Où va l'Angleterre ?

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Préface à l'édition russe[modifier le wikicode]

Le présent travail est consacré aux destinées ultérieures de l'Angleterre. Il peut intéresser néanmoins le lecteur américain. D'abord parce que l'Angleterre occupe une trop grande place dans le monde et ensuite parce que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne forment une double constellation dans laquelle l'éclat d'une étoile s'avive d'autant plus que celui d'une autre décline.

La conclusion à laquelle j'arrive dans mes recherches, c'est que l'Angleterre s'achemine à vive allure vers une époque de grands bouleversements révolutionnaires. Les policiers anglais et leurs élèves américains diront, cela va de soi, que je fais la propagande de la Révolution prolétarienne - comme si l'on pouvait modifier du dehors, à l'aide d'une brochure, la tendance du développement d'un grand peuple. A la vérité, je me borne à tenter d'élucider, par l'analyse des facteurs les plus importants du développement historique de l'Angleterre, la voie de l'histoire dans laquelle ce pays est poussé par les conditions extérieures et intérieures de son existence. Emettre à ce propos l'accusation d'intervention révolutionnaire dans les affaires d'autrui équivaut à peu prés à accuser l'astronome qui prévoit une éclipse du soleil de la provoquer.

Nous ne voulons pas dire, il s'entend, que les phénomènes astronomiques soient identiques aux phénomènes sociaux. Les premiers se développent en dehors de nous, les seconds se développent au travers de nous. Ce qui ne veut nullement dire que les événements historiques s'accomplissent selon nos désirs arbitraires et peuvent être dirigés à l'aide de brochures. Il a été et il est publié beaucoup plus de livres et de journaux ayant pour objet la défense et la conservation du capitalisme, y compris le capitalisme britannique, que de livres et de journaux dirigés contre lui. La question ne se résout pourtant pas ainsi. Telles ou telles idées peuvent exercer leur influence dans la mesure où elles se fondent sur les conditions matérielles du développement social. L'Angleterre s'achemine vers la Révolution, parce que le crépuscule du capitalisme y a commencé. Et s'il fallait, à ce propos, rechercher les coupables, il faudrait, à la question : " Qui pousse l'Angleterre dans la voie de la Révolution ?" répondre non pas " Moscou " mais " New-York ".

Cette réponse peut paraître paradoxale. Elle exprime pourtant, intégralement, la vérité. La pression puissante et sans cesse grandissante des Etats-Unis sur l'univers rend la situation de l'industrie britannique, du commerce britannique, des finances britanniques, de la diplomatie britannique, de plus en plus désespérée, de plus en plus insoluble.

Les Etats-Unis ne peuvent pas ne pas tendre à l'élargissement du marché mondial, leur propre industrie risquant autrement de succomber à une congestion pléthorique. Les Etats-Unis ne peuvent élargir leur domaine qu'au détriment des autres pays exportateurs et d'abord de l'Angleterre. Les discours sur la portée révolutionnaire de quelques brochures " moscovites ", comparées au système patenté de M. Dawes, grâce auquel la vie économique d'un grand peuple est prise dans les tenailles d'acier d'une direction américaine, ne peuvent qu'appeler un sourire ironique. Sous le couvert de la " pacification " et de " l'assainissement " de l'Europe, les plus grands bouleversements révolutionnaires et militaires, les plus grands conflits de demain se préparent. M. Julius Barnes, familier du ministère du commerce de Washington, propose de réserver aux débiteurs européens des Etats-Unis les régions du marché mondial où les Européens, ces parents pauvres et endettés, ne gêneraient pas l'expansion de leur créancier transocéanien. Concourant au rétablissement du Système monétaire de l'Europe, les Etats-Unis ne font que dissiper l'une après l'autre les illusions de l'inflation et aider l'Europe à traduire sa pauvreté et sa dépendance dans le langage d'une monnaie ferme. Faisant pression sur leurs débiteurs ou leur consentant des délais, accordant des crédits aux pays d'Europe ou les leur refusant, les Elats-Unis leur créent une situation de plus en plus gênée, de plus en plus dépendante au point de vue économique, qui ne comporte pas d'issue, en fin de compte, et constitue la condition préalable d'inévitables ébranlements sociaux, révolutionnaires. L'Internationale Communiste est en ce moment une institution… presque conservatrice, en comparaison avec la Bourse de New-York. Mr. Morgan, Mr. Dawes, Mr. Julius Barnes, sont aujourd'hui les forgerons athlétiques des futures Révolutions européennes.

Leur travail en Europe et dans le monde entier, les Etats-Unis l'accomplissent dans une large mesure en collaboration avec l'Angleterre et par son entremise. Mais, pour l'Angleterre, cette collaboration n'est que la forme d'une dépendance croissante. L'Angleterre introduit, peut-on dire, les Etats-Unis dans leur domaine. Cédant leur domination mondiale, les diplomates et les hommes d'affaires britanniques recommandent à leurs anciens clients le nouveau maître du monde. La collaboration de l'Amérique et de l'Angleterre voile l'antagonisme mondial le plus profond entre ces deux puissances et prépare, pour un avenir qui n'est peut-être pas très reculé, de graves conflits.

Ce n'est pas le lieu de parler dans cette courte préface des destinées de l'Amérique même. Il est évident que, nulle part, le capital ne se sent aujourd'hui en sécurité qu'ici. Le capital américain a prodigieusement grandi, s'est prodigieusement fortifié, d'abord au compte de la guerre européenne, puis à présent, grâce à la " pacification " et à la " reconstruction " de l'Europe. Mais le capitalisme américain n'est pas, malgré toute sa puissance, un système se suffisant à lui-même ; il ne constitue, au contraire, qu'une partie de l'économie mondiale. Plus : au fur et à mesure que croît la puissance de l'industrie des Etats-Unis, sa dépendance à l'égard du marché mondial s'approfondit et se resserre. Acculant de plus en plus l'Europe dans une impasse, le capitalisme américain prépare des guerres et des bouleversements révolutionnaires qui frapperont ensuite d'un terrible ricochet l'économie des Etats-Unis. Telle est la perspective pour l'Amérique même. Dans la ligne du développement révolutionnaire, l'Amérique ne vient qu'en second lieu. La bourgeoisie américaine aura encore la possibilité d'observer l'écroulement de son aînée européenne. Mais l'heure inéluctable sonnera aussi pour le capital américain. Les magnats des trusts américains, les grands planteurs, les pétroliers, les exportateurs, les milliardaires de Chicago et de San-Francisco accomplissent irrésistiblement, quoique inconsciemment, leur mission révolutionnaire. Le prolétariat américain finira, à la fin des fins, par remplir la sienne.

L. TROTSKI.

24 mai 1925.

Préface à l'édition française[modifier le wikicode]

Plus d'une année s'est écoulée depuis que ce livre a été écrit. Le cabinet conservateur a terminé sa lune de miel. Baldwin prêchait la paix sociale. Comme Macdonald n'était pas en état d'opposer quoi que ce soit au conservatisme, il rivalisa avec lui dans sa haine contre la Révolution, la guerre civile et la lutte de classes. Les chefs des trois partis proclamaient que les institutions de l'Angleterre suffisaient complètement pour assurer la collaboration pacifique des classes. Naturellement,, le pronostic contenu dans ce livre sur l'avenir de l'Empire britannique fut représenté par toute la presse britannique, depuis le Morning Post jusqu'à l'hebdomadaire de Lansbury, comme de la folie désespérée et de la fantasmagorie moscovite.

Mais aujourd'hui la situation s'est quelque peu modifiée. L'Angleterre est ébranlée par une grève formidable. Le gouvernement conservateur mène une politique d'offensive acharnée. Il fait tout pour provoquer la guerre civile. Jamais la contradiction entre les facteurs de forces sociales et le mensonge du parlementarisme périmé ne s'est manifesté en Angleterre aussi nettement qu'aujourd'hui.

La grève anglaise est issue de la contradiction existant entre la situation actuelle de l'économie britannique sur le marché mondial et les rapports traditionnels de production et de classes à l'intérieur du pays. Au point de vue formel, la question est posée de la manière suivante : diminution des salaires des mineurs, prolongation de leur journée de travail, transfert sur les épaules de la classe ouvrière d'une partie des sacrifices qui sont nécessaires pour une véritable réorganisation de l'industrie houillère. Ainsi formulée, cette question est insoluble. Il est parfaitement exact que, sans sacrifices et même sans sacrifices sérieux de la part du prolétariat anglais, l'industrie houillère comme, d'une façon générale, toute l'économie britannique ne peut pas être réorganisée. Mais seul, un imbécile fieffé peut croire que le prolétariat anglais est décidé à faire ces sacrifices sur les vieilles bases de la propriété capitaliste.

Le capitalisme a été représenté de tout temps comme un régime de progrès permanent et d'amélioration systématique du sort des masses laborieuses. Ce fut le cas tout au moins, jusqu'à une certaine limite, pour un certain nombre de pays au cours du XIXe siècle. En Angleterre, la religion du progrès capitaliste était plus forte que partout ailleurs. C'est précisément elle qui était à la base des tendances conservatrices dans le mouvement ouvrier même et particulièrement dans les trade-unions. Les illusions de la guerre furent en Angleterre, de 1914 à 1918, plus que dans les autres pays, des illusions sur la puissance du capitalisme et sur le progrès social. Ces espérances devaient être couronnées par la victoire sur l'Allemagne. Et maintenant, la société bourgeoise dit aux mineurs : " Si vous voulez vous assurer tout au moins une existence telle que vous l'avez eue jusqu'à la guerre, vous devez accepter pour un temps indéterminé une aggravation de vos conditions d'existence." A la place de la perspective que l'on proclamait tout récemment encore du progrès social constant, on propose aux mineurs de descendre d'un degré pour ne pas être forcé de descendre demain deux ou trois degrés d'un seul coup. C'est la déclaration de banqueroute du capitalisme britannique. La grève générale est la réponse du prolétariat qui ne veut pas et ne peut pas accepter que la banqueroute du capitalisme britannique signifie le commencement de la banqueroute de la nation et de la culture britanniques.

Mais cette réponse est beaucoup plus dictée par la logique de la situation que par la logique consciente. La classe ouvrière anglaise n'avait pas d'autre choix. La lutte, quelles que soient les machinations qui aient été faites dans la coulisses, fut imposée par la pression mécanique de toute la situation. La situation mondiale de l'économie britannique ne comportait aucune base matérielle pour un compromis. Les Thomas, les Macdonald, etc... sont tombés dans la situation de moulins à vent dont les ailes se meuvent, par un vent fort, mais sans fournir une livre de farine, étant donné que les grains font défaut. Le vide désespéré du réformisme britannique actuel s'est manifesté avec une telle netteté que les réformistes se sont vus contraints de participer à la grève générale du prolétariat britannique. C'est en cela que s'est manifesté la force de la grève, mais aussi sa faiblesse.

La grève générale est la forme la plus violente de la lutte de classes. Après elle, vient immédiatement l'insurrection armée. C'est précisément pourquoi la grève générale exige plus qu'aucune autre forme de la lutte de classes une direction claire, résolue, énergique, autrement dit une direction révolutionnaire. Mais le prolétariat britannique ne montre dans la grève actuelle aucune trace d'une telle direction, et l'on ne peut pas s'attendre à ce qu'elle se constitue d'un seul coup, toute faite, comme sortie de terre. Le Conseil général des trade-unions commença par sa déclaration ridicule que la grève générale ne constituait pas une lutte politique et ne signifiait par conséquent pas une attaque contre la puissance d'Etat des banquiers, des industriels et des propriétaires fonciers et contre le Saint Parlement britannique. Mais cette déclaration de guerre des fidèles sujets ne paraît pas du tout convaincante au gouvernement qui sent que les instruments réels de force lui échappent des mains sous l'effet de la grève. La puissance d'Etat n'est pas une idée, mais un appareil matériel. Si l'appareil d'administration et d'oppression est paralysé, la puissance d'Etat est paralysée également. Dans la société moderne, on ne peut pas dominer sans avoir en mains les chemins de fer, la navigation maritime, les postes et télégraphes, les stations de force électrique, le charbon, etc… Le fait que Macdonald et Thomas repoussent tout but politique quelconque les caractérise eux-mêmes, mais ne caractérise en aucune façon In nature de la grève générale qui, si elle est menée jusqu'au bout, doit inévitablement placer la classe révolutionnaire devant la nécessité de l'organisation d'une nouvelle puissance d'Etat. Mais à cela s'opposent de toutes leurs forces précisément ceux qui ont été placés par le cours des événements à la tête de la grève générale. Et c'est en cela que consiste le danger principal. Des hommes qui ne veulent pas la grève générale, qui nient le caractère politique de la grève générale, qui ne redoutent rien tant que les conséquences d'une grève victorieuse, doivent inévitablement faire tous leurs efforts en vue de maintenir la grève dans les cadres d'une demi-grève semi-politique, c'est-à-dire, en fait, la priver de ses forces. Il faut voir les faits tels qu'ils sont. Les principaux efforts des chefs officiels du Labour Party et d'un nombre considérable des leaders syndicaux n'auront pas pour but de paralyser l'Etat bourgeois au moyen de la grève, mais, bien au contraire, de paralyser la grève générale au moyen de l'Etat bourgeois. Le gouvernement, dans la personne de ses éléments conservateurs les plus acharnés, veut sans aucun doute provoquer une guerre civile en miniature pour avoir la possibilité de prendre des mesures d'intimidation avant le développement de la lutte et repousser ainsi le mouvement ouvrier. En enlevant à la grève son programme politique, les réformistes sapent la volonté révolutionnaire du prolétariat, mènent le mouvement dans une impasse et obligent ainsi les différentes catégories ouvrières à mener des combats isolés. En ce sens, les réformistes se rencontrent avec les éléments fascistes du parti conservateur. Tel est le danger principal de la lutte actuelle.

Il n'est actuellement pas possible de prophétiser la durée de la lutte, son développement et, à plus forte raison, son résultat. Il faut tout faire, dans le cadre international, pour venir en aide aux combattants et leur faciliter les conditions de la victoire. Mais il faut bien se rendre compte que cette victoire n'est possible que dans la mesure où la classe ouvrière britannique, au cours du développement et du renforcement de la grève générale, réussira à changer ses chefs. Un proverbe américain dit bien qu'il ne faut pas changer de cheval quand on traverse un torrent. Mais cette sagesse pratique n'est juste que dans certaines limites, on n'a jamais réussi encore à traverser un torrent révolutionnaire sur le cheval du réformisme. Et la classe qui est allée au combat sous une direction opportuniste a été obligée de la changer au feu de l'ennemi. Cela détermine par avance l'attitude des éléments véritablement révolutionnaires du prolétariat britannique et avant tout des communistes. Ils soutiendront par tous les moyens l'unité de l'action de masse, mais ils ne permettront aucune apparence d'unité avec les chefs opportunistes du Labour Party et des trade-unions. La lutte implacable contre tout acte ou toute tentative de trahison, et la critique impitoyable des illusions réformistes, c'est là la partie la plus importante du travail des éléments véritablement révolutionnaires qui participent à la grève générale. Par là, ils ne contribueront pas seulement au travail indispensable de la formation des nouveaux cadres révolutionnaires sans lesquels toute victoire du prolétariat britannique est impossible, mais aussi au succès de la grève actuelle, en l'approfondissant, en faisant ressortir le caractère révolutionnaire, en éliminant les opportunistes et en renforçant la position des éléments révolutionnaires. Les résultats de la grève, tant les résultats immédiats que les résultats lointains, seront d'autant plus considérables que la volonté révolutionnaire des masses écartera plus énergiquement les barrières et les obstacles dressés par la direction contre-révolutionnaire.

La grève ne peut pas, par elle-même, changer la situation du capitalisme britannique, et en particulier de son industrie houillère sur le marché mondial. Pour cela une réorganisation de toute l'économie britannique est nécessaire. La grève n'est qu'une manifestation énergique de cette nécessité. Le programme de la réorganisation de l'économie britannique sera résolu parle nouveau pouvoir, le nouvel Etal, la nouvelle classe dominante. C'est en cela que consiste l'importance fondamentale de la grève générale : elle pose nettement la question du pouvoir. La véritable victoire de la grève générale ne peut se réaliser qu'au moyen de la prise du pouvoir par le prolétariat et l'instauration de sa dictature.

Dans les conditions de la situation actuelle désespérée du capitalisme britannique, la grève générale peut moins que jamais être l'instrument de réformes ou de conquêtes partielles. Ou plus exactement : si les propriétaires fonciers ou le gouvernement accordaient telle ou telle concession, sous la pression .de la grève, ces concessions, étant donnée toute la situation, n'auraient pas une importance profonde ni durable. Cela ne signifie aucunement que la grève actuelle soit placée devant l'alternative suivante : tout ou rien. Si le prolétariat britannique avait eu une direction qui eût, en quelque sorte, correspondu à sa puissance de classe et à la maturité des conditions objectives, le pouvoir serait passé en quelques semaines des mains des conservateurs aux mains du prolétariat. On peut difficilement compter sur un tel résultat. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que la grève est sans espoir. Plus elle se développera largement, plus elle ébranlera fortement les bases capitalistes, plus elle contribuera à éliminer les chefs traîtres et opportunistes, plus il sera difficile à la réaction bourgeoise de passer à la contre-offensive, moins les organisations prolétariennes auront à souffrir, et plus rapidement s'ouvrira la prochaine phase décisive de la lutte.

Les enseignements et les conséquences de la bataille de classes actuelle seront considérables, tout à lait indépendamment même de son résultat immédiat. Chaque ouvrier anglais se rendra clairement compte que le Parlement est incapable de résoudre les questions fondamentales, vitales, du pays. La question du sauvetage économique de la Grande-Bretagne sera désormais posée au prolétariat britannique comme question de la conquête du pouvoir. Le coup mortel sera porté à tout les éléments intermédiaires, médiateurs, amateurs de compromis, pseudo-pacifistes. Le parti libéral, qu'elles que soient les manœuvres et les habiletés de ses leaders, sortira encore plus affaibli de cette épreuve. A l'intérieur du parti conservateur les éléments les plus impitoyables l'emporteront. A l'intérieur du Labour Party, l'aile révolutionnaire développera son influence et trouvera une expression plus complète. Les communistes marcheront résolument de l'avant. Le développement révolutionnaire de l'Angleterre fera un bond formidable en avant.

C'est seulement maintenant que le cours des événements pose sérieusement, et sans qu'il soit possible de les ajourner politiquement, les questions qui ont été débattues il y a un an dans ce livre. A la lumière de la puissante grève actuelle les questions de l'évolution et de la Révolution, du développement pacifique et de l'emploi de la violence, des réformes et de la dictature de classe occuperont dans toute leur netteté l'esprit de centaines de milliers et de millions d'ouvriers britanniques. Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. Le prolétariat britannique, qui a été maintenu par la bourgeoisie et ses agents fabiens dans un état idéologique effroyablement arriéré, avancera à pas de géant. Les conditions matérielles de l'Angleterre sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. La grève a mis à l'ordre du jour le remplacement de l'Etat bourgeois par l'Etat prolétarien. Si la grève elle-même ne provoque pas directement ce remplacement, elle le rapprochera considérablement. En combien de temps, il n'est naturellement pas possible de le dire. Mais on doit se préparer également à des délais très courts.

L. TROTSKI.

Présentation : où va l'Angleterre ?[modifier le wikicode]

L'Angleterre est maintenant au tournant, beaucoup plus, sans doute, que n'importe quel autre pays capitaliste. Et le virage de l'Angleterre est, dans une énorme mesure, celui des quatre parties du monde, et tout au moins le début du virage de la cinquième, actuellement la plus puissante, l'Amérique. Or, le développement politique de l'Angleterre présente les particularités les plus remarquables, découlant de tout son passé, qui barrent, dans une appréciable mesure, la route à son avenir. Nous nous sommes assigné pour fin de dégager et de caractériser, sans alourdir notre exposé de chiffres et de faits que le lecteur trouvera sans peine dans les ouvrages d'information ou dans les recherches sociales sur la situation économique de l'Angleterre, les facteurs historiques et les circonstances appelés à déterminer le développement de ce pays dans la période qui s'ouvre. Il s'agit précisément de l'Angleterre et non de la Grande-Bretagne, de la métropole et non des colonies et des Dominions. Ceux-ci suivent leurs propres chemins, qui s'écartent de plus en plus de ceux de la métropole.

Notre exposé sera, dans sa partie la plus importante, critique et polémique. L'histoire se fait à travers les hommes. L'appréciation des forces vives qui font aujourd'hui l'histoire ne peut pas ne pas être active. Pour comprendre pourquoi luttent les classes, les partis, leurs chefs, et ce qui les attend demain, il faut faire sa trouée dans la brousse des conventions politiques, des mensonges, du cant[1] parlementaire qui pénètre toute chose. La polémique devient alors, dans l'analyse politique, une méthode nécessaire. Mais la question que nous nous posons, et à laquelle nous tentons de répondre, a un caractère objectif : Où va l'Angleterre ?

I. La décadence de l'Angleterre[modifier le wikicode]

L'Angleterre capitaliste fut préparée par la Révolution politique du milieu du XVIIe siècle et par la Révolution industrielle de la fin du XVIIIe[2]. L'Angleterre sortit de son époque de guerre civile et de la dictature de Cromwell[3], petit peuple comptant à peine 1 million 1/2 de familles. Elle entra dans la guerre impérialiste de 1914, en empire embrassant dans ses limites la cinquième partie de l'humanité.

La Révolution anglaise du XVIIe siècle, école du puritanisme[4], école sévère de Cromwell, prépara le peuple anglais, plus exactement ses classes moyennes, à son rôle mondial ultérieur. A partir du milieu du XVIIIe siècle, la puissance mondiale de l'Angleterre devint indiscutable. L'Angleterre domine sur les mers et sur le marché mondial, qu'elle crée.

En 1826, un publiciste conservateur anglais décrivait en ces termes imagés le siècle de l'industrie : " L'époque qui s'ouvre sous nos yeux promet d'être le siècle de l'industrie… L'industrie dictera dorénavant les alliances internationales et nouera les amitiés internationales. Les perspectives qui s'ouvrent maintenant devant les Britanniques dépassent presque les limites de la pensée humaine. L'histoire ne leur offre pas de point de comparaison… L'industrie des fabriques anglaises produit vraisemblablement quatre fois plus d'articles que tous les continents pris ensemble, et celle des filatures de coton en produit seize fois plus que celles de l'Europe continentale. " (Beer, Histoire du socialisme en Angleterre, page 303). La colossale supériorité industrielle de l'Angleterre sur le reste de l'Europe et sur le monde entier formait la base de sa richesse et de son incomparable situation mondiale. Le siècle de l'industrie fut aussi le siècle de l'hégémonie mondiale de la Grande-Bretagne.

De 1850 à 1880, l'Angleterre devint l'école industrielle de l'Europe et de l'Amérique. Son monopole était, de ce fait, compromis. A partir de 1870 et des années suivantes, l'Angleterre commence visiblement à faiblir. De nouveaux Etats, l'Allemagne en premier lieu, entrent dans l'arène mondiale. En même temps, la priorité capitaliste de l'Angleterre manifeste pour la première fois ses mauvais côtés conservateurs. La concurrence allemande porte des coups terribles à la doctrine du libre-échange.

L'élimination de l'Angleterre de ses positions de domination mondiale s'attesta donc dès le dernier quart du siècle passé et engendra, au début de notre siècle, un sentiment d'insécurité intérieure et une certaine fermentation dans les couches supérieures de la société, et de profonds processus moléculaires, d'un caractère au fond révolutionnaire, au sein de la classe ouvrière. Les puissants conflits du travail et du capital tenaient dans ces processus la place la plus importante. La situation aristocratique de l'industrie anglaise dans le monde ne fut pas la seule ébranlée ; la situation privilégiée de l'aristocratie ouvrière en Angleterre même le fut aussi. Les années 1911-1913 furent marquées par les grandes batailles, sans analogie dans le passé, livrées par les mineurs, les cheminots et les travailleurs des transports, en général. En août 1911, la grève nationale, c'est-à-dire générale, des chemins de fer, se déployait. Ces jours-là, le spectre confus de la Révolution plana sur l'Angleterre. Les chefs consacrèrent toutes leurs forces à paralyser le mouvement. Le patriotisme fut leur mobile : cela se passait au moment où l'incident d'Agadir menaçait de provoquer une guerre avec l'Allemagne[5]. Le Premier[6] invita, comme on l'a su depuis, les leaders ouvriers à une conférence secrète, où il les adjura de sauver la patrie ; et les chefs ouvriers firent tout ce qu'ils purent, affermissant la bourgeoisie et préparant, par là-même, le massacre impérialiste.

La guerre de 1914-1918 parut interrompre ce processus révolutionnaire. Elle arrêta le développement des luttes grévistes. Terminée par la débâcle de l'Allemagne, elle restitua, semble-t-il, à l'Angleterre, l'hégémonie mondiale. Mais il ne tarda pas à se révéler que la guerre, en enrayant momentanément la décadence de l'Angleterre, n'avait fait en réalité que l'approfondir.

En 1917-1920, le mouvement ouvrier anglais entrait de nouveau dans une phase extrêmement orageuse. Les grèves revêtirent un caractère grandiose. Macdonald signa des manifestes. dont il se détournerait aujourd'hui avec horreur. Ce ne fut qu'à la fin de 1920, après le " vendredi noir ", où la Triple Alliance des leaders des mineurs, des cheminots et des travailleurs des transports trahit la grève générale, que le mouvement rentra dans ses digues. L'énergie des masses, paralysée dans la sphère de l'action économique, s'orienta vers le plan politique. Le parti ouvrier (Labour Party) sembla sortir de terre.

En quoi consiste le changement qui s'est accompli dans la situation intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne ?

L'énorme supériorité économique des Etats-Unis s'est développée et manifestée pleinement, intégralement, pendant la guerre. La sortie des États-Unis de leur phase de provincialisme transocéanien remisa du coup la Grande-Bretagne au second plan.

La collaboration de l'Amérique avec la Grande-Bretagne est la forme, pour l'instant pacifique, sous laquelle se continue la retraite de plus en plus profonde de l'Angleterre devant l'Amérique.

Cette collaboration peut être dirigée à un moment ou à un autre contre une tierce partie ; il n'en est pas moins vrai que l'antagonisme mondial essentiel, c'est l'antagonisme anglo-américain, et que tous les autres, plus âpres au moment donné et plus immédiatement menaçants, ne peuvent être compris et appréciés que sur le fond de l'antagonisme anglo-américain.

La collaboration anglo-américaine prépare la guerre, de même qu'une époque de réformes prépare une époque de Révolutions. Le fait précis que l'Angleterre devra, dans la voie des réformes, c'est-à-dire des marchés forcés avec l'Amérique, évacuer une position après l'autre, l'obligera, en fin de compte, à résister.

Les forces productives de l'Angleterre et, avant tout, sa force productive vivante, le prolétariat, ne correspondent plus à la place de l'Angleterre sur le marché mondial. D'où le chômage chronique.

L'hégémonie industrielle-commerciale et militaire-navale de l'Angleterre assurait presque automatiquement par le passé la liaison des différentes parties de l'Empire. Le ministre néo-zélandais Reeves écrivait dès la fin du siècle dernier : " Deux facteurs entretiennent l'attitude actuelle des colonies envers l'Angleterre : 1° leur croyance que la politique de l'Angleterre est surtout une politique de paix, et 2° leur croyance que l'Angleterre règne sur les mers. " Le deuxième facteur avait naturellement une importance décisive. La perte de l'hégémonie maritime est parallèle au développement des forces centrifuges à l'intérieur de l'Empire. Le maintien de l'unité de l'Empire est rendu de plus en plus difficile par les intérêts divergents des Dominions et par la lutte économique.

Le développement de la technique militaire a été contraire à la sécurité de la Grande-Bretagne. L'importance prise par l'aviation et par l'arme chimique réduit à néant les plus grands avantages historiques de la situation insulaire. L'Amérique - cette île immense, gardée des deux côtés par des océans - demeure invulnérable. Au contraire, les centres les plus vitaux de l'Angleterre, Londres avant tout, peuvent être l'objet en quelques heures d'une mortelle attaque aérienne partie du continent.

Les avantages d'un isolement inaccessible perdus, le gouvernement anglais se voit contraint de participer de plus en plus directement aux affaires purement européennes et aux conventions militaires du continent, Les possessions transocéaniennes de l'Angleterre, ses Dominions, ne sont nullement intéressés à cette politique. L'Océan Pacifique et l'Océan Indien les intéressent, l'Atlantique aussi, dans une certaine mesure, mais la Manche ne les intéresse à aucun titre. Cette divergence d'intérêts creusera, au premier ébranlement mondial, un abîme béant où disparaîtront les liens de l'Empire. La politique de la Grande-Bretagne est, dans l'attente de cette issue, paralysée par les frottements intérieurs, condamnée en réalité à la passivité et, par conséquent, à l'aggravation de la situation mondiale de l'Empire.

Les dépenses militaires doivent au même moment absorber une partie de plus en plus grande du revenu national en voie de diminution.

Le remboursement de l'énorme créance américaine, sans le moindre espoir d'être à son tour payée par les Etats continentaux, constitue pour l'Angleterre une des conditions de sa " collaboration " avec l'Amérique. La corrélation économique des forces en est encore modifiée en faveur de l'Amérique. Le 5 mars dernier [1925, NdT], la Banque d'Angleterre portait le taux de l'escompte de 4 à 5%, la Banque Fédérale de New-York ayant porté le sien de 3 à 3,5%. A la Cité[7] de Londres, on ressentit très douloureusement ce rappel brutal de la dépendance financière vis-à-vis du cousin d'outre-Atlantique. Mais qu'y faire ? La réserve d'or de l'Amérique est à peu prés de 4 milliards et demi de dollars, tandis que la réserve anglaise ne dépasse pas 750 millions de dollars, étant six fois moindre. L'Amérique a une monnaie-or, tandis que l'Angleterre ne fait encore que des efforts désespérés pour rétablir la sienne. Et c'est bien naturel si, à une élévation du taux de l'escompte de 3 à 3,5% en Amérique, l'Angleterre doit réagir par une élévation de 4 à 5%. Cette mesure atteint le commerce et l'industrie du pays, en augmentant le prix des produits qui leur sont nécessaires. De sorte que l'Amérique remet à chaque instant l'Angleterre à sa place, tantôt par des pressions diplomatiques, tantôt à l'aide de mesures bancaires, partout et toujours, grâce à la pression de sa formidable supériorité économique[8].

Par ailleurs, la presse anglaise note avec inquiétude le progrès surprenant de certaines branches de l'industrie allemande et en particulier de la construction navale. Le Times du 10 mars écrivait au sujet de cette dernière : " Il se peut que la réalisation d'un trust complet, embrassant tous les matériaux - de la mine à la dalle métallique, de l'établissement financier au commerce de détail - soit l'un des facteurs qui donnent aux chantiers allemands la possibilité de soutenir victorieusement la concurrence. Ce système n'est pas sans conséquence quant au salaire et au coût de la vie. Toutes ces forces s'orientant dans un sens unique, le champ ouvert à la diminution des frais devient très vaste. "

En d'autres termes, le Times constate ici que la supériorité organique de l'industrie allemande, plus moderne, se manifeste de nouveau avec toute sa vigueur, dès que l'économie allemande a obtenu la possibilité extérieure de manifester sa vitalité.

Des indices montrent, il est vrai, que les commandes de vaisseaux faites aux chantiers de Hambourg ont pour fin spéciale d'intimider les Trade-Unions et de préparer ainsi une pression sur elles, tendant à diminuer les salaires et à prolonger la journée de travail. Point n'est besoin de dire que cette manœuvre est plus que probable. Mais elle n'affaiblit en rien les considérations générales sur l'organisation irrationnelle de l'industrie anglaise et les frais généraux qui en découlent.

Depuis déjà quatre années, le nombre des chômeurs officiellement inscrits en Angleterre n'est pas tombé au-dessous de 1.135.000, oscillant en réalité entre 1.250.000 et 1.500.000. Le chômage chronique est la plus criante révélation de l'inconsistance du régime et, en même temps, son talon d'Achille. L'assurance contre le chômage, établie en 1920, comptait avec des circonstances exceptionnelles, destinées à disparaître promptement. Mais le chômage est devenu permanent, l'assurance a cessé d'être une assurance, la dépense n'est nullement couverte par les versements des intéressés. Les chômeurs anglais ne forment déjà plus une armée normale de réserve, qui tantôt diminue, tantôt s'élargit, changeant constamment de composition, mais forment une sorte de couche sociale permanente, engendrée par l'industrie au temps de son essor, et éliminée par elle au temps de sa décadence. C'est une tumeur de podagre [maladie de la goutte – NdTotal] dans un organisme où les fonctions d'assimilation et de désassimilation s'accomplissent mal.

Le colonel Willey, président de la Fédération des Industries Britanniques (F. B. I.), déclarait, au début d'avril, qu'en raison de l'insignifiance du revenu du capital industriel dans les deux dernières années, les patrons n'avaient pas été encouragés à développer la production. Les entreprises ne rapportent pas plus que les valeurs à revenu fixe (emprunts d'État, etc.). " Notre problème national n'est pas un problème de production, mais un problème d'écoulement de marchandises. " Comment le résoudre ? Il faut produire à meilleur compte que les autres. Mais il doit pour cela, ou réorganiser de fond en comble la production, ou diminuer les impôts, ou diminuer les salaires, ou accorder ces trois moyens. La diminution des salaires, susceptible de donner un résultat insignifiant au point de vue de la diminution des frais de la production, se heurterait à une résistance énergique, les ouvriers luttant en ce moment pour l'augmentation des salaires. La diminution des impôts est impossible, du moment qu'il faut payer les dettes, rétablir la monnaie or, entretenir l'appareil de l'Empire et en outre 1 million l/2 de chômeurs. Toutes ces charges pèsent sur le coût du produit. La production ne pourrait être réorganisée que grâce à l'investissement de nouveaux capitaux. Or, la faiblesse des revenus dirige les capitaux disponibles vers les emprunts gouvernementaux et autres.

Le président de l'Association britannique des Chambres de Commerce Stanley Machin déclarait au même moment que la solution du chômage est dans l'émigration. L'aimable patrie dit ainsi à plus d'un million de travailleurs, représentant, avec leurs familles, plusieurs millions de citoyens : " Descendez à fond de cale et décampez au diable, outremer ! " La banqueroute complète du régime capitaliste est ici reconnue sans la moindre équivoque.

La vie intérieure de l'Angleterre doit être considérée sous la perspective esquissée plus haut d'une diminution brutale et croissante du rôle mondial de la Grande-Bretagne qui, conservant encore toutes ses possessions, son appareil gouvernemental et ses traditions de domination mondiale, se retire en réalité, de plus en plus, sur des positions de seconde ligne.

L'effondrement. du parti libéral achève un siècle d'économie capitaliste et de société bourgeoise. La perte de l'hégémonie mondiale amène des branches entières de l'industrie anglaise dans une impasse et porte un coup mortel aux capitaux industriels et commerciaux indépendants d'importance moyenne, cette base du libéralisme. La liberté du commerce aboutit à une impasse.

La stabilité intérieure du régime capitaliste était cependant déterminée dans une large mesure par la division du travail et des responsabilités entre le conservatisme et le libéralisme. L'effondrement du libéralisme est la révélation de toutes les autres contradictions de la situation mondiale de l'Angleterre bourgeoise et, simultanément, une cause d'instabilité intérieure du régime. Le Labour Party est politiquement très proche, dans ses milieux dirigeants, des libéraux, mais il est incapable de restituer au parlementarisme anglais sa stabilité intérieure, parce qu'il n'est lui-même, sous son aspect actuel, qu'une courte étape du développement révolutionnaire de la classe ouvrière. La situation de Macdonald est plus précaire encore que celle de Lloyd George.

Marx pensait, dans les premières années de la décade 1840-1850, que le parti conservateur disparaîtrait bientôt de la scène, et que tout le développement politique suivrait la ligne des luttes du libéralisme et du socialisme. Cette prévision supposait un développement révolutionnaire rapide en Angleterre et en Europe. De même que le parti cadet devint chez nous, sous la poussée de la Révolution, le seul parti de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers, le libéralisme anglais se serait dissous en un parti conservateur, devenu le seul parti de la propriété, si l'offensive révolutionnaire du prolétariat s'était développée dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais la prédiction de Marx était précisément formulée à la veille d'une nouvelle époque de tumultueux essor du capitalisme (1851-1873). Le chartisme perdit définitivement toute influence[9]. Le mouvement ouvrier suivit les voies du trade-unionisme. Les classes dominantes eurent la possibilité de manifester extérieurement leurs contradictions, sous la forme de la lutte des partis libéral et conservateur. Le jeu de bascules parlementaire, tantôt orienté à gauche, tantôt orienté à droite, était pour la bourgeoisie un exutoire offert à l'esprit d'opposition des masses ouvrières.

La concurrence allemande fut le premier avertissement menaçant donné à l'hégémonie mondiale de la Grande-Bretagne et lui porta les premiers coups graves. La liberté du commerce se heurta à la supériorité de la technique et de l'organisation allemandes. Le libéralisme anglais n'était qu'une généralisation politique du libre-échange.

L'école manchestérienne[10] jouissait d'une position dominante depuis la réforme électorale bourgeoise censitaire de 1832 et l'abolition des droits sur le blé en 1846[11]. Pendant un demi-siècle après ces événements, la doctrine du libre-échange parut un programme inébranlable. Le rôle dirigeant appartint naturellement aux libéraux. Les ouvriers venaient à leur remorque. A partir de 1865, à peu près, commence un fléchissement des affaires. Le libre-échange se discrédite, le mouvement protectionniste débute[12]. Les tendances impérialistes s'emparent de plus en plus de la bourgeoisie. Des symptômes de décomposition s'étaient manifestés dans le parti libéral dès Gladstone[13], lorsqu'un groupe de libéraux et de radicaux, dirigés par Chamberlain[14], éleva le drapeau du protectionnisme et rallia les conservateurs. A partir de 1888 à peu prés, les affaires commerciales furent meilleures. La transformation politique de l'Angleterre en fut retardée. Mais, vers le début du XXe siècle, le libéralisme apparaît, en tant que parti de la moyenne bourgeoisie, dépassé Son leader, Roseberry, se rangeait ouvertement sous le drapeau de l'impérialisme. Pourtant, le parti libéral devait, avant de disparaître de la scène, connaître encore une fois une phase d'essor. Sous l'influence de la décadence manifeste de l'hégémonie du capital britannique, d'une part, et du puissant mouvement révolutionnaire de la Russie, de l'autre, l'Angleterre vit sa classe ouvrière développer une activité accrue qui, tendant à la création d'un parti ouvrier parlementaire, apporta dans les premiers temps des eaux abondantes au moulin de l'opposition libérale. Le libéralisme revient au pouvoir en 1906. Mais cet essor ne peut pas être durable pour lui. La ligne politique du développement du prolétariat tend à la croissance du parti ouvrier (Labour Party)[15]. Jusqu'en 1906, la représentation parlementaire de ce dernier s'était accrue plus ou moins parallèlement avec celle du parti libéral. A partir de 1906, le parti ouvrier grandit manifestement au détriment des libéraux.

Formellement, c'est le parti libéral qui, représenté par Lloyd George, préside à la guerre. En réalité, la guerre impérialiste, dont le régime sacré du libre-échange n'avait pas préservé l'Angleterre, devait infailliblement affermir les conservateurs, parti plus conséquent de l'impérialisme. Ainsi, furent définitivement préparées les conditions de l'entrée en scène du parti ouvrier.

Agitant sans cesse avec impuissance la question du chômage, l'hebdomadaire du Labour Party, le Dailg Herald, tire des aveux de capitalistes que nous avons cités plus haut, la conclusion générale que, les capitalistes anglais préférant prêter leur argent aux gouvernements étrangers plutôt que d'élargir la production, il ne reste aux ouvriers anglais qu'à produire sans capitalistes. Conclusion juste dans l'ensemble, mais énoncée non pour inciter les ouvriers à chasser les capitalistes, mais pour pousser les capitalistes dans la voie des " efforts progressifs ". C'est, nous le verrons, sur cette tentative que repose toute la politique du parti ouvrier. Les Webb écrivent des livres à cette fin, Macdonald prononce des discours, les rédacteurs du Herald fournissent leurs articles quotidiens. Mais si ces tristes manœuvres d'intimidation agissent sur les capitalistes, c'est dans un sens diamétralement opposé. Tout bourgeois anglais sérieux comprend que les menaces grandiloquentes des chefs des partis ouvriers cachent un danger réel du côté des masses prolétariennes profondément troublées. Et c'est justement de quoi le bourgeois intelligent déduit qu'il ne faut pas placer de nouveaux fonds dans l'industrie.

La peur inspirée à la bourgeoisie par la Révolution n'est ni toujours ni dans toutes les conditions un facteur de " progrès ". Il ne peut faire de doute que l'économie anglaise tirerait d'immenses avantages de la collaboration de l'Angleterre avec la Russie. La peur de la bourgeoisie devant la Révolution, et l'insécurité du lendemain des capitalistes y sont des obstacles.

La peur de la Révolution incita les capitalistes anglais à des concessions et à des transformations, tant que les possibilités matérielles du capitalisme anglais furent ou parurent illimitées. Les impulsions des révolutions européennes se firent toujours sentir très nettement sur le développement social de l'Angleterre ; elles provoquèrent des réformes tant que la bourgeoisie anglaise garda entre ses mains, grâce à sa situation mondiale, de prodigieuses ressources permettant de manœuvrer. La bourgeoisie put légaliser les Trade-Unions, abolir les taxes sur le blé, augmenter les salaires, élargir les droits électoraux, accomplir des réformes sociales, etc., etc… Dans la situation actuelle, radicalement modifiée, de l'Angleterre dans le monde, la menace de la Révolution n'est déjà plus capable de pousser la bourgeoisie en avant, paralysant au contraire les derniers restes de son initiative industrielle. Il faut, maintenant, non la menace de la Révolution, mais la Révolution elle-même.

Tous les facteurs et toutes les circonstances dont nous avons fait mention ne sont ni fortuites ni transitoires. Ils se développent dans un sens unique, aggravant systématiquement la situation internationale et intérieure de la Grande-Bretagne et lui donnant le caractère d'une situation historique ne comportant pas d'issue.

Les contradictions qui minent l'organisme social de l'Angleterre s'aggraveront inévitablement. Nous ne nous chargeons pas de prédire quelle sera l'allure de ce processus, qui mettra à s'accomplir des années, à la rigueur, des lustres, mais en aucun cas des décades. La perspective générale est telle que l'on doit avant tout se poser la question suivante : " Un parti communiste assez fort, assez lié aux masses pour tirer au moment voulu toutes les conclusions pratiques nécessitées par la crise en voie d'aggravation, aura-t-il le temps de se former en Angleterre ? " Les destinées de l'Angleterre se résument en ce moment dans cette question.

II. Mr Baldwin et... la gradation[modifier le wikicode]

Le 12 mars 1925, Mr. Baldwin, premier ministre anglais et leader du parti conservateur, prononçait à Leeds, devant un auditoire conservateur, un grand discours sur les destinées de l'Angleterre. Ce discours, comme nombre d'autres harangues de Mr. Baldwin, était pénétré d'inquiétude. Nous considérons cette inquiétude comme tout à fait légitime du point de vue du parti de Mr. Baldwin. Mais nous abordons les mêmes questions par un autre bout. Mr. Baldwin redoute le socialisme, et a tenté, eu démontrant les dangers et les difficultés de la marche au socialisme, de citer, de façon un peu inattendue, à l'appui de sa thèse, l'auteur de ces lignes. Ce qui nous donne, espérons-le, le droit de répondre à Mr. Baldwin, sans courir le risque d'être accusé d'intervenir dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne.

Baldwin considère, non sans raison, la croissance du parti ouvrier comme le plus grand danger pour le régime qu'il défend. Il espère, cela va de soi, vaincre, " car nos principes (conservateurs) sont plus étroitement attachés au caractère et aux traditions de notre peuple que les traditions et les principes des transformations violentes. "

Le leader conservateur rappelle néanmoins à ses auditeurs que le dernier verdict électoral n'est pas sans appel. Baldwin lui-même sait bien, cela va de soi, que le socialisme est irréalisable. Mais comme il est plongé dans un certain désarroi et comme il parle en outre à un auditoire convaincu de l'impossibilité du socialisme, les arguments qu'il donne ne se distinguent pas par une grande ingéniosité. Il rappelle à l'auditoire conservateur que les hommes ne naissent ni libres, ni égaux, ni frères. Il s'adresse à chaque mère présente à la réunion et lui demande si ses enfants naissent égaux ? Le rire satisfait et complaisant de l'auditoire lui répond. Il est vrai que ces mêmes arguments servirent aux ancêtres spirituels de Mr. Baldwin de réponse aux revendications des masses populaires anglaises sur le droit de croire librement et d'organiser l'église à leur gré. Les mêmes arguments servirent plus tard contre l'égalité devant les tribunaux et, plus tard encore, tout récemment même contre le suffrage universel. Les hommes ne naissent pas égaux. Mr. Baldwin, pourquoi doivent-ils donc comparaître devant les mêmes tribunaux pour être jugés selon les mêmes lois ? Peut-être pourrait-on également objecter à Baldwin que, quoique naissant inégaux, les enfants - inégaux - sont de coutume également nourris par leurs mères qui se préoccupent, si elles en ont les moyens, de les chausser également tous, Il n'est que les marâtres pour se comporter autrement. On pourrait apprendre à Mr. Baldwin que le socialisme ne se donne nullement pour but d'instituer l'égalité anatomique, physiologique et psychologique, et n'aspire qu'à assurer à tous les hommes de semblables conditions matérielles d'existence. Mais nous ne fatiguerons pas davantage nos lecteurs en développant ces idées tout à fait élémentaires. Mr. Baldwin peut lui-même, si le sujet l'intéresse, remonter aux sources, et comme sa philosophie doit déterminer chez lui une certaine prédilection pour les auteurs anciens et purement britanniques, nous pourrions lui recommander le vieux Robert Owen[16], qui n'entendait, il est vrai, absolument rien, à la dynamique de classe de la société capitaliste, mais chez lequel on peut trouver, sur les avantages du socialisme, des considérations vraiment précieuses.

