, et les exige même impérativement Si l'on veut s'appuyer sur les leçons du passé et ne pas recommencer éternellement l'Histoire par le commencement.
On pourrait expliquer par la sociologie pourquoi les tendances de Thermidor, du bonapartisme et de la Restauration existent en puissance dans toute révolution victorieuse digne de ce nom. Toute la question réside dans la force de ces tendances, dans leurs combinaisons, dans les conditions de leur développement. Quand nous parlons de la menace du bonapartisme, nous ne la croyons aucunement déterminée par une loi historique quelconque. Le sort futur de la révolution sera fixé par la marche même de la lutte des forces vives de la société. Un flux et un reflux se produiront encore, dont la durée dépendra, dans une mesure immense, des événements européens et mondiaux.
A une époque comme la nôtre, seul un groupement qui ne perçoit pas les raisons objectives de sa défaite et qui éprouve la sensation d'être un fétu de paille porté par un torrent peut se trouver anéanti à jamais.
Si tant est qu'un fétu de paille éprouve des sensations...
Constantinople, le 22 avril 1929.