Le but du socialisme, assez condamnable en soi, n'effraie pas autant M. Baldwin, cela va de soi, que le chemin de violence qui y mène. Baldwin observe dans le parti ouvrier deux tendances. L'une est représentée, d'après ses propres paroles, par M. Sidney Webb, qui reconnaît " l'inéluctabilité des gradations ". Mais il y a, à l'en croire, des leaders d'une autre sorte, tels que Cook et Whitley - surtout depuis que ce dernier a abandonné son portefeuille de ministre - qui croient à la violence. D'une façon générale, les responsabilités gouvernementales ont exercé, de l'avis de Mr. Baldwin, une influence salvatrice sur les leaders du parti ouvrier et les ont obligés à reconnaître avec Webb le caractère désavantageux des méthodes révolutionnaires et l'avantage des gradations. Arrivé à ce point, Mr. Baldwin procéda, pour enrichir son pauvre arsenal d'arguments contre le socialisme, à une certaine intervention dans les affaires russes.

Nous citons textuellement le compte rendu du Times :

" Le premier ministre cite Trotsky qui a - d'après Mr. Baldwin - découvert et écrit dans les dernières années, que, " plus il a été facile au prolétariat russe de traverser la crise révolutionnaire et plus il lui a été difficile de " bâtir ". Trotsky a aussi dit ce que pas un des leaders extrémistes n'a encore dit en Angleterre : " Nous devons apprendre à travailler avec un plus grand rendement ".

Je voudrais bien savoir, dit Mr. Baldwin, combien de voix seraient données à la Révolution, en Angleterre, si la population était avertie à l'avance que le seul (?) résultat du bouleversement serait la nécessité de travailler avec un rendement plus élevé (rires et approbation). Trotsky dit dans son livre : " Il y avait, et il y a en Russie, avant et après la Révolution, la nature inchangée de l'homme russe (? !)". Trotsky, homme d'action, ayant étudié la réalité, a découvert peu à peu, en y résistant, ce que Mr. Webb à découvert, il y a déjà deux ans : l'inéluctabilité des gradations (rires et approbation). "

Il est certes très flatteur d'être recommandé à l'auditoire conservateur de Leeds. Nous doutons qu'un mortel puisse en général demander davantage. Il est presque aussi flatteur de devenir le voisin immédiat de Mr. Sydney Webb, prophète de la gradation. Mais avant d'accepter cette qualité, nous ne serions pas fâché de recevoir de Mr. Baldwin quelques éclaircissements autorisés.

Il n'est jamais venu à l'idée ni à nos maîtres, ni, à nous-mêmes, même avant l'expérience des " toutes dernières années ", de nier la gradation du développement dans la nature, ainsi que dans la société humaine dans son économique, dans sa politique et dans ses mœurs. Nous voudrions seulement nous entendre sur le caractère relatif de cette gradation. Ainsi, pour prendre un exemple familier à Mr. Baldwin, en sa qualité de protectionniste, nous rappellerons que l'Allemagne, peu à peu entrée, au cours du dernier quart de siècle passé, dans l'arène de la concurrence mondiale, devint pour l'Angleterre un rival extrêmement redoutable. Les choses en arrivèrent, comme on sait, à la guerre. Baldwin considère-t-il la guerre comme une manifestation des méthodes de gradation ? Pendant la guerre, le parti conservateur exigea " l'anéantissement des Huns " et. le renversement du Kaiser allemand par le glaive britannique. Du point de vue de la théorie des gradations, il eût été, semble-t-il, plus juste de s'en remettre à l'adoucissement des mœurs de l'Allemagne et à l'amélioration graduelle de ses relations avec l'Angleterre. Mais, pour autant qu'il nous en souvient, Mr. Baldwin repoussait catégoriquement, dans la période qui va de 1914 à 1918, l'application de la méthode des gradations aux relations anglo-allemandes, et tentait de résoudre le problème à l'aide de plus fortes quantités de matières explosives. Nous présumons que la dynamite et la lignite ne peuvent guère être considérées comme des moyens appropriés à l'action conservatrice évolutive. L'Allemagne d'avant-guerre n'était pas, de son côté, sortie toute armée un beau matin de l'écume des mers. Non, elle s'était graduellement développée en partant de son insignifiance économique d'autrefois. Il y avait. pourtant eu dans ce processus graduel de certaines interruptions : c'est ainsi que les guerres que la Prusse fit en 1864 au Danemark, en 1866 à l'Autriche, en 1870 à la France, jouèrent un rôle colossal dans l'accroissement de sa puissance et lui conférèrent la possibilité de s'engager victorieusement dans la voie de la concurrence avec l'Angleterre.

La richesse, résultat du travail humain, se crée, sans nul doute avec de certaines gradations. Mr. Baldwin consentira peut-être néanmoins à reconnaître que les années de guerre ont provoqué dans le développement de la richesse des États-Unis un bond prodigieux en hauteur. La gradation de l'accumulation a été brutalement interrompue par le cataclysme qui a entraîné l'appauvrissement de l'Europe et l'enrichissement sans mesure de l'Amérique.

Mr. Baldwin a lui-même narré dans un discours parlementaire consacré au trade-unionnisme la saute qui s'était produite dans sa propre destinée. Mr. Baldwin dirigea dans sa jeunesse une fabrique qui se transmettait de génération en génération, où les ouvriers naissaient et mouraient, et où régnait, par conséquent, sans partage, le principe de la gradation patriarcale. Mais une grève de mineurs éclata. La fabrique se trouva, faute de charbon, dans 1"impossibilité de travailler et Mr. Baldwin se vit obligé de la fermer et de licencier " ses " mille ouvriers. Il peut, il est vrai, arguer de la mauvaise volonté des mineurs, qui l'obligèrent à attenter au principe sacré du conservatisme. Les mineurs pourraient probablement arguer à leur tour de la mauvaise volonté de leurs patrons qui les avaient obligés à une grève grandiose, représentant une interruption du processus monotone de l'exploitation. Mais, en fin de compte, les motifs subjectifs nous sont dans ce cas indifférents. Il nous suffit de constater que la gradation s'accompagne, dans différents domaines de la vie, de catastrophes, d'interruptions et de bonds en haut et en bas. Le long processus de la rivalité de deux États prépare graduellement la guerre, le mécontentement des ouvriers exploités prépare graduellement, la grève, la mauvaise administration d'une banque prépare graduellement la faillite.

L'honorable leader conservateur peut, il est vrai, dire que des interruptions de la gradation, telles que la guerre et la faillite, l'appauvrissement de l'Europe et l'enrichissement de l'Amérique à son détriment, sont fort tristes, et qu'il faudrait, de façon générale, les éviter. A cela, nous n'avons rien à répondre, sinon que l'histoire des peuples est, dans une importante mesure, celle des guerres, et que l'histoire du développement économique s'orne de la statistique des faillites. Mr. Baldwin dirait probablement ici que telles sont les propriétés de la nature humaine. Admettons-le ; mais cela signifie précisément que la nature même de l'homme conjugue le développement graduel avec des sautes catastrophiques.

Pourtant, l'histoire de l'humanité n'est pas seulement celle des guerres, mais aussi celle des Révolutions. Les droits seigneuriaux, acquis au cours de siècles et minés ensuite, au cours de siècles, par le développement économique, furent balayés en France par le seul acte du 4 août 1789. La Révolution allemande anéantit le 9 novembre 1918 l'absolutisme germanique, miné par l'action du prolétariat, et sapé par les victoires militaires des alliés. Nous avons déjà rappelé que l'un des mots d'ordre de guerre du gouvernement britannique était celui-ci : " Guerre. jusqu'à l'écrasement total de l'impérialisme germanique ". Mr. Baldwin ne pense-t-il pas que, dans la mesure où la catastrophe militaire a préparé à l'Allemagne avec une certaine participation à cette œuvre de Mr. Baldwin lui-même, - la catastrophe révolutionnaire, tous ces événements ne se sont pas accomplis sans porter un préjudice appréciable aux gradations historiques ? On peut, certes, objecter que les coupables sont ici le militarisme allemand et par surcroît la volonté malfaisante du Kaiser. Nous croyons bien volontiers que si Mr. Baldwin avait créé le monde, il n'aurait pas manqué de le peupler de kaisers les mieux intentionnés et des militarismes les plus débonnaires. Mais le Premier anglais n'en a pas eu l'occasion. Et nous l'avons entendu dire que les hommes, le Kaiser y compris, ne naissent ni égaux, ni bons, ni frères. Il faut donc prendre le monde tel qu'il est. Il y a plus : si la défaite de l'impérialisme germanique est un bien, il faut admettre que la Révolution allemande, achevant l'œuvre de la défaite militaire, en a été un autre, c'est-à-dire que la catastrophe qui renversa d'un seul coup l'édifice érigé peu à peu fut un bien.

Mr. Baldwin peut, il est vrai, objecter que tout ceci ne se rapporte pas directement à l'Angleterre et que le principe de la gradation n'a trouvé son expression légitime que dans ce pays élu. S'il en était ainsi, Mr. Baldwin aurait eu tort d'en référer à mes propos se rapportant à la Russie et de prêter par là-même au principe de la gradation un caractère universel, général, absolu. Mon expérience politique ne le confirme pas. Pour autant que je m'en souviens, trois Révolutions se sont accomplies en Russie : en 1905, en février 1917 et en octobre 1917. Pour ce qui est de celle de février, Buchanan, qui n'est pas un inconnu pour Mr. Baldwiu, et qui considérait, de toute évidence, à ce moment, non sans l'aveu de son gouvernement, qu'une petite catastrophe révolutionnaire à Pétersbourg, favoriserait davantage les intérêts de la Grande-Bretagne que la gradation de Raspoutine, y contribua dans une modeste mesure.

Mais est-il enfin vrai que le " caractère et l'histoire du peuple anglais " soient, à un degré aussi décisif et inconditionnel, pénétrés des traditions conservatrices de la gradation ? Est-il vrai que le peuple anglais soit tellement hostile aux " transformations violentes" ? D'abord, toute l'histoire de l'Angleterre est celle des transformations violentes effectuées par les classes dominantes britanniques dans la vie… des autres peuples. A titre d'exemple, il nous intéresserait de savoir si la conquête de l'Inde ou de l'Egypte peut être expliquée à l'aide du principe de la gradation ? La politique des classes possédantes anglaises à l'égard de l'Inde a été définie avec la plus grande franchise par lord Salisbury, en ces termes : " L'Inde doit être saignée ". (India must be bled.) Il n'est pas superflu de rappeler que Salisbury fut le leader du parti aujourd'hui dirigé par Mr. Baldwin. Ajoutons encore, entre parenthèses, qu'à la suite de la conjuration parfaitement organisée de la presse bourgeoise, le peuple anglais ignore en fait ce qui se passe aux Indes (Nota bene : et c'est précisément ce qui s'appelle la démocratie). Rappelons-nous l'histoire de l'Irlande infortunée, histoire riche en manifestations des méthodes évolutives des classes dominantes britanniques. Nous ne nous souvenons pas que la soumission de l'Afrique du Sud[17] se soit heurtée aux protestations de Mr. Baldwin, et pourtant, lorsque les troupes du général Roberts eurent rompu le front de défense des colons boers, il est fort douteux que ces derniers aient vu, dans cette action, une manifestation particulièrement persuasive du principe de la gradation. Tout ceci s'applique, il est vrai, à l'histoire extérieure de l'Angleterre, Il reste pourtant étrange que le principe de la gradation évolutive, qui nous est recommandé comme un principe général, cesse d'agir en dehors des frontières de l'Angleterre : aux frontières de la Chine, quand il faut contraindre par la guerre ce pays à acheter de l'opium ; aux frontières de la Turquie, quand il faut arracher Mossoul à cette dernière ; aux frontières de la Perse et de l'Afghanistan, quand il faut imposer à ces pays la soumission à l'Angleterre…. N'est-il pas permis d'en conclure que l'Angleterre réussissait d'autant mieux à appliquer la gradation dans ses propres frontières qu'elle exerçait avec de plus grands succès la violence contre d'autres peuples? Précisément. Pendant trois siècles, l'Angleterre a soutenu une série ininterrompue de guerres tendant à élargir, par la piraterie et la violence exercées contre d'autres nations, son champ d'exploitation, à ravir les richesses d'autrui, à porter un coup mortel à la concurrence commerciale de l'étranger, à anéantir les forces navales de ce dernier, et à enrichir ainsi les classes dominantes britanniques. L'étude sérieuse des faits et de leur liaison intérieure nous amène infailliblement à là conclusion que les classes dominantes de l'Angleterre réussissent d'autant mieux à éviter des ébranlements révolutionnaires à l'intérieur du pays qu'elles réussissaient, à l'aide de guerres et de bouleversements variés des pays étrangers, à augmenter leur puissance matérielle, obtenant ainsi la possibilité de contenir, grâce à des concessions opportunes toujours parcimonieuses, l'indignation révolutionnaire des masses. Mais cette conclusion, tout à fait incontestable en soi, démontre tout juste le contraire de ce que voulait démontrer Baldwin, l'histoire de l'Angleterre attestant en réalité qu'on ne peut assurer le développement pacifique d'un pays qu'à l'aide d'une série ininterrompue de guerres, de conquêtes coloniales et de bouleversements sanglants. Ce qui ne ressemble guère à la gradation.

Un vulgarisateur assez connu de l'histoire d'Angleterre pour les masses populaires, Gibbons, écrit dans son esquisse de l'histoire de l'Angleterre contemporaine : " En général - quoique cette règle connaisse naturellement des exceptions - l'appui donné aux libertés politiques et aux gouvernements constitutionnels est le principe dirigeant de la politique étrangère de l'Angleterre ". Cette phrase est en réalité remarquable ; profondément officieuse, d'un esprit national, traditionnel, elle ne laisse rien subsister de l'hypocrite doctrine de la non-intervention dans les affaires des autres peuples ; elle témoigne aussi que l'Angleterre encouragea le mouvement constitutionnel dans d'autres pays, pour autant que ce fut conforme à ses intérêts commerciaux et autres ; dans les cas contraires, " cette règle connut des exceptions ", dit l'inimitable Gibbons. Toute l'histoire de l'Angleterre est représentée, pour l'édification de son propre peuple, en contradiction avec la doctrine de la non-intervention, comme une lutte glorieuse pour la liberté, soutenue dans tout l'univers, par le gouvernement britannique. Toute nouvelle entreprise de violence et de perfidie - guerre de l'opium avec la Chine, assujettissement de l'Egypte, guerre contre les Boers, intervention en faveur des généraux du tsar - est représenté comme une exception accidentelle à la règle. De sorte que la gradation apparaît maintes fois enfreinte, tantôt du côté de la liberté, tantôt du côté du despotisme.

On peut naturellement aller plus loin, et dire que la violence est admissible et même inévitable dans les relations internationales, mais qu'elle est condamnable entre les classes d'un même pays. Mais alors point n'est besoin de parler de la loi naturelle de la gradation qui présiderait, paraît-il, au développement de la nature entière et de la société. Il faut alors dire tout simplement : la classe opprimée doit soutenir la classe dominatrice de sa nation quand celle-ci exerce la violence à ses propres fins ; mais la classe opprimée n'a pas le droit de recourir à la violence pour s'assurer une meilleure situation dans une société fondée sur l'oppression. Ce ne sera pas une loi de la nature, mais une loi du code pénal de la bourgeoisie.

Pourtant, le principe du développement graduel et pacifique est loin d'être aussi dominant dans l'histoire intérieure de la Grande-Bretagne que ne le disent les philosophes conservateurs. En fin de compte, toute l'Angleterre actuelle est sortie de la Révolution conservatrice du XVIIe siècle. Les origines des whigs et des tories[18], qui mettent leur sceau sur l'histoire de l'Angleterre pendant prés de trois siècles, remontent à la puissante guerre civile de cette époque. Quand Mr. Baldwin en appelle aux traditions conservatrices de l'histoire d'Angleterre, nous nous permettrons de lui rappeler que la tradition du parti le plus conservateur repose sur la Révolution du milieu du XVIIe siècle. De même, l'argument portant sur le caractère du peuple anglais nous oblige à rappeler que ce caractère se forgea dans la guerre civile, qui mit aux prises les " têtes rondes " et les " cavaliers "[19]. Le caractère des indépendants[20] : petits bourgeois, négociants, artisans, agriculteurs fibres, petite noblesse rurale, gens pratiques, pieux, économes, laborieux et entreprenants, se heurta haineusement au caractère des classes dirigeantes, dissolues et orgueilleuses, de la vieille Angleterre : noblesse de cour, fonctionnarisme titré, épiscopat. Les uns et les autres étaient cependaut des Anglais. C'est aveu un lourd marteau de guerre qu'Olivier Cromwell forgea, sur l'enclume de la guerre civile, le caractère national qui assura, au cours de deux siècles et demi, à la bourgeoisie anglaise, une immense supériorité dans la lutte mondiale pour, ensuite, à la fin du XIXe siècle, se révéler trop conservateur, même au point de vue du développement capitaliste. Il va de soi que la lutte du Long Parlement avec le pouvoir personnel de Charles Ier[21] et la sévère dictature de Cromwell avait été préparée par l'histoire antérieure de l'Angleterre. Mais cela signifie seulement que les Révolutions ne se font pas arbitrairement, mais naissent, de façon organique, des conditions du développement social, et constituent tout au moins des étapes aussi inévitables dans le développement des rapports des classes d'un seul peuple entre elles que les guerres dans ceux des nations organisées. Peut-être Mr. Baldwin pourra-t-il découvrir dans cette gradation des acheminements une source de consolation théorique.

Les vieilles ladies conservatrices, entre autres Mrs. Snowden[22], qui découvrait récemment que les familles royales forment la classe la plus laborieuse de la société, frémissent vraisemblablement la nuit au souvenir de l'exécution de Charles Ier. Or, Macaulay, assez réactionnaire cependant, s'est approché de la compréhension de cet événement. " Les hommes qui le tenaient entre leurs mains (le roi), dit-il, n'étaient pas des assassins nocturnes. Ce qu'ils faisaient, ils le faisaient dans l'intention que ce fût un spectacle pour le ciel et la terre, qui restât gravé dans la mémoire éternelle. Ils jouissaient avidement de leurs propres tentations. L'antique constitution et l'opinion publique de l'Angleterre s'opposaient au régicide ; c'est justement pourquoi le régicide tentait particulièrement le parti qui aspirait à accomplir une Révolution politique et sociale complète. A cette fin, il lui était nécessaire de démolir d'abord de fond en comble toutes les pièces de la machine gouvernementale ; et cette nécessité lui était plutôt agréable que pénible… Une Haute Cour de Justice fut instituée. Elle reconnut Charles tyran, traître, assassin, ennemi du peuple ; et la tête du roi tomba, devant des milliers de spectateurs, vis-à-vis de la salle des fêtes de son propre palais. " Du point de vue de l'aspiration des puritains à démolir de fond en comble toutes les pièces de l'ancienne machine gouvernementale, il était tout à fait secondaire que Charles Stuart fût un gredin extravagant, faux et poltron. Ce n'est pas seulement à Charles Ier, c'est aussi à l'absolutisme monarchique que les puritains portèrent un coup mortel, des fruits duquel les protagonistes de la gradation parlementaire bénéficient jusqu'à ce jour.

Le rôle des Révolutions dans le développement politique et social, en général, de l'Angleterre, ne s'épuise pourtant pas au XVIIe siècle. On peut dire - bien que cela paraisse paradoxal - que tout le développement le plus moderne de l'Angleterre s'est accompli avec l'aide des Révolutions européennes. Nous ne donnerons ici qu'une énumération sommaire de ses principales phases ; peut-être ne sera-t-elle pas utile qu'à Mr. Baldwin.

La grande Révolution française donna une puissante impulsion au développement des tendances démocratiques en Angleterre et, par-dessus tout, au mouvement ouvrier, que les lois d'exception de 1799 réduisirent à l'illégalité. La guerre contre la France révolutionnaire ne fut populaire que parmi les classes dirigeantes. Mécontentes du gouvernement Pitt[23], les masses populaires sympathisaient avec la Révolution française. La création des trade-unions fut dans une importante mesure le résultat de l'influence de la Révolution française sur les masses laborieuses d'Angleterre.

La victoire de la réaction sur le continent, accroissant l'importance des landlords, amena en 1815 la restauration des Bourbons en France et l'établissement des droits sur les blés en Angleterre.

La Révolution de juillet 1830 en France donna l'impulsion au premier bill sur la réforme électorale de 1831 en Angleterre : la Révolution bourgeoise du continent amenait la réforme bourgeoise de l'Ile Britannique.

La réorganisation radicale de l'administration du Canada, dans le sens d'une large autonomie, eut lieu après l'insurrection canadienne de 1837-1838.

Le mouvement révolutionnaire du chartisme amena en 1844-1847 à la journée de travail de 10 heures, et en 1846 à l'abolition des droits sur les blés. La défaite du mouvement révolutionnaire sur le continent en 1848, signifia non seulement un fléchissement du mouvement chartiste, mais encore un ralentissement prolongé de la démocratisation du Parlement anglais.

La réforme électorale de 1868 fut précédée de la guerre civile aux États-Unis[24]. Quand, en 1861, la guerre éclata en Amérique entre le Nord et le Sud, les ouvriers anglais manifestèrent leurs sympathies pour les États du Nord, tandis que celles des classes dirigeantes allaient tout entières aux propriétaires d'esclaves. Il est édifiant que le libéral Palmerston[25], surnommé le " lord incendiaire ", et nombre de ses collègues, y compris le fameux Gladstone, sympathisèrent avec le Sud et s'empressèrent de reconnaître aux États du Sud la qualité de partie belligérante, au lieu de celle d'insurgés. On construisit sur les chantiers anglais des vaisseaux de guerre pour les " sudistes ". Le Nord l'emporta néanmoins, et cette victoire révolutionnaire remportée sur le territoire des États-Unis procura à une partie de la classe ouvrière anglaise le droit de vote (loi de 1876). En Angleterre même, la réforme électorale s'accompagna d'un mouvement littéralement orageux, dont les " journées de juillet " 1868, marquées par 48 heures de troubles graves, furent l'aboutissement.

La défaite de la Révolution de 1848 avait affaibli les ouvriers anglais, la Révolution russe de 1905 les fortifia d'un seul coup. Après les élections générales de 1906, le Labour Party forma, pour la première fois au Parlement, une importante fraction de 42 membres. Ainsi, se manifestait indéniablement l'influence de la Révolution russe de 1905.

En 1918, dès avant la fin de la guerre, une nouvelle réforme électorale, élargissant considérablement le cadre des électeurs ouvriers et accordant, pour la première fois, le droit de vote aux femmes, était accomplie en Angleterre. Mr. Baldwin lui-même ne niera probablement pas que la Révolution russe de 1917 ait donné la principale impulsion à cette réforme. La bourgeoisie anglaise croyait possible d'éviter par ce moyen une Révolution. Il ne suffit donc pas, pour l'accomplissement même des réformes, du seul principe de la gradation, et il faut la Menace réelle de la Révolution.

Un coup d’œil jeté sur l'histoire de l'Angleterre au cours des 150 dernières années, dans les cadres du développement général de l'Europe et du monde, montre que l'Angleterre exploita, non seulement économiquement, mais encore politiquement, d'autres pays, diminuant ses frais généraux, grâce à la guerre civile, entretenue chez les peuples de l'Europe et de l'Amérique.

Quel sens ont donc les deux phrases que Mr. Baldwin tire de mon livre pour les opposer à la politique des représentants révolutionnaires du prolétariat anglais ? Il n'est pas difficile de montrer que le sens clair et direct de mes paroles est diamétralement opposé à celui dont a besoin Mr. Baldwin. Plus il a été facile au prolétariat russe de conquérir le pouvoir, et plus il a rencontré d'obstacles à son édification socialiste. Je l'ai dit et je le répète. Nos anciennes classes dirigeantes étaient économiquement et politiquement insignifiantes. Nos traditions parlementaires et démocratiques n'existaient pour ainsi dire pas. Il nous fut d'autant plus facile d'arracher les masses à l'influence de la bourgeoisie et de renverser la domination de celle-ci. Mais, justement parce que notre bourgeoisie tard venue avait fait peu de chose, nous ne reçûmes qu'un héritage médiocre. Nous avons maintenant à tracer des routes, à construire des ponts et des écoles, à apprendre aux adultes à lire et à écrire, etc., c'est-à-dire à exécuter le grand travail économique et culturel effectué dans de plus vieux pays capitalistes par le régime bourgeois. En ce sens précis, j'ai dit que plus il nous avait été facile de venir à bout de la bourgeoisie, et plus nous rencontrions des difficultés dans l'édification socialiste. Mais ce théorème politique suppose un théorème contraire : plus un pays est riche et cultivé, plus ses traditions parlementaires et démocratiques sont anciennes, et plus il est difficile au parti communiste de s'emparer du pouvoir ; mais plus l'édification socialiste, après la prise du pouvoir, y sera rapide et couronnée de succès. De façon plus concrète, la tâche est malaisée de renverser la domination de la bourgeoisie anglaise ; cette tâche exige une certaine gradation, c'est-à-dire une préparation sérieuse ; mais en revanche, le pouvoir conquis, ainsi que la terre, l'industrie, le mécanisme de la banque et du commerce, le prolétariat anglais pourra, avec beaucoup moins de sacrifices, avec beaucoup plus de succès, à une allure beaucoup plus rapide, effectuer la réorganisation socialiste de l'économie capitaliste. Tel est le théorème inverse qu'il m'est arrivé plus d'une fois d'exposer et de démontrer, et qui se rapporte de la façon la plus étroite à la question qui intéresse Mr. Baldwin.

Et ce n'est pas tout. Quand je parlais des difficultés de l'édification socialiste, je n'avais pas seulement en vue l'état arriéré de notre pays, je pensais aussi, à la formidable résistance extérieure que nous rencontrons. Mr. Baldwin sait probablement que les gouvernements britanniques dont il a fait partie ont dépensé prés de 100.000.000 de livres sterling en interventions militaires et en frais de blocus contre la Russie des Soviets. Le renversement du pouvoir des Soviets était, rappelons-le, le but de ces coûteuses entreprises : les conservateurs anglais, et les libéraux aussi, - à cette période, tout au moins, - renonçaient résolument, vis-à-vis de la République ouvrière et paysanne, au principe de la gradation et tendaient à résoudre un problème historique à l'aide d'une catastrophe. Il suffit en réalité de produire ce renseignement pour que toute la philosophie de la gradation apparaisse extrêmement semblable à la morale des moines de Heine qui boivent du vin, tout en recommandant l'eau à leurs ouailles[26]. Ainsi ou autrement, l'ouvrier russe, s'étant emparé le premier du pouvoir, s'est trouvé d'abord en face de l'Allemagne, puis en face de tous les pays de l'Entente dirigés par l'Angleterre et la France. Le pouvoir une fois pris, le prolétariat anglais n'aura contre lui ni le tsar russe, ni la bourgeoisie russe. Il trouvera au contraire un appui dans les immenses ressources matérielles et humaines de notre Union Soviétique, car - nous ne le cacherons pas à Mr. Baldwin - la cause du prolétariat anglais est la nôtre dans les mêmes proportions tout au moins que la cause de la bourgeoisie russe fut et reste, en réalité, celle des conservateurs anglais.

Mes paroles sur les difficultés de notre édification socialiste, le Premier britannique les interprète comme si j'avais voulu dire : Le jeu n'en vaut pas la chandelle. Ma pensée avait un caractère diamétralement opposé à celui-là : nos difficultés découlent d'une situation internationale qui nous est défavorable, à nous, pionniers socialistes ; surmontant ces difficultés, nous modifions la situation à l'avantage du prolétariat des autres pays ; de sorte que, dans le bilan international des forces, aucun de nos efforts révolutionnaires ne se perd et ne se perdra.

Nous tendons sans doute, comme l'indiquait Mr. Baldwin, au rendement le plus élevé du travail. Sans cela, l'augmentation du bien-être et de la culture du peuple serait inconcevable ; or, tel est le but essentiel du communisme. Mais l'ouvrier russe travaille aujourd'hui pour son propre compte. Héritiers d'une économie dévastée d'abord par la guerre impérialiste, ensuite par la guerre civile, celle-ci nourrie par l'intervention et le blocus, les ouvriers de la Russie ont déjà réussi à ramener l'industrie, presque immobilisée en 1920-1910, à une moyenne de 60% de son rendemcnt d'avant-guerre[27]. Ce résultat, aussi modeste qu'il soit, en comparaison avec nos fins, constitue un succès indéniable et sérieux. Si les 100.000.000 de livres sterlings dépensées par l'Angleterre en tentatives de bouleversements catastrophiques chez nous avaient été placées sous forme d'emprunts ou de capital de concessions dans l'économie soviétique pour contribuer à son relèvement graduel, nous aurions sans nul doute dépassé dès à présent le niveau d'avant-guerre de la production, nous paierions au capital anglais des intérêts élevés, et, ce qui est le principal, nous constituerions pour lui un marché vaste et sans cesse élargi. Ce n'est pas notre faute si Mr. Baldwin a enfreint le principe de la gradation, précisément là où il ne fallait pas l'enfreindre. Même, étant donné le niveau actuel, encore très bas de notre industrie, la situation de l'ouvrier s'est sensiblement améliorée par rapport à ce qu'elle était il y a peu d'années. Quand nous atteindrons le niveau de la production d'avant-guerre, - dans les deux ou trois prochaines années, - la situation de nos ouvriers sera incomparablement meilleure que ce qu'elle était avant la guerre. C'est justement pourquoi, et ce n'est que pour cela, nous nous sentons en droit. d'appeler le prolétariat russe à élever le rendement du travail. Une chose est de travailler dans les usines, les fabriques, les docks et les mines des capitalistes, et une autre de travailler dans les siens propres. Il y a là, Mr. Baldwin, une grande différence ! Et quand les ouvriers anglais s'empareront des puissants moyens de production que leurs ancêtres et eux-mêmes ont créés, ils emploieront toutes leurs forces à élever le rendement du travail. L'industrie anglaise en a le plus grand besoin, car, malgré ses acquisitions les plus grandes, elle est prise tout entière dans le filet de son propre passé. Mr. Baldwin paraît le savoir, tout au moins lorsqu'il dit dans son discours : " Nous devons dans une large mesure notre position, notre place dans le monde, au fait que nous avons été la première nation à connaître les souffrances infligées au monde par l'époque industrielle ; mais nous payons cher cette position privilégiée, et nos villes mal tracées, malsaines, avec leurs entassements de maisons, nos fabriques hideuses, notre atmosphère empoisonnée par les fumées sont une partie de cette rançon. " Il faut y ajouter l'éparpillement de l'industrie anglaise, son conservatisme technique, son insuffisante souplesse d'organisation. C'est justement pourquoi l'industrie anglaise le cède maintenant à l'industrie allemande et américaine. L'industrie anglaise a besoin, pour son salut, d'une réorganisation large et hardie. Il faut considérer le sol et le sous-sol de l'Angleterre comme la base d'une économie unique. Alors seulement l'industrie houillère pourra être réorganisée sur des bases saines. La production et la répartition de l'énergie électrique, en Angleterre, se distinguent par un éparpillement et par un état arriéré extrêmes tous deux; les tentatives de la rationaliser rencontrent à chaque pas la résistance des intérêts particuliers. Il n'est pas que le tracé des villes qui soit mauvais, en raison de leurs origines historiques. Toute l'industrie anglaise, graduellement chargée de superstructures, manque de système et de plan. On ne peut lui insuffler une vie nouvelle qu'en l'abordant comme un tout unique. Mais c'est inconcevable tant que la propriété privée des moyens de production est maintenue. Le but essentiel du socialisme est d'élever la puissance économique du peuple. On ne peut concevoir que sur cette base la construction d'une société humaine, plus harmonieuse, plus cultivée, plus heureuse. Si Mr. Baldwin est contraint, malgré toutes ses sympathies pour la vieille industrie anglaise, de reconnaître que les nouvelles formes du capitalisme - trusts et syndicats - représentent un progrès, nous considérons que le trust unique de la production socialiste représente un immense pas en avant, par rapport aux trusts capitalistes. Mais ce programme ne peut se réaliser sans la transmission de tous les moyens de production à la classe ouvrière, c'est-à-dire sans expropriation de la bourgeoisie, Baldwin rappelle lui-même les " forces titaniques qui furent libérées par la Révolution industrielle du XVIIIe siècle et modifièrent la physionomie du pays ainsi que tous les traits de sa vie nationale ". Pourquoi Baldwin parle-t-il dans ce cas d'une Révolution et non d'un développement graduel ? Parce qu'à la fin du XVIIIe siècle, des transformations radicales, qui amenèrent en particulier à l'expropriation des petits producteurs, s'accomplirent. Pour quiconque se rend compte de la logique intérieure du procès historique, il doit être évident que la Révolution industrielle du XVIIIe siècle, qui transforma la Grande-Bretagne du haut en bas, eût été impossible sans la Révolution politique du XVIIe siècle. Sans une Révolution faite au nom des droits de la bourgeoisie et de son esprit pratique - contre les privilèges aristocratiques et l'oisiveté des nobles - l'esprit, si grand, des inventions techniques, ne se fût pas éveillé, et il n'y aurait eu personne, d’ailleurs, pour appliquer les inventions à des fins économiques. La Révolution politique du XVIIe siècle, née de tout le développement antérieur, prépara la Révolution industrielle du XVIIIe siècle. L'Angleterre a besoin, à cette heure, comme tous les pays capitalistes, d'une Révolution économique dépassant de loin par sa portée historique la Révolution industrielle du XVIIIe siède. Et cette nouvelle Révolution économique - la reconstruction de toute l'économie d'après un plan socialiste unique - ne peut s'accomplir sans une Révolution politique préalable. La propriété privée des moyens de production est en ce moment une entrave beaucoup plus lourde au développement économique que ne le furent. en leur temps les privilèges des métiers, forme de la propriété petite-bourgeoise. Comme la bourgeoisie n'abdiquera, en aucun cas, de son plein gré, ses droits de propriété, il est nécessaire de recourir hardiment à la violence révolutionnaire. Jusqu'à présent, l'histoire n'a pas encore inventé d'autres méthodes. Et il ne sera pas fait d'exception pour l'Angleterre.

En ce qui concerne la deuxième citation que m'impute Mr. Baldwin, ma stupéfaction n'a pas de bornes. Je. nie catégoriquement avoir jamais dit, à aucun moment, qu'il existe je ne sais quelle nature invariable de l'homme russe, que la Révolution aurait été impuissante à modifier. D'où vient cette citation ? Une longue expérience m'a appris que les citations, même faites par les premiers ministres, ne sont pas toujours exactes. J'ai tout à fait par hasard, retrouvé dans mon petit livre sur les Questions du travail culturel, un passage qui se rapporte entièrement et pleinement à notre sujet. Le voici dans son intégralité:

" Quelles sont donc les raisons de notre espérance de vaincre ? La première, c'est que 1’esprit critique et l'activité des masses se sont éveillés. Par la Révolution, notre peuple s'est ouvert une fenêtre sur l'Europe - en entendant par Europe la culture européenne - de même que deux cent et quelques années auparavant, la Russie du tsar Pierre ouvrait, pour les milieux privilégiés d'un État de nobles et de fonctionnaires, non une fenêtre, mais une meurtrière sur l'Europe. Les qualités passives de douceur et de résignation que les idéologues officiels ou volontairement insensés déclaraient qualités sacrées, spécifiques et invariables du peuple russe, et qui n'étaient en réalité que l'expression de sa résignation d'esclave et de son éloignement de la culture, ces qualités misérables, ces qualités honteuses, ont reçu en octobre 1917 un coup mortel. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que nous ne portons pas en nous l'héritage du passé. Nous le portons et nous le porterons longtemps encore. Mais une grande transformation, et pas seulement matérielle, psychique, s'est accomplie. Personne n'osera plus recommander au peuple russe de bâtir sa destinée sur les fondements de la douceur, de la soumission et de la patience dans la souffrance. Non, désormais les vertus de plus en plus profondément ancrées dans la conscience populaire seront : critique, activité, création collective. Et c'est, avant tout, sur cette immense conquête populaire que repose, pour toute notre œuvre, notre espérance de succès. "

C'est, comme on voit, très différent de ce que, m'impute Mr. Baldwin. Il convient de dire, à sa justification, que la constitution britannique n'impose pas au Premier l'obligation des citations exactes. Et pour ce qui est des précédents, puisqu'ils jouent dans la vie britannique un si grand rôle, ils ne manquent certes pas : quant aux citations fausses, quelle n'est pas la valeur inestimable du seul William Pitt !

On pourrait objecter : Y a-t-il un sens à discuter Révolution avec le chef des tories ? Quelle importance peut bien avoir pour la classe ouvrière la philosophie historique d'un Premier conservateur ? Mais c'est ici qu'apparaît le clou de la question : la philosophie de Macdonald, de Snowden, de Webb et des autres leaders du Labour Party n'est qu'une transposition de la théorie historique de Baldwin. Nous le montrerons plus loin avec toutes les… gradations nécessaires.

III. De certaines particularités des leaders ouvriers anglais[modifier le wikicode]

Les leaders des partis et quelques orateurs de bonne volonté prononcèrent à l'occasion de la mort de lord Curzon des discours élogieux. A la Chambre des Communes, le socialiste Macdonald termina le sien par ces mots : " Ce fut un grand serviteur de la société, un admirable collègue attaché à un noble idéal et un modèle pour tous ceux qui viendront après lui. " Tel fut lord Curzon ! Le Daily Herald, quotidien du Labour Party, publia les protestations des ouvriers contre ce discours sous ce titre modeste : " Un autre point de vue. " La sage rédaction voulait évidemment dire, qu'outre le point de vue des courtisans, des byzantins, des bas flatteurs et des larbins, il y avait encore celui des ouvriers.

Au début d'avril 1925, le leader ouvrier Thomas, qui n'est pas un inconu, secrétai de l'Union des Cheminots, ancien ministre des Colonies, participait avec le Premier Baldwin, à un banquet donné par la Direction de la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest. Baldwin fut autrefois le directeur de cette Compagnie ; Thomas travailla chez lui en qualité de chauffeur-mécanicien. Mr. Baldwin parla, d'un ton magnifiquement protecteur, de Jim Thomas ; Thomas leva son verre à la santé des directeurs de la " Grande Occidentale " et de son président, lord Churchill[28]. Thomas parla avec un profond attendrissement de Mr. Baldwin qui - songez-y ! - marcha toute sa vie sur les traces de son très honorable père. " On me reprochera, naturellement, dit ce laquais vraiment plus qu'exemplaire (Thomas), d'être venu à ce banquet et de fréquenter Baldwin ; on me dira traître à ma classe, mais je n'appartiens à aucune classe, la vérité n'étant pas la propriété d'une classe. "

A l'occasion des débats provoqués par les députés ouvriers de gauche sur l'assignation d'une somme au prince de Galles pour son voyage à l’étranger, le Daily Herald publia un article de principe sur l'attitude à prendre envers la royauté. " Ce serait une erreur, y était-il dit, de déduire des débats parlementaires que le Labour Party entend abolir la royauté. Mais d'autre part, on ne peut pas se défendre de remarquer que la famille royale n'améliore pas sa situation dans l'opinion des gens raisonnables. Trop de pompe et de cérémonies suggérées peut-être par des " conseillers déraisonnables "; trop d'attention aux courses avec l'inévitable totalisateur ; et enfin le duc et la duchesse du Yorkshire ont chassé en Afrique du Sud le rhinocéros et d'autres animaux méritant un meilleur sort. Assurément - disserte notre journal - on ne saurait en accuser la famille royale seule ; la tradition l'attache trop fortement aux mœurs et aux habitudes d'une seule classe. Mais on doit s'efforcer de rompre avec cette tradition. C'est, à notre avis, non seulement désirable, mais tout à fait nécessaire. Il faudrait trouver à l'héritier du trône une occupation qui en ferait un élément de la machine gouvernementale, etc., etc... " Tout le reste est imprégné du même esprit trivial, bête et servile au plus haut point. Vers 1905-1906, l'organe des rénovateurs pacifiques de Samara pouvait tenir, chez nous, en Russie, un langage analogue.

L'inévitable Mrs. Snowden est intervenue dans l'affaire de la famille royale en déclarant, dans une courte lettre que, seuls, les orateurs enroués des carrefours peuvent ignorer et ne pas comprendre que les familles royales appartiennent aux éléments les plus travailleurs de l'Europe. Et comme il est dit dans la Bible que " le bœuf qui fait tourner la meule ne sera pas bâillonné ", Mrs Snowden est, bien entendu, pour l'assignation d'une somme destinée à faire voyager le prince des Galles.

" Je suis socialiste démocrate et chrétienne ", écrivait jadis cette personne en expliquant pourquoi elle était contre le bolchevisme. Ce n'est pas là l'énumération complète des qualités de Mrs Snowden. Nous nous abstenons par politesse de mentionner les autres.

L'honorable Mr. Shiels, député ouvrier de l'est d'Edimbourg, expliqua dans un article de journal que le voyage du prince de Galles serait utile au commerce et, partant, à la classe ouvrière. Aussi était-il pour l'assignation des fonds.

Reportons maintenant nos yeux sur quelques-uns d'entre les députés ouvriers de " gauche " ou de demi-gauche. On discute au Parlement la question de certains droits de propriété de l'Église écossaise. Le député ouvrier écossais Johnston, invoquant l'acte de sécurité de 1707[29] dénie au Parlement anglais la faculté d'empiéter sur les droits solennellement reconnus de l'Église écossaise. Le speaker refuse de rayer la question de l'ordre du jour.

Un autre député écossais, Maclean, déclare alors que si le bill est voté, ses amis et lui rentreront en Écosse pour appeler les populations à reconnaître le traité d'union entre l'Angleterre et l'Écosse comme dénoncé, et à rétablir le Parlement écossais (Rires sur les bancs des conservateurs et approbation des représentants du Labour Party écossais ). Ici, tout est instructif. Le groupe écossais, qui se place à la gauche de la fraction parlementaire du Labour Party, proteste contre une loi sur l'Église, en adoptant pour point de départ, non le principe de la séparation de l'Église et de 1'Etat, non quelques considérations pratiques, mais les droits sacrés de l'Église écossaise, garantis par un traité qui date déjà de plus de deux siècles. Pour venger les droits lésés de l'Église écossaise, les mêmes députés ouvriers menacent d'exiger le rétablissement du Parlement écossais, dont ils n'ont pas le moindre besoin !

Georges Lansbury, pacifiste de gauche, relate dans un article de fond du quotidien du Labour Party que, dans une réunion ouvrière du Monmouthshire, les ouvriers et les ouvrières ont chanté avec le plus grand enthousiasme un hymne religieux et combien cet hymne lui fut d'un grand secours. " Des individualités peuvent, dit-il, repousser la religion, mais le mouvement ouvrier, en tant- que mouvement, ne peut admettre cette attitude. Notre action a besoin d'enthousiasme, de piété et de fidélité, que l'on ne peut obtenir du seul appel aux intérêts personnels." De sorte que si notre mouvement a besoin d'enthousiasme, il n'est pas capable (d'après Lansbury) de le faire naître, et il se voit contraint de l'emprunter aux curés. "

John Whitley, l'ancien ministre de l'Hygiène du cabinet Macdonald, est presque considéré comme un homme d'extrême gauche. Whitley n'est cependant pas que socialiste. Il est aussi catholique. Il serait plus juste de dire :

il est d'abord catholique, et socialiste ensuite. Le pape ayant invité les fidèles à combattre le communisme et le socialisme, la rédaction du Daily Herald, qui s'abstient par courtoisie de nommer le Très Saint-Père, demanda à Whitley de bien vouloir expliquer les rapports entre le catholicisme et le socialisme. N'allez pas supposer que le journal ait demandé si un socialiste peut être catholique ou, de façon plus générale, croyant ; non, la question se posait de savoir si un catholique peut être socialiste ? Le devoir d'être croyant restait hors de doute ; on doutait seulement du droit du croyant d'être socialiste, tout en restant bon croyant. Le " gauche " Whitley demeure dans sa réponse sur ce terrain. Il considère que le catholicisme, ne s'occupant pas directement de politique, se borne à définir les devoirs moraux de la conduite, et oblige le socialiste à appliquer ses principes politiques avec les égards voulus pour les droits moraux d'autrui. Whitley considère la politique du parti ouvrier britannique qui, à la différence du socialisme continental, n'a pas adopté d'orientation antichrétienne, comme la seule juste. Pour ce " gauche ", la politique socialiste est dirigée par la morale personnelle, et la morale personnelle par la religion. Voilà qui ne diffère en rien de la philosophie de Lloyd George, qui considère l'Église comme la station électrique centrale de tous les partis. La collaboration des classes est ici éclairée par la religion.

Un socialiste a écrit, dans le Daily Herald, à propos du député Kirkwood qui s'opposa aux frais du voyage du prince de Galles, qu'il a (Kirkwood) dans les veines, une goutte du sang du vieux Cromwell, sans doute à cause de sa fermeté révolutionnaire. Nous ne savons pas encore si c'est vrai. En tous cas, Kirkwood a hérité de la piété de Cromwell. Dans son discours au Parlement, il s'est défendu de nourrir le moindre ressentiment personnel contre le prince et de lui envier quoi que ce soit, " Le prince ne peut rien me donner. Je jouis d'une excellente santé, je jouis de ma liberté d'homme et ne suis responsable de mes actions que devant mon Créateur. " Nous apprenons donc, par ce discours, non seulement que la santé du député écossais est excellente, mais encore que ses origines mêmes, au lieu de s'expliquer par les lois de la biologie et de la physiologie, s'expliquent par les intentions d'un certain Créateur, avec lequel Mr. Kirkwood entretient des relations parfaitement définies, fondées, d'une part sur des services rendus et, de l'autre, sur des obligations reconnaissantes.

Il serait facile de multiplier de tels exemples. Plus exactement, il serait possible de réduire toute l'activité politique des dirigeants du Labour Party à de ces épisodes, ridicules ou bizarrement inconvenants, à première vue, mais qui reflètent, en réalité les particularités de toute l'histoire passée, de même, par exemple, que les calculs de la vessie sont le résidu de processus complexes accomplis dans l'organisme. Nous voulons ainsi rappeler que les origines organiques de telles ou telles particularités n'excluent nullement l'intervention chirurgicale pour les éliminer.

La doctrine des leaders du parti ouvrier anglais est un certain amalgame de conservatisme et de libéralisme partiellement adapté aux besoins, des trade-unions ou, plus exactement, de leurs milieux dirigeants. Ceux-ci professent le culte de la gradation. Ils adorent en outre l'Ancien et le Nouveau Testament. On s'y considère comme des ultra-civilisés, tout en croyant que le Père Céleste a créé l'humanité pour la maudire ensuite dans son amour infini, puis tenter d'arranger, à l'aide de la crucifixion de son propre fils, cette affaire extrêmement embrouillée. L'esprit chrétien a donné naissance à des institutions aussi nationales que la bureaucratie des trade-unions, le premier ministère Macdonald et Mrs Snowden.

La religion de l'orgueil national est étroitement liée à celle de la gradation et à la croyance calviniste de la prédestination[30]. Macdonald est convaincu que sa bourgeoisie ayant occupé autrefois la première place dans le monde, il n'a, lui, Macdonald, rien à apprendre des barbares et des demi-barbares du continent européen. A cet égard comme à tous les autres, Macdonald ne fait que singer les chefs bourgeois, tels que Canning, qui proclamait avec plus de raison d'ailleurs - que l'Angleterre parlementaire n'avait pas à recevoir des leçons de politique des peuples de l'Europe. En appelant avec monotonie aux traditions conservatrices du développement politique de l'Angleterre, Baldwin invoque sans nul doute la puissante assise de la domination bourgeoise dans le passé. La bourgeoisie a su imprégner de conservatisme les milieux supérieurs de la classe ouvrière. Ce n'est pas par hasard que les champions les plus résolus du chartisme sont sortis des milieux d'artisans prolétarisés sous les yeux d'une génération ou deux par la pression du capitalisme. Il est aussi significatif que les éléments les plus radicaux du mouvement ouvrier anglais contemporain soient le plus souvent originaires de l'Irlande ou de l'Ecosse (règle qui s'étend naturellement à l'Ecossais Macdonaid). La réunion en Irlande du joug social et du joug national en présence d'âpres conflits d'un pays agraire et d'un pays capitaliste, détermine de brusques modifications de conscience. L'Écosse est entrée dans la voie du capitalisme après l'Angleterre : un changement plus brusque dans la vie des masses populaires entraîne une réaction plus abrupte. Si Messieurs les socialistes britanniques étaient capables d'approfondir leur propre histoire et, en particulier, le rôle de l'Irlande et de l'Écosse, ils réussiraient peut-être à comprendre comment et pourquoi la Russie arriérée a formé, avec sa transition brusque au capitalisme, le parti révolutionnaire le plus énergique, et est entrée la première dans la voie de la Révolution capitaliste.

Mais les fondements du conservatisme de la vie anglaise sont irréparablement minés. Pendant des dizaines d'années, les chefs de la classe ouvrière britannique ont considéré l'existence d'un parti ouvrier comme le triste privilège de l'Europe continentale.

Cette suffisance ignorante et naïve n'a pas laissé de traces. Le prolétariat a contraint les trade-unions à former un parti indépendant. Il ne se bornera certes pas à cela.

Les chefs libéraux et semi-libéraux du Labour Party pensent encore que la Révolution sociale est le triste privilège du continent européen. Sur ce point aussi, les événements montreront combien ils sont arriérés. Il faudra, pour transformer le parti ouvrier anglais en un parti révolutionnaire, beaucoup moins de temps qu'il n'en a fallu pour le créer.

La religiosité protestante du peuple anglais a été et reste encore jusqu'à un certain point l'élément le plus important du conservatisme du développement politique. Le puritanisme fut une école d'éducation sévère et de dressage social des classes moyennes. Les masses populaires lui résistèrent toujours. Le prolétaire ne se sent pas " élu ", la prédestination calviniste n'étant évidemment pas en sa faveur. Le libéralisme anglais, dont la mission principale fut d'éduquer, C'est-à-dire de soumettre à la société bourgeoise les masses ouvrières, s'est formé sur le terrain de la doctrine des " Indépendants ". Dans une certaine mesure, de temps à autre, le libéralisme a rempli cette mission, mais en fin de compte, il n'a pas plus réussi à assimiler la classe ouvrière que le puritanisme.

Le parti ouvrier a pris la succession du libéralisme avec les mêmes traditions, puritaines et libérales. S'il fallait considérer le Labour Party d'après les Macdonald, les Henderson et Cie, il faudrait dire qu'ils sont venus achever l'œuvre de l'asservissement complet de la classe ouvrière à la société bourgeoise. Mais la réalité, c'est qu'un autre processus s'accomplit contre leur volonté dans les masses, qui doit liquider à tout jamais les traditions puritaines et libérales et liquider Macdonald chemin faisant.

Pour les classes moyennes anglaises, le catholicisme fut, de même que l'anglicanisme, une tradition toute prête, attachée aux privilèges de la noblesse et du clergé. Contre le catholicisme et l'anglicanisme, la jeune bourgeoisie anglaise dressa dans le protestantisme sa propre forme de croyance, et la justification de sa place dans la société.

Le calvinisme fut, avec sa prédestination d'airain, la forme mystique de la conception de l'immanente légitimité du processus historique. La bourgeoisie montante sentait que les lois de l'histoire étaient pour elle ; ce sentiment revêtit dans sa conscience la forme de la doctrine de la prédestination. La négation calviniste du libre arbitre ne paralysait nullement l'énergie révolutionnaire des " Indépendants ", lui procurant au contraire un puissant appui. Les " Indépendants " se sentaient appelés à accomplir une grande œuvre historique. On serait quelque peu en droit de tracer un parallèle entre la doctrine de la prédestination dans le Révolution puritaine et le rôle du marxisme dans la Révolution prolétarienne. Ici et là, l'activité la plus grande se fonde, non sur l'arbitraire subjectif, mais sur l'inébranlable nécessité mystiquement déformée, dans un cas, scientifiquement reconnue, dans l'autre.

Le prolétariat anglais adopta le protestantisme comme une tradition toute prête, c'est-à-dire de même que la bourgeoisie avait adopté, avant le XVIIe siècle, le catholicisme et l'anglicanisme. De même que la bourgeoisie réveillée opposa au catholicisme le protestantisme, le prolétariat révolutionnaire oppose au protestantisme le matérialisme et l'athéisme.

Si le calvinisme fut pour Cromwell et pour ses compagnons de lutte l'instrument spirituel d'une transformation révolutionnaire de la société, il n'inspire plus aux Macdonald que la vénération de tout ce qui a été créé par des " gradations successives ". Du puritanisme, les Macdonald ont hérité non la force révolutionnaire, mais ses préjugés religieux. Des 0wenistes, ils ont hérité non l'enthousiasme communiste, mais leur aversion d'utopistes réactionnaires contre la lutte des classes. A l'histoire politique de l'Angleterre, les Fabiens[31] n'empruntent que la dépendance spirituelle du prolétariat vis-à-vis de la bourgeoisie. L'histoire a tourné le dos à ces gentlemen et les signes qu'ils y ont lus sont devenus leur programme.

La situation insulaire, la richesse, une politique mondiale couronnée de succès, - tout ce que le puritanisme, religion du " peuple élu ", avait cimenté, est devenu mépris hautain du continental et du non-anglais, en général. Les classes moyennes de l'Angleterre furent longtemps convaincues que la langue, la science, la technique, la culture des autres peuples ne méritaient pas d'être étudiées. Les philistins qui dirigent aujourd'hui le Labour Party ont intégralement repris ces convictions.

Fait curieux, Hyndman[32] qui, du vivant de Marx, publia son petit livre l'Angleterre pour tous, y cite l'auteur du Capital, sans le nommer, ni mentionner son œuvre : et la cause de cette étrange omission, c'est que Hyndman craignait de choquer les lecteurs anglais. Était-il, en effet, concevable qu'un Anglais pût apprendre quelque chose d'un Allemand ?

La dialectique de l'histoire joue à cet égard un mauvais tour à l'Angleterre, en transformant les avantages de son développement avancé en des causes de situation arriérée. Nous le voyons dans l'industrie, dans les sciences, dans la structure de l'État, dans l'idéologie politique. L'Angleterre s'est développée sans bénéficier de précédents. Elle n'a pas pu chercher et trouver dans des pays plus avancés l'image de son avenir. Elle est allée de l'avant, à tâtons, empiriquement, ne généralisant ses expériences et ne regardant en avant que dans la mesure du plus strict nécessaire. Le sceau de l'empirisme marque la pensée traditionnelle de l'Anglais, c'est-à-dire avant tout du bourgeois anglais, et la même tradition spirituelle a gagné les milieux supérieurs de la classe ouvrière. L'empirisme est devenu une tradition et un drapeau ; en d'autres termes, il s'est allié au dédain de la pensée " abstraite " du continent. L'Allemagne philosopha longtemps sur la nature véritable de l'État, tandis que la bourgeoisie anglaise construisait., pour les besoins de sa domination, l'État le plus parfait en son genre. Mais il est arrivé, avec le temps, que la bourgeoisie allemande, pratiquement arriérée, et encline, de ce fait, aux spéculations théoriques, a transformé ce qui était chez elle une faiblesse en une supériorité et créé une industrie beaucoup plus scientifiquement organisée et mieux adaptée à la lutte sur le marché mondial, Les socialistes philistins anglais héritaient de leur bourgeoisie le dédain du continent, au moment précis où les avantages de l'Angleterre se retournaient contre elle.

Macdunald, justifiant les particularités innées du socialisme anglais, déclare qu'il faudra dans la recherche de ses sources " négliger Marx et remonter à Godwin "[33]. Godwin fut, en son temps, une grande figure. Mais revenir à lui, pour un Anglais, c'est comme pour un Allemand, chercher les sources du socialisme dans Weitling ou pour un Russe revenir à Tchernichevski. Nous ne voulons nullement dire que le mouvement ouvrier anglais n'ait pas ses " particularités ". L'école marxiste a toujours consacré une grande attention à l'originalité du développement de l'Angleterre. Mais, cette originalité, nous l'expliquons par les conditions objectives, par la structure de la société et par ses modifications. Aussi comprenons-nous, marxistes, infiniment mieux le développement du mouvement ouvrier anglais - et en prévoyons-nous mieux les lendemains - que les théoriciens actuels du Labour Party. Le commandement de l'ancienne philosophie : " Connais-toi toi-même " n'a pas été formulé pour eux, Ils se croient destinés, prédestinés à rebâtir la société la plus vétuste, et s'arrêtent cependant, complètement prostrés, devant un trait tracé à la craie sur le plancher. Comment attenteraient-ils à la propriété bourgeoise, s'ils n'osent refuser au prince de Galles son argent de poche ?

La royauté, déclarent-ils, " n'est pas un obstacle " au progrès du pays et lui coûte moins cher que ne coûterait un président, si l'on tient compte des frais d'élection, etc. Ces propos des leaders ouvriers caractérisent un aspect de " l'originalité " anglaise, qu'on ne peut qualifier autrement que de stupidité conservatrice. La royauté est faible, puisque le Parlement bourgeois est le moyen de domination de la bourgeoisie, et puisque celle-ci n'a pas besoin d'armes extraparlementaires. Mais, en cas de besoin, la bourgeoisie peut tirer parti de la royauté avec le plus grand succès, comme du centre de ralliement de toutes les forces extraparlementaires, c'est-à-dire réelles, dirigées contre la classe ouvrière. La bourgeoisie anglaise comprit fort bien elle-même, en de tels cas, le danger que présente la monarchie, même la plus fictive. C'est ainsi qu'en 1837, le gouvernement britannique abolit aux Indes le titre de " Grand Mogol ", en exilant son détenteur de la ville sainte de Delhi, bien que le titre fût à l'époque tout à fait vain : la bourgeoisie anglaise comprenait que le Grand Mogol eût pu, en de certaines conditions, devenir le centre de ralliement des milieux dirigeants hindous contre la domination britannique.

Se revendiquer d'un programme socialiste et déclarer en même temps que la royauté " n'est pas une entrave " et coûte le moins cher, c'est tout comme, par exemple, admettre la science matérialiste et recourir contre les maux de dents à une incantation de rebouteuse, parce que la rebouteuse prend moins cher. Tout l'homme s'exprime dans ce petit détail, et tout ce qu'il y a de fictif dans son adhésion à la science matérialiste, et toute la fausseté de son système d'idées. La question de la monarchie ne se résout pas pour le socialiste du point de vue de la comptabilité d'aujourd'hui et d'autant moins de celui d'une comptabilité fausse. Il s'agit de la transformation complète de la société à se nettoyer de tous les éléments d'esclavage. Ce travail exclut en politique et en psychologie tout accommodement avec la monarchie, MM. Macdonald, Thomas et autres sont indignés de ce que les ouvriers aient protesté en voyant leurs ministres revêtir l'habit bouffon de la Cour. Ce n'est, certes pas, le plus grand des péchés de Macdonald, mais il symbolise à merveille tous les autres. Quand la jeune bourgeoisie se battait contre la noblesse, elle renonçait aux chevelures bouclées et aux vêtements de soie. Les révolutionnaires bourgeois portaient le vêtement noir des puritains. A l'opposé des " cavaliers ", on les surnomma les " têtes rondes ", les " têtes tondues ". Tout nouveau contenu se cherche une nouvelle forme. Certes, la forme des vêtements n'est que conventionnelle, mais la masse ne veut pas comprendre, et elle a raison, pourquoi les représentants de la classe ouvrière doivent se soumettre aux conventions bouffonnes de la mascarade monarchique ? Et la masse apprend de plus en plus à comprendre que celui qui lui est infidèle dans les petites choses le sera dans un grand nombre de choses.

Les traits de conservatisme, de religiosité, d'orgueil national, nous les retrouvons à divers degrés, et sous diverses combinaisons, chez tous les leaders officiels du Labour Party actuel, de l'ultra-droitier Thomas au gauche Kirkwood. On commettrait une très grande erreur en sous-estimant la ténacité et l'adhérence de ces particularités conservatrices des milieux supérieurs de la classe ouvrière anglaise. Nous n'entendons pas dire, cela va de soi, que les tendances religieuses et conservatrices nationales sont tout à fait étrangères aux masses. Mais alors que, chez les leaders, élèves du parti libéral, les traits bourgeois-nationaux ont pénétré la chair et le sang, ils ont dans la masse ouvrière un caractère beaucoup moins profond et moins stable. Nous avons déjà rappelé que le puritanisme, cette religion des classes en voie d'enrichissement, n'a jamais réussi à pénétrer profondément dans la conscience des masses ouvrières. Il en est de même pour le libéralisme. Les ouvriers votèrent pour les libéraux, mais restèrent, considérés dans leur masse, des ouvriers, et les libéraux durent demeurer sans cesse sur leurs gardes. En d'autres conditions, c'est-à-dire si l'Angleterre s'était développée et fortifiée au sens économique, le Labour Party du type actuel aurait pu continuer et approfondir l'œuvre " éducatrice " du protestantisme et du libéralisme, c'est-à-dire rattacher plus solidement la conscience des larges milieux de la classe ouvrière aux traditions nationales conservatrices et à la discipline de l'ordre bourgeois. Dans les conditions actuelles de décadence manifeste de l'Angleterre et d'absence de perspective, il faut s'attendre à un développement diamétralement opposé à celui-là. La guerre a déjà porté un coup terrible à la religiosité traditionnelle des masses anglaises. Ce n'est pas pour rien que Mr. Wells[34] se préoccupe de la création d'une nouvelle religion, tentant de faire entre la terre et Marx la carrière d'un Calvin fabien. Nous doutons fort de son succès. La taupe-Révolution creuse trop bien cette fois! Les masses ouvrières se libéreront tumultueusement de la discipline nationale-conservatrice, en élaborant leur propre discipline de l'action révolutionnaire. Sous cette pression d'en bas, les milieux dirigeants du Labour Party se déteindront promptement. Nous ne voulons pas dire que Macdonald se déteindra de façon à prendre figure de révolutionnaire, non ; il sera éliminé. Mais ceux qui, selon toutes probabilités, feront la première relève, les hommes du type Lansbury, Whitley, Kirkwood, révéleront inévitablement qu'ils ne forment qu'une variété de gauche du même type fabien. Leur radicalisme est borné par la démocratie, par la religion, et empoisonné par l'orgueil national, qui les asservit spirituellement à la bourgeoisie britannique. La classe ouvrière aura très probablement à renouveler plusieurs fois ses milieux dirigeants, avant que ne se crée un parti vraiment à la hauteur de la situation historique et des tâches du prolétariat anglais.

IV. La théorie fabienne du socialisme[modifier le wikicode]

Faisons-nous, à nous-mêmes, une violence nécessaire, et lisons l'article dans lequel Ramsay Macdonald exposait ses opinions, quelques jours avant de quitter le pouvoir[35]. Nous avertissons à l'avance le lecteur que nous aurons à pénétrer dans le magasin d'idées d'un antiquaire, où l'odeur étouffante de la naphtaline ne gêne pourtant pas le travail victorieux des mites.

" Dans le domaine du sentiment et de la conscience - ainsi débute Macdonald - dans le domaine spirituel, le socialisme est la religion au service du peuple. ". Le bourgeois bien intentionné, le libéral avancé qui " sert " le peuple en venant à lui de côté, ou, plus exactement, d'en haut, se trahit tout de suite dans ces mots. Cette façon d'aborder le problème remonte au passé reculé où des intellectuels radicaux s'établissaient dans les quartiers ouvriers de Londres, pour s'y livrer à l'enseignement et à l'éducation. Quel monstrueux anachronisme dans ces paroles, appliquées au Labour Party actuel, dont la base immédiate est dans les Trade-Unions !

Le mot religieux ne doit pas être compris ici dans un sens simplement pathétique. Il s'agit du christianisme dans son interprétation anglo-saxonne. " Le socialisme est fondé sur 1'Evangile - déclare Macdonald - et représente une tentative profondément réfléchie (parbleu !) et décisive de christianiser le gouvernement et la société. " Notre avis est qu'on rencontre dans cette voie quelques difficultés. - Premièrement: les peuples que la statistique considère comme chrétiens forment 37% à peu près de l'humanité. Que faire du monde non chrétien ? – Deuxièmement : l'athéisme fait des progrès considérables parmi les peuples chrétiens, et notamment dans le milieu prolétarien, Dans les pays anglo-saxons, on s'en aperçoit pour le moment moins que dans certains autres. Mais l'humanité, même chrétienne, n'est pas composée que d'Anglo-Saxons. Dans l'Union Soviétique, peuplée de 130 millions d'âmes, l'athéisme est une doctrine officiellement propagée par l'État. - Troisièmement : l'Angleterre domine déjà, depuis plusieurs siècles, les Indes. Les peuples européens, l'Angleterre en tête, se sont depuis longtemps ouvert des routes vers la Chine. Pourtant, le nombre des athées grandit plus vite en Europe que le nombre des chrétiens aux Indes et en Chine. Pourquoi ? Parce que le christianisme se présente aux Chinois et aux Hindous, comme une religion d'oppresseurs, de conquérants, d'esclavagistes, de redoutables brigands s'introduisant avec effraction dans la demeure d'autrui. Les Chinois savent que les missionnaires chrétiens préparent la voie aux croiseurs. Voilà ce qu'est le christianisme réel, historique, authentique. Et ce christianisme serait l'assise du socialisme ? Pour la Chine et pour l'Inde ? - Quatrièmement : le christianisme existe, d'après la chronologie officielle, depuis 1925 ans. Avant de devenir la religion de Macdonald, il fut celle des esclaves romains, des barbares nomades fixés en Europe, des despotes couronnés et non couronnés, des féodaux, de l'Inquisition, de Charles Stuart et, sous un nouvel aspect, de Cromwell, qui décapita Charles Stuart. C'est enfin maintenant la religion de Lloyd George, de Churchill, du Times et, il faut l'admettre, du pieux chrétien qui fabriqua la fausse lettre de Zinoviev, pour la gloire des élections conservatrices de la plus chrétienne des démocraties. Comment se fait-il que le christianisme qui pénétra, pendant deux millénaires, par la prédiction, la contrainte scolaire, la menace des supplices de l'au-delà, les feux de l'enfer et le glaive séculier, dans la conscience des peuples de l'Europe, devenant ainsi leur religion officielle, ait amené au XXe siècle de son existence, la guerre la plus sanglante et la plus effroyable, après, du reste, que les dix-neuf autres siècles de l'histoire chrétienne aient été des siècles de crimes et d'atrocités ? Où sont les raisons rationnelles d'espérer que le " divin enseignement " puisse établir, au XXe, au XXIe ou au XXVe siècle de son histoire, l'égalité et la fraternité, là où il sanctifia la violence et l'esclavage ? On aurait tort d'attendre de Macdonald des réponses à ces questions scolaires. Notre sage est évolutionniste, c'est-à-dire qu'il croit que tout s'améliore " graduellement ", avec l'aide de Dieu. Macdonald est un évolutionniste ; il ne croit pas au miracle, il ne croit pas aux sautes, excepté dans un cas unique, qui se produisit i1 y a 1925 ans : le fils de Dieu intervint alors dans l'évolution organique, et mit en circulation un certain nombre de célestes vérités, sur lesquelles le clergé prélève depuis une abondante rente foncière.

La justification chrétienne du socialisme nous est donnée en deux phrases décisives : " Qui niera que la pauvreté est un mal non seulement privé, mais social ? Qui n'a de compassion pour la pauvreté ? " On nous offre ici pour du socialisme la philosophie d'un bourgeois philanthrope, disposé à s'intéresser aux questions sociales, qui plaint les pauvres et fait de sa " compassion " la " religion de sa conscience ", une religion qui trouble peu, du reste, ses habitudes en affaires.

Qui n'éprouve de compassion pour la pauvreté ? On sait que toute l'histoire de l'Angleterre est celle de la compassion de ses classes possédantes pour la pauvreté de ses masses laborieuses. Il suffit, pour ne pas reculer dans le lointain des siècles, de suivre cette histoire à partir du XVIe siècle, par exemple, à partir de la délimitation des terres des paysans, c'est-à-dire de la transformation de la majorité de ces derniers en vagabonds sans asile. A cette époque, la compassion envers la pauvreté s'exprima par les galères, les gibets, l'ablation des oreilles, et maintes autres mesures analogues, inspirées par la charité chrétienne. La duchesse de Sutherland achevait, au début du siècle dernier, la délimitation des terres des paysans dans le nord de l'Écosse, et Marx nous a fait l'impressionnant récit de cet exploit de bourreau en des lignes immortelles, où nous ne trouvons certes pas de " compassion " baveuse, mais ou nous trouvons en revanche l'indignation passionnée du révolutionnaire[36].

Qui n'éprouve de compassion pour la pauvreté ? Lisez l'histoire du développement industriel de l'Angleterre et, en particulier, de l'exploitation du travail infantile. La pitié inspirée à la richesse par la pauvreté ne préserva jamais celle-ci des humiliations et de la misère. En Angleterre, pas moins qu'ailleurs, la pauvreté n'obtint quelque chose que lorsqu'elle réussit à prendre la richesse à la gorge. Faut-il le démontrer, dans un pays qui a un siècle d'histoire de lutte de classe, et où cette histoire est celle de concessions parcimonieuses et de répressions impitoyables ?

" Le socialisme ne croit pas à la violence, continue Macdonald, Le socialisme, c'est la santé, ce n'est pas une maladie mentale… C'est pourquoi, de par sa nature même, il repousse avec horreur la violence… Il n'use que des armes intellectuelles et morales. " Tout cela est fort beau, quoique pas bien neuf : les mêmes idées ont été exposées dans le Sermon sur la Montagne, et en un style bien meilleur. Nous avons déjà rappelé plus haut à quoi elles ont amené. Nous ne voyons pas pourquoi la répétition dépourvue de talent du Sermon sur la Montagne par Macdonald donnerait de meilleurs résultats? Tolstoï, disposant de moyens de persuasion beaucoup plus puissants, ne réussit pas même à amener à l'Évangile les membres de sa famille, propriétaires fonciers. Macdonald prêchait au pouvoir, l'inadmissibilité de la violence. Nous rappellerons que, sous son gouvernement, la police ne fut pas licenciée, les tribunaux ne furent pas abolis, les prisons ne furent pas détruites, les bateaux de guerre ne furent pas coulés, au contraire, on en construisit de nouveaux. Or, la police, les tribunaux, les prisons, l'armée et la flotte sont, pour autant qu'il nous est permis d'en juger, des instruments de la violence. La reconnaissance de cette vérité que " le socialisme est la santé et non une maladie mentale " n'empêcha nullement Macdonald de marcher, aux Indes et en Egypte, sur les traces sacrées du grand chrétien Curzon. En qualité de chrétien, Macdonald repousse " avec horreur ", la violence ; en qualité de Premier, il applique toutes les méthodes de l'oppression capitaliste, et transmet intacts, à son successeur conservateur, les instruments de la violence. Que signifie, en fin de compte, dans la pratique, cette répudiation de la violence ? Seulement ceci que les opprimés ne doivent pas recourir à la violence contre l'État capitaliste : les ouvriers contre la bourgeoisie, les fermiers contre les lords, les Hindous contre l'administration britannique et le capital anglais. L'État, créé par la violence de la monarchie sur le peuple, de la bourgeoisie sur les ouvriers, des landlords sur les fermiers, des officiers sur les soldats, des esclavagistes anglo-saxons sur les peuples coloniaux, des chrétiens sur les païens, l'État, cet appareil séculaire de violence, pétri de sang, inspire à Macdonald une pieuse vénération. Il n'a " d'horreur " que pour la violence libératrice. Et c'est la signification sacrée de sa " religion du service du peuple ".

" Il y a, dit-il, dans le socialisme, l'ancienne et la nouvelle école. Nous appartenons à la nouvelle. " L'idéal de Macdonald (car il a un idéal) est commun aux deux écoles, mais la nouvelle en a un " meilleur plan " de réalisation. Quel est ce plan ? Macdonald ne nous laisse pas sans réponse : " Nous n'avons pas de conscience de classe. Nos adversaires sont imbus de conscience de classe. Nous, par contre, nous voulons, au lieu de la conscience de classe, faire ressortir le sentiment de la solidarité sociale. " Et continuant à passer du vide au creux, Macdonald de conclure : " La guerre des classes n'est pas notre œuvre. Elle est le fruit du capitalisme qui la produira toujours, de même que le chardon produit des chardons. " Que Macdonald n'ait pas de conscience de classe, alors que les chefs de la bourgeoisie en ont, est tout à fait indéniable, et signifie en réalité que le Labour Party n'a pour le moment pas de tête sur les épaules, tandis que le parti de la bourgeoisie anglaise en a une et, d'ailleurs, dure de front et de nuque. Et si Macdonald se bornait à reconnaître que sa tête est un peu faible sous le rapport de la " conscience ", nous n'aurions pas de raison de discuter. Mais Macdonald veut faire d'une tête faible de " conscience " un programme. C'est à quoi il est impossible de consentir.

" La guerre des classes, dit Macdonald, est l’œuvre du capitalisme. " C'est naturellement faux. La guerre des classes est antérieure au capitalisme. Mais il est vrai que la guerre contemporaine des classes - prolétariat contre bourgeoisie - est l’œuvre du capitalisme. Il est vrai aussi " qu'elle en sera toujours le fruit ", en d'autres termes, qu'elle continuera tant que durera le capitalisme. Mais, dans toute guerre, l'évidence est qu'il y a deux belligérants. Nos ennemis qui, d'après Macdonald, " défendent et veulent maintenir une classe privilégiée " représentent l'un. Du moment que nous sommes pour l'abolition de la classe privilégiée qui ne veut pas quitter la scène, il semblerait que ce soit justement là le contenu essentiel de la lutte des classes. Mais non, Macdonald entend " faire ressortir " la conscience de la solidarité sociale. Avec qui? La solidarité de la classe ouvrière exprime sa cohésion intérieure dans la lutte contre la bourgeoisie. La solidarité sociale, prêchée par Macdonald est celle des exploités et des exploiteurs, c'est-à-dire une défense de l'exploitation. Macdonald se plaint à ce propos de ce que ses idées diffèrent de celles de nos grands-pères : c'est à Karl Marx qu'il fait allusion. A la vérité, Macdonald diffère du " grand-père ", en ce sens qu'il revient à l'arrière-grand-père. L'idéologie filandreuse, qu'il nous sert comme celle de la nouvelle école, atteste un retour - sur une base historique entièrement nouvelle - au socialisme sentimental de la petite bourgeoisie, soumis par Marx, dès 1847, et bien auparavant, à une critique écrasante.

A la lutte des classes, Macdonald oppose l'idée de la solidarité de tous les bons citoyens aspirant à transformer la société par des réformes démocratiques. La lutte des classes est, dans cette conception, remplacée par l'activité " constructive " d'un parti politique, bâti non sur une base de classe, mais sur les fondements de la solidarité sociale. Ces magnifiques idées de nos arrière-grands-pères - Robert Owen, Weitling et autres, - convenablement édulcorées et adaptées à l'usage parlementaire, revêtent une allure tout particulièrement absurde dans l'Angleterre contemporaine, où existe un parti ouvrier, puissant par lui-même, appuyé sur les trade-unions. Dans aucun autre pays du monde, le caractère de classe du socialisme ne fut aussi objectivement révélé par l'histoire, de façon évidente, indiscutable, empirique, car le parti ouvrier est né ici du groupe parlementaire des trade-unions, c'est-à-dire d'une organisation de classe des salariés. Quand les conservateurs, comme du reste les libéraux, tentent d'interdire aux trade-unions de prélever des cotisations politiques, ils opposent, non sans succès, la conception idéaliste du parti d'un Macdonald au caractère empirique de classe, que le parti ouvrier a revêtu en Angleterre. Il est vrai qu'il y a, dans les milieux supérieurs du Labour Party, un certain nombre d'intellectuels fabiens et de libéraux désespérés, mais il faut - d'abord - garder la ferme espérance que les ouvriers balaieront tôt ou tard ces scories et - ensuite - les 4,5 millions de voix réunies dès maintenant sur le Labour Party sont, à un nombre insignifiant d'exceptions prés, des voix ouvrières. Tous les ouvriers sont encore loin de voter pour leur parti. Mais les ouvriers sont presque seuls à voter pour le Labour Party.

Nous ne voulons nullement dire que les fabiens, les " Indépendants ", et les originaires du libéralisme n'aient pas d'influence sur la politique de la classe ouvrière. Leur influence est au contraire très grande, mais n'a pas de caractère propre. Les réformistes en lutte avec la conscience de classe du prolétariat sont, en dernière analyse, l'instrument de la classe dirigeante.

Toute l'histoire du mouvement ouvrier anglais est marquée par la pression de la bourgeoisie sur le prolétariat, pression exercée par l'intermédiaire des radicaux, des intellectuels, des socialistes de salon et d'Église, des owenistes, qui nient la lutte des classes, font ressortir le principe de la solidarité sociale, prêchent la collaboration avec la bourgeoisie, jugulent, débilitent et diminuent en politique le prolétariat. En plein accord avec cette tradition, le programme de l'Independent Labour Party (Parti Ouvrier Indépendant) spécifie que le parti " s'efforce de réunir, en même temps que les ouvriers organisés, les hommes, appartenant à toutes les classes, qui croient au socialisme ". Cette formule sciemment diffuse a pour but de voiler le caractère de classe du socialisme. Nul n'exige, naturellement, la fermeture complète des portes du parti devant les transfuges éprouvés des autres classes. Mais le nombre de ceux-ci est en ce moment très insignifiant si, au lieu de se borner à dresser la statistique des milieux dirigeants, on prend le parti dans son entier : et, à l'avenir, quand le parti s'engagera dans la voie de la Révolution, ce nombre sera encore moindre. Les " Indépendants " ont besoin de leur formule sur " les hommes de toutes les classes " pour tromper les ouvriers mêmes sur les sources véritables, de classes, de leurs forces, en y substituant la fiction d'une solidarité supérieure aux classes.

Nous avons rappelé que beaucoup d'ouvriers votent encore pour les candidats bourgeois. Macdonald s'ingénie à interpréter ce fait, conformément aux intérêts politiques de la bourgeoisie. Il faut considérer l'ouvrier non comme un ouvrier mais comme un homme, enseigne-t-il, et il ajoute : - même le torisme a appris, dans une certaine mesure, à traiter les hommes comme des hommes. Aussi, la majorité des ouvriers ont-ils voté pour le torisme. En d'autres ternies, les conservateurs, effrayés par la pression des ouvriers, ayant appris à s'adapter aux plus arriérés de ces derniers, à les démoraliser, à les tromper, à spéculer sur leurs préjugés les plus rétrogrades et à les intimider, à l'aide de faux documents, nous constatons que les tories fournissent par là-même la preuve qu'ils savent traiter les hommes comme des hommes.

Les organisations ouvrières anglaises, les moins mêlées sous le rapport de la composition de classes, les trade-unions, ont porté le Labour Party sur leurs épaules. Les profonds changements de la situation de l'Angleterre - son affaiblissement sur le marché mondial, la modification de sa structure économique, la chute de ses classes moyennes, l'écroulement du libéralisme, - ont trouvé leur expression dans ce fait. Le prolétariat a besoin d'un parti de classe ; il tend de toutes ses forces à le créer, il fait pression sur les trade-unions, il paie des cotisations de parti politique, mais, à cette pression grandissante d'en bas, qui monte des usines et des fabriques, des docks et des mines, s'oppose la pression d'en haut, celle de la politique officielle, avec ses traditions nationales d' " amour de la liberté ", de supériorité pacifique, de primauté culturelle, de démocratie, et de piété protestante. Tous ces éléments constituants, fondus, en une seule mixture politique (pour l'affaiblissement de la conscience de classe du prolétariat anglais), produisent le programme fabien.

Si Macdonald s'efforce de présenter un parti ouvrier ouvertement appuyé sur les trade-unions comme une organisation étrangère aux classes, combien plus l'État démocratique du capital anglais ne doit-il pas avoir pour lui un caractère étranger aux classes ? L'État actuel, gouverné par les propriétaires fonciers, les banquiers, les armateurs et les magnats du charbon n'est pas une démocratie " complète ". Certaines lacunes y subsistent : " La démocratie et, par exemple (!!), le système industriel soustrait à l'administration du peuple, sont des notions incompatibles ". En d'autres termes, il y a à la démocratie une petite dérogation : la richesse créée par la nation ne lui appartient pas, mais appartient à une infime minorité. Peut-être est-ce par hasard? Non, la démocratie bourgeoise est un système d'institutions et de mesures, à l'aide desquelles les besoins et les exigences des masses ouvrières sont, au cours de leur montée, neutralisés, déformés, réduits à l'impuissance de nuire ou tout bonnement effacés. Quiconque dit que la propriété privée est maintenue en Angleterre, en France, aux États-Unis, et dans d'autres démocraties, par la volonté du peuple, ment. Nul n'a consulté le peuple sur ce point. Les travailleurs naissent et sont éduqués dans des conditions qu'ils n'ont point créées. L'école et l'Église de l'État, leur inculquent des notions tendant exclusivement au maintien de l'ordre existant. La démocratie parlementaire ne fait que résumer cet état de choses. Le parti de Macdonald entre dans ce système comme une pièce indispensable. Quand le cours des événements - d'un caractère habituellement catastrophique, comme les grands bouleversements économiques, les crises, les guerres, - rendent le système social intolérable aux travailleurs, ceux-ci n'ont ni la possibilité ni le désir de canaliser leur indignation révolutionnaire dans les voies de la démocratie capitaliste. Autrement dit : quand les masses comprennent combien on les a bernées, elles font la Révolution. La Révolution victorieuse leur donne le pouvoir, et la possession du pouvoir leur permet de construire un mécanisme gouvernemental conforme à leurs intérêts.

Mais c'est justement ce que n'admet pas Macdonald. " La Révolution russe, dit-il, nous a donné une grande leçon. Elle nous a montré que la Révolution n'est que dévastation et calamité ". Le Fabien réactionnaire nous apparaît ici dans toute sa répugnante nudité. Les Révolutions n'amènent que des calamités ! Mais la démocratie anglaise a amené à la guerre impérialiste, et pas seulement au sens général de la responsabilité de tous les États capitalistes, mais au sens direct, immédiat, de la responsabilité de la diplomatie anglaise, qui poussa consciemment, avec calcul, l'Europe vers la guerre. Si la " démocratie " anglaise avait annoncé son intervention dans le conflit du côté de l'Entente, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie eussent probablement reculé. Si l'Angleterre avait déclaré à l'avance sa neutralité, la France et la Russie eussent probablement reculé. Le gouvernement britannique se comporta autrement : il promit en secret son appui à l'Entente, et trompa sciemment l'Allemagne en lui laissant espérer sa neutralité. La démocratie anglaise prémédita ainsi une guerre, avec les destructions de laquelle les calamités de la Révolution ne peuvent évidemment être comparées, aussi peu que ce soit. En dehors de cela, quelles oreilles faut-il avoir, et quel front, pour affirmer, devant une Révolution qui a renversé le tsarisme, la noblesse et la bourgeoisie, ébranlé l'Église, éveillé à une vie nouvelle un peuple de 150.000.000 d'hommes, toute une famille de nationalités, que la Révolution est une calamité, et rien de plus ? Macdonald ne fait ici que répéter Baldwin. Il ne connaît et ne comprend ni la Révolution russe, ni l'histoire de l'Angleterre. Nous sommes contraints de lui rappeler ce que nous rappelions au Premier conservateur. Si dans le domaine économique, l'initiative appartint, jusqu'au dernier quart de siècle passé, à l'Angleterre, dans le domaine politique, l'Angleterre s'est développée, au cours des cent cinquante dernières années, à la remorque, dans une large mesure, des Révolutions d'Europe et d'Amérique. La grande Révolution française, la Révolution de juillet 1830, celle de 1848, la guerre civile des États-Unis en 1850-1860, la Révolution russe de 1905 et celle de 1917 ont stimulé le développement social de l'Angleterre, et jalonnent son histoire des réformes législatives les plus importantes. Sans la Révolution russe de 1917, Macdonald n'eût pas été Premier en 1924. Il va de soi que nous n'entendons pas dire que le ministère Macdonald ait été la conquête la plus haute de la Révolution d'octobre. Mais il en fut, en tous cas, un produit dérivé. Et les livres d'enfants nous apprennent qu'il n'est pas bon, si l'on tient aux glands, de frapper le chêne à sa base.

Et quel orgueil fabien insensé : la Révolution russe nous (qui nous ?) ayant donné une leçon, nous (qui ?) nous passerons de Révolution. Mais pourquoi la leçon de toutes les guerres précédentes ne vous a-t-elle pas permis de vous passer de la guerre impérialiste ? De même que la bourgeoisie qualifie chaque guerre de " dernière guerre ",Macdonald voudrait appeler la Révolution russe là dernière. Pourquoi la bourgeoisie anglaise devrait-elle faire des concessions au prolétariat, et renoncer pacifiquement, sans lutte, à son bien, si elle reçoit par anticipation de Macdonald, la ferme assurance qu'après l'expérience de la Révolution russe, les socialistes anglais n'entreront jamais dans la voie de la violence ? Où et quand une classe dominante céda-t-elle jamais le pouvoir et la propriété, à la suite d'un paisible scrutin ? Et il s'agit d'une classe telle que la bourgeoisie anglaise, qui a derrière elle des siècles de brigandage mondial !

Macdonald est contre la Révolution, pour l'évolution organique. Il reporte sur la société des notions biologiques mal digérées. La Révolution se compare à ses yeux, comme une somme de modifications partielles, au développement des organismes vivants, à la métamorphose de la chrysalide en papillon, etc., et, dans ce dernier processus, il ignore justement les phases critiques décisives, celles où l'être nouveau déchire révolutionnairement son enveloppe. Il apparaît quelques lignes plus loin que Macdonald est " partisan d'une Révolution semblable à celle qui s'accomplissait dans les entrailles de la société féodale lorsque y mûrissait la Révolution industrielle ". Macdonald semble imaginer, dans son ignorance criante, que la Révolution industrielle s'accomplit moléculairement, sans secousses, sans calamités, sans dévastations. Il ignore simplement l'histoire de l'Angleterre (à plus forte raison celle des autres pays), et ne comprend pas que la Révolution industrielle mûrie dans les entrailles de la société féodale, sous la forme du capital commercial, amena la réformation, mit les Stuart en conflit avec le Parlement, engendra la guerre civile, ruina et dévasta l'Angleterre pour l'enrichir ensuite.

Il serait trop fastidieux d'interpréter ici le processus historique de la métamorphose de la chrysalide en papillon, afin d'en tirer d'indispensables analogies sociales. Il est plus simple et plus court de recommander à Macdonald de réfléchir à l'ancienne comparaison de la Révolution et d'un accouchement. Ne pourrait-on pas, comme dans le cas de la Révolution russe, en déduire une " leçon " ? Les douleurs de l'enfantement ne donnant " rien " de plus que des angoisses et des souffrances (car l'enfant ne compte pas1) il est recommandé aux populations de se multiplier à l'avenir par des procédés indolores du fabianisme, en recourant aux talents de sage-femme de Mrs. Snowden ?

Nous avertissons toutefois que ce n'est pas si facile. Le poussin, même formé dans l’œuf, doit exercer la violence pour sortir de sa prison calcaire ; le poussin fabien qui, par sentiment chrétien ou pour d'autres raisons, déciderait de s'abstenir de toute violence, serait infailliblement étouffé par sa coquille. Les amateurs anglais de pigeons arrivent par la sélection artificielle à créer une variété aux becs de plus en plus courts. Mais un moment survient où le bec du pigeonneau est déjà si court que la pauvre bête n'est pas en état de briser la coquille de l’œuf : le pigeonneau périt, victime de l'abstention forcée de toute violence, et le progrès ultérieur de la variété des becs courts est enrayée. Si notre mémoire ne nous trahit pas, Macdonald peut lire cet exemple chez Darwin. Suivant la voie, chère à Macdonald, des analogies avec le monde organique, on peut dire que l'habileté politique de la bourgeoisie anglaise consiste à raccourcir le bec révolutionnaire du prolétariat, afin de ne pas lui permettre de trouer l'enveloppe de l'État capitaliste. Le bec du prolétariat, c'est son parti. A considérer Macdonald, Thomas, Mr. et Mrs. Snowden, on doit convenir que le travail de sélection des becs courts et des têtes molles a brillamment réussi à la bourgeoisie anglaise, ces messieurs et cette dame n'étant ni bons à trouer l'enveloppe du capitalisme, ni bons à rien.

L'analogie cesse ici, révélant tout ce qu'il y a de conventionnel dans les renseignements incidemment demandés au manuel de biologie pour remplacer l'étude des conditions et des voies du développement historique. La société humaine, bien que née du monde organique et inorganique, en constitue une conjugaison si complexe qu'elle a besoin d'être étudiée séparément. L'organisme social diffère de l'organisme biologique, entre autres, par une souplesse beaucoup plus grande, par la capacité de regrouper ses éléments, par le choix conscient (jusqu'à un certain point) de ses instruments et de ses procédés, par l'utilisation consciente (dans une certaine mesure) de l'expérience du passé, etc. Le pigeonneau, dans son œuf, ne peut pas remplacer son bec trop court, et périt. La classe ouvrière - placée devant la question être ou ne pas être - peut très bien chasser Macdonald et Mrs. Snowden et s'armer pour la destruction du système capitaliste du bec d’un parti révolutionnaire.

Une théorie grossièrement biologique de la société s'allie très curieusement chez Macdonald à la haine idéaliste chrétienne du matérialisme. Vous parlez de Révolution et de sautes catastrophiques, mais voyez la nature, voyez avec quelle raison se comporte la chenille quand elle doit devenir chrysalide, considérez cette vénérable tortue, et vous apercevrez dans ses mouvements le rythme naturel de la transformation sociale ! Allez à l'école de la nature ! Et Macdonald de condamner dans le même esprit le matérialisme " triste lieu commun, allégation insensée, dépourvue de finesse spirituelle et intellectuelle… " Macdonald et la finesse ! N'est-ce pas en réalité une " finesse " extraordinaire : demander pour l'activité sociale de l'homme des enseignements à la chenille, et exiger, en même temps, pour son usage personnel, une âme immortelle, assurée dans l'au-delà d'une existence confortable ?

" Un accuse les socialistes d'être des poètes. C'est vrai, explique Macdonald, nous sommes des poètes. Pas de bonne politique sans poésie. De façon générale, rien de bon sans poésie. " Le reste à l'avenant. Pour conclusion : " le monde a surtout besoin d'un Shakespeare politique et social. " Ce bavardage sur la poésie n'est peut-être pas en politique aussi corrupteur que les propos sur l'inadmissibilité de la violence. Mais la complète impotence spirituelle de Macdonald s'y exprime de façon plus convaincante encore, si c'est possible. Ladre abstinent et couard, poète autant qu'un carré de feutre, qui voudrait étonner le monde de ses grimaces shakespeariennes! Voilà bien où commencent les " tours de singe " que Macdonald attribuait autrefois aux bolcheviks.

MacDonald " poète " du fabianisme ! La politique de Sidney Webb, œuvre d'art ! Le ministère Thomas, poésie coloniale ! Et, enfin, le budget de Mr. Snowden, chant d'amour triomphal de la Cité de Londres !

Dans ses bavardages sur le Shakespeare social, Macdonald n'aperçoit pas Lénine. Qu'il est heureux - pour Macdonald, sinon pour Shakespeare - que le plus grand poète anglais ait vécu il y a plus de trois siècles : Macdonald a eu le temps de découvrir Shakespeare en Shakespeare. Jamais il ne l'eût reconnu si Shakespeare eût été son contemporain. Macdonald a bien omis - entièrement omis - Lénine. Son aveuglement de philistin s'exprime ainsi de deux façons, en ses vains soupirs à l'adresse de Shakespeare, comme dans son ignorance du contemporain le plus grand.

" Le socialisme est intéressé à l'art et aux classiques. " Ce " poète " possède à un degré étonnant l'art de transformer en truismes des idées qui, par elles-mêmes, n'ont rien de platement indigent. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire la déduction suivante : " Même dans les pays affligés d'une grande pauvreté et d'un grand chômage, comme c'est malheureusement le cas du nôtre, les citoyens (?) ne doivent pas lésiner sur l'achat des tableaux et, en général, de tout ce qui suscite l'admiration et élève l'esprit des jeunes comme des vieux. " On ne voit pas bien dans ce conseil si l'achat de tableaux est recommandé aux chômeurs mêmes, et s'il est supposé qu'une allocation supplémentaire leur sera attribuée pour satisfaire ce besoin, ou si Macdonald conseille aux nobles gentlemen et aux ladies l'achat de tableaux " en dépit du chômage ", afin " d'élever leur esprit ". Force nous est de supposer que la seconde hypothèse se rapproche le plus de la vérité. Mais ne sommes-nous pas alors en présence d'un pasteur protestant, salonnard libéral, qui parle d'abord d'un ton larmoyant de la pauvreté et de la " religion de la conscience ", pour, ensuite, inviter ses ouailles mondaines à ne pas trop s'affliger et à mener leur train de vie habituel ? Que l'on admette, après cela, que le matérialisme est une platitude, et Macdonald un poète social, qui a la nostalgie de Shakespeare ! Quant à nous, nous pensons que, s'il y a dans le monde physique, un degré de froid absolu, il doit y avoir dans le monde spirituel un degré de cuistrerie absolue, et que telle est la température idéologique de Macdonald.

Sidney et Béatrix Webb représentent une autre variété de fabianisme. Ils sont accoutumés au travail sédentaire, ils connaissent le prix des chiffres et des faits et il en résulte de certaines limitations à leur pensée amorphe. Ils ne sont pas moins ennuyeux que Macdonald, mais il leur arrive d'être plus édifiants, quand ils ne sortent pas du domaine des faits. Dans celui des généralisations, ils se situent un peu au-dessus de Macdonald. Au congrès du Labour Party, en 1923, Sidney Webb rappelait que le fondateur du socialisme britannique fut Robert Owen - et non Marx - qui préconisa non la lutte des classes, mais la doctrine, sanctifiée par le temps, de la fraternité humaine. Sidney Webb considère jusqu'à présent John Stuart Mill[37] comme un auteur classique en économie politique, et enseigne, d'accord avec ceci, que la lutte doit mettre aux prises, non le capital et le travail, mais l'écrasante majorité de la nation et ceux qui s'approprient la rente foncière. Ce seul trait caractérise assez le niveau d'intelligence théorique du plus éminent économiste du Labour Party. Le processus historique se déroule, comme on sait, en Angleterre, autrement que selon les vœux de Webb. Les trade-unions constituent une organisation du travail salarié contre le capital. Le Labour Party s'est développé sur la base des trade-unions et fait de Sidney Webb un ministre. Sidney Webb n'a rempli son programme qu'en un sens : il s'est abstenu de combattre ceux qui s'approprient la plus-value, Mais il n'a pas combattu davantage ceux qui s'approprient la rente foncière.

Les époux Webb ont publié en 1923 un livre intitulé : Le Crépuscule du Capitalisme. Au fond, ce livre ne représente qu'une répétition partiellement remaniée des vieux commentaires de Kautsky sur le programme d'Erfurt. En revanche, la tendance politique du fabianisme s'y exprime avec toute sa désespérance, cette fois à demi consciente. Que le système capitaliste doive être modifié, disent les époux Webb, cela ne fait pas de doute (pour qui ?). Le tout est de savoir comment il sera modifié. " On peut l'obliger à passer graduellement, pacifiquement, par des adaptations prudentes et réfléchies, à une forme nouvelle. " Il n'y faut que peu de chose : de la bonne volonté des deux côtés. " Par malheur ", relatent nos honorables auteurs, l'accord ne se fait pas sur les façons de modifier le système capitaliste, " nombre de gens " considérant que l'abolition de la propriété privée équivaudrait à la cessation de la rotation de la terre autour de son axe. " Ils comprennent mal l'essence des choses. " Telle est malheureusement la situation. Tout pourrait s'arranger à la satisfaction générale, grâce à des " adaptations réfléchies ", si les ouvriers et les capitalistes comprenaient également ce qu'il faut faire, et comment. Mais comme ce résultat n'est, " pour le moment ", pas atteint, les capitalistes votent pour les conservateurs. La conclusion ? Sur la conclusion, nos pauvres Fabiens perdent tout à fait la tramontane, et le " crépuscule du capitalisme " devient un lamentable " crépuscule du fabianisme ". " Jusqu'à la guerre mondiale, écrivent les Webb, il semblait presque généralement admis que l'ordre social actuel dût être peu à peu transformé " dans le sens d'une grande égalité, etc. Par qui était-ce admis ? Où était-ce admis ? Nos gens prennent leur petite fourmilière fabienne pour l'univers. " Nous pensions, nous trompant peut-être (!), que la reconnaissance caractéristique pour les Britanniques (!) de la part d'une étroite classe dirigeante, de la justesse (!) des revendications grandissantes des masses populaires, continuerait et amènerait une transformation pacifique de la société. Mais, depuis la guerre, tout a changé : les conditions d'existence des masses ouvrières ont empiré, nous sommes menacés du rétablissement du veto d'une deuxième Chambre (la Chambre des Lords), spécialement renforcée afin de s'opposer à des concessions ultérieures aux ouvriers ", etc… Quelle conclusion tirer de là ? Les époux Webb ont précisément consacré leur livre à la recherche désespérée d'une conclusion. Leur phrase finale, la voici : " Nous offrons ce petit livre… comme une tentative, peut-être vaine, d'inciter les deux parties ennemies à mieux comprendre le problème qui se pose à elles et aussi à mieux se comprendre mutuellement. " N'est-ce pas magnifique? Un petit livre instrument de réconciliation entre le prolétariat et la bourgeoisie ! Résumons : il semblait, avant la guerre, généralement reconnu que la société actuelle a besoin d'être améliorée ; il n'y avait pourtant pas d'accord complet sur le caractère des changements à effectuer; les capitalistes étaient pour la propriété privée, les ouvriers contre ; après la guerre, la situation objective a empiré et les divergences politiques se sont accentuées ; aussi les époux Webb écrivent-ils un petit livre dans l'espoir d'inciter les deux parties à une réconciliation ; mais il est " possible que cet espoir soit vain. " Oui, c'est possible, fort possible. Ces honorables époux Webb, si convaincus de la puissance de la persuasion, devraient, à notre avis, dans l'intérêt de la " gradation ", s'assigner au début, un objectif plus simple : par exemple, d'amener par la persuasion, quelques gredins de chrétiens haut placés à renoncer au monopole du commerce de l'opium et à l'empoisonnement de millions d'hommes en Orient.

Pauvre fabianisme piètre et borné, honteux dans sa lourdeur intellectuelle !

La tentative serait tout à fait désespérée d'énumérer les autres variétés philosophiques du fabianisme, car la " liberté d'opinion " règne chez ses adeptes, en ce sens que chaque leader a sa propre philosophie, qui se réduit, en fin de compte, aux mêmes éléments réactionnaires de conservatisme, de libéralisme, de protestantisme, mais combinés de façon quelque peu différente. Nous ne fûmes pas excessivement étonnés, naguère d'être informés par Bernard Shaw[38], écrivain si spirituel, semble-t-il, et d'un esprit si critique, que Marx est depuis longtemps dépassé par le grand travail de Wells sur l'histoire universelle[39]. Les découvertes de ce calibre, inattendues pour toute l'humanité, s'expliquent par le fait que les Fabiens forment, au point de vue théorique, un petit monde extrêmement fermé, profondément provincial, bien qu'ils habitent Londres. Ni les conservateurs ni les libéraux n'ont besoin de leurs conceptions philosophiques. La classe ouvrière, à laquelle ils ne donnent rien et n'expliquent rien, en a encore moins besoin. Leurs œuvres ne servent, somme toute, qu'à expliquer aux Fabiens eux-mêmes pourquoi existe le fabianisme. A côté de la littérature pieuse, la leur est peut-être la plus inutile et, en tous cas, la plus ennuyeuse, de toutes les formes des œuvres du verbe.

On parle maintenant, en Angleterre, dans divers milieux avec un certain mépris, des gens de l'ère victorienne, c'est-à-dire des hommes d'action du règne de la reine Victoria[40]. Depuis, tout s'est transformé en Angleterre, mais le type du Fabien s'est probablement le mieux conservé. L'époque trivialement optimiste de la reine Victoria, où il semblait que le lendemain serait un peu meilleur que le jour même et le surlendemain meilleur encore, trouva son expression la plus achevée chez les Webb, les Snowden, les Macdonald, et autres Fabiens. Aussi paraissent-ils être les survivants patauds et inutiles d'une époque définitivement, irrémédiablement naufragée. On peut dire sans exagération que la société fabienne formée en 1884, afin " d’éveiller la conscience sociale ", est aujourd'hui le groupement le plus réactionnaire de Grande-Bretagne. Ni les clubs conservateurs, ni l'Université d'Oxford, ni l'épiscopat anglais, ni d'autres institutions cléricales ne peuvent, à aucun degré, entrer en concurrence avec les Fabiens. Ce sont tes institutions de classes ennemies et le mouvement révolutionnaire du prolétariat rompra inévitablement leurs digues. Mais le prolétariat est retenu par ses propres milieux dirigeants, c'est-à-dire par les politiques fabiens et par leurs sous-ordres. Ces autorités enflées, pédantes, ces poltrons orgueilleux et guindés, empoisonnent systématiquement le mouvement ouvrier, obscurcissent la conscience du prolétariat, paralysent sa volonté. Ce n'est que grâce à eux que le torisme, le libéralisme, l'Église, la monarchie, l'aristocratie, la bourgeoisie continuent à tenir, et se sentent même bien en selle. Les Fabiens, les " Indépendants ", les bureaucrates conservateurs de trade-unions constituent maintenant en Grande-Bretagne, et peut-être dans le développement mondial, la force la plus contre-révolutionnaire qu'il y ait. Renverser les Fabiens, c'est libérer l'énergie révolutionnaire du prolétariat de Grande-Bretagne, c'est-à-dire conquérir au socialisme le rempart britannique de la réaction, c'est-à-dire libérer les Indes, l'Égypte, et donner une puissante impulsion au mouvement et au développement des peuples de l'Orient.

Répudiant la violence, les Fabiens ne croient qu'à la puissance des " idées ". S'il faut dégager de cette philosophie hypocrite et plate le grain de vérité qu'elle contient, cela reviendra à constater que nul régime ne peut tenir par la seule violence. Vérité qui se rapporte aussi à l'impérialisme britannique. Dans un pays où l'immense majorité de la population est formée de prolétaires, la clique gouvernante impérialiste, conservatrice et libérale, ne pourrait pas tenir un seul jour si les moyens de contrainte dont elle dispose n'étalent pas renforcés, complétés, revêtus d'idées faussement socialistes trompant et démoralisant le prolétariat.

Au XVIIIe siècle, les propagateurs français de la " philosophie des lumières " voyaient dans le catholicisme, le cléricalisme, le clergé, l'ennemi principal, et pensaient qu'il fallait écraser d'abord l'infâme, pour pouvoir marcher de l'avant. Ils avaient raison, en ce sens que le clergé, le régime des superstitions organisées, la police spirituelle du catholicisme, barraient la route à la société bourgeoise, entravant le développement des sciences, des arts, des idées politiques et économiques. Le fabianisme, la triste philosophie de Macdonald, le pacifisme, jouent en ce moment le même rôle à l'égard du mouvement historique du prolétariat. Ils forment l'appui principal de l'impérialisme britannique et européen, sinon de la bourgeoisie mondiale. Il faut, à tout prix, montrer aux ouvriers le vrai visage de ces pédants satisfaits, de ces éclectiques bavards, de ces arrivistes sentimentaux, de ces valets de pied à grande livrée de la bourgeoisie. Les montrer tels qu'ils sont, c'est les discréditer à jamais. Les discréditer, c'est rendre le plus grand service au progrès historique. Le jour où le prolétariat anglais se sera nettoyé de la tare spirituelle du fabianisme, l'humanité, l'humanité européenne d'abord, grandira du coup d'une tête entière.

V. La question de la violence révolutionnaire[modifier le wikicode]

Exposé populaire adapté à l'intelligence des ouvriers les plus arriérés et même de certains d'entre les leaders les moins désespérants.

Nous sommes au courant des opinions de Macdonald sur la violence révolutionnaire. Elles se sont révélées à nous comme le développement de la théorie conservatrice de la gradation chère à Mr. Baldwin. La négation de la violence revêt un caractère beaucoup plus curieux et plus sincère chez le " gauche " Lansbury. Ce dernier, voyez-vous, " n'a pas foi " en la violence. Tout bonnement. Il " n'a foi " ni dans les armées capitalistes, ni dans les insurrections. S'il croyait à la violence, il ne voterait pas, dit-il, pour la flotte britannique, et se joindrait aux communistes. Que voilà un homme courageux ! Ne croyant pas à la violence, Lansbury croit à l'au-delà, ce qui rend un douteux hommage à sa perspicacité réaliste. Un certain nombre de faits se sont pourtant accomplis sur la planète avec l'aide de la violence, n'en déplaise à Mr. Lansbury. Que Lansbury croie ou ne croie pas à la flotte de guerre anglaise, les Hindous savent que cette flotte existe. En avril 1919, le général anglais Dyer faisait tirer, sans avertissement préalable, sur un meeting hindou désarmé, réuni à Amritsar. Il y eut 450 morts et 1.500 blessés. Laissons les morts en paix ; il faut, en tous cas, dire des blessés qu'il ne leur fut pas permis de " ne pas croire " à la violence. En sa qualité même de chrétien, Lansbury devrait bien admettre que si les fieffés coquins du clergé juif et le peureux proconsul romain Pilate, ancêtre politique de Macdonald, n'avaient, autrefois, exercé la violence contre le Christ, il n'y aurait eu ni couronne du martyre, ni résurrection, ni ascension, et M. Lansbury lui-même n'aurait pas eu l'occasion de naître pieusement chrétien et de devenir un mauvais socialiste. Ne pas croire à la violence c'est tout comme ne pas croire à la pesanteur. Toute la vie est bâtie sur des formes diverses de violence, sur l'opposition d'une violence à une autre, et répudier la violence libératrice, c'est encourager la violence des oppresseurs qui gouvernent actuellement le monde.

Nous sentons pourtant que des remarques incidentes ne peuvent pas suffire, dans le cas qui nous occupe. La question de la violence et de sa négation, de la part de Messieurs les pacifistes, les socialistes chrétiens et autres hypocrites, occupe une si grande place dans la politique anglaise qu'elle exige un examen spécial et minutieux, adapté au niveau de culture politique des chefs du Labour Party. Nous nous excusons à l'avance, devant les autres lecteurs, de l'infériorité de ce niveau.

Que signifie la négation de toute violence? Si, par exemple, un voleur s'introduisait dans l'appartement de Mr. Lansbury, nous craignons fort que ce pieux gentleman (nous parlons du maître de céans) n'use de violence, ou n'appelle, à cette fin, l'agent de police le plus à proximité. Si même, dans sa charité chrétienne, Lansbury laissait le voleur s'en aller en paix - ce dont nous ne sommes nullement convaincus - ce serait à la condition, qui va de soi, de quitter sur-le-champ son logis. Et le luxe de ce geste chrétien, notre honorable gentleman ne pourrait se le permettre que parce que son appartement jouit de la protection des lois britanniques sur la propriété et des nombreux argus qui les font respecter, de sorte que, d'une façon générale, les visites nocturnes des cambrioleurs constituent plutôt une exception qu'une règle. Si Lansbury tentait de nous répondre que l'intrusion dans un honorable logis chrétien est une violence, et entraîne la nécessité d'une riposte, nous lui dirions que ce raisonnement est un renoncement à la négation de la violence en général, et équivaut, au contraire, à l'admission en principe et en pratique de la violence ; et qu'il peut, enfin, être intégralement appliqué à la lutte des classes, où les intrusions quotidiennes du voleur-capital dans la vie et le travail du prolétariat, ainsi que le rapt de la plus-value, justifient pleinement une riposte. Lansbury pourrait nous répondre alors qu'il n'entend pas par violence, toutes les mesures de contrainte, desquelles notre admirable vie sociale ne pourrait se passer, et ne pense qu'à la violation du sixième commandement : "Tu ne tueras point ". Il est possible de produire pour justifier cette façon de poser la question, maintes phrases ampoulées sur la sainteté de la vie humaine. Mais ici encore, force nous sera de demander, usant du langage des apologues de l'Évangile, le plus accessible aux dirigeants du socialisme britannique, ce que ferait Mr. Lansbury, s'il voyait un malfaiteur lever sa trique sur des petits enfants et s'il n'y avait, pour sauver ceux-ci, d'autre ressource qu'un coup de revolver immédiat et bien dirigé. Si notre interlocuteur supposé ne veut pas recourir à des sophismes de trop basse qualité, il répondra sans doute, pour se soulager, que notre exemple est d'un caractère trop exceptionnel. Réponse qui signifiera une fois de plus que son droit de recourir au meurtre en de certains cas, Lansbury l'a transmis à la police, organisation spécialisée de la violence qui le débarrasse de la nécessité d'user du revolver, ou même de réfléchir à la destination pratique de cet instrument. Mais que faire, demanderons-nous, si des briseurs de grève, armés assomment ou tuent des grévistes? Ces cas sont coutumiers en Amérique et ne sont pas exceptionnels dans d'autres pays. Les ouvriers ne peuvent pas déléguer à la police leurs droits de riposter aux briseurs de grève, parce que la police défend, dans tous les pays, le droit des briseurs de grève d'assommer et de tuer les grévistes, auxquels ne s'applique pas, comme on sait, le bénéfice de la loi de la sainteté de la vie. Nous demandons : les grévistes ont-ils le droit de recourir aux cannes, aux pierres, aux revolvers, aux bombes, contre les fascistes, les bandes du Ku-Klux-Klan et les autres bandits mercenaires du capital? Petite question à laquelle nous voudrions bien une réponse claire et précise et non hypocritement évasive. Si Lansbury nous dit que la tâche du socialisme est de donner aux masses populaires une éducation telle que les fascistes ne soient pas des fascistes et les vauriens des vauriens, cette réponse sera pure hypocrisie. Que l'élimination de la violence, d'abord sous ses formes les plus grossières et les plus sanglantes, ensuite sous toutes les autres, mieux voilées, soit la fin du socialisme est tout à fait indiscutable. Mais il ne s'agit pas des mœurs et de la morale de la future société communiste ; il s'agit des voies et des moyens concrets à employer dans la lutte contre la violence capitaliste. Quand les fascistes sabotent une grève, occupent la rédaction d'un journal, mettent la main sur la caisse, assomment ou tuent les députés ouvriers, la police assurant l'immunité des malfaiteurs, il n'est que l'hypocrite le plus corrompu qui puisse conseiller aux ouvriers de ne pas rendre coup pour coup, sous le prétexte qu'il n'y aura pas de place pour la violence dans la société communiste. Il reste, naturellement, à décider, dans chaque cas donné, la situation considérée dans son ensemble, de la réponse à faire à la violence de l'ennemi et du point jusqu'où on peut aller dans la riposte. Mais c'est une question de tactique conforme aux buts poursuivis qui n'a rien de commun avec la négation ou l'admission en principe de la violence.

Qu'est-ce que la violence ? Où commence-t-elle ? Où les actions collectives des masses, admissibles et conformes au but, deviennent-elles violence? Nous doutons fort que Lansbury ou tout autre pacifiste soit capable de répondre à cette question, à moins de se borner à un simple renvoi au code pénal, où ce qui est permis et ce qui est défendu est précisé. La lutte des classes est une chaîne ininterrompue de violences ouvertes ou masquées, " régularisées " à tel ou tel degré par l'État, qui représente, à son tour, l'appareil de la violence organisée du plus fort des adversaires, c'est-à-dire de la classe dominante. La grève est-elle une violence ? Il fut un temps où les grèves étaient interdites ; chaque grève était alors presque inévitablement liée à des conflits physiques. Puis, à la suite du développement pris par les grèves, c'est-à-dire de la violence des masses exercée contre la loi, ou plus exactement des coups sans cesse portés par les masses à la violence légale, les grèves furent légalisées. Est-ce à dire que Lansbury ne considère que les grèves pacifiques, " légales ", c'est-à-dire autorisées par la bourgeoisie, comme des procédés admissibles de lutte? Mais si les ouvriers n'avaient pas organisé des grèves au début du XIXe siècle, la bourgeoisie anglaise ne les aurait pas légalisées en 1824. Et si l'on admet l'exercice de la violence ou le recours à la force, sous la forme des grèves, il faut en prendre toute la responsabilité, y compris celle de la défense des grèves contre les jaunes à l'aide de mesures adéquates de contre-violence.

Allons plus loin, Si les grèves des ouvriers contre les capitalistes ou contre des groupes distincts de capitalistes sont admissibles, Lansbury aura-t-il la témérité de déclarer inadmissible la grève générale des ouvriers contre un gouvernement fasciste qui accable les organisations ouvrières, détruit la presse ouvrière, infeste les rangs des ouvriers de provocateurs et d'assassins .? Encore une fois, la grève générale ne peut avoir lieu ni chaque jour ni à toute heure, et n'est possible que dans des conditions concrètes bien définies. Mais c'est là une question de stratégie et d'opportunité. Pour ce qui est de la grève générale, considérée comme une des armes les plus décisives, il est douteux que Lansbury et tous ses coreligionnaires pris ensemble, puissent imaginer un autre moyen susceptible d'être appliqué par le prolétariat à l'obtention de résultats décisifs. Car Lansbury ne tombera pas assez bas pour recommander aux ouvriers d'attendre que l'amour du prochain s'impose aux cœurs, disons des fascistes italiens, qui sont, du reste, en assez grand nombre, de très pieux catholiques. Et s'il faut admettre que le prolétariat a non seulement le droit, mais aussi le devoir de préparer la grève générale contre le régime fasciste, toutes les conséquences ultérieures doivent être déduites de cette admission. La grève générale n'est pas une simple manifestation ; elle signifie un ébranlement grave de la société, et met en tous cas en question les destinées du régime politique existant et la réputation de force de la classe révolutionnaire. On ne peut entreprendre une grève générale que si la classe ouvrière - et d'abord son avant-garde - est prête à pousser l'action jusqu'au bout. Mais le fascisme ne se prépare pas non plus à capituler devant quelques manifestations grévistes pacifiques. En cas de danger immédiat et réel, les fascistes mettront en œuvre tous leurs moyens, joueront, dans une mesure plus large que jamais, de la provocation, de l'assassinat et de l'incendie. On demandera : est-il permis aux dirigeants d'une grève générale de constituer des organisations pour la défense des grévistes contre la violence de l'ennemi, pour le désarmement et la dissolution des bandes fascistes? Et comme il n’est jamais arrivé à personne, pour autant qu'il nous en souvienne, de désarmer des ennemis en fureur, à l'aide d'hymnes religieux, force sera évidemment d'armer les détachements révolutionnaires de revolvers et de grenades à main, jusqu'au moment où ils réussiront à s'emparer de fusils, de mitrailleuses et de canons. Mais peut-être est-ce à cette limite que commence le domaine de la violence inadmissible ? S'il en est ainsi, nous tombons, sans espoir d'en sortir, dans des contradictions aussi humiliantes qu'absurdes. Une grève générale qui ne, se défend pas contre la violence et l'écrasement est une manifestation de couardise, condamnée à la défaite Un traître ou un fou peuvent seuls convier à la lutte dans ces conditions. La lutte gréviste désarmée entraîne, en vertu d'une logique indépendante de Lansbury, des conflits armés. Il s'en produit à tout instant dans les grèves économiques, ils sont absolument inévitables dans la grève révolutionnaire politique, dans la mesure où celle-ci a pour fin la subversion d'un pouvoir, Qui renonce à la violence doit renoncer en général à la lutte, c'est-à-dire se ranger pratiquement parmi les défenseurs de la violence triomphante des classes dominantes.

Mais la question n'est pas encore vidée. La grève générale que nous supposons a pour fin le renversement du pouvoir fasciste. Ce résultat ne peut être obtenu que par la victoire sur les forces armées du fascisme. Ici, deux hypothèses sont encore concevables : la victoire directe sur les forces de la réaction ou le passage de ces forces à la Révolution. Aucune de ces deux hypothèses ne peut se réaliser intégralement. Une insurrection révolutionnaire triomphe lorsqu'elle réussit à infliger une défaite aux forces les plus fermes, les plus résolues, les plus sûres, de la réaction, et à s'attirer la sympathie des autres forces armées du régime. Ce résultat, on ne peut, soit dit une fois de plus, l'obtenir que si les troupes gouvernementales hésitantes se convainquent que les masses ouvrières ne se bornent pas à manifester leur mécontentement, étant bien résolues à renverser cette fois, coûte que coûte, le gouvernement, sans reculer devant l'emploi des moyens les plus impitoyables. Ce sentiment est seul capable de faire passer les troupes hésitantes du côté du peuple. Plus la politique des dirigeants de la grève générale sera expectante, hésitante, évasive, et moins il y aura d'hésitation dans les troupes, et plus fermement elles soutiendront le pouvoir, et plus ce dernier aura des chances de sortir victorieux de la lutte, pour ensuite, accabler la tête de la classe ouvrière sous les répressions sanglantes. En d'autres termes, quand la classe ouvrière est obligée de recourir, pour son émancipation, à la grève générale, elle doit se rendre compte à l'avance que celle-ci entraîne inévitablement des collisions armées et des conflits analogues, locaux et généraux ; elle doit se rendre compte à l'avance que la grève ne sera pas repoussée dans le seul cas où la riposte nécessaire aura tout de suite été donnée aux briseurs de grève, aux provocateurs, aux fascistes, etc ; elle doit prévoir à l'avance que le gouvernement dont la destinée se joue, jettera inévitablement dans la lutte, à un moment ou à un autre, ses forces armées, et que le destin du régime et, partant, du prolétariat, dépendra de l'issue du conflit des masses révolutionnaires avec ces forces armées. Les ouvriers doivent prendre à l'avance toutes les mesures pour mettre les soldats du côté du peuple par une agitation préalable ; mais ils doivent aussi prévoir à l'avance qu'il restera toujours au gouvernement assez de soldats sûrs ou à peu près sûrs pour tenter de réprimer l'insurrection, de sorte que la question se résoudra en dernier lieu par un conflit armé, auquel il faut se préparer d'après un plan arrêté à l'avance, et dans lequel il faudra s'engager avec une entière résolution révolutionnaire.

Il n'est que la résolution la plus haute qui puisse, dans la lutte révolutionnaire, arracher l'arme des mains de la réaction, abréger la guerre civile, diminuer le nombre de ses victimes. Si l'on n'y consent pas, point n'est besoin de prendre les armes ; si l'on ne prend pas les armes, pas de grève générale possible ; si l'on renonce à la grève générale, on ne peut pas penser à une lutte sérieuse. Il ne reste alors qu'à éduquer les ouvriers dans l'esprit d'une apathie complète, ce dont s'occupent par ailleurs l'école officielle, les partis gouvernants, les clergés de toutes les églises, et… les prédicateurs socialistes de l'inadmissibilité de la violence. .

Mais une chose est remarquable : de même que les philosophes idéalistes se nourrissent, dans la vie quotidienne, de pain, de viande et, en général, de viles matières, de même que, ne comptant pas sur l'immortalité de l'âme, ils s'efforcent de ne pas choir sous les roues d'une automobile, Messieurs les pacifistes, adversaires impuissants de la violence, idéalistes " moraux ", en appellent, chaque fois que leurs intérêts immédiats l'exigent à la violence politique, et en usent, directement ou non. Comme Mr. Lansbury ne manque pas, semble-t-il d'un certain tempérament, ces mésaventures lui arrivent plus souvent qu'à d'autres. Au cours des débats parlementaires sur les sans-travail (séance de la Chambre des Communes du 9 mars 1925), Lansbury rappela que la loi sur l'assurance contre le chômage fut promulguée, sous sa forme actuelle, en 1920, " moins pour assurer l'existence des ouvriers et de leurs familles que, comme le disait récemment lord Derby, pour prévenir une Révolution. En 1920 - continuait I,ansbury, - tous les ouvriers servant à l'armée furent inscrits parmi les assurés, car le gouvernement n'avait pas à ce moment la certitude qu'ils ne dirigeraient pas leurs fusils dans un sens fort indésirable. " (Times du 20 mars 1925). Après ces mots, le compte rendu parlementaire mentionne des " marques d'approbation sur les bancs de l'opposition ", c'est-à-dire du Labour Party et des exclamations : " Tiens, tiens ! " sur les bancs du ministère. Lansbury ne croit pas à la violence révolutionnaire. Mais il reconnaît néanmoins, à la suite de lord Derby, que la peur de la violence révolutionnaire engendra la loi sur l'assurance des sans-travail par l'État. Lansbury combat les tentatives d'abrogation de cette loi : il croit donc qu'une loi, née de la peur de la violence révolutionnaire, procure certains avantages à la classe ouvrière. C'est presque démontrer mathématiquement l'utilité de la violence révolutionnaire, car, Lansbury nous permettra de l'observer, s'il n'y avait pas de violence, il n'y aurait pas non plus de peur de la violence. Et s'il n'y avait pas de possibilité réelle (et de nécessité) de tourner, dans certains cas, les fusils contre le gouvernement, le gouvernement n'aurait pas de raison de craindre cette éventualité. De sorte que l'incroyance de Lansbury à la violence est pur malentendu. De fait, Lansbury use chaque jour de la violence, tout au moins sous la forme d'un argument. Il use davantage encore, dans la pratique, des conquêtes de la violence révolutionnaire des décades et des siècles passés. Il se refuse seulement à joindre les deux bouts de sa pensée. Il répudie la violence révolutionnaire pour la prise du pouvoir, c'est-à-dire pour la libération complète du prolétariat. Mais il s'accommode parfaitement de la violence et en use, dans les luttes qui ne sortent pas des cadres de la société bourgeoise. Mr. Lansbury est pour la violence au détail contre la violence en gros. Il fait penser à un végétarien qui s'accommoderait humblement de la chair des canards et des lapins, mais repousserait avec une vertueuse indignation l’abattage de bêtes de plus grande taille.

Nous prévoyons pourtant que Mr. Lansbury ou ses coreligionnaires plus diplomates et plus hypocrites nous objecteront : Oui, contre le régime fasciste, contre un gouvernement despotique, la violence peut être, après tout, nous n'en disconvenons pas, jusqu'à un certain point, admissible. Mais elle est tout à fait inadmissible en régime démocratique. De notre côté, nous enregistrerons sur l'heure cette objection comme une capitulation de principe, car il s'agissait d'abord, non de savoir dans quelles conditions politiques la violence est admissible ou conforme aux fins poursuivies, mais si elle était en général admissible, d'un certain point de vue abstrait, humanitaire, chrétien et socialiste.

Quand on nous dit que la violence révolutionnaire n'est inadmissible qu'en régime de démocratie politique, la question est reportée tout entière sur un autre plan. Ce qui ne veut cependant pas dire que les adversaires démocrates de la violence soient plus profonds et plus intelligents que les chrétiens humanitaires. Nous ne tarderons pas à nous convaincre sans peine qu'il n'en est rien.

En effet : est-il vrai que la question de l'admissibilité et de la conformité de la violence au but poursuivi soit tranchée selon la forme plus ou moins démocratique de la domination bourgeoise ? Cette conception est entièrement démentie par l'expérience historique, La lutte entre la tendance révolutionnaire et la tendance pacifique, légale, réformiste, au sein du mouvement ouvrier, ne commence pas au moment de la fondation de la République ou de l'institution du suffrage universel. A l'époque du chartisme et jusqu'en 1868, les ouvriers anglais furent privés de tout droit de vote, c'est-à-dire de l'instrument principal du développement " pacifique ". Le mouvement chartiste fut pourtant divisé en partisans du recours à la force physique, ceux-ci suivis de la masse, et partisans de la force morale, nombreux surtout parmi les intellectuels petits-bourgeois et les membres de l'aristocratie ouvrière. Dans l'Allemagne des Hohenzollern, pourvue d'un Parlement impuissant, les partisans des réformes parlementaires et les protagonistes de la grève générale révolutionnaire étaient aux prises, dans la social-démocratie. Enfin, en Russie même, sous l'autocratie, sous le régime du 3 juin, les mencheviks voulaient remplacer les méthodes révolutionnaires d'action par le mot d'ordre de la lutte pour la légalité. Ainsi, l'argument de la République bourgeoise ou du suffrage universel, argument suprême du réformisme et du légalisme, est le produit d'une théorie bornée, d'une courte mémoire ou d'une hypocrisie indéniable. En réalité, le réformisme légaliste équivaut à l'agenouillement des esclaves devant les institutions et les lois des esclavagistes. Le suffrage universel fait-il ou non, partie de ces institutions, l'édifice en est-il couronné d'un monarque ou d'un président ? La question n'est déjà plus, pour l'opportuniste, que secondaire. Il est toujours à genoux devant l'idole de l'État bourgeois, et ne consent à marcher vers son idéal que par les portes construites pour lui par la bourgeoisie Et ces portes sont construites de façon à être infranchissables.

Qu'est-ce que la démocratie politique et où commence-t-elle ? En d'autres termes, où passe, par quelle contrée, la limite qu'il est interdit à la violence de franchir ? Peut-on, par exemple, appeler démocratie un pays monarchique pourvu d'une Chambre haute ? Est-il permis de recourir à, la violence pour abroger ces institutions ? Il nous sera sans doute répondu, à ce sujet, que la Chambre des Communes d'Angleterre est assez puissante, pour supprimer, si elle le juge utile, le pouvoir royal et la Chambre des Lords, de sorte que la classe ouvrière a la possibilité d'achever pacifiquement l'institution du régime démocratique dans son pays. Admettons-le un instant, Mais qu'en est-il de la Chambre des Communes? Peut-elle être qualifiée de démocratique, ne serait-ce que d'un point de vue formel ? Pas le moins du monde. Des éléments importants de la population sont en fait privés du droit de vote. Les femmes ne votent qu'à partir de 30 ans et les hommes de 21 ans. L'abaissement du cens électoral constitue du point de vue de la classe ouvrière, où l'on commence de bonne heure à travailler, une revendication démocratique élémentaire. En outre, les circonscriptions électorales sont découpées en Angleterre avec tant de perfidie, qu'il faut deux fois plus de voix pour élire un député ouvrier que pour élire un conservateur. En reculant la majorité de l'électeur, le Parlement anglais exclut la jeunesse active des deux sexes et confie les destinées du pays aux générations plus âgées, plus fatiguées, qui regardent davantage sous leurs pieds que l'avenir. Tel est le sens du refus du droit de vote aux jeunes. La géométrie cynique des circonscriptions électorales donne à une voix conservatrice autant de poids qu'à deux voix ouvrières. Le Parlement anglais actuel constitue ainsi la plus criante dérision de la volonté du peuple, même comprise au sens de la démocratie bourgeoise. La classe ouvrière a-t-elle le droit d'exiger impérieusement, même en demeurant sur le terrain des principes de la démocratie, de la Chambre des Communes actuelle, privilégiée et, en fait, usurpatrice, l'établissement immédiat d'un mode de suffrage vraiment démocratique ? Et si le Parlement répondait à cette revendication par une fin de non-recevoir, ce qui serait, à notre avis, inévitable, car le gouvernement Baldwin vient de refuser d'égaliser la majorité électorale des deux sexes, le prolétariat aura-t-il le droit d'exiger, par exemple, par la grève générale, d'un Parlement usurpateur, des droits électoraux démocratiques ?

Et s'il fallait admettre que la Chambre des Communes actuelle, usurpatrice, ou qu'une autre, plus démocratique, décidât d'abroger la royauté et la Chambre des Lords – ce qu'il n'y a nullement lieu d'espérer - il ne serait pas encore dit que les classes réactionnaires, mises en minorité au Parlement, se soumettraient sans réserve. Nous avons vu, tout récemment, les réactionnaires de l'Ulster, se trouvant en désaccord avec le Parlement britannique sur l'organisation de l'État irlandais, s'engager, sous la direction de lord Curzon, dans la voie de la guerre civile ; et nous avons vu les conservateurs anglais encourager ouvertement les révoltés de l'Ulster[41]. Mais, répondra-t-on, ce serait de la part des classes privilégiées une révolte ouverte contre le Parlement démocratique, et il va de soi que cette révolte devrait être réprimée à l'aide de l'appareil de coercition de l'État. Nous prenons note de cet aveu en exigeant qu'il en soit tiré sur l'heure quelques déductions pratiques.

Admettons un instant qu'aux prochaines élections une majorité ouvrière soit envoyée au Parlement qui, de la façon la plus légale, décide pour commencer, de confisquer sans indemnité, au profit des fermiers et des chômeurs chroniques, les domaines des landlords, d'établir un impôt élevé sur le capital, d'abroger la royauté, la Chambre des Lords et quelques autres institutions non moins inconvenantes. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que les classes possédantes ne se rendront pas sans combat, d'autant moins que la police, les tribunaux et l'armée sont intégralement dans leurs mains. L'histoire de l'Angleterre connaît déjà l'exemple d'une guerre civile où un roi s'appuya sur la minorité des Communes et la majorité des Lords contre la majorité des Communes et la minorité des Lords. Cela se passait en 1630-1640. Seul, un crétin, un misérable crétin, nous le répétons, pourrait sérieusement s'imaginer que la répétition de cette sorte de guerre civile (sur la base de nouvelles classes sociales) est devenue impossible au XXe siècle, en raison des progrès évidents réalisés dans les trois derniers siècles, par la philosophie chrétienne, les sentiments humanitaires, les tendances démocratiques et maintes autres choses excellentes. L'exemple cité de l'Ulster, montre que les classes possédantes ne plaisantent pas quand le Parlement, serait-ce le leur propre, se voit contraint de porter tant soit peu atteinte à leur situation privilégiée. Il faut donc, en se préparant à prendre le pouvoir, se préparer à toutes les conséquences nécessaires de l'inévitable résistance des classes dirigeantes. Il faut le bien comprendre : si un véritable gouvernement ouvrier arrivait au pouvoir en Angleterre, serait-ce par les moyens les plus démocratiques, la guerre civile deviendrait inévitable. Le gouvernement ouvrier serait tenu de réprimer la résistance des classes privilégiées. Il ne pourrait, à cette fin, user de l'ancien appareil de l'État, de l'ancienne police, des anciens tribunaux, de l'ancienne milice. Le gouvernement ouvrier, formé au Parlement, serait contraint de créer de nouveaux organes révolutionnaires, en s'appuyant sur les syndicats et, en général, sur les organisations ouvrières. Il en résulterait un développement exceptionnel de l'activité et de l'initiative des masses ouvrières. Sur le terrain de la lutte immédiate contre les classes exploiteuses, les trade-unions se rapprocheraient activement entre elles, pas seulement par l'organe de leurs dirigeants, mais aussi par en bas, et concevraient la nécessité de former des assemblées de délégués des localités, c'est-à-dire des Conseils (Soviets) de députés ouvriers. Un vrai gouvernement ouvrier, en d'autres termes, un gouvernement absolument dévoué aux intérêts du prolétariat, se verrait ainsi contraint de démolir l'ancien mécanisme gouvernemental, instrument des classes possédantes, et de lui opposer l'appareil des conseils ouvriers. C'est dire que l'origine démocratique du gouvernement ouvrier - si même elle était possible - amènerait la nécessité d'opposer à une résistance réactionnaire la force de la classe révolutionnaire.

Nous avons montré plus haut que le Parlement anglais d'aujourd'hui représente une déformation monstrueuse des principes de la démocratie bourgeoise et qu'il n'est guère probable qu'on puisse, sans application de la violence révolutionnaire, obtenir de l'Angleterre, ne fût-ce qu'une répartition honnête des circonscriptions électorales, l'abrogation de la monarchie et celle de la Chambre des Lords. Admettons pourtant que ces revendications aient été ainsi ou autrement, satisfaites. Serait-ce à dire que nous aurions en Angleterre un Parlement vraiment démocratique ? Pas le moins du monde. Le Parlement londonien est un Parlement d'esclavagistes. Représentant de la façon la plus idéalement démocratique un peuple de 40 millions d'âmes, il dicte des lois, pour les 300 millions d'habitants de l'Inde, et dispose des fonds que l'Angleterre dominatrice tire de ses colonies. La population de l'Inde ne participe pas à la confection des lois qui déterminent ses destinées.

La démocratie anglaise est semblable à celle d'Athènes, en ce sens que l'égalité des droits démocratiques (inexistante en réalité) y est le privilège de citoyens nés libres et repose sur la privation de droits des nations inférieures. Il y a pour chaque habitant des Iles Britanniques près de 9 esclaves coloniaux. Même si l'on considère la violence révolutionnaire comme inadmissible au sein de la démocratie, ce principe ne s'étend en aucun cas aux peuples de l'Inde, qui s'insurgent non contre la démocratie, mais contre un despotisme oppresseur. Et en pareil cas, l'Anglais, s'il est vraiment démocrate, ne peut pas reconnaître la validité des lois britanniques concernant l'Inde, l'Egypte, etc. Et comme toute la vie sociale de l'Angleterre, en tant que puissance coloniale, se fonde sur ces lois, il est évident que l'activité tout entière du Parlement de Westminster[42], point de concentration d'une puissance de proie, est antidémocratique dans ses fondements mêmes. D'un point de vue démocrate conséquent, il faudrait dire : tant que les Hindous, les Egyptiens, etc., n'auront pas l'entière liberté de disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire de se séparer de l'Empire, ou tant que les Hindous, les Egyptiens, etc., n'auront pas envoyé dans un Parlement d'Empire des députés élus dans les mêmes conditions que les députés anglais et égaux en droit à ces derniers, les Hindous, les Égyptiens et aussi les démocrates anglais, ont le droit de s'insurger contre un gouvernement de forbans créé par un parlement qui ne représente qu'une infime minorité de la population de l'Empire britannique. Voilà comment la question se pose, en Angleterre, si l'on examine l'appel à la violence d'un point de vue démocratique, mais poussé à fond.

Le refus des socialistes réformistes anglais de reconnaître aux masses opprimées le droit à la violence est une odieuse renonciation à, la démocratie, une méprisable défense de la dictature impérialiste d'une infime minorité exercée sur des centaines de millions d'asservis.

Avant d'enseigner aux communistes la sainteté de la démocratie, et d'accuser le pouvoir des Soviets, Mr. Macdonald ferait bien de se moucher lui-même.

Nous avons d'abord étudié la question de la violence du point de vue humanitaire, chrétien, clérical ; et nous nous sommes convaincus que les social-pacifistes, cherchant une solution à des contradictions sans issue, sont contraints d'abandonner en fait leurs positions, et d'admettre que, le seuil de la démocratie franchi, la violence révolutionnaire est permise. Nous avons montré plus loin qu'il est aussi difficile aux régulateurs de la violence d'invoquer la conception démocratique que d'invoquer la conception chrétienne. En d'autres termes, nous avons révélé l'inconsistance absolue, le mensonge, l'hypocrisie du social-pacifisme, en nous plaçant sur son propre terrain.

Cela ne veut pas dire que nous soyons disposés à reconnaître la justesse de ses premiers principes. Quand il s'agit de résoudre le problème de la violence révolutionnaire, le principe de la démocratie parlementaire n'est nullement pour nous l'instance la plus haute. L'humanité n'est pas faite pour la démocratie, mais la démocratie est un des moyens auxiliaires du développement de l'humanité.

Lorsque la démocratie devient un obstacle, elle doit être détruite. Le passage du capitalisme au socialisme n'est pas commandé par des principes démocratiques formels dominant fa société, mais par les conditions matérielles du développement de la société elle-même ; par la croissance des forces productives, par les contradictions insolubles, intérieures et internationales, du capitalisme, par l'aggravation de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie.

L'analyse scientifique de tout le processus historique et l'expérience politique de notre génération, y compris la guerre impérialiste, attestent également que, sans transition au socialisme, toute notre culture est menacée de pourrir et de se décomposer. Le prolétariat, conduit par son avant-garde révolutionnaire, et entraînant à sa suite toutes les masses laborieuses et opprimées, tant des métropoles que des colonies, peut seul effectuer la transition au socialisme. Le critérium le plus élevé de toute notre activité, dans toutes nos décisions politiques, c'est l'intérêt de l'action révolutionnaire du prolétariat pour la conquête du pouvoir et la transformation de la société. Prétendre juger le mouvement prolétarien, du point de vue du principe abstrait et des articles juridiques de la démocratie est à nos yeux pédantisme réactionnaire. Il n'est permis, croyons-nous, que de juger la démocratie du point de vue des intérêts historiques du prolétariat. Il ne s'agit pas de la coquille de la noix, mais de la noix elle-même. Les propos de MM. les Fabiens sur l'inadmissibilité d'un " étroit point de vue de classe " sont pures stupidités. Les tâches fondamentales du développement social incombant au prolétariat, les Fabiens voudraient les subordonner aux directions scolaires des pions. Ils entendent par solidarité humaine un bourgeoisisme éclectique, correspondant à l'étroite mentalité de classe du petit bourgeois. La bourgeoisie dresse, entre sa propriété et le prolétariat révolutionnaire, l'écran de la démocratie. Les pions socialistes viennent dire aux ouvriers : il faut prendre possession des moyens de production, mais obtenir d'abord que la législation adapte ses écrans à nos fins et moyens. Mais ces écrans, ne peut-on pas les renverser ? En aucun cas. Pourquoi ? Parce que si même nous devions sauver ainsi la société, nous léserions le système compliqué de mensonge et de violence gouvernementale que la bourgeoisie nous a accoutumé à considérer comme la démocratie sacrée.

Chassés de leurs deux premières lignes, les adversaires de la violence peuvent se retrancher sur une troisième ligne de tranchées. Ils peuvent, consentant à écarter la mystique chrétienne et la métaphysique démocratique, tenter de défendre les lois pacifistes, parlementaires, de la démocratie réformiste, à l'aide d'arguments empruntés à la politique purement rationnelle. Certains d'entre eux peuvent tenir à peu prés ce langage : Certes, l'enseignement du Christ ne nous indique pas le moyen de sortir des contradictions du capitalisme britannique ; de même, la démocratie n'est pas une institution sacrée et ne représente qu'un produit temporaire et ancillaire du développement historique; mais pourquoi la classe ouvrière ne tirerait-elle pas avantage du parlement démocratique, de ses méthodes, de ses procédés, de son appareil législatif, pour s'emparer en fait du pouvoir et transformer la société? Ce serait tout à fait naturel, et ce serait, à tous égards, la façon la plus économique d'accomplir la Révolution socialiste.

Communistes, nous ne sommes pas le moins du monde enclins à conseiller au prolétariat anglais de tourner le dos au parlement. Au contraire, quand certains communistes anglais manifestèrent cette tendance, nous les combattîmes dans nos congrès internationaux. Il ne s'agit donc pas du savoir s'il faut ou non tirer parti de l'action parlementaire, mais bien de se rendre compte de la place qui revient au parlement dans le développement social ; de se rendre compte si les forces des classes sont au parlement ou en dehors du parlement ; de se rendre compte sous quelle forme et sur quel champ de bataille ces forces se heurteront ; de se rendre compte si l'on peut faire du parlement, créé par le capitalisme pour son propre développement et pour sa propre défense, un levier destiné à renverser le capitalisme ? Il faut, pour répondre à cette question, tenter de se représenter de façon tant soit peu concrète le développement politique ultérieur de l'Angleterre. Il va de soi que toutes ces anticipations ne peuvent avoir qu'un caractère d'orientation conditionnelle. Mais nous serions condamnés sans elles à tâtonner dans l'obscurité.

Le gouvernement actuel a, au parlement, une majorité stable. Il n'est donc pas impossible qu'il reste au pouvoir pendant trois ou quatre ans, bien que sa vie puisse être moins longue. Pendant cette période, le gouvernement conservateur qui a commencé par les discours " conciliants " de Baldwin révélera qu'il est appelé, en définitive, à conserver toutes les contradictions et toutes les plaies de l'Angleterre d'après-guerre. Au sujet de la plus menaçante de ces plaies, du chômage chronique, le parti conservateur lui-même ne se fait pas d'illusions. Il n'y a pas lieu de compter sur une augmentation sérieuse des exportations. La concurrence des États-Unis et du Japon grandit, l'industrie allemande se ranime. La France exporte à l'aide d'un change déprécié. Baldwin déclare que les hommes politiques ne peuvent pas soulager l'industrie ; celle-ci doit trouver le remède en elle-même. Les nouveaux efforts, tendant au rétablissement de la monnaie d'or, imposent à la population et par conséquent à l'industrie de nouveaux sacrifices, ce qui présage l'augmentation du mécontentement et de l'inquiétude. La radicalisation de la classe ouvrière anglaise se poursuivra à toute allure. Cet ensemble de faits préparera l'avènement du Labour Party au pouvoir. Mais nous avons toutes les raisons de craindre, ou plutôt d'espérer, que ce procès procurera bien des ennuis, non seulement à Baldwin, mais aussi à Macdonald. On peut d'abord s'attendre à l'augmentation numérique des conflits industriels et, parallèlement à cela, à une pression plus forte des masses ouvrières sur leur représentation parlementaire. Ni l'une ni l'autre de ces choses ne seront faites pour plaire aux leaders qui applaudissent les discours conciliants de Baldwin et expriment leurs regrets de la mort de Curzon. La vie intérieure de la fraction parlementaire du Labour Party deviendra, comme sa situation au Parlement, de plus en plus difficile. D'autre part, on ne peut douter que le tigre capitaliste cessera bientôt de ronronner son chant de la gradation et sortira doucement ses griffes. Macdonald réussira-t-il à conserver, dans ces conditions, jusqu'aux prochaines élections sa situation de leader? En d'autres- termes, peut-on s'attendre, dès maintenant, à une évolution à gauche de la direction du parti, celui-ci étant dans l'opposition? Cette question n'a évidemment pas d'importance décisive, et l'on ne peut y répondre que par des conjectures. On peut et on doit s'attendre, en tous cas, à une tension de plus en plus grande entre la droite et la prétendue " gauche " du Labour Party et, ce qui est beaucoup plus important, au renforcement des tendances révolutionnaires dans les masses. Les classes possédantes observeront avec une inquiétude croissante ce qui se passe au sein de la classe ouvrière, et se prépareront longtemps à l'avance aux élections. La campagne électorale devra, dans ces conditions revêtir un caractère d'extrême tension. Les dernières élections, où figura un faux document, mis en circulation au signal du centre, dans toute la presse bourgeoise et dans toutes les réunions publiques ne nous en donne qu'un faible avant-goût.

Le résultat des élections, si l'on ne suppose pas qu'elles se transforment en guerre civile (ce qui, de façon générale, ne paraît pas impossible), peut être de trois sortes : ou les conservateurs reviendront au pouvoir, mais avec une majorité fortement diminuée ; ou aucun des partis n'aura de majorité absolue et l'on se retrouvera dans la situation parlementaire de l'année dernière, mais en des circonstances beaucoup moins propices aux compromis ; ou enfin, la majorité absolue passera au Labour Party. En cas de nouvelle victoire des conservateurs, l'indignation et l'impatience des ouvriers s'aggraveront inévitablement, La question de la mécanique électorale, avec la géométrie d'aigrefins des circonscriptions électorales se posera inévitablement dans toute son acuité. La revendication d'un nouveau parlement plus démocratique, retentira plus haut, La lutte intérieure du Labour Party en sera peut-être entravée pour un certain temps, les éléments révolutionnaires bénéficiant d'une situation plus favorable. Les conservateurs céderont-ils sur un point où se jouera peut-être leur destinée? C'est peu probable. Au contraire, si la question du pouvoir se pose âprement, les conservateurs tenteront de diviser les ouvriers en s'appuyant sur les Thomas en haut, et sur les trade-unionistes qui se refusent à payer les cotisations politiques, en bas. Il n'est pas exclu que le gouvernement conservateur tente de provoquer des collisions pour mieux les réprimer, pour intimider les philistins libéraux placés à la tète du Labour Party et faire reculer le mouvement. Ce dessein peut-il réussir ? La possibilité de son succès n'est pas exclue non plus. Pour autant que les dirigeants du Labour Party dirigent leur parti les yeux fermés, sans perspectives, sans intelligence des réalités sociales, ils procurent aux conservateurs la facilité de frapper le mouvement dans son étape ultérieure, plus haute. Cette variante impliquerait une défaite temporaire, plus ou moins sérieuse de la classe ouvrière, mais n'aurait naturellement rien de commun avec la paisible évolution parlementaire rêvée des conciliateurs. Au contraire, cette sorte de défaite préparerait, pour l'étape suivante, une reprise de la lutte des classes, sous des formes plus résolument révolutionnaires et, par conséquent, sous une nouvelle direction.

Si, après les prochaines élections, aucun parti n'avait la majorité, le Parlement tomberait dans la prostration. La répétition d'une coalition libérale-ouvrière ne paraît pas pouvoir se produire après l'expérience acquise et dans des circonstances dominées par la tension accrue des relations entre les classes et entre les partis. Un gouvernement conservateur-libéral se formerait plus probablement. Mais en réalité, ce résultat coïnciderait avec la variante que nous venons d'examiner d'une majorité conservatrice. Par contre, au cas où l'accord ne se réaliserait pas, la seule solution parlementaire serait dans la révision du système électoral. La question des circonscriptions, des ballottages, etc., mettrait aux prises les deux principaux partis en lutte pour le pouvoir. Le Parlement, divisé en partis dont aucun ne serait assez fort pour prendre le pouvoir, pourrait-il procéder à la réforme électorale ? C'est plus que douteux. Il y faudrait en tous cas une puissante pression extérieure. La faiblesse d'un parlement sans majorité assurée seconderait cette pression extérieure. Mais 1a perspective révolutionnaire serait de nouveau rouverte.

Cette variante intermédiaire ne nous importe pas par elle-même, car il est évident qu'une situation parlementaire instable doit se décider dans un sens ou dans l'autre, c'est-à-dire amener, soit à un gouvernement conservateur, soit à un gouvernement ouvrier. Nous avons examiné la première hypothèse. Pour ce qui est de la seconde, elle présente justement pour nous, du point de vue de notre sujet, le plus grand intérêt. La question se pose donc en ces termes : Est-il admissible que le Labour Party, s'étant assuré aux élections une majorité parlementaire absolue et ayant constitué un gouvernement, procède pacifiquement à la nationalisation des branches principales de l'industrie et entreprenne l'édification socialiste dans les limites et par les méthodes du système parlementaire actuel?

Admettons, pour ne pas compliquer tout de suite la question, que le groupement libéral-conciliateur de Macdonald gardera pendant les prochaines élections la direction officielle du parti, de sorte que la victoire du Labour Party amènera à la constitution d'un ministère Macdonald. Ce ne sera pourtant déjà plus la simple répétition de la première expérience ; premièrement parce que le gouvernement ouvrier aura, dans notre supposition, une majorité à lui, et secondement, parce que les relations entre les partis sont appelées à se tendre inévitablement, surtout en cas de victoire du Labour Party. Maintenant que les conservateurs ont une ferme majorité, ils sont enclins à traiter Macdonald, Thomas et Cie avec une certaine indulgence protectrice. Mais comme les conservateurs sont faits d'un bois plus résistant que nos tristes socialistes, ils montreront crocs et griffes dès qu'on les aura mis en minorité. On ne peut donc pas douter que s'ils n'auront pas réussi à empêcher par des méthodes parlementaires ou extraparlementaires la formation d'un gouvernement travailliste, ils feront, demeurés en minorité, dans cette hypothèse, la plus favorable, semble-t-il, au développement pacifique, tout ce qui dépendra d'eux pour saboter à l'aide des fonctionnaires, des tribunaux, de l'armée, de la Chambre des Lords et de la Cour toutes les initiatives du gouvernement travailliste. La tâche se posera devant les conservateurs comme devant les derniers libéraux de compromettre à tout prix le premier gouvernement autonome de la classe ouvrière. Il s'agit de vie et de mort. Nous voici très loin de l'ancienne lutte entre les libéraux et les conservateurs, dans laquelle les désaccords ne sortaient pas de la famille des classes possédantes. Des réformes tant soit peu sérieuses commencées par le gouvernement travailliste dans le domaine fiscal, dans celui de la nationalisation et de la démocratisation véritable de l'administration, susciteraient dans les masses laborieuses une puissante vague d'enthousiasme et - car l'appétit vient en mangeant - les réformes modérées accomplies avec succès inciteraient inévitablement à des réformes plus radicales. En d'autres termes, chaque jour éloignerait pour les conservateurs la possibilité d'un retour au pouvoir. Les conservateurs ne pourraient pas ne pas se rendre compte nettement qu'il ne s'agissait pas d'une ordinaire succession de gouvernement, mais du début parlementaire de la Révolution socialiste. Les ressources de l'obstruction gouvernementale et du sabotage législatif et administratif sont très grandes entre les mains des classes possédantes, car, quelle que soit la majorité parlementaire, tout l'appareil de l'État est, de haut en bas, indissolublement attaché à la bourgeoisie. Celle-ci est de même en possession de toute la presse, des organes les plus importants de l'administration locale, des Universités, des écoles, de l'Église, de clubs innombrables et, en général, des sociétés libres. Les banques et tout le système du crédit social sont entre ses mains, ainsi que l'appareil des transports et du commerce, de sorte que le ravitaillement quotidien de Londres, gouvernement travailliste compris, dépend des grandes organisations capitalistes. Il est tout à fait évident que toutes ces immenses ressources seront mises en œuvre avec une formidable énergie pour entraver l'activité du gouvernement travailliste, paralyser ses efforts, l'intimider, scinder sa majorité parlementaire, provoquer enfin. une panique financière et des difficultés de ravitaillement, déclarer des lock-outs, terroriser les milieux dirigeants des organisations ouvrières et réduire le prolétariat à l'impuissance. Le dernier des imbéciles peut seul ne pas comprendre que la bourgeoisie remuera, en cas d'avènement au pouvoir d'un vrai gouvernement ouvrier, le ciel, la terre et les enfers.

Le prétendu fascisme anglais d'aujourd'hui n'est pour l'instant qu'une curiosité, mais une curiosité tout de même symptomatique. Les conservateurs sont encore trop bien en selle pour avoir besoin du concours de fascistes. Mais la tension des relations entre les partis, l'opiniâtreté croissante et l'esprit de plus en plus agressif des masses ouvrières, la perspective enfin d'une victoire du Labour Party entraîneront inévitablement le développement des tendances fascistes à la droite des conservateurs, Dans un pays appauvri au cours des dernières années, où la situation de la petite et de la moyenne bourgeoisie s'est aggravée très sensiblement, où le chômage est chronique, les éléments ne manqueront pas pour constituer des bataillons fascistes. On ne peut donc pas douter qu'au moment de la victoire électorale du Labour Party, les conservateurs auront derrière eux non seulement l'appareil officiel de l'État, mais encore les bandes non officielles du fascisme. Celles-ci commenceront leur œuvre de provocation et de meurtre, avant même que le parlement n'ait abordé la lecture du premier bill sur la nationalisation des mines. Que restera-t-il à faire au gouvernement travailliste ? Il lui restera à capituler honteusement ou à réprimer les résistances. Cette dernière solution ne sera cependant pas si facile. L'expérience de l'Irlande atteste que, pour réprimer cette sorte de résistance, il faut une force matérielle sérieuse et un État solide. Le gouvernement ouvrier ne disposera ni de l'une ni de l'autre. La police, les tribunaux, l'armée, la milice seront du côté des désorganisateurs, des saboteurs, des fascistes. Il faudra faire des coupes sombres parmi les fonctionnaires en remplaçant les réactionnaires par des membres du Labour Party. Il n'y aura pas d'autre issue. Mais il est tout à fait évident que des mesures aussi rudes, quoique parfaitement légales, auront pour résultat d'intensifier au plus haut point les résistances légales et illégales de la réaction bourgeoise unifiée. En d'autres termes : ce sera précisément le chemin de la guerre civile.

Mais peut-être le Labour Party au pouvoir, agira-t-il avec tant de circonspection, de tact et d'habileté que la bourgeoisie n'éprouvera pas - comment s'exprimer ? - le besoin d'une résistance active. Cette supposition est, bien entendu, tout à fait risible. Il faut, toutefois, en convenir, telle est bien la principale espérance de Macdonald et Cie. Quand le triste leader actuel des " socialistes indépendants " dit que le Labour Party effectuera telle ou telle réforme dont la possibilité est " scientifiquement "démontrée (nous connaissons déjà la " science " de Macdonald) il veut dire qu'avant d'entreprendre chacune de ces réformes le gouvernement travailliste sollicitera du regard l'acquiescement de la bourgeoisie. Certes, si tout dépendait de la bonne volonté de Macdonald et de ses réformes " scientifiquement " justifiées, on n'en arriverait jamais à la guerre civile, la bourgeoisie ne devant pas avoir la moindre raison d'en arriver là. Si le deuxième gouvernement Macdonald devait être pareil au premier, point ne serait besoin de soulever la question des possibilités de réalisation du socialisme par les méthodes parlementaires, car le budget de la cité de Londres n'a rien de commun avec le budget du socialisme. Mais la politique du gouvernement travailliste, même s'il devait garder son ancienne composition, devra subir quelque modification. Il serait ridicule de croire que la puissante vague ouvrière qui portera Macdonald au pouvoir se retirera respectueusement aussitôt après. Non, les revendications de la classe ouvrière revêtiront une ampleur extraordinaire. On ne pourra plus les éluder en invoquant la dépendance du gouvernement vis-à-vis des voix libérales. La résistance des conservateurs, de la Chambre des Lords, de la bureaucratie et de la monarchie doublera l'énergie, l'impatience et l'indignation des ouvriers. La calomnie et les campagnes de la presse capitaliste les aiguillonneront. Si leur propre gouvernement devait faire preuve, dans ces circonstances, de l'énergie la plus authentique, il semblerait encore tout de même trop indécis aux masses ouvrières. Mais on est tout aussi en droit d'attendre de l'énergie révolutionnaire de la part de Macdonald, de Clynes[43], de Snowden qu'une odeur suave d'une betterave pourrie. Le gouvernement Macdonald se démènera entre l'offensive révolutionnaire des masses et la résistance acharnée de la bourgeoisie, irritant les uns sans contenter les autres, provoquant par sa mollesse la bourgeoisie, avivant l'impatience révolutionnaire des ouvriers, allumant la guerre civile et s'efforçant en même temps d'y priver le prolétariat d'une direction nécessaire. L'aile révolutionnaire du mouvement grandira cependant, inévitablement, les éléments les plus clairvoyants, les plus énergiques et les plus révolutionnaires de la classe ouvrières monteront. Tôt ou tard, force sera au gouvernement Macdonald de céder la place, selon la proportion des forces au dehors du parlement, soit à un gouvernement conservateur à tendance fasciste et non-conciliatrice, soit à un gouvernement révolutionnaire, vraiment capable de mener son œuvre à bonne fin. Dans les deux cas, une nouvelle explosion de guerre civile, un nouveau heurt des classes sur toute la ligne sera inévitable. En cas de victoire des conservateurs, les organisations ouvrières seront impitoyablement détruites. En cas de victoire du prolétariat, la résistance des exploiteurs sera brisée par la dictature révolutionnaire. Ces choses vous déplaisent, Mylords ? Nous n'y pouvons rien. Les ressorts fondamentaux du mouvement dépendent aussi peu de nous que de vous. Nous ne décrétons rien. Nous ne faisons qu'analyser.

Il se trouvera sans doute parmi les éléments de gauche, à demi partisans, à demi adversaires de Macdonald, qui se placent comme lui sur la plateforme démocratique, des gens pour dire : " Certes, si la classe bourgeoise tente de résister au gouvernement ouvrier démocratiquement élu, ce dernier ne reculera pas devant les mesures de contrainte les plus sévères, mais ce ne sera pas là l'exercice d'une dictature de classe, ce sera celui du pouvoir de l'État démocratique qui… que… etc. ". Il est presque inutile de discuter sur ce terrain. Se figurer, en réalité, que la destinée de la société peut être déterminée par l'envoi au Parlement de 307 députés ouvriers, c'est-à-dire d'une minorité ou de 308, c'est-à-dire d'une majorité, et non de la proportion réelle des forces au moment du conflit le plus âpre des classes sur les questions fondamentales de leur existence, ce serait subir l'empire absolu du fétichisme de l'arithmétique parlementaire. Mais que faire, demanderons-nous, si les conservateurs, voyant monter le flot révolutionnaire et grandir le danger d'un gouvernement ouvrier, ne se bornent pas à refuser la démocratisation du système électoral et y introduisent au contraire de nouvelles restrictions ? - " Invraisemblable ! " objectera le benêt qui ne comprend pas que tout est vraisemblable lorsqu'il s'agit de la vie et de la mort des classes. Dès maintenant, un vaste travail préparatoire s'accomplit sur les sommets de la société anglaise en vue de la réorganisation et du renforcement de la Chambre des Lords. Macdonald a récemment déclaré à ce propos qu'il peut bien comprendre que certains lords conservateurs s'en préoccupent, mais qu'il " ne peut pas comprendre pourquoi les libéraux manifestent les mêmes aspirations ". Ce sage ne peut pas comprendre pourquoi les libéraux fortifient la deuxième ligne de tranchées contre l'offensive de la classe ouvrière. Il ne le comprend pas, parce qu'il est lui-même un libéral, mais provincial, borné, petit. Il ne comprend pas que la bourgeoisie a des intentions sérieuses, qu'elle se prépare à une lutte mortelle, que la couronne et la Chambre des Lords, auront une large place dans cette lutte. Les droits de la Chambre des Communes amoindris, c'est-à-dire un coup d'État légal perpétré, les conservateurs se trouveront, malgré toutes les difficultés de l'entreprise, dans une situation plus avantageuse que s'ils avaient eu à organiser la résistance contre un gouvernement travailliste déjà affermi. - " Mais en ce cas, s'exclamera quelque beau parleur de la " gauche ", nous appellerions naturellement les masses à résister. " C'est-à-dire à recourir à la violence révolutionnaire ? Il en résulte que la violence révolutionnaire n'est pas seulement permise, mais qu'elle est encore inévitable si les conservateurs accomplissent par les voies parlementaires les plus légales, un coup d'État préventif. N'est-il pas plus simple, dès lors, de dire que la violence révolutionnaire est adéquate aux fins poursuivies lorsqu'elle affermit les positions du prolétariat, affaiblit ou écarte l'ennemi, hâte le développement socialiste de la société.

Mais les promesses héroïques d'une résistance foudroyante, si les conservateurs osaient, etc., ne valent pas une coquille d’œuf. On ne peut pas bercer de jour en jour les masses avec le verbiage de la transition pacifique, indolore, légale, parlementaire, démocratique, au socialisme, puis les appeler, à la première pichenette sérieuse, à la résistance armée. C'est la meilleure façon de faciliter à la réaction la défaite du prolétariat. Pour se montrer capable d'une résistance révolutionnaire, les masses doivent y être préparées matériellement, ainsi que sur le terrain des idées et de l'organisation. Elles doivent comprendre l'inéluctabilité de l'aggravation de la lutte des, classes et de sa transformation en guerre civile dans une phase donnée.

Il faut combattre journellement les illusions conciliatrices, c'est-à-dire déclarer aux piteuses conceptions de Macdonald une guerre à mort. La question se pose ainsi, rien qu'ainsi.

Il est peut-être possible de dire, en faisant abstraction de diverses conditions concrètes, que Macdonald eut par le passé une chance de faciliter grandement le passage au socialisme, en ramenant à un minimum les heurts de la guerre civile. Ce fut lors du premier avènement au pouvoir du Labour Party. Si Macdonald avait tout de suite mis le Parlement en présence d'un programme énergique (liquidation de la monarchie et de la Chambre des Lords, impôt élevé sur le capital, nationalisation des moyens de production les plus importants, etc.), puis, dissolvant les Communes, appelé avec une résolution révolutionnaire le pays à se prononcer, il pouvait espérer surprendre, dans une certaine mesure, les classes possédantes ne pas leur donner le temps de rassembler des forces, les accabler sous la pression des masses ouvrières, s'emparer du mécanisme de l'État et le renouveler, avant que n'ait pu se constituer le fascisme britannique, et faire ainsi passer la Révolution, légalisée et conduite d'une main ferme jusqu'à une victoire complète, par les portes du Parlement. Mais il est tout à fait évident que cette possibilité était purement théorique.

Il eût fallu un autre Labour Party, avec d'autres chefs, ce qui eût supposé une autre situation. Et si nous évoquons cette hypothèse théorique à propos du passé, c'est uniquement pour mieux en faire ressortir l'impossibilité dans le futur. La première expérience du gouvernement travailliste malgré toute l'incapacité poltronne qui y présida, a été pour les classes dirigeantes, un sérieux avertissement historique. On ne pourra déjà plus les prendre par surprise. Elles observent désormais avec une vigilance décuplée la vie de la classe ouvrière et tous les processus qui s'accomplissent dans son sein. " En aucun cas, nous ne tirerons les premiers ", déclarait, de façon en apparence très imprévue, le très humain, le très pieux, le très chrétien Mr. Baldwin, dans son discours parlementaire du 5 mars. Et il se trouva sur les bancs de la fraction travailliste des imbéciles pour applaudir à ces mots. Baldwin n'a jamais douté une minute, qu'il faudra tirer. Il cherche seulement à rejeter à l'avance tout au moins aux yeux des classes intermédiaires, la responsabilité de la future guerre civile sur l'ennemi, sur les ouvriers. Les diplomates de chaque pays travaillent de même, en prévision de la prochaine guerre, à en imputer, par anticipation, la culpabilité à l'ennemi. Le parti prolétarien est, lui aussi, intéressé à rejeter la responsabilité de la guerre civile, sur les milieux capitalistes dirigeants, et ses raisons politiques et morales sont et seront, pour cela, d'un beaucoup plus grand poids. On peut admettre que l'attentat des conservateurs aux droits de la Chambre des Communes serait un des motifs d'agitation les plus nobles, mais ce n'est, en définitive qu'une circonstance de quatrième ou de cinquième ordre. Nous considérons, ici, non les prétextes de la conflagration révolutionnaire, mais le problème de la prise de possession de l'État, afin de passer au socialisme. Le Parlement n'assure à aucun degré la transition pacifique : la violence révolutionnaire de la classe ouvrière est nécessaire et inévitable. Il faut s'y préparer et y préparer les autres. Il faut donner aux masses une éducation révolutionnaire, il faut les tremper. Une lutte irréconciliable avec l'esprit corrupteur des Macdonald est la première condition de cette œuvre.

Une commission de la Chambre des Lords décidait solennellement le 25 mars (1925) que le titre de duc de Sommerset devait passer à un certain Mr. Seymour qui recevait du coup le droit de légiférer à la Chambre haute ; cette décision, prise en faveur de Seymour, avait dépendu d'une circonstance préalable : quand, en 1787, un certain colonel Seymour se maria, pour donner à plusieurs générations de distance, un nouveau lord à la Grande-Bretagne, le premier mari de sa femme était-il vivant ou décédé à Calcutta ? Question, on le voit, d'une importance exceptionnelle pour les destinées de la démocratie anglaise. Dans le même numéro du Daily Herald, où est relatée l'édifiante histoire du premier mari de la femme du quadrisaïeul du législateur Seymour, la rédaction se défend de vouloir introduire en Angleterre les institutions soviétiques : Non, non ! Nous ne sommes partisans que des relations commerciales avec les Soviets, nous ne voulons en aucun cas de régime soviétique en Angleterre ! .

Et qu'y aurait-il de fâcheux, nous permettrons-nous de demander, dans l'application des méthodes soviétiques à la technique anglaise, à l'industrie anglaise, aux habitudes culturelles de la classe ouvrière anglaise ? Que le Daily Herald veuille bien envisager quelles conséquences découleraient de l'établissement du régime soviétique en Grande-Bretagne. Seraient abolies : premièrement, la royauté, ce qui aurait pour effet d'exempter Mrs. Snowden de la nécessité de déplorer le surmenage des membres de la famille royale ; deuxièmement, la Chambre des Lords, ou légifèrent les MM. Seymour, en vertu de mandats que leur procure le décès en temps opportun de leur bisaïeule ; troisièmement, le Parlement actuel dont le Daily Herald rappelle, presque chaque jour, le mensonge et l’impuissance. Le parasitisme des landlords disparaîtrait à jamais. Les principales branches d'industries passeraient aux mains de la classe ouvrière, qui forme en Angleterre l'écrasante majorité de la population. Le puissant appareil des journaux conservateurs et libéraux, ainsi que des maisons d'édition, pourrait être employé à éclairer la classe ouvrière. " Donnez-moi la dictature sur Fleet Street (la rue où sont installés à Londres la plupart des grands journaux) rien que pour un mois et je mettrai fin à l'hypnose ! ", s'exclamait Robert Williams[44] en 1920. Williams a depuis changé de bord, mais la Fleet Street attend, comme par le passé la poigne du prolétariat… Les ouvriers éliraient leurs représentants, non dans les circonscriptions électorales, établies pour les tromper, qui découpent actuellement l'Angleterre, mais par usines et fabriques. Les Conseils de députés ouvriers (Soviets) renouvelleraient du haut en bas tout l'appareil de l'État. Les privilèges de la naissance et de la richesse disparaîtraient avec la démocratie frelatée obtenue par les banques. Une véritable démocratie ouvrière conjuguant la gestion de l'économie du pays avec son administration politique s'établirait. Un gouvernement pour la première fois vraiment appuyé sur le peuple établirait des relations libres, égalitaires et fraternelles, avec l'Inde, l'Égypte et les autres colonies actuelles. Il conclurait sans délai, une puissante alliance politique et militaire avec la Russie ouvrière et paysanne. Cette alliance se nouerait pour de longues années. Les plans économiques des deux pays seraient établis pour de longues années, de manière à concorder sur les points utiles. L'échange des biens, des produits et des services, entre les deux pays complémentaires l'un de l'autre, porterait à un degré sans précédent l'aisance matérielle et spirituelle des masses laborieuses d'Angleterre et de Russie. Serait-ce si fâcheux ? Et pourquoi faut-il se justifier de l'accusation de vouloir introduire en Angleterre l'ordre soviétique ? La bourgeoisie veut, en terrorisant l'opinion publique ouvrière, lui inspirer la crainte salutaire de toute atteinte portée au régime britannique actuel. Et la presse ouvrière, au lieu de démasquer impitoyablement cette politique de l'hypnose réactionnaire, s'y adapte lâchement et la soutient par là-même. C'est justement le propre des Macdonald.

Les opportunistes anglais, comme ceux du continent, ont maintes fois dit que les bolcheviks n'étaient arrivés à la dictature que grâce à la logique de leur situation et en dépit de tous leurs principes. Il serait profondément édifiant d'examiner de ce point de vue l'évolution de la pensée marxiste, et révolutionnaire en général, dans la question de la démocratie. Nous sommes ici obligés de nous borner à deux témoignages cursifs. Dès 1887, Lafargue[45], un des plus proches disciples de Marx, attaché à ce dernier par des liens personnels, esquissait en ces termes le développement général de la Révolution en France :

" La classe ouvrière dominera dans les villes industrielles, qui toutes devenues des centres révolutionnaires, formeront une fédération pour mettre les campagnes du côté de la Révolution et surmonter la résistance qui s'organisera dans les villes commerçantes et maritimes, telles que Le Havre, Bordeaux, Marseille, etc. Dans les villes industrielles, les socialistes devront prendre le pouvoir local, armer les ouvriers et les organiser militairement ; " Qui a des armes a du pain ", disait Blanqui. Ils ouvriront les portes des prisons, libérant les petits voleurs, et gardant les grands, banquiers, capitalistes, gros industriels, gros propriétaires, etc., sous les verrous. On ne les molestera point, mais on les considérera comme des otages responsables de la bonne conduite de leur classe. Le pouvoir révolutionnaire se formera par la simple conquête, et ce n'est que lorsque le nouveau pouvoir sera complètement maître de la situation que les socialistes demanderont au suffrage dit universel la sanction de leurs actes. Les bourgeois ont tenu si longtemps les classes non possédantes éloignées des urnes qu'ils ne devront pas trop s'étonner si tous les anciens capitalistes sont privés de droits électoraux jusqu'au moment où le parti révolutionnaire aura triomphé. " (P. Lafargue, Œuvres complètes, t. I, p. 330).[46]

La destinée de la Révolution ne se décide pas pour Lafargue par l'appel à quelque Assemblée constituante, mais par l'organisation révolutionnaire des masses dans la lutte contre l'ennemi : " Quand seront établies les institutions révolutionnaires locales, elles devront organiser, par voie de délégation, un pouvoir central auquel incombera le devoir de prendre les mesures générales commandées par l'intérêt de la Révolution et de s'opposer à la formation d'un parti réactionnaire " ( P. Lafargue, Œuvres complètes, t. I. p. 330). Il va de soi que ces lignes ne contiennent pas encore de définition tant soit peu précise du système soviétique qui ne découle pas en général d'un principe a priori, mais est le fruit de l'expérience révolutionnaire. Pourtant, la constitution du pouvoir révolutionnaire central, par voie de délégation émanant des organes révolutionnaires locaux aux prises avec la réaction, se rapproche extraordinairement par sa conception du système soviétique. Et, quant à la démocratie formelle, Lafargue définit en tous cas avec une clarté remarquable son attitude envers elle. La classe ouvrière ne peut obtenir le pouvoir que par voie de conquête révolutionnaire. " Le suffrage dit universel ", comme s'exprime ironiquement Lafargue, ne pourra être institué qu'après que le prolétariat se sera rendu maître de l'État. Alors même les bourgeois doivent être privés des droits électoraux et les gros capitalistes traités en otages. Quiconque se représente tant soit peu clairement les relations de Lafargue et de Marx ne peut douter que Lafargue ait exposé ses réflexions sur la dictature du prolétariat après de nombreuses conversations avec Marx. Si Marx n'élucida pas lui-même, par le menu, ces questions, c'est naturellement pour la seule raison que le caractère d'une dictature révolutionnaire de classe allait de soi à ses yeux. Ce que Marx en a dit, en 1848-1849, et aussi en 1871, à propos de la Commune de Paris, ne permet pas de douter que Lafargue n'ait fait que développer les idées du maître, Lafargue ne fut pas le seul partisan de la dictature de classe opposée à la démocratie. Cette idée fut exprimée avec une netteté suffisante dès l'époque du chartisme. Le Poor Man's Guardian proposa, à l'occasion de l'extension projetée du droit de vote, " la seule réforme juste que voici : seuls, les producteurs de biens économiques doivent avoir le droit de légiférer ! "[47]. L'importance du chartisme est précisément qu'il donna en quelque sorte en dix ans, une anticipation sommaire de toute l'histoire ultérieure de la lutte des classes. A bien des égards, le mouvement rétrograda ensuite. Il élargit sa base, il accumula les expériences. Il reviendra infailliblement sur une base nouvelle et supérieure, à bien des idées et à bien des méthodes du chartisme.

VI. Deux traditions : La Révolution du XVIIe siècle et le chartisme[modifier le wikicode]

Le rédacteur du Daily Herald doutait récemment qu'il soit permis de qualifier Olivier Cromwell de " pionnier du mouvement ouvrier ". Un des collaborateurs du même journal, opinant dans le même sens, rappelait l'implacable répression du mouvement des Levellers - la secte des Niveleurs (communistes) - par Cromwell. Ces réflexions et ces renseignements sont extrêmement caractéristiques quant à la conception de l'histoire qui est celle des dirigeants du Labour Party. Qu'Olivier Cromwell ait été le premier de la société bourgeoise et non de la société socialiste, voilà semble-t-il un fait à la démonstration duquel il serait superflu de consacrer deux mots. Ce grand bourgeois révolutionnaire fut un adversaire du suffrage universel, où il voyait un danger pour la propriété privée. MM. Webb déduisent d'ici, soit dit en passant, l'incompatibilité de la démocratie et du capitalisme, oubliant sciemment que le capitalisme a appris à s'accommoder au mieux de la démocratie et à manier l'instrument du suffrage universel tout aussi bien que celui de la Bourse[48]. Les ouvriers anglais peuvent néanmoins apprendre beaucoup plus chez Cromwell que chez Macdonald, Snowden, Webb et toute la confrérie conciliatrice. Cromwell fut en son temps un grand révolutionnaire et sut défendre, sans s'arrêter devant rien, les intérêts de la nouvelle société bourgeoise contre l'ancienne société aristocratique. C'est ce qu'il faut apprendre chez lui ; le lion mort du XVIIe siècle vaut à cet égard beaucoup mieux que quantité de chiens vivants.

A la suite de tous les auteurs vivants - ce ne sont pas des lions - des éditoriaux du Manchester Guardian et d'autres organes libéraux, les leaders du parti ouvrier opposent habituellement la démocratie à tous les gouvernements despotiques, qu'il s'agisse de la dictature de Lénine ou de celle de Mussolini. La stupidité des vues historiques de ces messieurs ne s'exprime en rien mieux qu'en cette juxtaposition. Non que nous soyons enclins à nier après coup la dictature de Lénine, dont le pouvoir fut exceptionnel si l'on en envisage son influence réelle sur tout le cours des choses dans un immense État. Mais est-il permis de parler d'une dictature en faisant omission de son contenu historico-social ? L'histoire a connu la dictature de Cromwell, celle de Robespierre, celle d'Araktchéieff, celle de Napoléon Ier, celle de Mussolini. Il n'y a pas lieu de discuter avec l'imbécile qui met sur le même plan un Robespierre et un Araktchéieff. Des classes différentes se sont trouvées, dans des conditions différentes, obligées, à des fins différentes, de confier, dans les périodes de leur histoire les plus difficiles impliquant le plus de responsabilité, une force et un pouvoir exceptionnels à ceux d'entre leurs chefs qui s'inspiraient le plus complètement et le plus manifestement de leurs intérêts fondamentaux. Quand il s'agit de la dictature, il importe avant tout d'élucider quels intérêts, les intérêts de quelle classe y trouvent leur expression historique. Olivier Cromwell à une époque, Robespierre à une autre, exprimèrent les tendances progressistes historiques du développement de la société bourgeoise. William Pitt, qui fut aussi très proche de la dictature personnelle, défendit les intérêts de la monarchie, des classes privilégiées, des sommets de la bourgeoisie, contre la Révolution de la petite bourgeoisie, exprimée par la dictature de Robespierre. Les cuistres libéraux se disent habituellement adversaires de la dictature de droite comme de la dictature de gauche, sans manquer toutefois une occasion de soutenir, dans la pratique, la dictature de droite. Pour nous, par contre, la question se résout ainsi : une dictature pousse la société de l'avant, une autre la tire en arrière. La dictature de Mussolini est celle de la bourgeoisie italienne prématurément pourrie, impuissante, rongée jusqu'à la moelle des os ; elle porte la marque des accidents tertiaires du mal mortel. La dictature de Lénine exprime la puissante montée d'une nouvelle classe historique et son duel surhumain avec toutes les forces de la vieille société. S'il faut comparer Lénine à quelqu'un, ce n'est pas à Bonaparte, c'est d'autant moins à Mussolini, c'est à Cromwell et à Robespierre. On est assez en droit de voir en Lénine le Cromwell prolétarien du XXe siècle. Cette définition sera l'apologie la plus haute du Cromwell petit-bourgeois du XVIIe siècle.

La bourgeoisie française, ayant falsifié la Grande Révolution, l'a adoptée, monnayée en billon et mise en circulation. La bourgeoisie anglaise a effacé jusqu'au souvenir de la Révolution du XVIIe siècle, ayant dissous tout son passé dans l'idée de " gradation ". Les ouvriers avancés d'Angleterre ont à découvrir la Révolution britannique et, en elle, sous les écailles de la religiosité, la lutte formidable des forces sociales. Le prolétariat anglais peut trouver, dans le drame du XVIIe siècle, de grands précédents d'action révolutionnaire. Tradition nationale aussi, mais tout à fait légitime, tout à fait à sa place dans l'arsenal de la classe ouvrière. Une autre grande tradition nationale du mouvement prolétarien anglais est dans le chartisme. La connaissance de ces deux époques est indispensable à tout ouvrier anglais conscient. Elucider le sens historique de la Révolution du XVIIe siècle et le contenu révolutionnaire du chartisme est un des devoirs les plus importants des marxistes anglais.

Étudier l'époque révolutionnaire du développement de l'Angleterre, époque qui dura à peu près de la convocation forcée du Parlement par Charles Stuart jusqu'à la mort d'Olivier Cromwell, est, avant tout, nécessaire pour comprendre la place du parlementarisme et, en général, du droit dans l'histoire vivante et non imaginaire. Le grand historien national Macaulay diminue le drame social du XVIIe siècle en voilant la lutte intestine des forces sociales sous des lieux communs souvent intéressés, mais toujours conservateurs. Le conservateur français Guizot[49] aborde les événements avec plus de profondeur. Quoi qu'il en soit, quelque exposé que l'on prenne, l'homme qui, sait lire, capable d'apercevoir, sous les ombres historiques, les réalités vivantes, physiques, les classes, les fractions, se convaincra par l'expérience de la Révolution anglaise, du rôle subalterne, auxiliaire et conventionnel du droit dans la mécanique des luttes sociales, surtout aux époques révolutionnaires, lorsque les intérêts fondamentaux des classes fondamentales de la société sont en jeu.

Nous voyons en Angleterre, vers 1630-1640, un Parlement fondé sur le droit électoral le plus singulier et pourtant considéré comme la représentation du peuple.

La Chambre basse représentait la nation en représentant la bourgeoisie et par conséquent les richesses nationales. Il fut établi sous le règne de Charles Ier, non sans stupéfaction, que la Chambre des députés était trois fois plus riche que celle des lords. Le roi dissolvait ce Parlement et le convoquait à nouveau quand ses besoins financiers l'y obligeaient. Le Parlement crée pour se défendre une armée. L'armée concentre, peu à peu, en elle, tous les éléments les plus actifs, les plus virils, les plus résolus. C'est justement la raison pour laquelle le Parlement capitule devant l'armée. La raison, disons-nous. Nous entendons par là que le Parlement capitule non devant une force armée - il n'avait pas capitulé devant l'armée du roi - mais devant l'armée puritaine de Cromwell, qui exprime plus hardiment, plus résolument et avec plus d'esprit de suite que le Parlement même les besoins de la Révolution.

Les partisans de l'Église épiscopale ou anglicane, à demi catholique, formaient le parti de la Cour, de la noblesse et, naturellement, du haut clergé. Les presbytériens formaient le parti de la bourgeoisie, le parti de la richesse et des " lumières ". Les " indépendants " et surtout les puritains étaient le parti de la petite bourgeoisie et de la petite propriété. Les Levellers (niveleurs) étaient le parti naissant de la gauche de la bourgeoisie ou plèbe. Sous les apparences des querelles d'Églises, sous la forme de la lutte pour l'organisation religieuse de l'Église, les classes se déterminaient et se regroupaient sur de nouvelles bases bourgeoises. En politique, le parti presbytérien était pour une monarchie limitée ; les " indépendants ", qui s'appelaient alors " réformateurs radicaux " (Root and Branch Men) étaient pour la République. La dualité des presbytériens correspondait parfaitement aux intérêts contradictoires de la bourgeoisie, prise entre la noblesse et la plèbe. Le parti des " indépendants ", qui osait pousser les idées et les mots d'ordre jusque dans leurs ultimes développements, élimina naturellement les presbytériens parmi les masses petites bourgeoises réveillées de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, facteur principal de la Révolution.

Les événements se développaient empiriquement. Luttant pour le pouvoir et pour des intérêts de possédants, les deux adversaires se mettaient sous le couvert de la légalité. Guizot l'expose très bien :

" Alors commença, entre le Parlement et lui (Charles Ier), une lutte jusque là sans exemple en Europe. Les négociations continuèrent, mais sans que l'un ni l'autre parti en espérât rien, ou se proposât même de traiter. Ce n'était plus l'un à l'autre qu'ils s'adressaient dans leurs déclarations et leurs messages, tous deux parlaient à la nation entière, à l'opinion publique : de cette puissance nouvelle, tous deux semblaient attendre leur force et leur succès, L'origine et l'étendue du pouvoir royal, les privilèges des Chambres, les limites du devoir de fidélité imposé aux sujets, la milice, les pétitions, la disposition des emplois devint l'objet d'une controverse officielle, où les principes généraux de l'ordre social, la diverse nature des gouvernements, les droits primitifs de la liberté, l'histoire, les lois, les coutumes de l'Angleterre, étaient allégués, expliqués, commentés tour à tour. Entre les débats des deux partis au sein des Chambres et leur rencontre à main armée sur les champs de bataille, on ,vit le raisonnement et la science s'interposer, pour ainsi dire, durant plusieurs mois, suspendre le cours des événements, et déployer leurs plus habiles efforts pour conquérir la libre adhésion des peuples, en imprimant à l'une ou à l'autre cause le caractère de la légitimité.

" Au moment de tirer l'épée tous s'étonnèrent et s'émurent…

Maintenant, les deux partis s'accusaient réciproquement d'illégalité et d'innovation, et tous deux avec justice, car l'un avait violé les anciens droits du pays, et n'abjurait point les maximes de la tyrannie, l'autre réclamait, en vertu de principes encore confus, des libertés et un pouvoir jusque là inconnus. "[50]

Au fur et à mesure que se déroulait la guerre civile, les royalistes les plus actifs quittaient la Chambre des Communes de Westminster et la Chambre des Lords et se rendaient à York, au quartier général de Charles : le Parlement se scindait, comme à toutes les grandes époques révolutionnaires. En pareil cas, le fait que la majorité légale soit, dans une circonstance où dans une autre, du côté de la Révolution ou du côté de la réaction, n'est pas décisif.

A un certain moment de l'histoire politique, le sort de la démocratie dépendit non du Parlement - aussi terrible que ce soit pour les pacifistes scrofuleux, - mais de la cavalerie. Dans la première phase de la lutte, la cavalerie royale, l'arme la plus importante à l'époque, porta la terreur dans les rangs de la cavalerie du Parlement. Fait digne de remarque, nous observons le même phénomène dans les Révolutions ultérieures et surtout dans la guerre civile des États-Unis d'Amérique, où la cavalerie sudiste eut, au début, une indéniable supériorité sur la cavalerie nordiste, et enfin, dans notre Révolution, dans la première période de laquelle les cavaliers blancs nous portèrent des coups cruels avant d'apprendre aux ouvriers à bien se tenir en selle. De par son origine, la cavalerie est l'arme la plus familière à la noblesse. La cavalerie royale avait une cohésion beaucoup plus grande et faisait preuve de plus de résolution que la cavalerie du Parlement, recrutée au petit bonheur. La cavalerie des sudistes américains était, peut- ou dire, l'arme née des planteurs des plaines, alors qu'on ne faisait, dans le Nord industriel et commerçant que de se familiariser avec le cheval. Enfin, chez nous, les steppes du sud-est, les Vendées cosaques, étaient le foyer principal de la cavalerie blanche. Cromwell comprit de bonne heure, que le sort de sa classe serait décidé par la cavalerie. Il disait à Camden[51] : " Je réunirai des hommes que la crainte de Dieu n'abandonnera jamais, qui n'agiront pas inconsciemment, et je réponds qu'on ne les battra pas. "[52]. Les paroles adressées par Cromwell aux paysans libres et aux artisans qu'il recrutait sont au plus haut point caractéristiques : " Je ne veux pas vous tromper à l'aide des expressions équivoques employées dans les instructions, où il est question de combattre pour le Roi et pour le Parlement. S'il arrivait au Roi de se trouver dans les rangs de l'ennemi, je déchargerais mon pistolet sur lui comme sur n'importe qui ; et si votre conscience vous empêche d'en faire autant, je vous conseille de ne pas vous enrôler sous mes ordres, " [ Ibid., p, 216-217.] Cromwell ne faisait donc pas que former une armée, il formait un parti ; son armée était, dans une certaine mesure, un parti en armes, et c'est justement ce qui fit sa force. En 1644, les escadrons " sacrés " de Cromwell remportaient déjà une brillante victoire sur les cavaliers du roi et recevaient le surnom de " côtes-de-fer ". Il est toujours utile à une Révolution d'avoir des " côtes-de-fer ". A cet égard, les ouvriers anglais ont beaucoup à apprendre chez Cromwell.

Les réflexions de l'historien Macauley sur l'armée puritaine ne sont pas dépourvues d'intérêt : " L'armée recrutée de cette façon, pouvait, sans en subir elle-même de préjudice, jouir de libertés qui, consenties à d'autres troupes, eussent exercé sur la discipline une influence destructrice. De façon générale, des soldats qui se fussent formés en clubs politiques, qui eussent élu des députés et adopté des résolutions sur les questions les plus importantes pour l'État, se fussent promptement soustraits à tout contrôle, cessant de constituer une armée pour devenir la pire et la plus dangereuse des cohues. Il ne serait pas sans danger, à notre époque, de tolérer dans un régiment des réunions religieuses, où le caporal familier avec les Écritures instruirait le colonel moins doué et admonesterait le major de peu de foi. Mais tels étaient la raison, le sérieux et la maîtrise d'eux-mêmes de ces combattants…, que l'organisation politique et l'organisation religieuse pouvaient exister dans leur camp sans nuire à l'organisation militaire. Les mêmes hommes, connus en dehors du service comme des démagogues[53] et des prédicateurs champêtres, se distinguaient par leur fermeté, par leur esprit d'ordre et par leur obéissance absolue au poste, à l'exercice et sur le champ de bataille. " Et plus loin : " Dans son seul camp, la discipline la plus sévère voisinait avec l'enthousiasme le plus ardent, ces troupes, qui allaient au combat avec une précision mécanique, brûlaient en même temps du fanatisme sans frein des croisés. "[54]

Les analogies historiques exigent la plus grande prudence, surtout quand il s'agit du XVIIe et du XXe siècles ; on ne peut pourtant pas n'être pas étonné de certains traits de ressemblance frappante entre les mœurs et le caractère de l'armée de Cromwell et de l'Armée Rouge. Tout était, il est vrai, fondé dans la première, sur la croyance à la prédestination et sur une sévère moralité religieuse ; chez nous, par contre, règne un athéisme militant. Mais la forme religieuse du puritanisme recouvrait la prédication de la mission historique d'une classe nouvelle, et la doctrine de la prédestination était une conception religieuse de la légitimité historique. Les soldats de Cromwell se sentaient, en premier lieu, des puritains, et des soldats rien qu'en second lieu, de même que les nôtres se sentent avant tout des révolutionnaires et des communistes. Mais les différences sont encore plus grandes que les ressemblances. L'Armée Rouge, formée par le parti du prolétariat, reste son arme. L'armée de Cromwell, embrassant son parti, devint elle-même le facteur décisif. Nous voyons l'armée puritaine commencer à s'adapter le Parlement en l'adaptant à la Révolution. L'armée exige l'exclusion du Parlement de 11 presbytériens, représentants de la droite. Les presbytériens, girondins de la Révolution anglaise, tentent d'organiser un soulèvement contre le Parlement. Le Parlement amputé cherche un refuge dans l'armée et se soumet ainsi à elle de plus en plus. Sous la pression de l'armée, et surtout de sa gauche la plus énergique, Cromwell est contraint d'exécuter Charles Ier, La hache de la Révolution est bizarrement secondée par les psaumes. Mais la hache est plus convaincante. Puis le colonel Pride, de l'armée de Cromwell, fait cerner l'édifice du Parlement et en chasse par la force 81 députés presbytériens. Il ne reste du Parlement qu'un croupion. Il est formé des " Indépendants ", c'est-à-dire des coreligionnaires de Cromwell et, de son armée. Mais c'est justement pourquoi le Parlement, qui a soutenu contre la monarchie une lutte grandiose, cesse, au moment de la victoire, d'être la source d'aucune énergie et d'aucune pensée propres. Cromwell, appuyé directement sur l'armée, mais puisant tout compte fait, ses forces dans l'accomplissement hardi des tâches de la Révolution, devient le point de concentration de toute pensée et de toute énergie. Un imbécile, un ignorant ou un Fabien peuvent seuls ne voir en Cromwell que la dictature personnelle. A la vérité, la dictature d'une classe, de la seule qui fût capable de libérer le noyau de la nation des vieux liens et des vieilles chaînes, revêtait ici, au cours d'une profonde transformation sociale, la forme d'une dictature personnelle. La crise sociale de l'Angleterre au XVIIe siècle unit les caractères de la Réforme allemande du XVIe siècle[55] à ceux de la Révolution française du XVIIIe. En Cromwell, Luther tend la main à Robespierre. Les puritains appelaient volontiers leurs ennemis " philistins ", mais il ne s'agissait pas moins de lutte de classe. La tâche de Cromwell était de porter le coup le plus terrible à la monarchie absolue, à la noblesse de Cour et à l'Église à demi catholique, adaptée aux besoins de la monarchie et de la noblesse. Représentant véritable d'une classe nouvelle, Cromwell avait besoin, à cette fin, de la force et de la passion des masses populaires. La Révolution acquit, sous sa direction, toute l'impétuosité qui lui était nécessaire. Pour autant qu'elle sortit, incarnée par les Levellers (niveleurs), des limites assignées par les besoins de la société bourgeoise, en voie de rénovation, Cromwell se montra implacable envers ces " insensés ". Vainqueur, Cromwell, conjuguant les textes bibliques avec les piques de ses " saints " guerriers, - le mot décisif appartient toujours aux piques - entreprit de créer le droit nouveau de l'État. Le 19 avril 1653, Cromwell dispersa les restes du Long Parlement. Conscient de sa mission historique, le dictateur puritain jeta à la face des députés qu'il chassait, les flétrissures bibliques : " Ivrogne ! " criait-il à l'un ; " Adultère ! " rappelait-il à un antre. Puis il créa un parlement d'hommes inspirés par la crainte de Dieu, c'est-à-dire, en réalité, un parlement de classe : car la classe moyenne, celle qui, s'aidant d'une, sévère moralité, procédait à l'accumulation des richesses et commençait, les textes de l'écriture sainte sur les lèvres, le pillage de l'univers, était composée d'hommes craignant Dieu. Mais ce parlement maladroit gênait le dictateur, en le privant d'une liberté de mouvement nécessaire dans une situation intérieure et internationale difficile. A la fin de l'année 1653, Cromwell épure une fois dé plus la Chambre des Communes avec l'aide de ses soldats. Si le croupion du Long Parlement, dissous en avril, avait été coupable d'incliner à droite, vert un accord avec les presbytériens, le parlement de Barebone était, sur certaines questions, enclin à marcher en trop droite ligne dans la voie de l'honnêteté puritaine, et contrariait ainsi Cromwell, absorbé par l'établissement d'un nouvel équilibre social. Le réaliste révolutionnaire Cromwell bâtissait une société nouvelle. Le parlement n'est pas un but en soi, le droit n'est pas un but en soi, et si Cromwell et ses " saints " considéraient l'accomplissement des lois divines comme la fin en soi, ces lois n'étaient, en réalité, que le matériel idéologique nécessaire à la construction de la société bourgeoise.

Dissolvant un Parlement après l'autre, Cromwell manifestait son peu de respect du fétiche de la représentation nationale, de même qu'il avait manifesté, par l'exécution de Charles Ier, un respect insuffisant de la monarchie de droit divin. Il n'en est pas moins vrai que Cromwell frayait les voies au parlementarisme et à la démocratie des deux derniers siècles. Vengeant l'exécution de Charles Ier, Charles II hissa au gibet le cadavre de Cromwell. Mais aucune restauration ne pouvait déjà plus rétablir la société antérieure à Cromwell. L'œuvre de Cromwell ne pouvait pas être liquidée par la législature chaparde de la Restauration, parce que la plume n'efface pas ce que la hache a écrit. Le proverbe est beaucoup plus vrai, les termes ainsi renversés, tout au moins lorsqu'il s'agit de la hache d'une Révolution. L'histoire du Long Parlement qui, pendant vingt ans, connut toutes les vicissitudes des événements et traduisit toutes les impulsions des classes sociales, fut amputé à droite et à gauche, s'insurgea contre le roi, fut ensuite souffleté par ses propres serviteurs armés, fut deux fois dissous et deux fois rétabli, commanda et s'abaissa avant d'avoir enfin la possibilité de promulguer l'acte de sa propre dissolution, conservera toujours un intérêt exceptionnel en tant qu'illustration des rapports entre le droit et la force aux époques de bouleversement social.

La Révolution prolétarienne aura-t-elle son Long Parlement ? Nous ne le savons pas. Il est très probable qu'elle se bornera à un parlement court. Elle y arrivera d'autant mieux qu'elle se sera mieux assimilé les leçons de l'époque de Cromwell.

Nous ne dirons ici que quelques mots de la deuxième tradition, authentiquement prolétarienne et révolutionnaire.

L'époque du chartisme est impérissable, parce qu'elle nous donne, au long de dizaines d'années, une sorte de raccourci schématique de toute l'échelle de la lutte prolétarienne, à partir des pétitions au Parlement jusqu'à l'insurrection armée. Toutes les questions essentielles du mouvement de classe du prolétariat - rapports entre l'action parlementaire et extra-parlementaire, rôle du suffrage universel, trade-unions et coopératives, portée de la grève générale et rapports de celle-ci avec l'insurrection armée, jusqu'aux relations réciproques du prolétariat et du paysan - ne se cristallisèrent pas seulement de façon pratique, dans le cours du mouvement de masse du chartisme, mais y furent aussi résolues en principe. Au point de vue théorique, ces solutions furent loin d'être toujours irréprochablement fondées ; on n'y joignit pas toujours les deux bouts ; le mouvement tout entier et sa contrepartie dans le domaine de la théorie continrent bien des éléments inachevés, d'une maturité insuffisante. Les mots d'ordre révolutionnaires et les méthodes du chartisme demeurent néanmoins, maintenant encore, si la critique les dégage, infiniment supérieurs à l'éclectisme douceâtre des Macdonald et à la stupidité économique des Webb. On peut dire, s'il est permis de recourir à une comparaison un peu risquée, que le mouvement chartiste ressemble au prélude qui donne sans développement le thème musical de tout un opéra. En ce sens, la classe ouvrière anglaise peut et doit voir dans le chartisme, outre son passé, son avenir. De même que les chartistes écartèrent les prédicateurs sentimentaux de " l'action morale " et rassemblèrent les masses sous le drapeau de la Révolution, le prolétariat anglais aura à chasser de son sein les réformistes, les démocrates, les pacifistes, et à se grouper sous le drapeau de la transformation révolutionnaire. Le chartisme n'a pas vaincu, parce que ses méthodes étaient souvent erronées et parce qu'il est venu trop tôt. Il n'était qu'une anticipation historique. La Révolution de 1905 a aussi subi une défaite. Mais ses traditions se sont ranimées après dix ans et ses méthodes ont vaincu en Octobre 1917. Le chartisme n'est pas liquidé. L'histoire liquide le libéralisme et prépare la liquidation du pacifisme faussement ouvrier, justement pour ressusciter le chartisme sur des bases historiques nouvelles infiniment élargies. La vraie tradition nationale du mouvement ouvrier anglais est là !

VII. Trade-unionisme et bolchevisme[modifier le wikicode]

Qu'il n'est pas possible d'apprécier les tâches fondamentales du mouvement ouvrier et de leur assigner des limites sous l'angle formel et purement juridique, au fond, de la démocratie, c'est ce qui ressort avec une netteté particulière de l'histoire la plus récente de l'Angleterre et, avec un relief saisissant, de la question des cotisations politiques dans les syndicats. A première vue, cette question parait purement pratique. Elle a cependant une énorme importance de principe, que ne comprennent pas, nous le craignons, MM. les leaders du Labour Party. La lutte pour l'amélioration des conditions de travail et des conditions d'existence des ouvriers salariés est l'objet des trade-unions. Leurs membres versent à cette fin des cotisations. Quant à leur activité politique, les trade-unions se sont formellement considérées comme neutres, tout en se trouvant le plus souvent à la remorque du parti libéral. Point n'est besoin de dire que les libéraux, vendant, comme les conservateurs, toutes espèces d'honneurs à leurs riches cotisants bourgeois, avaient besoin, non de l'appui financier des trade-unions, mais uniquement de leurs suffrages. La situation changea à partir du moment où les ouvriers eurent créé, par les trade-unions, leur propre parti. Les trade-unions, qui avaient donné la vie, au Labour Party, durent le soutenir financièrement, Il fallut demander aux ouvriers syndiqués des cotisations complémentaires. Les partis bourgeois condamnèrent unanimement cette " atteinte criante à la liberté individuelle ". L'ouvrier n'est pas seulement un ouvrier, mais un citoyen et un homme, expose avec profondeur Macdonald. " Justement, lui répliquent Baldwin, Asquith[56] et Lloyd George. En qualité de citoyen, l'ouvrier, syndiqué ou non, a le droit de voter pour n'importe quel parti. L'obliger à payer une cotisation au Labour Party, c'est exercer une violence non seulement sur sa bourse, mais aussi sur sa conscience. Et c'est enfin une violation directe de la constitution démocratique qui exclut toute contrainte en matière d'appui donné à tel ou tel parti ! " Ces arguments étaient, en vérité, de nature à impressionner fortement les leaders du Labour Party, qui eussent volontiers renoncé à user dans les organisations syndicales, des méthodes anti-libérales, presque bolcheviques, de la contrainte, s'il n'y avait eu ce maudit besoin de shillings et de livres sterling, sans lesquels on ne peut, même dans la démocratie anglaise, décrocher un mandat de député. Tel est le triste sort des principes démocratiques, que les shillings et les livres sterling leur bossellent le front et leur pochent les yeux. C'est là, en somme, l'imperfection du meilleur des mondes.

L'histoire de la question des cotisations politiques des trade-unions est déjà assez riche en péripéties et en épisodes dramatiques. Nous ne la raconterons pas ici. Ces tous derniers jours, Baldwin a renoncé (pour le moment !) à soutenir la nouvelle tentative de ses amis conservateurs d'interdire le prélèvement de cotisations politiques. La loi. parlementaire de 1913, actuellement en vigueur, autorise les syndicats (trade-unions) à prélever des cotisations politiques, mais reconnaît à tout syndiqué le droit d'en refuser le paiement et interdit aux unions d'user, dans ce cas, de représailles envers leurs membres, de les exclure, etc. S'il faut en croire le Times (du 6 mars 1925), 10% environ du nombre des ouvriers syndiqués usent de leurs droits de refuser le paiement des cotisations politiques. Le principe de la liberté individuelle est ainsi sauvegardé, en partie tout au moins. La liberté ne triompherait complètement que si les cotisations ne pouvaient être prélevées que sur les syndiqués qui y donneraient leur consentement bénévole. Aujourd'hui, par contre, tous les syndiqués sont tenus, si l'organisation le décide, de verser les cotisations politiques, à l'exception de ceux qui s'y refusent en temps voulu, dans les formes prescrites. En d'autres termes, le principe libéral est devenu au lieu d'une règle triomphante une exception tolérée. Et cette application partielle du principe de la liberté individuelle n'a pas été - hélas ! Hélas ! - obtenue par la volonté des ouvriers, mais par l'action de la législation bourgeoise sur l'organisation du prolétariat.

Cette circonstance suscite la question suivante : Comment se fait-il que les ouvriers, qui constituent la masse principale de la population anglaise et, partant, de la démocratie anglaise, soient incités par toute leur action à violer le principe de la "liberté individuelle " ; alors que la bourgeoisie légiférante et surtout la Chambre des Lords interviennent, en qualité de remparts de la liberté, tantôt en interdisant catégoriquement toute " violence " à l'égard du syndiqué (décision de la Chambre des Lords en 1909, dans l'affaire Osborne[57]), tantôt en limitant sérieusement cette " violence " (acte parlementaire de 1913). L'explication est naturellement que les organisations ouvrières luttent, en établissant leur droit anti-libéral, " despotique ", bolchevique, de prélever obligatoirement des cotisations politiques, pour la possibilité effective, réelle et non métaphysique, d'avoir une représentation ouvrière au Parlement ; tandis que les conservateurs et les libéraux, défendant le principe de la " liberté individuelle ", tendent en réalité à désarmer matériellement les ouvriers et à les asservir ainsi au parti bourgeois. Il suffit de considérer la répartition des rôles : les trade-unions sont pour le droit inconditionnel de prélever des cotisations politiques obligatoires ; la Chambre des Lords fossiles est pour l'interdiction inconditionnelle de ces prélèvements, au nom de la sainte liberté individuelle ; enfin, la Chambre des Communes arrache aux trade-unions une concession qui se réduit à un rabais de 10% en faveur des principes du libéralisme. Un aveugle même discernerait ici, au toucher, le caractère de classe du principe de la liberté individuelle, qui ne signifie pas autre chose, en cette circonstances concrète, qu'une tentative d'expropriation politique du prolétariat par la bourgeoisie, désireuse de réduire à néant le Labour Party.

Les conservateurs défendent contre les trade-unions le droit de l'ouvrier de voter pour n'importe quel parti et il s'agit de ces tories qui, pendant des siècles, ont refusé aux ouvriers tout droit de suffrage quel qu'il soit ! Maintenant encore, quoique nous ayons beaucoup vu et vécu, on ne peut lire sans émotion l'histoire de la lutte pour le bill de réforme, au début de la décade 1820-1830. Avec quelle étonnante ténacité, avec quelle obstination, avec quelle insolence de classe esclavagiste les landlords, les banquiers, les évêques, toute la minorité privilégiée, en un mot, repoussèrent les attaques de la bourgeoisie, et des ouvriers marchant à sa suite à l'assaut des positions parlementaires! La réforme de 1832 fut faite quand il ne fut plus possible de ne pas la faire, Et l'élargissement du droit de vote s'accomplit, en vertu d'un dessein rigoureux :

séparer la bourgeoisie des ouvriers. Les libéraux ne différaient réellement en rien des conservateurs ; la réforme électorale de 1832 obtenue, ils lâchèrent les ouvriers. Quand les chartistes exigèrent des tories et des whigs le droit de suffrage pour les ouvriers, la résistance des détenteurs du monopole parlementaire fut acharnée. Mais, lorsque les ouvriers ont enfin obtenu le droit de vote, voici que les conservateurs prennent la défense de leur " liberté individuelle " contre la tyrannie des trade-unions! Et cette écœurante, cette vile hypocrisie, n'est pas appréciée au Parlement comme elle le mériterait! Au contraire, les députés travaillistes remercient le Premier gui renonce généreusement à jeter aujourd'hui le nœud coulant sur le cou du Labour Party, mais se réserve intégralement le droit de le faire à un froment mieux choisi. Les bavards qui se gargarisent des mots " démocratie ", " égalité ", " liberté individuelle " devraient être assis sur des bancs d'école et contraints d'étudier l'histoire de l'Angleterre, en général, et l'histoire des luttes pour l'élargissement du droit de vote, en particulier.

Le libéral Cobden[58] déclara jadis qu'il eût préféré vivre sous le pouvoir du dey d'Alger que sous celui des trade-unions. Cobden exprimait ainsi son indignation libérale contre la tyrannie " bolchévique " dont les germes se trouvent dans la nature même des trade-unions. Cobden avait raison, - à sa façon -. Les capitalistes tombés au pouvoir des syndicats sont assez mal en point : la bourgeoisie russe en sait quelque chose. Mais il s'agit justement de ce que l'ouvrier est toujours sous la coupe d'un dey d'Alger, incarné par le patron, et ne peut en affaiblir la tyrannie qu'à l'aide des trade-unions ou syndicats. Certes, l'ouvrier doit consentir, ce faisant, à certains sacrifices, non seulement financiers, mais aussi personnels. Mais grâce aux trade-unions, sa liberté individuelle gagne, en fin de compte, beaucoup plus qu'elle ne perd. C'est un point de vue de classe. On ne peut l'éluder, Le droit de prélever des cotisations politiques en découle. La bourgeoisie croit devoir aujourd'hui, dans sa masse, s'accommoder de l'existence des trade-unions. Elle entend toutefois limiter leur activité au point où la lutte contre des groupes isolés de capitalistes se transforme en lutte contre l'État capitaliste.

Le député conservateur Macquisten a précisé au Parlement que des cas de renoncement des trades-unions aux cotisations politiques s'observent surtout dans les branches d'industrie petites et dispersées ; dans les industries concentrées, on observe, il le déplore, les effets de la contrainte morale et de la persuasion de la masse. Observation au plus haut point intéressante! Et comme il est caractéristique pour le Parlement anglais qu'elle soit faite par un tory extrémiste, auteur d'un projet de loi interdisant les cotisations, et non par un socialiste ! Elle montre que le renoncement aux cotisations politiques s'observe dans les branches d'industries les plus arriérées, où les traditions petites-bourgeoises et, par conséquent, la notion petite-bourgeoise de liberté individuelle, se rattachent habituellement aux votes pour le parti libéral, voire pour le parti conservateur. Dans les nouvelles industries, plus modernes, la solidarité de classe règne, et la discipline prolétarienne, qui semblent aux capitalistes et à leurs serviteurs, rejetons de la classe ouvrière, une sorte de terreur.

Un député conservateur narra, en brandissant ses foudres, que le secrétaire d'une trade-union menaçait d'afficher les listes des syndiqués refusant de payer les cotisations du Labour Party. Les députés ouvriers exigèrent avec indignation le nom de cet impie. Il faudrait cependant recommander à toutes les trade-unions cette façon de faire. Il va de soi que les bureaucrates qui s'efforcent, aux applaudissements des deux partis bourgeois, d'exclure les communistes des organisations ouvrières, s'en garderont bien. Chaque fois qu'il s'agit des communistes, il n'est plus question de liberté individuelle : les considérations de sécurité de l'État entrent en jeu. On ne peut tout de même pas admettre dans le Labour Party les communistes, qui nient le caractère sacré de la démocratie! Au cours des débats sur les cotisations politiques, il échappa à l'auteur du projet d'interdiction, Macquisten, que nous connaissons déjà, une petite phrase, que l'opposition accueillit avec un rire léger, mais qu'il faudrait, en réalité, graver sur les murs du Parlement, et commenter et expliquer dans toutes les réunions ouvrières. Démontrant à l'aide des. chiffres, la portée des cotisations politiques des trade-unions, Macquisten dit qu'avant le bill libéral de 1913, les trade-unions ne dépensaient, pour leur action politique, que 50.000 dollars environ par an, tandis qu'elles ont aujourd'hui à dépenser, par suite de la légalisation des cotisations politiques, un fonds de 1.250.000 dollars. Il est trop naturel, constate Macquisten, que le Labour Party soit devenu fort, " Quand on a 1.250.000 dollars de revenu par an, on peut former un parti politique à n'importe quelle fin. " Notre tory enragé en a dit un peu plus qu'il ne l'eût voulu. Il a reconnu avec franchise que les partis se font et qu'on les fait avec de l'argent, et que les fonds jouent un rôle décisif dans la mécanique de la démocratie. Est-il besoin de préciser que les fonds de la bourgeoisie sont beaucoup plus abondants que ceux du prolétariat ? Cette seule constatation réduit à néant toute la fausse mystique de la démocratie. Tout ouvrier ang1ais sorti de sa torpeur doit dire à Macdonald : Il est faux que les principes de la démocratie constituent pour notre mouvement le critérium le plus élevé ; ces principes eux-mêmes sont sujets au contrôle de la finance, qui les déforme et les falsifie,

Il faut pourtant le reconnaître si l'on demeure à un point de vue formellement démocratique et si l'on part de la notion du citoyen idéal - et non du prolétaire ou du capitaliste et du landlord - ce sont les gorilles les plus réactionnaires de la Chambre Haute qui paraissent les plus conséquents. Tout citoyen a bien le droit de soutenir librement de son porte-monnaie et de son suffrage le parti que lui désigne sa libre conscience. Le malheur est seulement que ce citoyen britannique idéal n'existe pas dans la nature. Il ne représente qu'une fiction juridique, Il n'a jamais existé. Mais le petit-bourgeois et le moyen bourgeois se sont rapprochés dans une certaine mesure de cette notion idéale. Aujourd'hui, le Fabien se considère comme le type du citoyen idéal moyen, pour lequel le capitaliste et le propriétaire ne sont que des déviations du citoyen idéal. Les philistins fabiens ne sont toutefois pas si nombreux ici-bas, quoiqu'il y en ait encore sensiblement de trop. De façon générale, les électeurs se divisent en possédants et exploiteurs, d'une part, en prolétaires et exploités de l'autre.

Les syndicats constituent - et aucune casuistique libérale n'y fera rien - l'organisation de classe des ouvriers salariés pour la lutte contre la cupidité et la rapacité des capitalistes. La grève est l'une des armes les plus importantes du syndicat. Les cotisations sont destinées à soutenir les grèves. Pendant les grèves, les ouvriers n'usent pas de ménagements envers les renards [les jaunes ? note de TOTAL] qui, eux, représentent un autre principe libéral, celui de la " liberté du travail ". Dans toute grande grève, le syndicat a besoin d'un appui politique, et doit s'adresser à la presse, au parti, au Parlement. L'hostilité du parti libéral envers la lutte des trade-unions a été l'une des raisons qui incitèrent celles-ci à créer un Labour Party. Si l'on approfondit l'histoire des origines du Labour Party, il devient évident que, du point de vue des trade-unions, le parti n'en est que la section politique. La trade-union a besoin d'une caisse de grève, d'un réseau de fondés de pouvoirs, d'un journal et d'un député jouissant de sa confiance.

Les frais d'élection d'un député au Parlement représentent pour elle une dépense tout aussi légitime, nécessaire et obligatoire que les frais d'entretien d'un secrétaire, Sans doute, le membre libéral ou conservateur d'une traduction peut-il dire : " Je paye avec régularité ma cotisation habituelle de syndiqué, mais je me refuse à payer celle du Labour Party, mes convictions politiques m'obligeant à voter pour un libéral (ou pour un conservateur). " A quoi le représentant de la trade-union pourrait répondre : " Quand nous luttons pour l'amélioration de nos conditions de travail - et c'est le but de notre organisation - nous avons besoin de l'appui d'un parti ouvrier, de sa presse, de ses députés ; or, le parti pour lequel tu votes (libéral ou conservateur) s'en prend toujours à nous, en pareil cas, s'efforce de nous compromettre, s'efforce de semer parmi nous la discorde, ou d'organiser contre nous des briseurs de grève ; nous n'avons pas besoin de membres qui soutiennent les briseurs de grève ". De sorte que ce qui est, du point de vue de la démocratie capitaliste, liberté individuelle, se révèle du point de vue de la démocratie prolétarienne, liberté politique de briser les grèves. Le rabais de 10% obtenu par la bourgeoisie n'est pas une chose innocente. Il signifie que, dans l'effectif des trade-unions, un homme sur dix est un ennemi politique, c'est-à-dire un ennemi de classe. Certes, on réussira peut-être à conquérir une partie de cette minorité. Mais le reste peut, en cas de lutte vive, constituer, entre les mains de la bourgeoisie, une arme précieuse contre les ouvriers. La lutte contre la brèche ouverte par l'acte parlementaire de 1913 dans la muraille des trade-unions est donc à l'avenir tout à fait inévitable.

De façon générale, nous sommes, marxistes, de l'avis que tout ouvrier honnête, non taré, peut être syndiqué, quelles que soient ses opinions politiques, religieuses et autres. Nous considérons les syndicats, d'une part, comme des organisations économiques de combat, et de l'autre, comme des écoles d'éducation politique. Préconisant, en règle générale, l'admission au syndicat des ouvriers arriérés et inconscients, nous ne nous inspirons pas du principe abstrait de la liberté d'opinion ou de la liberté de conscience, mais de considérations de finalité révolutionnaire Elles nous disent d'ailleurs aussi qu'en Angleterre, où 90% des ouvriers syndiqués payent des cotisations politiques, les uns consciemment, les autres par esprit de solidarité, et où 10 % seulement des syndiqués osent défier au grand jour le Labour Party, il faut entreprendre contre ces 10% là une action systématique. Il faut les amener à se rendre compte qu'ils sont des apostats ; il faut assurer aux trade-unions le droit de les exclure au même titre que les briseurs de grève. Si, pour finir, un citoyen abstrait a le droit de voter pour n'importe quel parti, les organisations ouvrières ont aussi le droit de ne pas admettre en leur sein des citoyens dont la conduite politique est hostile aux intérêts de la classe ouvrière. La lutte des syndicats, tendant à fermer les portes des fabriques aux non-syndiqués est depuis longtemps connue comme une manifestation du terrorisme ouvrier ou, comme on dit aujourd'hui, du bolchevisme. En Angleterre, justement, on peut et on doit appliquer ces méthodes d'action au Labour Party, qui a grandi comme la continuation directe des trade-unions.

Les débats parlementaires du 7 mars 1925 sur les cotisations politiques, cités plus haut, présentent un intérêt exceptionnel quant à la définition de la démocratie parlementaire. On n'entendit que dans le discours du Premier Baldwin, des allusions prudentes au danger réel qui réside dans la structure de classes de l'Angleterre. Les anciennes relations sociales ont disparu, les bonnes vieilles entreprises anglaises aux mœurs patriarcales - Mr. Baldwin en dirigea lui-même une dans sa jeunesse - n'existent plus. L'industrie se concentre et se combine. Les ouvriers se groupent en syndicats et ces organisations peuvent constituer un danger pour l'État même. Baldwin parla des associations patronales de même que des syndicats ouvriers. Mais il va de soi que le vrai danger menaçant l'État ne lui apparaît que dans les trade-unions. A quoi se réduit la lutte contre les trusts, nous le savons assez par l'exemple de l'Amérique. L'agitation tapageuse de Roosevelt[59] contre les trusts n'a été qu'une bulle de savon. De son temps, et après lui, les trusts se sont encore fortifiés, et le gouvernement américain est leur organe exécutif à un titre beaucoup plus direct que le Labour Party n'est l'organe des trade-unions. Si en Angleterre la forme d'organisation des trusts ne joue pas le même rôle qu'en Amérique, celui des capitalistes n'est cependant pas moins grand. Le péril des trade-unions consiste en ce qu'elles formulent - pour le moment à tâtons, avec des hésitations et des équivoques - le principe du gouvernement ouvrier, gouvernement qui est impossible sans État ouvrier, en contrepoids du gouvernement capitaliste, qui ne peut exister actuellement que sous le couvert de la démocratie. Baldwin admet sans restrictions le principe de la " liberté individuelle ", base du bill d'interdiction proposé par ses amis parlementaires. Il considère aussi les cotisations politiques des trade-unions comme un " mal moral ". Mais il ne veut pas troubler la paix sociale. La lutte une fois engagée pourrait avoir de pénibles conséquences : " Nous ne voulons en aucun cas tirer les premiers. " Et Baldwin d'achever ; " Donne la paix à notre temps, Seigneur ! " La Chambre presque entière, y compris un grand nombre de députés travaillistes, applaudit ce discours : le Premier a fait, d'après sa propre déclaration, un " geste de paix ". Le député travailliste Thomas, toujours à sa place lorsqu'un geste servile est à faire, se lève sur ces entrefaites et congratule Baldwin, dont le discours est pénétré d'un esprit vraiment humanitaire ; les patrons et les ouvriers ne peuvent que gagner à un contact étroit, Thomas expose non sans fierté que de nombreux ouvriers appartenant à la gauche refusent, dans son propre syndicat, de payer des cotisations politiques, parce qu'ils ont un secrétaire aussi réactionnaire que lui, Mr. Thomas. Et tous les débats sur une question où se croisent les intérêts vitaux des classes en lutte se déroulent sur ce ton conventionnel, équivoque, de mensonge officiel et de cant parlementaire purement anglais. Les réticences des conservateurs ont un caractère machiavélique[60]. Les réticences du Labour Party sont dictées par une méprisable couardise. La représentation de la bourgeoisie fait penser à un tigre qui rentre ses griffes et se fait caressant. Les leaders ouvriers tels que Thomas, font penser à des chiens battus serrant la queue.

L'inexistence d'une issue à la situation économique de l'Angleterre se manifeste de la façon la plus directe sur les trade-unions. Au surlendemain de la fin de la guerre quand la Grande-Bretagne parut, au premier abord, la maîtresse absolue des destinées du monde, les masses ouvrières, éveillées par la guerre, affluèrent par centaines de milliers et millions d'hommes aux trade-unions. Celles-ci atteignirent leur apogée en 1919 : puis le reflux commença. A l'heure actuelle, les effectifs des organisations syndicales ont sensiblement baissé et continuent à baisser. John Whitley, qui fut à la " gauche " dans le ministère Macdonald, disait en mars, dans une réunion publique de Glasgow, que les trade-unions ne sont plus aujourd'hui que l'ombre d'elles-mêmes et ne peuvent ni combattre. ni négocier. Fred Bramley, le secrétaire général du congrès des trade-unions, se prononçait énergiquement contre ces appréciations. La polémique entre ces deux adversaires sans doute tout aussi impuissants l'un que l'autre en théorie, présente pourtant l'intérêt symptomatique le plus grand. Bramley dit que le mouvement politique, moins " ingrat " c'est-à-dire ouvrant de plus larges possibilités de carrière, détourne des trade-unions leurs militants les plus précieux. D'autre part, demande-t-il, que serait le Labour Party sans les cotisations politiques des trade-unions ? En fin de compte, Bramley ne nie pas le déclin de la puissance économique des trade-unions., mais l'explique par la situation économique de l'Angleterre. Nous chercherions du reste en vain, chez le secrétaire du congrès des trade-unions, l'indication d'une solution quelconque. Sa pensée ne sort pas du cadre d'une rivalité cachée entre l'appareil des trade-unions et celui du parti. La question n'est pourtant pas ici. La radicalisation de la classe ouvrière et, partant, la croissance du Labour Party, se fondent sur les causes mêmes qui ont porté des coups cruels à la puissance économique des trade-unions. Un mouvement se développe indéniablement, aujourd'hui, au préjudice de l'autre. Il serait néanmoins d'une extrême légèreté d'en déduire que le rôle des trade-unions est fini. Au contraire, les syndicats d'industrie de la classe ouvrière anglaise se mettent à peine en marche vers un grand avenir. Justement parce qu'il n'y a plus de perspective d'aucune sorte pour les trade-unions, dans les limites de la société capitaliste, la situation actuelle de la Grande-Bretagne étant donnée, les syndicats d'industrie sont tenus de s'engager dans la voie de la réorganisation socialiste de l'économie ; quand les trade-unions se seront elles-mêmes reconstruites de la façon correspondante, elles deviendront le levier principal de la transformation économique du pays. Mais la conquête du pouvoir par le prolétariat - non pas au sens d'une farce triviale et piteuse comme le ministère Macdonald, mais au sens réel, matériel, révolutionnaire, de la lutte des classes - est à cela une condition préalable absolument nécessaire. Il faut que tout l'appareil de l'État soit au service du prolétariat. Il faut que la classe ouvrière, la seule intéressée à la transformation socialiste, ait la possibilité de dicter sa volonté à toute la société. Il faut que toute l'administration, tous les juges, tous les fonctionnaires soient aussi pénétrés de l'esprit socialiste du prolétariat que les fonctionnaires et les juges actuels sont pénétrés de l'esprit bourgeois. Seules, les trade-unions fourniront le personnel nécessaire à cette œuvre. Les trade-unions formeront aussi les organes d'administration de l'industrie nationalisée. Les trade-unions deviendront à l'avenir les écoles éduquant le prolétariat dans l'esprit de la production socialiste. Leur grand rôle est par conséquent impossible à mesurer d'un coup d'œil. Mais elles sont aujourd'hui dans une impasse, Point d'issue du côté des palliatifs et des demi-mesures. La gangrène du capitalisme anglais entraîne inévitablement l'impuissance des trade-unions. La Révolution seule peut sauver la classe ouvrière anglaise et avec elle ses organisations. Pour prendre le pouvoir, le prolétariat doit avoir à sa tête un parti révolutionnaire. Pour rendre les trade-unions aptes à remplir leur rôle ultérieur, il faut les libérer des fonctionnaires conservateurs, crétins superstitieux qui attendent on ne sait d'où des miracles " pacifiques " et, tout bonnement, enfin, des agents du gros capital, renégats tels que Thomas. Un parti ouvrier réformiste, opportuniste et libéral ne peut qu'affaiblir les trade-unions en paralysant l'activité des masses. Le parti ouvrier révolutionnaire, appuyé sur les trade-unions, sera l'instrument puissant de leur assainissement et de leur essor.

Le prélèvement obligatoire, anti-libéral, " despotique " des cotisations politiques, contient en germe, comme la graine contient la tige et l'épi futur, toutes les méthodes du bolchevisme contre lesquelles Macdonald prodigue inlassablement l'eau bénite de sa médiocrité indignée, La classe ouvrière a le droit et le devoir de mettre sa volonté de classe au-dessus de toutes les fictions et de tous les sophismes de la démocratie bourgeoise. Elle doit agir avec l'assurance révolutionnaire que Cromwell inculquait à la jeune bourgeoisie anglaise. Nous connaissons déjà le langage que tenait Cromwell à ses recrues puritaines : " Je ne veux pas vous tromper à l'aide des expressions équivoques employées dans mes instructions, où il est question de combattre pour le Roi et pour le Parlement. S'il arrivait au Roi de se trouver dans les rangs de l'ennemi, je déchargerais mon pistolet sur lui comme sur n'importe qui ; et si votre conscience vous empêche d'en faire autant je vous conseille de ne pas vous enrôler sous mes ordres. " Ces mots n'expriment ni soif de sang, ni despotisme, mais la conscience d'une grande mission historique qui confère le droit d'anéantir tous les obstacles du chemin. Une jeune classe en voie de progrès, pour la première fois élevée à la conscience de sa mission, s'exprime par les lèvres de Cromwell. S'il faut chercher des traditions nationales, le prolétariat anglais doit emprunter à ses anciens " Indépendants " cet esprit d'assurance révolutionnaire et ce courage offensif. Les Macdonald, les Webb, les Snowden et tutti quanti n'empruntent aux compagnons d'armes de Cromwell que leurs préjugés religieux qu'ils combinent avec une couardise authentiquement fabienne, L'avant-garde du prolétariat a besoin d'accorder la vaillance révolutionnaire des " Indépendants " avec la claire philosophie matérialiste.

La bourgeoisie anglaise se rend exactement compte que le grand principal danger la menace du côté des trade-unions et que c'est seulement sous la pression de ces organisations de masse que le Labour Party peut, sa direction radicalement rénovée, devenir une force révolutionnaire. Une des nouvelles méthodes de la lutte contre les trade-unions consiste dans le groupement du personnel administratif et technique de l'industrie (ingénieurs, directeurs, contremaîtres. etc.) en un " tiers parti de la production ". Le Times mène une campagne très habile, très astucieuse, contre la théorie de " l'unité des intérêts des travailleurs manuels et intellectuels ". En cette circonstance comme en d'autres, les politiques bourgeois tirent parti avec beaucoup d'adresse des idées fabiennes, qu'ils ont eux-mêmes suggérées. L'opposition du capital au travail est néfaste au développement national, dit le Times, à l'unisson de tous les leaders du Labour Party, et il déduit de cet axiome la conclusion suivante : les ingénieurs, les directeurs, les administrateurs, les techniciens placés entre le capital et le travail sont les plus capables d'apprécier les intérêts de l'industrie " dans son ensemble " et de faire régner la paix entre salariés et patrons A cette fin, le personnel administratif et technique doit se constituer en tiers parti de l'industrie. A la vérité, le Times va ici au-devant des Fabiens. La position de principe de ces derniers, dirigée, dans un esprit réactionnaire et utopique, contre la lutte des classes, correspond le mieux à la situation sociale de l'intellectuel de petite ou de moyenne bourgeoisie, de l'ingénieur, de l'administrateur placés entre le capital et le travail, instruments du capital, en réalité, mais qui veulent s'imaginer indépendants, et s'asservissent d'autant mieux aux organisations capitalistes qu'ils soulignent leur indépendance des organisations prolétariennes. On peut prédire sans peine qu'au fur et à mesure de son élimination inéluctable des trade-unions et du Labour Party, le fabianisme confondra de plus en plus sa destinée avec celle des éléments intermédiaires des administrations industrielles, commerciales et de la bureaucratie de l'État. Le " Parti ouvrier indépendant ", après sa montée temporaire actuelle, dégringolera inévitablement et, devenu le " tiers parti de l'industrie ", pataugera aux pieds du capital et du travail.

VIII. Perspectives[modifier le wikicode]

Mrs. Lloyd George, femme de l'ancien Premier, ayant perdu un collier de perles de grande valeur, le Daily Herald, organe du Labour Party, émit des réflexions diverses sur les chefs libéraux qui passent à l'ennemi et offrent à leurs femmes des colliers de prix. L'éditorial de ce journal arrive à ce sujet à l'édifiante conclusion que voici : " L'existence du Labour Party dépend de la mesure dans laquelle il réussira à empêcher les leaders ouvriers de suivre le même chemin. " Arthur Ponsonby[61], libéral désespéré qui n'a pas cessé d'être un libéral, même au sein du Labour Party, médite, dans le même numéro, sur la perte du grand parti libéral, causée par ses chefs Asquith et Lloyd George. " Oui, lui fait écho l'éditorial, les chefs libéraux ont remplacé leurs mœurs et leurs manières simples par la façon de vivre des riches, avec lesquels ils entretiennent un commerce constant ; ils se sont assimilé leur attitude hautaine envers le peuple… ", etc., etc. Il ne semble y avoir rien d'étonnant à ce que les chefs du parti libéral, c'est-à-dire de l'un des deux partis bourgeois, mènent une vie bourgeoise. Mais, pour les libéraux du Labour Party, le libéralisme est un système abstrait de nobles idées, et les ministres libéraux qui achètent des colliers de perles à leurs femmes sont des traîtres au libéralisme. Les réflexions sur la façon de préserver les leaders ouvriers de la tentation de suivre ce chemin de perdition sont plus édifiantes. Il est évident qu'elles constituent un avertissement timide et maladroit donné à des leaders ouvriers à demi libéraux par des journalistes ouvriers de la même farine, contraints de compter avec l'humeur des lecteurs ouvriers. On se représente sans peine la débauche d'arrivisme qui règne sur les sommets ministériels du Labour Party britannique ! Il suffit de dire que Mrs Lloyd George elle-même fit allusion, dans une lettre de protestation adressée à la rédaction du Daily Herald, à certains faits, tels que le " cadeau royal " reçu par Macdonald d'un sien ami capitaliste. Après ces rappels; la rédaction s'est tenue coite. L'idée que la conduite des leaders du Labour Party peut être réglée à l'aide de narrations didactiques sur le collier de perles de l'épouse de Lloyd George, l'idée que la politique peut être dirigée à l'aide de prescriptions morales abstraites n'est qu'un piteux enfantillage. On le voit on ne peut mieux par l'exemple des organisations de la classe ouvrière anglaise. Le Daily Herald en est arrivé à concevoir la nocivité du commerce de la bourgeoisie pour les mœurs des leaders ouvriers. Mais ce commerce dépend intégralement de l'attitude politique à l'égard de la bourgeoisie. Si l'on se place sur des positions de lutte de classe irréconciliable, il n'y aura pas de possibilité de malpropres camaraderies : le leader ouvrier ne sera pas attiré par le milieu bourgeois et la bourgeoisie ne l'y admettra pas non plus. Mais les leaders du Labour Party défendent l'idée de la collaboration de classe et du rapprochement des chefs. " La collaboration et la confiance mutuelle entre patrons et ouvriers, - disait par exemple Mr. Snowden à l'une des séances parlementaires de cette année (1925), - est une condition essentielle de la prospérité du pays. " Nous entendons des discours analogues de la bouche de Clynes, des Webb et de toutes les autres autorités. Les leaders des trade-unions se placent au même point de vue : nous les entendons parler à tout moment de la nécessité de fréquentes rencontres entre délégués patronaux et ouvriers. Or, la politique des constantes relations amicales entre leaders ouvriers et hommes d'affaires bourgeois, à la recherche d'un terrain d'entente, c'est-à-dire du moyen d'éliminer ce qui les distingue les uns des autres, constitue, comme nous l'avons entendu proclamer par le Daily Herald, un danger, non seulement pour la moralité des chefs, mais aussi pour le développement du parti. Que faire ? Quand John Barnes[62] eut trahi le prolétariat, il se mit à dire : " Je ne veux pas de point de vue ouvrier particulier, de même que je ne veux pas de chaussures ouvrières et de margarine ouvrière. " Que John Barnes, devenu ministre bourgeois, ait, en s'engageant dans cette voie, amélioré sensiblement la qualité de son beurre et de ses chaussures, ce n'est pas discutable. Mais il est fort douteux que l'évolution de Barnes ait amélioré la qualité des chaussures des ouvriers des ports qui ont élevé Barnes sur leurs épaules. La moralité est conditionnée par la politique. Pour que le budget de Snowden plaise à la cité, il faut que Snowden lui-même soit plus près, par ses mœurs et sa moralité, des personnages de la banque que des mineurs du pays de Galles. Mais qu'en est-il de Thomas ? Nous avons relaté plus haut le banquet des propriétaires du chemin de fer, où Thomas, secrétaire de la Fédération des cheminots, jura que son âme n'appartient pas à la classe ouvrière, mais à la vérité, et qu'il était venu, lui, Thomas, à ce banquet, à la recherche de la vérité. Fait remarquable, cette infamie fut narrée en détail par le Times, tandis que le Daily Herald n'en souffla mot. La pauvre petite gazette moralise en vain. Essayez donc de modérer Thomas avec des prédictions sur le collier de perles de Mrs. Lloyd George! Il n'en sortira rien. Les Thomas, il faut les mettre à la porte. Et pour ce faire, ne pas taire leurs banquets et leurs autres embrassements avec l'ennemi, mais les crier sur les toits, démasquer leur jeu, appeler les ouvriers à épurer impitoyablement les rangs des organisations prolétariennes, Pour changer la moralité, il faut changer la politique.

A l'heure où nous écrivons ces lignes (avril 1925), la politique officielle de l'Angleterre se déroule, malgré le gouvernement conservateur, sous l'égide du compromis : la " collaboration " des deux éléments de l'industrie s'impose, les concessions mutuelles aussi, et les ouvriers doivent, d'une façon ou de l'autre, " participer " aux bénéfices de la production, etc. Cet état d'esprit des conservateurs exprime à la fois la force et la faiblesse du prolétariat anglais. En créant son propre parti, il a contraint les conservateurs à s'orienter vers la conciliation. Mais il leur permet encore d'espérer la conciliation, puisqu'il laisse à la tête du parti ouvrier les Macdonald, les Thomas, etc.

Baldwin ne cesse de discourir sur la nécessité de la tolérance mutuelle, pour que le pays puisse se tirer sans catastrophe des difficultés de sa situation actuelle. Le leader ouvrier Robert Smillie exprime à propos de ces discours son entière satisfaction : " Magnifique appel à la tolérance adressé aux deux parties ! " Smillie promet de se conformer intégralement à cet appel. Il espère que les capitaines d'industrie témoigneront aussi de plus d'humanité vis-à-vis des revendications ouvrières. " Désir tout à fait légitime et raisonnable ", certifie le Times, organe dirigeant, avec la mine la plus sérieuse. Et tous ces fades discours retentissent parmi les difficultés du commerce et de l'industrie, le chômage chronique, les commandes anglaises aux chantiers de construction navale de l'Allemagne, la menace de conflits imminents dans diverses branches d'industrie, - et où ? dans cette Angleterre, qui a l'expérience des batailles de classes… En vérité, la mémoire des masses laborieuses est courte et l'hypocrisie des dirigeants sans limite. La mémoire historique de la bourgeoisie est dans ses traditions de domination, dans ses institutions, dans les lois du pays, dans l'expérience accumulée de l'art de gouverner. La mémoire de la classe ouvrière est dans son parti. Un parti réformiste est un parti de courte mémoire.

Si les allures conciliantes des conservateurs ne sont qu'hypocrisie, elles ont pourtant des causes sérieuses. Le souci du maintien de la paix intérieure et extérieure est actuellement l'un des principaux soucis des partis gouvernants de l'Europe. Ce qu'on appelle la réaction contre les méthodes de la guerre et de la première période de l'après-guerre ne s'explique pas uniquement par des causes psychologiques. Le régime capitaliste s'est montré, pendant la guerre, tellement puissant et tellement élastique qu'il a donné la vie aux illusions particulières du capitalisme de guerre. Une direction hardiment centralisée de la vie économique, la réquisition militaire des articles économiques dont la pénurie se faisait sentir, l'habitude de vivre à crédit, l'émission illimitée du papier-monnaie, l'élimination des périls sociaux à l'aide de violences sanglantes, d'une part, et de multiples aumônes, de l'autre, - ces méthodes parurent au début propres à la solution de toutes les questions, propres à surmonter toutes les difficultés. Mais la réalité économique rogna bientôt les ailes aux illusions du capitalisme de guerre. L'Allemagne se trouva tout au bord de l'abîme. L'État français, État d'un pays riche, ne sort pas d'une banqueroute voilée. L'État anglais est contraint d'entretenir une armée de sans-travail presque deux fois plus nombreuse que les armées du militarisme français. La richesse de l'Europe s'est avérée loin d'être illimitée. La continuation des guerres et des ébranlements signifierait la fin du capitalisme européen. D'où le souci de " régler " les relations entre les États et les classes. Les conservateurs anglais ont habilement spéculé, aux dernières élections, sur la peur des ébranlements. Au pouvoir, ils se présentent comme le parti de la conciliation, de l'entente, de la bienfaisance sociale, " La sécurité, voilà la clef de la position ", ces mots du libéral lord Grey[63] sont répétés par le conservateur Austen Chamberlain. La presse anglaise des deux partis bourgeois vit de les ressasser. L'aspiration à la paix, à la création des conditions " normales ", à là garantie d'une monnaie stable, au rétablissement de traités de commerce, ne résout par elle-même aucune des contradictions qui amenèrent la guerre impérialiste et que la guerre n'a fait qu'aggraver. Mais on ne peut comprendre les tendances actuelles de la politique intérieure et étrangère des partis dirigeants de l'Europe, qu'en adoptant cette tendance, et les groupements politiques dont elle entraîne la formation, pour point de départ.

Il est superflu de dire que les tendances pacificatrices se heurtent, à chaque pas, à la résistance de l'économie d'après-guerre. Les conservateurs anglais ont déjà commencé à saper la loi d'assurance contre le chômage. L'industrie anglaise, telle quelle est, ne peut être rendue plus apte à soutenir la concurrence que par une diminution des salaires. Or, celle-ci est impossible tant que subsiste l'assurance contre le chômage, assurance qui augmente la capacité de résistance de la classe ouvrière. Des escarmouches d'avant-postes ont déjà commencé sur ce terrain. Elles peuvent amener à des actions sérieuses. En tous cas, dans ce domaine, comme en d'autres, les conservateurs devront très prochainement reprendre leur voie naturelle, Et les milieux dirigeants du Labour Party se trouveront alors dans des situations de plus en plus embarrassantes

Il est opportun de rappeler ici les relations qui s'établirent à la Chambre des Communes au lendemain des élections de 1906, lorsqu'un groupe parlementaire travailliste important se forma pour la première fois dans l'arène parlementaire. Dans les deux premières années, les députés travaillistes furent entourés d'égards particuliers. A la troisième année, les relations se gâtèrent. En 1910, le Parlement " ignorait " déjà le groupe travailliste. Ce ne fut pas l'effet d'une intransigeance quelconque de la part de ce dernier, mais des exigences grandissantes des masses ouvrières en dehors du Parlement. Ayant élu bon nombre de députés, ces masses attendaient que leur sort s'améliorât. Cette attente fut 1°un des facteurs qui préparèrent le formidable mouvement gréviste de 1911-1913.

Un certain nombre de conclusions applicables au présent découlent de ce rappel de faits, Les avances de la majorité de Mr. Baldwin à la fraction parlementaire du Labour Party devront d'autant mieux se transformer en leur contraire, que la pression des ouvriers sur leurs députés, sur leurs groupes parlementaires, sur le capital et sur le Parlement sera plus résolue. Nous en avons déjà parlé à propos du rôle de la démocratie et de la violence révolutionnaire dans les rapports entre les classes. Nous abordons maintenant cette question du point de vue du développement intérieur du Labour Parti.

Les chefs du " Parti Ouvrier Indépendant " (I. L. P.)[64], Macdonald en tête, ont, dans le Labour Party anglais, un rôle dirigeant. Le Parti Ouvrier Indépendant s'est affirmé pacifiste, a condamné le social-impérialisme, et appartenu, de façon générale, à la tendance centriste, non seulement dès avant la guerre, mais aussi pendant la guerre. Son programme condamne " tout militarisme, quelle qu'en soit la forme ", A la fin de la guerre, le Parti Ouvrier Indépendant est sorti de la Ile Internationale ; il a même pris contact, en vertu d'une décision de la conférence de 1920, avec la IIIe Internationale, à laquelle les Indépendants anglais ont posé douze questions plus profondes les unes que les autres. La septième question était ainsi libellée : " Le communisme et la dictature du prolétariat ne peuvent-ils être institués que par la force des armes, ou les partis qui laissent cette question ouverte, peuvent-ils être admis dans la IIIe Internationale ? " Spectacle hautement édifiant ; le boucher brandit un couteau à lame courte, mais l'agneau laisse la question ouverte. Il reste qu'à cette époque critique, le Parti ouvrier Indépendant posait la question de l'adhésion à l'Internationale Communiste, tandis qu'il exclut à présent les communistes du Labour Party. La contradiction entre le passé tout récent du Parti Ouvrier Indépendant et le présent du Labour Party, surtout dans les mois où il s'est trouvé au pouvoir, saute aux yeux, Aujourd'hui encore la politique des Fabiens dans le Parti Ouvrier Indépendant, diffère de celle des mêmes Fabiens dans le Labour Party. La lutte des tendances centristes et social-impérialiste se reflète faiblement dans ces contradictions. Ces tendances se croisent et s'harmonisent en Macdonald lui-même, à la suite de quoi notre pacifiste chrétien construit des croiseurs légers, en attendant d'en construire des lourds.

Ce qui caractérise par-dessus tout le centrisme socialiste, c'est l'inachevé, le mitoyen, l'intermédiaire, Il tient, tant qu'il n'est pas contraint de conclure et de répondre à des questions fondamentales posées avec netteté. Aux époques de paix " organiques ", le centrisme peut tenir, doctrine officielle d'un parti ouvrier même grand et actif, ainsi qu'il arriva à la social-démocratie allemande d'avant-guerre, à une époque où la solution des questions fondamentales de la vie de l'État ne dépendait pas du parti du prolétariat. En général, le centrisme est surtout le propre des petites organisations que l'insuffisance de leurs sphères d'influence soustrait à la nécessité de donner des réponses claires à toutes les questions de la politique et d'encourir de ce fait une responsabilité pratique. Tel fut précisément le centrisme du Parti Ouvrier Indépendant. La guerre impérialiste a trop clairement révélé que la bureaucratie ouvrière et l'aristocratie ouvrière avaient eu le temps, au cours de la période antérieure de prospérité capitaliste, de subir une profonde transformation petite-bourgeoise, quant à toute la façon de vivre et à toute la formation spirituelle, Mais le petit-bourgeois garde jusqu'au premier choc l'apparence de la liberté. La guerre révéla et consacra d'un seul coup la dépendance du petit-bourgeois vis-à-vis du grand et du très grand bourgeois. Le social-impérialisme a été l'aspect de cette dépendance au sein du mouvement ouvrier. Le centrisme, par contre, dans la mesure où il s'est conservé ou reconstitué pendant la guerre et depuis, a exprimé l'effroi du bureaucrate ouvrier petit-bourgeois, à l'idée d'être entièrement et surtout manifestement le captif de l'impérialisme. La social-démocratie allemande qui, de longues années durant, fit encore du temps de Bebel, une politique en réalité centriste, ne put pas se maintenir sur cette position pendant la guerre, ne fût-ce que du fait de sa puissance. Il fallait qu'elle fût ou contre la guerre - et ç'eût été, en réalité, entrer dans la voie révolutionnaire - ou pour la guerre, et c'était passer ouvertement à la bourgeoisie. Le Parti Ouvrier Indépendant anglais, organisation de propagande au sein de la classe ouvrière, put non seulement garder pendant la guerre mais affermir son caractère centriste en " déclinant les responsabilités ", en s'adonnant aux protestations platoniques et à la prédication pacifiste, sans scruter à fond aucune de ses idées et sans causer à l'État en guerre, de difficultés sérieuses. L'opposition des social-démocrates indépendants d'Allemagne qui " déclinèrent les responsabilités " sans empêcher toutefois Scheidemann et Ebert de mettre toute la puissance de l'organisation ouvrière au service du capital en guerre, eut aussi un caractère centriste.

L'Angleterre nous a offert, après la guerre, un exemple tout à fait exceptionnel de " coexistence " des tendances sociales-impérialistes et centristes dans le mouvement ouvrier. Le Parti Ouvrier Indépendant était, comme nous l'avons déjà dit, on ne peut mieux adapté au rôle d'une opposition centriste dégagée des responsabilités, qui critique sans causer aux dirigeants de préjudice appréciable. Mais les " Indépendants " devinrent promptement une force politique, ce qui modifia à la fois leur rôle et leur physionomie.

Ils devinrent une force en raison de la coïncidence de deux facteurs : d'abord, parce que l'histoire mit la classe ouvrière devant la nécessité de former son propre parti ; ensuite, parce que la guerre et l'après-guerre créèrent dans les premiers temps, par l'éveil de masses de millions d'hommes, une acoustique favorable aux idées du pacifisme ouvrier et du réformisme. Dès avant la guerre, il y avait dans les têtes des ouvriers anglais pas mal d'illusions démocratiques et pacifistes, c'est entendu. La différence n'en est pas moins énorme : le prolétariat anglais liait, par le passé, dans la mesure où il participait à la vie politique - et surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle ses illusions démocratiques et pacifistes à l'activité du parti libéral. Ce parti ne justifia pas les espérances placées en lui et perdit la confiance des ouvriers. Un parti ouvrier surgit, conquête historique inappréciable, que rien n'effacera plus. Mais il sied de bien se rendre compte que les masses ouvrières ont été plus désenchantées du manque de bonne volonté du libéralisme que des solutions démocratiques et pacifistes de la question sociale, cela d'autant plus que les millions d'hommes des nouvelles générations abordent, pour la première fois, la politique. Elles ont reporté leurs espérances et leurs illusions sur le Labour Party. C'est justement pourquoi, et c'est seulement pourquoi les " Indépendants " ont eu la possibilité. de se mettre à la tête de ce parti. Derrière les illusions démocratiques et pacifistes des masses ouvrières, il y a leur volonté de classe éveillée, leur profond mécontentement, leur disposition à soutenir leurs revendications par tous les moyens que les circonstances peuvent commander. Mais la classe ouvrière ne peut bâtir un parti qu'avec le matériel idéologique et le personnel dirigeant que le développement antérieur du pays, toute sa culture théorique et politique, ont formé. Ici, de façon générale, les milieux intellectuels petits-bourgeois, y compris naturellement l'aristocratie et la bureaucratie ouvrière, exercent une grande influence. La formation du Labour Party britannique s'impose justement parce qu'un sensible mouvement à gauche s'était produit dans les masses du prolétariat. La tâche de préciser la physionomie politique de ce mouvement échut aux représentants existants du pacifisme impuissant, conservateur et protestant. Mais, transférant leur état-major sur le terrain de plusieurs millions d'ouvriers organisés, les " Indépendants " ne purent pas rester eux-mêmes, c'est-à-dire imprimer tout bonnement leur sceau sur le parti du prolétariat. Devenus les dirigeants d'un parti comprenant des millions d'ouvriers, ils ne purent déjà plus se contenter des réticences centristes et de la passivité pacifiste. Ils durent, d'abord en qualité d'opposition responsable, puis en qualité de gouvernement, répondre oui ou non aux questions les plus graves posées par la vie de l'État. A partir du moment où le centrisme devint une force politique, il dut sortir de ses propres limites, en d'autres termes : ou déduire les conséquences révolutionnaires de son opposition à l'État impérialiste, ou se mettre ouvertement au service de cet État. C'est naturellement la dernière hypothèse qui se réalisa. Le pacifiste Macdonald se mit à construire des croiseurs, à emprisonner des Hindous et des Égyptiens, à procéder dans la diplomatie à l'aide de faux documents. Devenu une force politique, le centrisme se réduisit, en tant que centrisme, à zéro. Le profond mouvement à gauche de la classe ouvrière anglaise, qui amena avec une promptitude imprévue, le parti de Macdonald au pouvoir, détermina le mouvement ostensible de ce parti à droite. Tel est le lien entre hier et aujourd'hui, et telle est la raison pour laquelle le petit Parti Ouvrier Indépendant considère ses propres succès avec une stupeur aigre-douce et s'efforce à paraître centriste.

Le programme pratique du Labour Party britannique, dirigé par les " Indépendants ", a, en réalité, un caractère libéral et n'est, surtout en politique étrangère, qu'un écho attardé de l'impuissance de Gladstone. Gladstone fut " contraint " d'occuper l'Égypte, tout comme Macdonald a été " contraint " de construire des croiseurs. Beaconsfield[65] exprimait avec plus de justesse que Gladstone les besoins impérialistes du capital. La liberté du commerce ne résout plus aucun problème. Renoncer à fortifier Singapour est une folie, du point de vue du système entier de l'impérialisme britannique. Singapour est la clef de deux océans. Qui veut conserver les colonies, c'est-à-dire continuer la politique du brigandage impérialiste, doit tenir cette clef. Macdonald demeure sur le terrain du capitalisme, mais y apporte de timides amendements qui, s'ils ne décident rien, n'écartent rien, augmentent par contre les difficultés et les périls.

Sur les destinées de l'industrie anglaise, la politique des trois partis n'offre pas de différence sérieuse. Le désarroi engendré par la peur d'un bouleversement en est le trait dominant, Les trois partis sont conservateurs, et redoutent par-dessus tout les conflits industriels. Le Parlement conservateur refuse aux mineurs l'établissement d'un minimum de salaire. Les députés des mineurs constatent que l'attitude du Parlement est un " appel direct à l'action révolutionnaire ", bien que pas un d'entre eux ne pense sérieusement à l'action révolutionnaire. Les capitalistes proposent aux ouvriers une enquête commune sur la situation de l'industrie houillère, dans l'espoir de démontrer ce qui n'a pas besoin d'être démontré, à savoir : qu'étant donné le système actuel de l'industrie houillère, désorganisée par la propriété privée, la houille revient cher, même avec des bas salaires. La presse conservatrice et libérale voit le salut dans l'enquête. Les leaders ouvriers la suivent. Tous craignent les grèves qui pourraient augmenter la supériorité des concurrents étrangers. Si cependant une rationalisation quelconque de la production est possible en régime capitaliste, ce ne peut être sans l'action la plus impérieuse des grèves. Paralysant, à l'aide des trade-unions, les masses ouvrières, les leaders entretiennent le processus de la stagnation et de la gangrène économiques.

Un des réactionnaires assez marqués qui appartiennent au Labour Party britannique, le docteur Haden Guest, chauvin, militariste et protectionniste, a impitoyablement raillé au Parlement anglais la politique de son propre parti en matière de liberté du commerce et de protectionnisme : l'attitude de Macdonald, d'après Guest, est purement négative et n'indique aucune issue à l'impasse économique. Le fait est que la non-viabilité du libre-échangisme est tout à fait évidente. L'effondrement du libre-échangisme a déterminé celui du libéralisme. Mais l'Angleterre ne peut pas davantage chercher une issue dans le protectionnisme. Pour un jeune pays capitaliste au début de son développement, le protectionnisme peut être une phase inévitable et favorable au progrès. Mais pour le plus vieux pays industriel, dont l'industrie, établie de matière à desservir le marché mondial, eut un caractère offensif et conquérant, le passage au protectionnisme est l'attestation historique du début d'un processus mortel, et signifie pratiquement dans la situation mondiale actuelle, la protection des branches de l'industrie les moins viables, au détriment des autres, mieux adaptées au marché mondial ou intérieur. On ne peut opposer au programme du protectionnisme sénile du parti de Mr. Baldwin que le programme pratique de la Révolution socialiste, et non le libre-échangisme, non moins sénile, non moins mort.

Mais pour aborder la réalisation de ce programme, il faut d'abord nettoyer le Labour Party des protectionnistes réactionnaires, tels que Guest, et des libre-échangistes réactionnaires, tels que Macdonald.

Où peut commencer, comment peut s'effectuer un changement de politique du parti ouvrier, inconcevable sans un changement radical de dirigeants ?

Le Parti Ouvrier Indépendant ayant, au Comité Exécutif et dans d'autres institutions des plus importantes du Labour Party britannique, la majorité absolue, constitue dans ce parti une fraction dirigeante. Ce système de rapports à l'intérieur du mouvement ouvrier anglais donne, remarquons-le, puisque l'occasion s'en présente, une documentation exceptionnellement précieuse sur la " dictature de la minorité " : car c'est justement ainsi, c'est-à-dire par la dictature de la minorité que les leaders du Labour Party britannique définissent le rôle du Parti communiste dans la République des Soviets. Nous voyons pourtant le Parti Ouvrier Indépendant, qui compte 30.000 membres, jouir d'une situation dirigeante dans une organisation appuyée, par les trade-unions, sur des millions de membres. Cette organisation, c'est-à-dire le Labour Party, arrive, grâce à la forme numérique et au rôle du prolétariat anglais, au pouvoir, Une infime minorité de 30.000 hommes reçoit ainsi le pouvoir, dans un pays peuplé de 40.000.000 d'habitants, et qui domine sur des centaines de millions d'hommes. La démocratie la plus authentique aboutit à la dictature du parti de la minorité. Il est vrai que la dictature du Parti Ouvrier Indépendant, ne vaut absolument rien au sens de la lutte des classes. Mais c'est déjà là une tout autre question. Si pourtant un parti de 30.000 hommes - sans programme révolutionnaire, sans trempe, sans traditions sérieuses, peut arriver au pouvoir, par l'intermédiaire d'un parti ouvrier amorphe, appuyé sur les trade-unions, rien qu'en usant des méthodes de la démocratie bourgeoise, pourquoi ces messieurs s'indignent-ils ou s'étonnent-ils quand le Parti communiste, trempé dans la théorie et dans la pratique, marchant à la tête des masses populaires depuis des dizaines d'années remplies de luttes héroïques, comptant des centaines de milliers de membres, arrive au pouvoir, en s'appuyant sur les organisations de masses des ouvriers et des paysans? L'avènement au pouvoir du Parti Ouvrier Indépendant fut, en tous cas, beaucoup moins fondé et beaucoup moins naturel que l'avènement du Parti communiste, en Russie.

Mais la carrière étourdissante du Parti Ouvrier Indépendant n'est pas uniquement intéressante du point de vue de la polémique avec les vues sur la dictature de la minorité communiste. Il est beaucoup plus important d'apprécier l'essor rapide des " Indépendants " du point de vue des destinées futures du Parti communiste anglais. Certaines conclusions se présentent alors d'elles-mêmes.

Le Parti Ouvrier Indépendant, né dans un milieu petit-bourgeois, et proche, par ses sentiments et son état d'esprit, de la bureaucratie syndicale, s'est naturellement trouvé avec celle-ci, à la tête du Labour Party, quand la pression des masses eut obligé les secrétaires de syndicats à constituer ce dernier. Mais le Parti Ouvrier Indépendant prépare et aplanit, par son avance merveilleuse, par ses méthodes politiques, par tout son rôle, les voies du Parti communiste. En des dizaines d'années, le Parti Ouvrier Indépendant n'a réuni que 30.000 membres. Mais quand les profondes transformations de la situation internationale et de la structure intérieure de la société anglaise eurent engendré le Labour Party, les dirigeants " Indépendants " furent l'objet de " demandes " inattendues. Le même développement politique prépare pour l'étape suivante des " demandes " plus pressantes encore; qui s'adresseront au communisme. A l'heure présente, le Parti communiste est très peu nombreux. Aux dernières élections, i1 n'a rassemblé que 53.000 voix, chiffre susceptible de produire, comparé aux 5.500.000 voix du Labour Party, une impression accablante sur l'observateur étranger à la logique du développement politique de l'Angleterre. S'imaginer que les communistes verront des dizaines d'années durant, leur influence grandir pas à pas, acquérant à chaque élection parlementaire quelques dizaines de milliers ou quelques centaines de milliers de voix nouvelles, ce serait se faire de l'avenir une idée radicalement fausse. Certes, le développement du communisme sera, pendant une période relativement longue, d'une relative lenteur ; mais un changement radical s'accomp1ira ensuite : Le Parti communiste prendra dans le Labour Party la place que les " Indépendants " y tiennent actuellement.

Que faut-il pour que se produise ce résultat ? La réponse, en termes généraux, est tout à fait claire. Le Parti Ouvrier Indépendant a connu un succès sans précédent, parce qu'il a aidé la classe ouvrière à former un troisième parti, le sien propre. Les dernières élections ont montré avec quel enthousiasme les ouvriers anglais considèrent l'instrument qu'ils se sont forgé. Mais le parti n'est pas une fin en soi. Les ouvriers en attendent de l'action et des résultats. Le Labour Party anglais a grandi presque soudainement en sa qualité de parti prétendant au pouvoir et déjà familiarisé avec lui. Malgré le caractère profondément compromettant du premier gouvernement, " ouvrier ", le Labour Party a acquis aux dernières élections plus d'un million de voix nouvelles. On a vu se former dans son sein une gauche amorphe, invertébrée, sans avenir propre. La seule formation d'une opposition atteste le développement des exigences des masses et la croissance parallèle de l'inquiétude dans le milieu dirigeant du parti. Il suffit d'avoir la moindre idée de la nature des Macdonald, des Thomas, des Clynes, des Snowden et de leurs pareils pour se représenter de quelle calamiteuse façon grandiront les contradictions entre les exigences des masses et le conservatisme stupide des milieux dirigeants du Labour Party, surtout en cas de retour de ce dernier au pouvoir.

Nous supposons en esquissant cette perspective que la situation internationale et intérieure du capitalisme anglais, à l'heure actuelle, loin de s'améliorer, continuera à empirer. Si cette prévision s'avérait inexacte, si la bourgeoisie anglaise réussissait à cimenter l'Empire, à reprendre sa situation antérieure sur le marché mondial, à relever l'industrie, à donner du travail aux sans-travail, à augmenter les salaires, le développement politique serait une rétrogradation : on verrait le conservatisme aristocratique des trade-unions s'affermir à nouveau, le Labour Party s'acheminer vers son déclin, la droite s'y fortifier et cette droite se rapprocher du libéralisme, qui connaîtrait à son tour un regain de forces vives. Mais nous n'avons pas la moindre raison de formuler de semblables prévisions : au contraire, quelles que soient les variations partielles de la conjoncture économique et politique, tout nous annonce l'aggravation et l'approfondissement des difficultés que l'Angleterre traverse à présent et par là même l'accélération du rythme de son développement révolutionnaire. Et, dans ces conditions, le retour du Labour Party au pouvoir, à l'une des prochaines étapes, paraît très probable, et le conflit entre la classe ouvrière et son petit milieu dirigeant fabien devient inévitable.

Le chemin des " Indépendants " croisa celui du prolétariat : voilà ce qui explique leur rôle actuel. Cela ne veut nullement dire que ces chemins se soient à jamais confondus. La croissance rapide de l'influence des " Indépendants " n'est que le reflet de la pression extraordinairement vigoureuse de la classe ouvrière. Mais cette pression, justement, conditionnée par toute la situation, dressera les ouvriers anglais contre leurs chefs " Indépendants ". Les qualités révolutionnaires du Parti communiste britannique s'exerçant bien entendu avec une politique juste - se transformeront au fur et à mesure du développement de ce conflit en quantité génératrice de millions d'hommes.

Une sorte d'analogie s'esquisse entre les destinées du Parti communiste et Au Parti Ouvrier Indépendant. L'un et l'autre ont longtemps été des sociétés de propagande, davantage que des partis de la classe ouvrière. Puis, le développement historique de l'Angleterre ayant subi une modification profonde, le Parti Indépendant s'est trouvé à la, tête du prolétariat. Nous supposons que le Parti communiste connaîtra dans quelque temps le même essor[66]. A un moment donné, le chemin de son développement se confondra avec la grande route historique du prolétariat anglais, Mais cette fusion s'accomplira tout autrement qu'il n'arriva au Parti Indépendant. La bureaucratie syndicale servit à ce dernier de trait d'union. Les " Indépendants " ne peuvent diriger le parti ouvrier que dans la mesure où la bureaucratie syndicale affaiblit, neutralise et déforme la pression du prolétariat mû par ses intérêts de classe. Le Parti communiste, au contraire, ne pourra se mettre à la tête de la classe ouvrière que dans la mesure où celle-ci se trouvera irréductiblement en contradiction avec la bureaucratie conservatrice, dans les trade-unions et dans le Labour Party. Le Parti communiste ne peut se préparer à son rôle dirigeant que par la critique impitoyable du personnel dirigeant du mouvement ouvrier anglais, en démasquant chaque jour son rôle conservateur, anti-prolétarien, impérialiste, monarchiste, ancillaire, dans tous les domaines de la vie sociale et du mouvement de classe.

La gauche du Labour Party représente une tentative de renaissance du centrisme au sein du parti social-impérialiste de Macdonald. Elle exprime ainsi l'inquiétude dont est saisie une partie de la bureaucratie ouvrière, en présence de l'évolution des masses à gauche. L'illusion serait monstrueuse de penser que les éléments de gauche de la vieille école sont capables de diriger le mouvement révolutionnaire du prolétariat anglais dans la lutte pour le pouvoir. Ils constituent une formation achevée. Leur élasticité est très limitée, leur qualité de gauche profondément opportuniste ; ils ne mènent pas, ils ne sont pas capables de mener les masses au combat. Ils rénovent, dans les limites de leur médiocrité réformiste, le vieux centrisme irresponsable, sans empêcher Macdonald, ou plutôt, en l'aidant à porter la responsabilité de la direction du parti et, dans certains cas, des destinées de l'Empire britannique.

Ce tableau, s'est révélé avec la plus grande netteté au congrès du Parti Ouvrier Indépendant, tenu à Gloucester (Pâques 1925). Les " Indépendants " y approuvèrent par 398 voix contre 139, tout en grognant contre Macdonald, la prétendue activité du gouvernement travailliste. L'opposition, d'ailleurs, ne put se permettre le luxe d'une désapprobation que parce que la majorité était acquise à Macdonald. Le mécontentement des gauches à l'égard de Macdonald était celui du centrisme à l'égard de lui-même. La politique de Macdonald ne peut pas être améliorée à l'aide d'une mosaïque d'amendements. Le centrisme, arrivé au pouvoir, fera inévitablement une politique à la Macdonald, c'est-à-dire une politique capitaliste. On ne peut opposer de façon sérieuse à la politique de Macdonald que celle de la dictature socialiste du prolétariat. L'illusion serait très grande de croire le Parti Indépendant capable de devenir le parti révolutionnaire du prolétariat. Les Fabiens doivent être éliminés, " relevés de leurs fonctions ", On n'y arrivera qu'au prix d'une lutte implacable contre le centrisme des " Indépendants ".

Plus le problème de la conquête du pouvoir se pose en termes nets et brutaux et plus le Parti Ouvrier Indépendant s'y dérobe, en substituant au problème révolutionnaire capital des inventions bureaucratiques sur les meilleures façons, parlementaires et financières, de nationaliser l'industrie. Une des commissions du Parti Ouvrier Indépendant est arrivée à conclure que le rachat des terres, des fabriques et des usines doit être préféré à la- confiscation, car, la commission le pressent, la nationalisation s'accomplira graduellement en Angleterre, pas à pas, selon le vœu de Baldwin, et il ne serait pas " équitable " de priver de revenus un groupe de capitalistes, tandis qua d'autres toucheraient encore les intérêts de leurs capitaux. " Il en serait autrement, dit le compte rendu de la commission (que nous citons d'après le Times), si le socialisme, au lieu de s'instituer graduellement, surgissait d'un seul coup à la suite d'une Révolution catastrophique : les arguments produits contre la confiscation perdraient alors la plus grande partie de leur force. Mais nous ne pensons pas que cette hypothèse soit probable et nous ne nous sentons pas appelés à l'étudier dans le présent rapport. " Il n'y a pas, en général, de raison de repousser en principe le rachat des terres, des fabriques et des usines. Par malheur, les possibilités politiques et financières d'une telle opération ne coïncident jamais. L'état des finances de la République nord-américaine y rendrait le rachat parfaitement possible. Mais la question même ne se pose pas en Amérique en termes pratiques, et il n'y a pas de parti qui puisse la poser sérieusement. Et lorsque ce parti aura surgi, la situation économique des États-Unis devra subir des modifications très accusées. Par contre, en Angleterre, la question de la nationalisation se pose en termes catégoriques comme celle du salut de l'économie anglaise. Mais l'état des finances est tel que la possibilité du rachat est plus que douteuse. L'aspect financier de la question est du reste secondaire. Le principal est de créer les conditions préalables de la nationalisation avec ou sans indemnité. En fin de compte, C'est de la vie ou de la mort de la bourgeoisie qu'il s'agit. La Révolution est justement inévitable parce que la bourgeoisie ne se laissera jamais étrangler par une opération bancaire conçue à la manière fabienne. La société bourgeoise ne peut consentir, dans son état actuel, à une nationalisation même partielle qu'en y posant des conditions telles que le succès de cette mesure en serait compromis au plus haut point, ainsi que le principe et que le parti ouvrier. Et contre toute politique de nationalisation vraiment hardie, même partielle, la bourgeoisie se dressera en tant que classe. Les autres branches d'industrie recourront au lock-out, au sabotage, au boycott des industries nationalisées, leur feront en un mot une guerre à mort. Quelle que soit la prudence des premières mesures, il s'agira toujours, en définitive, de briser la résistance des exploiteurs. Quand les Fabiens nous disent ne pas se sentir "appelés" à étudier "cette hypothèse", il faut bien constater que ces messieurs se sont en général trompés sur leur mission. Il est fort possible que les plus laborieux d'entre eux se rendront un jour utiles dans quelques bureaux de l'Etat ouvrier de l'avenir en y travaillant au recensement partiel des éléments de la balance socialiste ; ils ne sont bons à rien quand il s'agit de la façon de créer l'Etat ouvrier, c'est-à-dire de la condition première, fondamentale, de l'économie socialiste.

Quelques mots réalistes ont échappé à Macdonald dans une de ses chroniques hebdomadaires du Daily Herald (4 avril 1925) : " La situation du parti, écrivait-il, est telle, de nos jours, que la lutte sera de plus en plus chaude et vive. Le parti conservateur nous fera une guerre à mort et plus le pouvoir du parti ouvrier sera menaçant, plus la pression des membres réactionnaires (du parti conservateur) deviendra impétueuse." C'est tout à fait exact. Plus le danger de l'avènement de la classe ouvrière au pouvoir sera imminent, et plus l'influence d'hommes, tels que Curzon (ce n'est pas pour rien que Macdonald vit en ce dernier le modèle des politiques de l'avenir), grandira dans le parti conservateur. L'appréciation des perspectives donnée cette fois par Macdonald semble juste. Mais, en réalité, le leader du Labour Party ne conçoit pas lui-même la portée et le poids de ses paroles. Il n'invoque la résistance à outrance des conservateurs, appelée à devenir d'autant plus acharnée que les événements se développeront davantage, que pour démontrer l'inopportunité de constituer des comités communs aux différents partis parlementaires. Or, les prévisions formulées par Macdonald ne vont pas seulement à l'encontre des comités de partis parlementaires, mais proclament l'impossibilité de résoudre par les méthodes parlementaires la crise sociale actuelle. Le parti conservateur luttera à outrance. Très juste. Mais cela veut dire que le Labour Party ne le vaincra que s'il fait preuve d'une résolution supérieure. Il ne s'agit pas de la rivalité de deux partis, mais des destinées de deux classes, Et quand deux classes engagent un duel à mort, la question n'est jamais tranchée par un décompte de suffrages. Jamais rien de semblable n'arriva dans l'histoire. Jamais rien de semblable n'arrivera tant qu'il y aura des classes.

Mais il ne s'agit pas de la philosophie générale de Macdonald ni de ses expressions parfois heureuses ; il ne s'agit pas de la façon dont il justifie son activité, ni de ce qu'il veut, mais de ce qu'il fait et du résultat de ses actions. Si nous abordons la question de ce côté, il s'avère que le parti de Macdonald prépare, par tout son travail, l'impétuosité formidable et les rigueurs exceptionnelles de la Révolution prolétarienne en Angleterre. Le parti de Macdonald affermit l'assurance de la bourgeoisie, et tend au suprême degré la longue patience du prolétariat. Quand cette longue patience sera épuisée, le prolétariat cabré se trouvera face à face avec la bourgeoisie, que la politique du parti de Macdonald n'aura fait qu'affermir dans la conscience de sa puissance. Plus les Fabiens entraveront le développement révolutionnaire de l'Angleterre et plus la déflagration sera terrible et furieuse.

La bourgeoisie anglaise a été éduquée dans un esprit impitoyable. Son existence insulaire, la philosophie morale du calvinisme, la pratique coloniale, l'orgueil national l'y ont amenée. L'Angleterre est maintenant de plus en plus repoussée au second plan. Ce processus inéluctable crée une situation révolutionnaire. La bourgeoisie anglaise, contrainte de s'incliner devant l'Amérique, de battre en retraite, de louvoyer, d'attendre, nourrit une inflexibilité croissante qui se manifestera dans la guerre civile, sous des formes effroyables. La canaille bourgeoise de la France de 1870, battue par les Prussiens, prit ainsi sa revanche sur les communards ; les officiers de l'armée écrasée des Hohenzollern se payèrent de même sur les ouvriers allemands.

La froide cruauté dont l'Angleterre gouvernante fait preuve à l'égard des Hindous, des Égyptiens, des Irlandais, et qui revêt l'apparence d'un orgueil de race, révélera en cas de guerre civile, son caractère de classe, et apparaîtra dirigée contre le prolétariat.

D'autre part, la Révolution allumera infailliblement dans la classe ouvrière anglaise les passions les plus grandes, si astucieusement contenues et réprimées par le dressage social, par l'Église et la presse, si habilement canalisées à l'aide de la boxe, du football, des courses et des autres sports.

Les péripéties concrètes de la lutte, sa durée, son issue dépendront intégralement de la situation intérieure et surtout internationale du moment où elle se déroulera. Dans sa lutte décisive contre le prolétariat, la bourgeoisie anglaise bénéficiera de l'appui le plus efficace de la bourgeoisie des États-Unis : le prolétariat anglais s'appuiera, en premier lieu, sur la classe ouvrière de l'Europe et sur les masses populaires opprimées des colonies britanniques. Le caractère de l'Empire britannique conférera inéluctablement à cette bataille de géants une ampleur internationale. Ce sera l'un des plus grands drames de l'histoire du monde. Les destinées du prolétariat anglais y seront liées aux destinées de l'humanité entière. La situation mondiale et le rôle du prolétariat anglais dans la production et dans la société lui assurent la victoire, à la condition qu'il soit bien dirigé avec une résolution révolutionnaire. La Parti communiste doit se déployer et venir au pouvoir comme le parti de la dictature du prolétariat. Il n'y a pas de chemin de traverse. Ceux qui y croient et ceux qui en parlent ne peuvent que tromper les ouvriers anglais. Telle est la conclusion essentielle de notre analyse[67].

IX. Allure et dates[modifier le wikicode]

Au cours de l'année écoulée depuis que ce livre a été écrit, les événements n'ont pas suivi l'itinéraire de Baldwin ou de Macdonald. La magnanimité du Premier conservateur a promptement déteint. Les communistes, exclus par Macdonald du Labour Party, sont emprisonnés par les juges du roi Georges, qui mettent ainsi e parti en dehors de la légalité. Les mêmes juges, encourageant familièrement les jeunes fanfarons du fascisme, recommandant à ces violateurs de loi de s'enrôler dans la police, appelée à faire respecter les lois. Les juges certifient ainsi que la différence entre la violation fasciste des lois et leur application policière est de forme et non d'essence. Les fascistes sont d'excellents citoyens, mais trop impatients ; leurs méthodes sont prématurées. La lutte des classes n'en est pas encore arrivée à la guerre civile. Macdonald et Lansbury continuent leurs services, contenant le prolétariat à l'aide des fictions de la démocratie et des mythes de la religion. Le fascisme demeure en réserve. Les politiques capitalistes comprennent néanmoins que les méthodes de la démocratie ne sont pas suffisantes, et Mr. Johnson Hicks prend mesure, en tête-à-tête avec lui-même, du masque de Mussolini. L'énergie policière du gouvernement Baldwin complète nécessairement son piètre désarroi économique. Le protectionnisme du parti conservateur est tout aussi impuissant en présence des faits nouveaux de la vie économique, que le libre-échange[68] des libéraux. Il fut, dès le début évident que les tentatives protectionnistes se heurteraient aux intérêts contradictoires des principales branches de l'économie britannique. Nous ne pensions pourtant pas, il y a un an, que le programme protectionnisme dégénérerait en une telle farce. Au cours de ce laps de temps, des taxes douanières ont été instituées sur les dentelles, les gants, les instruments de musique, les manchons à gaz, les canifs et le papier hygiénique. La production de ces articles n'occupe pas plus de 10.000 ouvriers, mais il y a 1.231.900 mineurs et 1.215.900 chômeurs. Mr. Baldwin n'abuse-t-il pas avec excès de la… gradation ?

Le parti libéral, dont le naufrage reste une des expressions les plus frappantes de la décadence sociale de la Grande-Bretagne, a renoncé, dans sa majorité, à l'espoir d'exercer indépendamment le pouvoir, et sa droite rêve d'un rôle modérateur à la gauche des conservateurs, tandis que sa gauche voudrait bien soutenir, à droite, Macdonald qui aura de plus en plus besoin de cet appui. Quand le vieil Asquith commente avec ironie les discours de Snowden et de Churchill, dans lesquels le premier convie les libéraux à adhérer au Labour Party et le second les convie à adhérer au parti conservateur, Mr. Asquith a raison à sa façon : la différence n'est pas si grande de mourir piteusement à la remorque de ses ennemis politiques ou de mourir indépendant.

Le rôle de la clique à Macdonald a été, dans la période qui nous occupe, suffisamment caractérisé par la simple juxtaposition des faits. En 1924, le gouvernement Macdonald poursuivait les communistes en vertu d'une loi pénale de 1797 (l'époque de la Révolution française !) Fin 1925, Macdonald obtenait l'exclusion des communistes du Labour Party. Le ministre le plus réactionnaire du gouvernement conservateur, Benito Hicks, déjà mentionné plus haut, a poursuivi les communistes par application de la même loi de 1797 et coffré les leaders du parti. Les masses ouvrières protestent. La clique à Macdonald est obligée d'émettre elle aussi, en manière de protestation, des grognements indistincts, contre quoi ? Évidemment contre la concurrence du Hicks qui lui arrache son morceau de pain.

Ni l'économique ni la politique de l'Angleterre au cours de l'année écoulée, ne nous donne des raisons de modifier, aussi peu que ce soit, les conclusions de notre livre. Nous n'avons aucune raison de réagir aux grincements de dents de la presse bourgeoise anglaise et surtout américaine. " L'auteur enseigne, - clame une gazette new-yorkaise, - sous le masque de son nouveau livre, aux Américains et aux Anglais, l'art de l'insurrection ". Et faute de pouvoir s'en prendre à l'auteur, hors de portée, la gazette exige des mesures radicales contre le livre. C'est dans l'ordre. Point n'est besoin de répondre. Les événements répondront. La seule chose que j'aie appris de la critique de la presse bourgeoise britannique, c'est que Mr. Winston Churchill n'est pas encore lord comme je le supposais par erreur, ou tout au moins prématurément.

La presse officielle du menchevisme tient en réalité le même langage, mais l'appel à la police bourgeoise contre la " propagande de la violence " revêt chez elle des formes un peu plus voilées. Ici non plus, il n'y a pas lieu d'engager une polémique. Dans la phase actuelle des événements l'opposition de la gauche du Labour Party britannique nous intéresse bien davantage. Nous n'apprenons cependant que peu de chose des écrivains qui la représentent. " Si les folles tendances moscovites peuvent trouver chez nous un terrain favorable, ce n'est que grâce à la cupidité de notre bourgeoisie et aux concessions excessives des dirigeants du Labour Party, etc., etc… " Tel est le sens des articles de Lansbury, de Brailsford et autres. Clichés centristes : On en connaît à l'avance les idées et les expressions. S'attendre de la part de ces messieurs à une tentative de véritable analyse des faits et des arguments, revient à peu près à attendre du lait d'un bouc.

Nous avons, par bonheur, entre les mains, un document remarquable pour son caractère beaucoup plus spontané, pour sa plus grande fraîcheur, si l'on peut s'exprimer ainsi. Un camarade russe, en correspondance avec des militants du mouvement ouvrier anglais, m'a communiqué deux lettres d'un membre de la " gauche " du parti ouvrier indépendant, consacrées à la critique de ce livre. Ces lettres m'ont paru plus intéressantes que les articles des " leaders " britanniques et autres, dont les uns ont désappris à penser et les autres ne l'ont jamais su. Je ne veux pas die que l'auteur de ces lettres raisonne bien. Il est au contraire difficile de se représenter chaos plus grand que celui qui règne parmi ses idées, en quoi, d'ailleurs, il voit lui-même sa plus grande supériorité sur les conciliateurs achevés, tels que Macdonald et sur les révolutionnaires " dogmatiques " que nous sommes.

Nous connaissons assez bien, d'après l'expérience russe et internationale, les confusionnistes de cette sorte. Si nous considérons pourtant les lettres critiques de ce militant de " gauche ", non destinées à la publication, comme plus instructives que les articles fignolés des professionnels du centrisme, c'est précisément parce que la confusion éclectique et consciencieuse de ses lettres exprime de façon plus directe les mouvements politiques des masses. Il est inutile d'ajouter que nous nous servons de ces lettres avec l'aimable autorisation des deux correspondants russe et anglais.

Les groupements idéologiques du mouvement ouvrier anglais et de ses milieux dirigeants surtout peuvent être répartis sur trois lignes principales. Le rôle dirigeant appartient, dans le Labour Party, la conférence de Liverpool l'a de nouveau démontré, aux droitiers, Les résidus des théories bourgeoises du XIXe siècle, surtout de la première moitié du XIXe siècle, constituent l'idéologie officielle de ces messieurs qui ne reculeront devant rien dans la défense des assises de la société bourgeoise. Par rapport à eux, la petite minorité des communistes se situe aux antipodes. La classe ouvrière anglaise ne vaincra que sous la direction du parti bolchevik. Elle est encore dans l'enfance, mais elle grandit et peut grandir rapidement.

Entre ces deux groupements extrêmes, comme entre des rives, s'étendent quantité de nuances et de courants dépourvus en eux-mêmes d'avenir, mais qui préparent l'avenir. Les théoriciens et les politiques de cette large tendance moyenne se recrutent parmi les éclectiques, les sentimentaux, les humanitaires hystériques et toutes espèces de brouillons. L'éclectisme est chez les uns une vocation déterminée, achevée, chez les autres une phase de développement. Le mouvement d'opposition, dirigé par les hommes de gauche, de demi-gauche et d'extrême-gauche, traduit un profond changement social dans les masses.

Mais la mitoyenneté des " hommes de gauche " anglais, l'amorphie de leurs théories, leur indécision politique - pour ne pas dire leur poltronnerie - assurent la maîtrise de la situation à la clique des Macdonald, des Webb et des Snowden, à son tour impossible sans les Thomas. Si les milieux dirigeants du Labour Party anglais peuvent être comparés au mors de la classe ouvrière anglaise, Thomas sera la boucle dans laquelle la bourgeoisie passe les rênes.

L'étape actuelle du développement du prolétariat anglais, dans laquelle son écrasante majorité accueille avec faveur les discours des " hommes de gauche ", et laisse au pouvoir les Macdonald et les Thomas, n'est naturellement pas fortuite. On ne peut pas la sauter. Le chemin du Parti communiste, grand parti de masse de l'avenir, ne passe pas seulement par une lutte irréconciliable avec les agents du capital, incarnés par la clique Thomas-Macdonald, mais aussi par une action systématique, tendant à démasquer les brouillons de la gauche, grâce à l'aide desquels, uniquement, les Macdonald et les Thomas peuvent conserver leurs positions. Et c'est la justification de l'attention que nous portons à notre critique de gauche.

Point n'est besoin de dire que ce critique accuse notre brochure de rigidité, trouve que la question est posée par nous de façon mécanique, que la réalité y est simplifiée, etc. " Toute sa brochure (la mienne) est pénétrée de la conviction que la décadence de l'Angleterre durera encore quatre ou cinq années (? !) avant d'amener, à l'intérieur, des complications sérieuses ", tandis que, de l'avis du critique, les douze prochains mois marqueront l'apogée de la crise après quoi " le développement ultérieur se poursuivra pendant une dizaine d'années (? !) sans grandes difficultés ". Mon critique commence ainsi par m'imputer la prédiction précise d'une aggravation de la crise pendant quatre ou cinq ans, puis y oppose une prédiction plus précise encore qui divise la période la plus prochaine de l'histoire d'Angleterre, en deux tranches : douze mois de crise aggravée et dix ans de progrès tranquille.

La lettre ne donne, à notre grand regret, pas de motif économique. Il ne nous reste, pour donner à cette prédiction d'une année de crise et d'une décade d'heureux développement un sens économique, qu'à admettre que l'auteur rattache ses prévisions aux difficultés financières actuelles, déterminées par le passage de la monnaie or et par le règlement de la question des dettes[69]. L'auteur réduit évidemment la crise économique à une crise de déflation et lui assigne, pour cette raison, une si courte durée. Il est bien probable que les plus grandes difficultés de la finance et du crédit surmontées, un certain soulagement se produira sur le marché financier et, partant, dans les affaires industrielles et commerciales. Mais on ne peut pas fonder une prévision générale sur des variations d'un caractère en réalité, aussi secondaire. Et la prédiction d'une décade d'heureux développement ne se justifie par rien. Les principales difficultés de l'Angleterre sont, d'une part, causées par le regroupement et le déplacement des forces économiques et politiques mondiales, et de l'autre, par le conservatisme interne de l'industrie anglaise.

L'immense supériorité industrielle et financière des États-Unis sur l'Angleterre est un fait dont l'importance ne fera que croître à l'avenir. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de facteur susceptible d'affaiblir les conséquences désastreuses qui découlent pour l'Angleterre de l'incomparable supériorité américaine.

Le développement de la technique la plus nouvelle, - l'importance croissante de l'électrification, en particulier, - atteint directement l'industrie houillère et, indirectement, toute l'industrie extrêmement conservatrice de 1'Angleterre, principalement basée sur le charbon.

Le développement de l'indépendance industrielle et politique du Canada, de l'Australie et de l'Afrique du Sud, apparu, depuis la guerre, dans toute son ampleur, porte à la métropole des coups répétés. Sources d'enrichissement hier, les Dominions deviennent pour l'Angleterre une cause du déficit de l'économie nationale.

Aux Indes, en Egypte et dans tout l'Orient, le mouvement national est dirigé en premier lieu contre l'impérialisme britannique. Nous doutons qu'on ait des raisons d'en espérer le fléchissement dans douze mois.

L'existence de l'Union Soviétique - nous pouvons donner raison sur ce point aux politiques anglais, conservateurs et libéraux - implique aussi pour la Grande-Bretagne de grandes difficultés économiques et politiques. Et il n'y a pas, là non plus, de raisons de penser que ces difficultés s'atténueront dans douze mois.

Si ce qu'on appelle la pacification de l'Europe continue, la renaissance et le renforcement de la concurrence allemande en résulteront. Et si une crise guerrière ou révolutionnaire succède à la pacification, cette crise ne manquera pas d'atteindre l'économie britannique.

La période la plus prochaine créera donc au capital britannique des conditions d'existence de plus en plus pénibles, et posera par là-même, de plus en plus âprement, devant le prolétariat, le problème du pouvoir. Je n'ai pas fixé de délai. La seule observation que j'aie faite à ce sujet dans mon livre dit que le développement révolutionnaire de la classe ouvrière anglaise se mesurera plutôt en lustres qu'en décades. Il va de soi que je n'ai pas voulu dire que la Révolution socialiste aurait lieu dans quatre ans (bien que cette hypothèse ne me paraisse pas exclue). Ma pensée était que la perspective du développement révolutionnaire doit être envisagée non pour des dizaines d'années, non pour nos enfants et pour nos arrière-neveux, mais pour la génération actuelle.

Me voici contraint de produire une large citation de la lettre de mon critique de gauche :

" Trotsky parle presque à tout moment de dizaines d'années. Peut-on en parler à propos d'une situation économique ou même politique ? Je pense qu'on ne le peut en aucun cas. On ne peut pas, comme l'indiquait autrefois Trotsky lui-même, assigner et fixer la date exacte du début de l'explosion révolutionnaire ; et quoi qu'il ait plutôt voulu en préciser le jour (?) je considère comme impossible d'en prédire l'année (!) La Révolution dépend, avant tout, des facteurs économiques : et les fadeurs économiques susceptibles d'agir pour ou contre la Révolution sont en ce moment, en Angleterre, infiniment nombreux. La Révolution pouvait éclater, le 1er août 1975, à la suite de la crise de l'industrie houillère. La Révolution pourra éclater quand cette crise se renouvellera en mai prochain (1926). La Révolution peut être hâtée par la crise de l'Extrême-Orient, par la guerre, par le krach économique d'autres pays, par la myopie de certains industriels de chez nous, par l'incapacité du gouvernement à résoudre le problème du chômage, par la crise d'industries autres que l'industrie houillère, et aussi par la propagande socialiste parmi les ouvriers, propagande qui augmente leurs exigences et leurs espérances. Chacune de ces possibilités est tout à fait plausible dans la situation actuelle, mais aucune ne peut être prévue, ne serait-ce qu'un mois à l'avance. Le temps présent est caractérisé par une extrême instabilité économique et, par conséquent, politique ; un mouvement peut gâcher tout le jeu. D'autre part, le système existant peut encore se maintenir artificiellement pendant nombre d'années. La Révolution britannique, si l'on entend par là une Révolution politique, se place ainsi sous un grand X ".

La confusion vraiment inconcevable de ces lignes n'est pas celle d'un esprit isolé ; c'est, au contraire, une confusion profondément typique. C'est celle de gens qui " de façon générale " admettent la Révolution, mais la craignent par toutes les fibres de leur être, et sont prêts à justifier leur crainte politique à l'aide de n'importe quelle théorie.

Examinons, en effet, de plus près, l'argumentation de l'auteur. Il enfonce des portes ouvertes en démontrant que l'allure du développement d'une Révolution et, par conséquent, son terme, sont déterminés par de nombreuses circonstances et de nombreux facteurs interdépendants qui hâtent ou ralentissent l'action. Il en déduit la conclusion, indiscutable en soi, de l'impossibilité de prédire le terme de la Révolution. Mais cette notion élémentaire, il réussit à la formuler ainsi : Trotsky croit impossible de prévoit le jour de la Révolution ; quant à lui, critique plein de sagesse, il croit même impossible d'en prévoir l'année. Cette antithèse est puérile à en paraître invraisemblable. Il peut même sembler qu'elle- ne mérite pas d'être réfutée. Mais combien n'y a-t-il pas, en réalité, d'hommes d'extrême-gauche qui n'ont pas même superficiellement examiné les problèmes de la Révolution, et pour lesquels le seul fait de songer au jour et à l'année constitue un grand pas en avant comparable, à titre d'exemple, au passage de l'analphabétisme complet, à la lecture hésitante des syllabes.

Si je pensais, en réalité, qu'il n'est impossible que de déterminer le jour de la Révolution, je m'efforcerais, sans doute, d'en déterminer la semaine, le mois, ou l'année. Mais je ne crois pas l'avoir tenté. Je me suis borné à montrer que le développement social de l'Angleterre est entré dans une phase révolutionnaire. A la fin du siècle dernier, on ne pouvait parler de Révolution en Angleterre que dans les limites des prévisions les plus générales. Dans les dernières années de l'avant-guerre, on pouvait déjà indiquer avec assurance divers symptômes attestant l'approche d'un tournant. Après la guerre, ce tournant - et brusque - est survenu. La bourgeoisie anglaise, opprimant les travailleurs et pillant les colonies, conduisit par le passé la nation vers la croissance matérielle et assura ainsi sa domination. Aujourd'hui, le régime bourgeois n'est pas seulement incapable de mener de l'avant la nation britannique ; il n'est pas en mesure de lui garder le niveau atteint. La classe ouvrière anglaise se débat parmi les contradictions de la décadence capitaliste. Pas une question de la vie économique : nationalisation des mines et des chemins de fer, lutte contre le chômage, libre-échange ou protectionnisme, construction d'habitations, etc., qui ne mène en droite ligne au problème du pouvoir. Telle est la base sociale historique de la situation révolutionnaire. Il va de soi qu'il s'agit de la lutte des forces vivantes de l'histoire, et non de l'accumulation automatique de grandeurs quantitatives. Ce seul fait rend impossible la prédiction passive des étapes du processus et des termes de développement. Il reste à tenir la main sur le pouls de l'économie et de la politique anglaises et à suivre attentivement, sans perdre une minute de vue la perspective générale, toutes les variations, tous les afflux et tous les reflux, en déterminant leur place dans le processus de la décadence capitaliste. Cette orientation générale offre la seule base de la politique d'un parti révolutionnaire, politique, dont la souplesse consiste à tenir aussi compte des variations partielles, mais nullement à perdre de vue la courbe directrice du développement.

Mon critique de gauche a visiblement ouï-dire quelque chose. - à un tout autre propos - sur la détermination du jour de la Révolution et ne s'est pas rendu compte qu'il s'agissait du moment de l'insurrection mise à l'ordre du jour par la Révolution. Ce sont questions tout à fait différentes, bien que connexes. Il s'agit, dans un cas, d'une prévision historique fondée et de la stratégie générale qui en découle ; dans l'autre, d'un dessein tactique supposant une détermination plus ou moins exacte de lieux et de temps. Personne - les procureurs britanniques exceptés - ne songera à dire que l'insurrection armée est en ce moment à l'ordre du jour en Angleterre et que la tâche pratique est d'en préciser le plan et par conséquent la date. Ce n'est pourtant que dans ces conditions qu'il serait possible de parler d'un ou de plusieurs jours. A l'automne de 1923, les choses se présentaient justement ainsi en Allemagne, La question n'est pas de fixer maintenant, en Angleterre, le jour de la Révolution, nous sommes encore loin de compte!, mais de bien comprendre que toute la situation objective le rapproche, le fait entrer dans le domaine de la politique éducatrice, préparatoire, du parti du prolétariat, tout en créant les conditions nécessaires à une prompte formation révolutionnaire du prolétariat.

Le même critique produit, dans sa deuxième lettre, à l'appui de son scepticisme sur les échéances (en réalité sur la Révolution même), des arguments encore plus inattendus. " Le domaine de l'économique, se dit-il, est pratiquement illimité... Une invention nouvelle, un regroupement des forces capitalistes... L'autre partie se rend également compte du danger... Enfin, l'Amérique peut prendre des mesures contre le krach menaçant de l'Angleterre. En un mot - conclut notre critique - les possibilités sont très nombreuses, et Trotsky est loin de les avoir épuisées. " Notre critique de gauche a besoin de toutes les possibilités, à l'exception d'une seule : la possibilité révolutionnaire. Jouant à colin-maillard avec la réalité, il est prêt à se cramponner à toute fantaisie. En quel sens, par exemple, une invention nouvelle pourrait-elle modifier les conditions sociales du développement de la Grande-Bretagne ? Depuis Marx les inventions se sont multipliées, sans atténuer les effets de la loi de concentration de la production et d'aggravation de la lutte des classes formulée par Marx, en les accentuant au contraire. Les inventions nouvelles donneront à l'avenir, comme par le passé, des avantages aux plus forts, c'est-à-dire, non à la Grande-Bretagne, mais aux États-Unis. Que l'autre partie se rend compte du danger et le combattra par tous les moyens, ce1a n'est pas discutable. C'est, du reste, justement la condition préalable, la plus importante de la Révolution. L'espérance en la main salvatrice de l'Amérique est, enfin, tout à fait saugrenue. Il est plus que probable qu'en cas de guerre civile en Angleterre, l'Amérique tentera de venir en aide à la bourgeoisie. Et cela signifie uniquement que le prolétariat anglais devra lui aussi se chercher des alliés en dehors des frontières du pays. Nous pensons qu'il les trouvera. Il en résulte que la Révolution anglaise se revêtira infailliblement un caractère international. Nous ne sommes pas disposés du tout à le contester. Mais notre critique veut dire autre chose. Il exprime l'espérance que l'Amérique améliorera suffisamment les conditions d'existence de la bourgeoisie anglaise pour l'aider, de façon générale, à éviter la Révolution. On ne peut rien imaginer de mieux ! Chaque jour écoulé nous certifie que le capital américain est le bélier de l'histoire qui porte, sciemment ou non, les coups les plus destructifs à la situation mondiale et à la stabilité intérieure de l'Angleterre. Notre " homme de gauche " n'en est nullement empêché d'espérer que le capital américain se serrera aimablement dans l'intérêt du capital britannique. Il faut évidemment s'attendre à ce que l'Amérique renonce pour commencer au recouvrement de sa créance sur l'Angleterre, restitue sans compensation à la trésorerie britannique les 300 millions de dollars qui constituent la réserve de la monnaie anglaise, soutienne en Chine la politique de la Grande-Bretagne, transmette même peut-être à la flotte britannique quelques nouveaux croiseurs, et aux firmes anglaises - avec un rabais de 50% - ses actions britanniques. Il faut, en un mot, s'attendre à ce que le gouvernement de Washington remette la direction des affaires de l'État aux mains de l'A. R. A., non sans avoir groupé dans cette dernière les quakers les plus philanthropes.

Que les hommes dont de telles billevesées occupent l'esprit se gardent de prétendre diriger le prolétariat britannique !

X. Brailsford et le marxisme[modifier le wikicode]

L'édition londonienne de ce livre a paru avec une préface inattendue de Mr. Brailsford, ancien radical bourgeois, entré après la guerre dans le Parti Ouvrier Indépendant, dont il rédige à présent l'organe. Mr. Brailsford n'a pas cessé, malgré toutes ses sympathies socialistes, d'être un radical. Et comme le Parti Ouvrier Indépendant est dirigé par des libéraux modérés, Brailsford s'y est trouvé à la gauche.

Que la publication du livre d'un communiste, nanti de la préface protectrice d'un membre du parti Macdonald soit possible, non en Chine arriérée ou même au Japon, où les librairies de la bourgeoisie radicale estiment encore utile à la diffusion des lumières de publier des livres de communistes russes, mais en Angleterre, dans un pays dont les antagonismes sociaux sont flagrants, ce seul fait atteste aux yeux de tout marxiste combien l'idéologie politique des Anglais est en retard sur les relations matérielles. Cette appréciation, qui n'a pas besoin d'être démontrée, implique une condamnation de cette sorte inattendue de " bloc " littéraire. Nous avons besoin de l'unité de front avec les masses ouvrières. L'unité ou la semi-unité du front littéraire avec Brailsford ne signifie que l'aggravation de la confusion des idées, dont le mouvement ouvrier anglais est assez riche, sans cela.

Mais l'erreur n'en incombe pas à Brailsford. Sa destination historique est de " corriger " Thomas et Macdonald, de donner un exutoire aux mécontentements des masses, d'arrondir les angles, de dissoudre les idées nettes en d'amorphes conceptions de " gauche ". Il est conforme aux intérêts politiques de Brailsford, dont nous ne suspectons nullement les intentions, nous souvenant seulement que l'enfer est pavé de bonnes intentions réformistes, de se présenter sous la même couverture que nous. Les masses ouvrières britanniques sont infiniment à sa gauche. " Fraternisant " avec un communiste moscovite, Brailsford masque son adhésion au parti qui exclut les communistes anglais.

Nos tâches sont autres. Nous ne voulons pas de masques. Notre premier devoir est de détruire les camouflages dans le domaine des idées. La masse ouvrière anglaise est infiniment à gauche de Brailsford, mais n'est pas encore en mesure de trouver des expressions adéquates à son état d'esprit. Le fatras du passé sépare encore, de toute sa largeur, cette masse allant à gauche, du programme communiste. Il est d'autant plus inadmissible d'ajouter ne serait-ce qu'un cheveu à ce fatras. Les communistes défendant les intérêts des mineurs, sont disposés à faire quelques pas de conserve avec Mr. Brailsford. Mais pas de " bloc " idéologique d'aucune sorte, pas d'unité de front en matière de théorie et de programme ! Brailsford, précisément, s'est exprimé en ces termes à propos de l'édition américaine de ce livre : " Un abîme nous sépare de ces gens. " Juste, juste, très juste! Or, rien n'est plus criminel du point de vue marxiste que de jeter sur un abîme politique des palmes littéraires : l'ouvrier trompé y mettra le pied et tombera.

Mr. Brailsford a besoin d'un camouflage. Il use d'un livre révolutionnaire, pour combattre la Révolution. Protagoniste des illusions démocratiques et du fétichisme parlementaire, Brailsford dit en somme dans sa préface : Voyez ! Nous ne craignons pas, dans notre démocratie britannique, de publier un livre bolchevik ; nous manifestons ainsi la largeur de vues et la puissance de la démocratie. Brailsford aspire en outre à atténuer, par sa petite manifestation, l'impression, pour lui fâcheuse, du récent procès des communistes. Il en convient tout haut. La condamnation des communistes, - maintenant que la Révolution ne s'esquisse encore que dans une perspective lointaine - constitue une réfutation des illusions démocratiques, beaucoup plus saisissante et plus convaincante que tous nos livres et que toutes nos brochures. Brailsford le comprend. Luttant pour la conservation des illusions démocratiques, il salue, en ces termes la parution de notre livre : " Si ce livre peut librement paraître, s'il peut être discuté… le cauchemar (nightmare) de ce procès sera dissipé. ". Sauvant à si peu de frais les illusions démocratiques, Brailsford entend suggérer au prolétariat anglais, que la libre parution, dans la librairie britannique, d'un petit livre révolutionnaire, accompagné, sous la forme d'une préface pacifiste, d'une dose proportionnée de contre-poison, atteste que les bourgeois anglais baisseront docilement la tête quand on se mettra à leur ravir démocratiquement les banques, les terres, les mines et les docks. En d'autres termes, Brailsford accompagne, sans la moindre gêne, notre livre de réflexions radicalement contraires à son but, à son sens, à son esprit et à sa lettre.

Rien d'étonnant que Brailsford reproche aux méthodes russes de polémique leur caractère impitoyable (ruthless) et forme le vœu qu'elles produiront sur les lecteurs anglais une impression tout à fait différente de celle qu'on en attend. Nous attendrons, quant à cela, pour nous prononcer. Il y a lecteurs et lecteurs. Les méthodes de polémique sont conditionnées par la nature même de la politique. Il est nécessaire d'être impitoyable pour dégager la réalité du mensonge conventionnel. Nulle part en Europe, l'hypocrisie canonisée - le cant - ne joue un rôle aussi grand qu'en Grande-Bretagne. Divers groupements politiques, les plus extrêmes y compris sont accoutumés à ne pas effleurer dans leurs luttes certaines questions et à ne pas appeler certaines choses par leur nom. La cause en est que la vie politique s'est déroulée, depuis toujours, aux sommets des classes possédantes, qui n'oublièrent jamais que des tiers les écoutaient. Le système des conventions, des allusions, des réticences, a été, des siècles durant, inculpé de haut en bas et a reçu son expression la plus réactionnaire dans le parti libéral actuel, y compris son aile d'opposition radicale. Il ne s'agit pas d'une manière littéraire, mais d'une politique. Notre polémique répugne à Brailsford, parce qu'elle, révèle à fond les antagonismes de classe. Il est tout à fait exact que les lecteurs éclairés, formés dans la tradition parlementaire de l'hypocrisie politique seront indignés et non séduits par cette polémique. Mais - n'en déplaise à Brailsford - c'est bien l'impression à laquelle l'auteur s'estime en droit de s'attendre. Il est aussi exact que les hommes politiques pourvus de cette éducation forment encore, une compacte couche intermédiaire entre la classe ouvrière et le programme communiste. Les réalités de la situation des classes sont néanmoins en Angleterre plus fortes que l'hypocrisie traditionnelle. Les ouvriers britanniques éveillés se frayant un chemin à travers les préjugés héréditaires - à partir de ceux de Baldwin, jusqu'à ceux de Brailsford - reconnaîtront dans notre polémique un élément de leur propre action. Et ce sera aussi l'impression que nous comptons produire.

La préface de Brailsford mêle à des éloges sans mesure des blâmes mesurés. Les éloges concernent ce qui est secondaire : la forme du livre. Les blâmes en concernent la substance. Les éloges démesurés sont destinés à donner un relief particulier aux attaques contre le bolchevisme. Brailsford agit dans la pleine conscience de ses fins. Il obéit à sa vocation. Il est intéressé au camouflage. Mais nous avons besoin nous, d'une entière clarté. C'est pourquoi nous repoussons au même titre ses éloges et ses blâmes.

Brailsford agit dans la pleine conscience de ses fins. Et n'en est pas moins impuissant au suprême degré. Mais ce n'est déjà plus sa faute. Il ne faut pas se soustraire à la tâche historique du centrisme : Dissimuler les réalités pour entretenir les illusions. Nous voyons de quelle façon ridicule il envisage la leçon du procès des communistes. La même impuissance est à la base de toute son appréciation de notre livre. Il appert, d'une part, chez lui, que le livre est fondé sur la connaissance des faits et l'intelligence de la logique de leur développement ; d'autre part, que l'auteur du livre est " un homme d'un autre monde ", incapable de concevoir le caractère du protestantisme anglais et la force des traditions parlementaires. Ce n'est pas seulement au Parlement, c'est dans les églises, dans les trade-unions et même dans les clubs, nous expose Brailsford, que le respect de la majorité a été, au cours des générations inculqué aux Anglais, " Qu'en sait le Russe, et comment apprécierait-il la puissance des traditions de notre civilisation la plus vieille ? " La hautaine impuissance de Brailsford est dans sa méthode : Il ne comprend pas les bases matérielles du développement social, qui en sont l'instance décisive. Il s'arrête devant des traditions, devant les alluvions d'idées des vieilles luttes et pense que le dépôt en est éternel. Il ignore les lois élémentaires qui font dépendre l'idéologie des assises mêmes des classes. Il n'est pas plus utile d'en discuter avec lui qu'il ne le serait de chercher à convaincre un inventeur du mouvement perpétuel qui nierait la loi de la conservation de l'énergie. Tout marxiste primaire comprend que les éruptions nouvelles du volcan social feront sauter la croûte des vieilles traditions et des vieilles institutions, avec d'autant plus de violence que les formes conservatrices de la société britannique seront mieux figées.

Les idées et les préjugés transmis de génération en génération deviennent un facteur d'une grande force historique. Cette force autonome des préjugés, condensée par l'histoire, s'observe assez bien sur Brailsford lui-même. Mais les faits matériels sont plus forts que les idées et les traditions qui les reflètent. Il n'est pas difficile de s'en convaincre, aujourd'hui précisément, par le spectacle édifiant de l'agonie du libéralisme anglais.

Trouverait-on tradition plus puissante que la sienne ? Le libéralisme se rattache par ses origines au premier mouvement du protestantisme et, partant, à la Révolution du XVIIe siècle, qui ouvrit l'histoire de l'Angleterre moderne. Or, la puissante tradition libérale se rétrécit et s'évanouit en cendres sous nos yeux comme un parchemin dans un brasier. Les faits vivants ont plus de force que les idées mortes. Le déclin des classes moyennes en Angleterre, le déclin du capitalisme anglais dans le monde, tels sont les faits matériels qui règlent implacablement le sort de la tradition du libéralisme. La physionomie du réformateur agraire Gracchus-Lloyd George, qui nie le soir ce qu'il disait le matin, est déjà par elle-même une dérision magnifique de la tradition libérale. Nous avons entendu Brailsford affirmer qu'un " homme d'un autre monde " ne peut comprendre " combien l'instinct de la soumission à la volonté de la majorité s'est profondément ancré dans la conscience du peuple anglais. " Chose remarquable, quand Brailsford descend des hauteurs de la doctrine jusqu'au domaine des faits politiques vivants, il lui arrive parfois de découvrir à l'improviste, le mystère de la soumission à la volonté de la majorité. C'est ainsi que commentant les débats de la dernière conférence du parti libéral qui a, - malgré toutes les traditions et contre son propre vœu - adopté (à moitié du moins) le charlatanesque programme de nationalisation du sol de Lloyd George, Brailsford écrivait dans le New Leader du 26 février : " Le paiement des frais par la caisse centrale (dont dispose Lloyd George) et les déjeuners gratuits offerts aux délégués ont évidemment créé à la conférence la majorité voulue. " Les déjeuners ont créé la majorité ! Ces paroles réalistes montrent que l'instinct démocratique de la soumission à la majorité, inculqué aux Britanniques par plusieurs générations, et inaccessible aux hommes appartenant à un autre monde, a de temps à autre, besoin, pour manifester sa toute-puissance, d'être appuyé de roastbeefs gratuits et d'autres ressources auxiliaires. Brailsford n'écrira vraisemblablement rien de mieux que ces quelques mots. Notre idéaliste s'est cogné ici à ce qui abîme en général les schémas métaphysiques ; à un morceau de réalité. On sait depuis longtemps que les professeurs kantiens allemands se heurtent dans leurs réalisations d'une morale éternelle à des obstacles, tels que l'insuffisance des traitements, les intrigues des collègues et le mauvais caractère des belles-mères. Le socialiste démocrate Brailsford s'est cogné - et beaucoup plus dangereusement qu'il ne le croit lui-même - à un. roastbeef. Certes, nous sommes, " gens d'un autre monde ", incapables de concevoir la noble vénération inspirée par les méthodes parlementaires à tous les Anglais. Mais pourquoi nous trouble-t-on en nous informant qu'au sein du parti libéral, créateur du parlementarisme, les majorités se font à l'aide de la caisse, de déjeuners en série gratuits, mais, il faut bien le croire, substantiels. La majorité ainsi formée ressemble fort à une majorité achetée et frelatée. Et il n'est encore question que de lutte pour des mandats et des portefeuilles ! Qu'adviendra-t-il quand se posera catégoriquement la question de savoir qui détiendra le pouvoir dans l'État, de la bourgeoisie ou du prolétariat, et qui détiendra la propriété, des capitalistes ou du peuple? Si les dirigeants du parti libéral se servent avec succès, dans l'intérêt de leur carrière parlementaire, de la corruption et de la falsification, devant quelle violence, devant quel crime les classes dirigeantes reculeront-elles quand se jouera toute leur destinée historique ? Je crains fort que, si l'un de nous deux est d'un autre monde et ne comprend pas l'essentiel de la politique anglaise, ce ne soit Mr. Brailsford. C'est un homme d'une autre époque. La nouvelle époque, c'est la nôtre.

Brailsford ne manque pas l'occasion de prendre dans sa préface la défense de la religion. Il est curieux qu'il se qualifie, ce faisant, d'agnostique. Ce terme est employé quelquefois en Angleterre comme un synonyme poli, édulcoré, mondain, du mot athée. Il définit plus souvent encore un demi-athéisme doutant de lui-même, c'est-à-dire cette variété de l'idéalisme qui, en matière de divinité, s'abstient au vote, pour employer le langage parlementaire. Et nous voyons ici la force du cant, de la convention, de la demi-vérité, du demi-mensonge, de l'hypocrisie philosophique. Faisant allusion à son athéisme et se qualifiant agnostique, Brailsford prend sur l'heure la défense de la religion. Voilà bien les mœurs équivoques, que les révolutionnaires anglais doivent impitoyablement bannir du mouvement ouvrier. Assez joué à colin-maillard ! Nommez donc les choses par leur, nom !

Brailsford défend la religion en contestant son caractère de classe. Pas un Russe ne peut, voyez-vous, comprendre ce qu'est la religion anglaise avec ses " traditions de libre discussion, sa forme démocratique, son manque relatif d'esprit de lucre ", etc. Aucun curé démocrate ne ferait mieux que notre agnostique l'apologie du narcotique religieux, son témoignage en faveur de l'Église doit avoir d'autant plus de poids qu'il se déclare lui-même incroyant. Dualité et fausseté à chaque pas. Tentant de révoquer le caractère bourgeois du protestantisme, Brailsford se demande, accusateur, si Trotsky mit jamais les pieds dans une chapelle dissidente du bassin houiller, lu Benian et jeta jamais un coup d'œil dans l'histoire révolutionnaire des anabaptistes et des sectateurs de la Cinquième Monarchie. Je dois reconnaître n'avoir pas visité les chapelles dissidentes de mineurs, et n'avoir, des faits historiques dont parle Brailsford, qu'une connaissance très insuffisante. Je promets de visiter le bassin houiller et ses chapelles, dès que le parti de Brailsford aura pris le pouvoir, et m'aura autorisé, conformément aux principes de la démocratie, à voyager librement sur le territoire de sa Majesté britannique. Je m'efforcerai d'aborder auparavant Benian, l'histoire des anabaptistes et celle de la Cinquième Monarchie. Mais Brailsford se trompe cruellement, s'il pense que les faits et les circonstances qu'il énumère peuvent modifier un jugement général porté sur la religion et, en particulier, sur le protestantisme. Je me rendis une fois, en compagnie de Lénine et de N. K. Kroupskaïa, dans une église libre de Londres, et j'y entendis alterner les discours socialistes et les psaumes. Le prédicateur était un typographe revenu de l'Australie. Il parlait de Révolution sociale. Les psaumes imploraient Dieu d'instituer ici-bas un régime qui ne connaîtrait ni pauvres ni riches. C'est ainsi que je fis pratiquement la connaissance du mouvement ouvrier anglais, il y a presque un quart de siècle (1902). Quel est, me demandai-je, le rôle du psaume par rapport au discours révolutionnaire ? Celui d'une soupape de sûreté. Les vapeurs denses du mécontentement montaient sous la coupole de l'église et, de là, plus haut, vers le ciel. Telle est la fonction essentielle de l'église dans une société divisée en classe.

Il va de soi que les différentes églises remplissent différemment cette fonction. L'Église orthodoxe russe se transformait naguère de plus en plus, sans être venue à bout de la mythologie du christianisme primitif, en un appareil bureaucratique existant à côté de celui du tsarisme. Le pope marchait de pair avec le sous-off et répondait par des mesures de répression à tout mouvement schismatique. C'est pourquoi les racines de l'Église orthodoxe russe se sont révélées si frêles, surtout dans les centres industriels. L'appareil bureaucratique de l'Église écarté, les ouvriers russes ont, dans leur grande majorité, de même que la jeune génération paysanne, écarté du coup la religion. Il en est tout autrement du protestantisme, qui s'est dressé, drapeau de la bourgeoisie et des petites gens des villes et des campagnes, contre la Couronne, la Cour, les privilégiés, les nobles et les évêques. Les origines et le développement du protestantisme se rattachent de si près au développement de la culture urbaine et à la lutte de la bourgeoisie pour une situation plus ferme et plus stable dans la société, qu'il est superflu d'en faire la démonstration. Et la bourgeoisie n'aurait pas pu combattre avec succès et se maintenir ensuite au pouvoir si elle n'avait fait, dans une certaine mesure, de son drapeau celui du bas peuple, c'est-à-dire des artisans, des paysans et des ouvriers. Dans la lutte contre la noblesse, la bourgeoisie s'attacha solidement le bas peuple, grâce à la religion protestante. Le bûcheron écossais prêtait évidemment à ses psaumes un contenu subjectif différent de celui qu'ils avaient pour le respectable Mr. Domby ou qu'elles ont pour l'honorable arrière-neveu de Mr. Domby, qui siège aujourd'hui à la Chambre des Communes, à la droite ou à la gauche de Mr. Macdonald. Il en est de même pour le libéralisme. Les ouvriers libéraux, pas les bureaucrates des syndicats, les prolétaires, entendaient le programme libéral tout autrement que Gladstone. Ils introduisaient dans leur libéralisme un instinct de classe, d'ailleurs impuissant. Brailsford se hasardera-t-il à contester, pour cette raison, que le libéralisme ne soit le programme du commerce petit et moyen, de la bourgeoisie industrielle et de la bourgeoisie intellectuelle en voie de progrès ?

Il est vrai - et Brailsford voudrait avoir là un point d'appui - que beaucoup de radicaux petits-bourgeois, adversaires de la lutte des classes, inclinaient à l'athéisme, tandis que les pionniers du trade-unionisme étaient également partisans du christianisme et de la lutte des classes. Il n'y a là aucune contradiction avec ce qui a été dit plus haut. Le marxisme n'enseigne nullement que chacun reçoit une ration de convictions philosophiques et religieuses proportionnée à l'importance de son revenu ou de son salaire. La question est plus complexe. Les idées religieuses naissant, comme toutes les autres, sur le terrain des conditions matérielles de la vie, c'est-à-dire avant tout sur celui des antagonismes des classes, ne s'ouvrent que peu à peu un chemin, survivent, en raison du conservatisme, aux besoins qui les ont engendrées, et ne disparaissent qu'à la suite de chocs et de bouleversements sérieux. Les petits-bourgeois radicaux anglais, disciples des utilitaires, ou des owenistes, pouvaient être des athées militants tant qu'ils pensaient sérieusement disposer de moyens de résoudre sans douleur toutes les questions sociales. Mais, au fur et à mesure que s'aggravèrent les antagonismes de classes, le radicalisme militant s'évanouit ou se transporta dans le Labour Party, apportant à ce dernier sa hauteur idéaliste malmenée et son impuissance politique. Les organisateurs de trade-unions, portés à de hautes situations par des grèves, ne pouvaient pas renier la base de leur travail et la source de leur influence, c'est-à-dire la lutte des classes. Mais ils demeurèrent dans les étroites frontières du trade-unionisme, se gardant bien de pousser l'action jusqu'aux conclusions révolutionnaires nécessaires, ce qui leur permit et leur permet encore d'accorder le trade-unionisme avec le christianisme, en d'autres termes, avec une discipline inculquée au prolétariat par la croyance et la morale d'une autre classe.

Il est tout à fait indiscutable que la Révolution trouvera une bonne partie des mineurs du pays de Galles sous l'empire des préjugés religieux. On peut ne pas douter que ces mineurs ne remplissent néanmoins leur tâche. Ils se libéreront de certains préjugés dans l'action et de certains autres après l'action. Mais nous nions catégoriquement que les mineurs du pays de Galles, et les prolétaires britanniques, en général, puissent être guidés dans le bon chemin par des hommes qui ne se sont pas encore débarrassés de croyances d'une absurde puérilité, ne connaissent pas la structure de la société humaine, n'en ont pas compris le dynamisme, ne comprennent pas le rôle qu'y joue la religion, et sont disposés à subordonner, dans telle ou telle mesure, leur action à une morale d'Église, unissant les oppresseurs et les opprimés. De tels chefs ne sont pas sûrs. La classe ouvrière peut toujours en attendre, à l'heure la plus décisive, une capitulation ou une trahison - le Sermon sur la Montagne cité à l'appui.

La force traditionnelle du protestantisme britannique nous apparaît clairement, et Brailsford a tort de prétendre que nous jugeons le protestantisme d'après l'orthodoxie russe. Allons donc! Marxistes, nous sommes accoutumés à considérer les phénomènes historiques dans leur déterminisme social, sous leurs formes concrètes, et à en juger, non d'après leur nom, mais d'après le contenu que leur donne la société vivante, c'est-à-dire divisée en classes. La puissance traditionnelle du protestantisme est grande, mais n'est pas illimitée. De par sa nature même de doctrine religieuse et non politique, le protestantisme a plus d'élasticité que le libéralisme, son frère cadet. Mais l'élasticité du protestantisme est limitée. Un profond changement dans les destinées de l'Angleterre les prédétermine. Toutes les traditions nationales sont à l'épreuve. L'œuvre des siècles sera détruite en des années. L'épreuve révolutionnaire, partant de faits inflexibles, atteindra aussi les dernières arcanes de la conscience, où se dissimulent les préjugés religieux héréditaires. Notre devoir est de contribuer à cette œuvre d'assainissement, et non de lui opposer des obstacles, à l'instar des agnostiques équivoques, qui ne font allusion à leur athéisme que pour défendre la religion.

Nous voyons ainsi que nous nous trouvons, Brailsford et nous, à propos des questions essentielles, dont dépendent, dans l'histoire, la vie et la mort du prolétariat, des deux côtés opposés d'une barricade idéologique. C'est pourquoi notre parution devant le lecteur anglais sous la même couverture que lui constitue le malentendu le plus grossier.

J'y remédie de mon mieux par cet article.


10 mars 1926.

L. TROTSKI.

Encore sur le pacifisme et la révolution[modifier le wikicode]

(Réponse à Bertrand Russel)

Les plus grandes particularités du développement de la Grande-Bretagne sont déterminées par sa situation insulaire. Le rôle de la flotte britannique, dans les destinées du pays, exprime ces particularités avec le plus de vigueur. Or, les socialistes britanniques, qui nous reprochent d'ignorer ou de ne pas comprendre les particularités cachées ou impondérables de l'esprit britannique, oublient à chaque instant, dans les débats sur la Révolution prolétarienne, une grandeur aussi importante que la flotte britannique. Russel, qui appelle ironiquement à l'aide la flotte soviétique, ne dit mot de la flotte britannique qui continuait à se fortifier de croiseurs légers lorsque le parti de Macdonald était au pouvoir.

Il s'agit de la conquête du pouvoir dans un pays où le prolétariat constitue l'écrasante majorité de la population. La volonté de conquérir le pouvoir à tout prix, c'est-à-dire au prix de n'importe quels sacrifices, doit être la condition préliminaire, politique du succès de l'entreprise. Seul, un parti ouvrier peut unir les masses dans cette aspiration. La seconde condition préliminaire du succès est dans la claire intelligence des voies et méthodes d'action. Débarrassé de la cataracte pacifiste qu'il a sur les yeux, le Labour Party verra - et ne verra qu'alors, - verra et expliquera au prolétariat que la vraie transmission du pouvoir d'une classe à une autre dépend, dans une mesure infiniment plus grande que du Parlement, de l'armée et de la flotte britanniques. Il faut que les marins - pas les amiraux, naturellement, mais les chauffeurs, les ouvriers, les électriciens et les matelots - apprennent à comprendre les tâches et les objectifs de la classe ouvrière. Il faut, à travers tous les obstacles, trouver un chemin vers eux. Ce n'est qu'au prix d'un travail de préparation opiniâtre et tenace que l'on réussira à créer une situation dans laquelle la bourgeoisie ne pourra pas, en cas de lutte avec le prolétariat, s'appuyer sur la flotte. Or, sans cela, il est insensé de parler de victoire.

On ne peut naturellement pas se présenter les choses comme si, dès la première période de la Révolution, la flotte tout entière et l'armée en tenue de combat devaient se ranger du côté du prolétariat. On n'évitera pas de troubles profonds dans la flotte même. L'histoire de toutes les Révolutions en témoigne. Les troubles qui se rattachent dans une flotte à un renouvellement radical du commandement entraînent inévitablement un affaiblissement général de la flotte, pour une période assez longue. On ne peut pas fermer les yeux sur ce fait. Mais la période des crises et d'affaiblissement intérieur de la flotte sera d'autant plus courte que le parti dirigeant du prolétariat se montrera plus énergique. Plus il aura de relations dans la flotte dès la période de préparation, plus il sera résolu dans la lutte, et plus clairement il se montrera, devant tous les opprimés, capable de prendre et de garder le pouvoir.

Le pacifisme n'effleure qu'à peine la machine de guerre de la classe dominante. La meilleure preuve nous en est donnée par l'expérience de guerre, courageuse mais plutôt stérile, de Russel. Tout se borna à l'emprisonnement de quelques milliers de jeunes " objecteurs de conscience ". Dans l'ancienne armée du tsar, les membres de sectes religieuses, les tolstoïens en particulier, s'exposaient souvent à des persécutions en raison de leur résistance passive au militarisme ; ils ne résolurent pourtant pas le problème du renversement de l'autocratie. Ils n'ont pas empêché, en Angleterre non plus, et ne pouvaient pas l'empêcher, la guerre jusqu'au bout.

Le pacifisme s'adresse davantage aux masses ouvrières qu'à l'organisation militaire de l'Etat bourgeois. Mais ici son influence est tout bonnement délétère. Il paralyse la volonté de ceux qui, sans cela, n'en ont déjà pas de trop. Il prêche la nocivité des armements à ceux qui sont, sans cela, désarmés, aux victimes de la violence d'une autre classe. Dans les conditions actuelles de la vie britannique, au moment où le problème du pouvoir se pose avec brutalité, le pacifisme de Russel est profondément réactionnaire.

Il n'y a pas si longtemps que Lansbury adjurait, les journaux nous en ont informés, les soldats britanniques à ne pas tirer sur les grévistes. Les milliers d'assistants d'une réunion d'ouvriers et d'ouvrières levèrent la main en signe de solidarité avec cet appel peu conciliable, à la vérité, avec la politique de Macdonald, mais qui constitue un progrès défini dans la voie de la Révolution. Il faudrait pourtant une extrême naïveté pour s'imaginer que l'appel de Lansbury ait créé la possibilité d'une solution pacifique, excluant l'effusion de sang, du problème du pouvoir. Au contraire, cet appel, dans la mesure où il portera dans la vie, suscitera infailliblement des conflits armés d'une extrême gravité. Car on ne peut pas se figurer tous les soldats, tous les marins se refusant simultanément à tirer sur les ouvriers. A la vérité, la Révolution sèmera la discorde dans l'armée et la flotte. La discorde passera par chaque compagnie et par chaque équipage de vaisseau de guerre. Ce soldat est déjà fermement résolu à ne pas tirer, dût-il payer son courage de sa vie ; cet autre hésite ; ce troisième est prêt à tirer sur celui qui se refusera à tirer. Dans la première période, ceux qui hésitent seront les plus nombreux.

Qu'en fut-il chez nous en 1905 et en 1917 ? Les soldats et les marins manifestant leur solidarité avec les ouvriers s'exposèrent d'abord au feu de l'officier. A l'étape suivante, l'officier s'exposa au feu des soldats entraînés par l'exemple héroïque de leurs camarades les plus avancés. Ces conflits s'élargissent. Le régiment où les éléments révolutionnaires l'emportent se dresse en face de ceux où les anciens cadres de commandement gardent encore le pouvoir. Les ouvriers s'arment cependant avec l'appui des régiments révolutionnaires. Il n'en va pas autrement dans la flotte. Nous recommanderions vivement à Russel et à ses coreligionnaires politiques d'aller voir le film soviétique, le Cuirassé Potemkine : le mécanisme de la Révolution parmi une masse d'hommes armés y est montré avec un relief suffisant. Il serait plus important encore de projeter ce film devant les ouvriers et les marins britanniques. Espérons que le parti ouvrier, arrivé au pouvoir, le fera.

Les hypocrites héréditaires de la bourgeoisie et les cannibales civilisés, diront, bien entendu, avec la plus grande indignation, que nous nous efforçons de dresser le frère contre son frère, le soldat contre l'officier, etc. Les pacifistes approuveront et ne manqueront pas de rappeler une fois de plus que nous voyons tout à travers un prisme sanglant, ne connaissant pas les particularités de la Grande-Bretagne, n'appréciant pas à sa juste valeur la féconde influence de la morale chrétienne sur les officiers de marine, les policemen et Joynson Hicks. Mais ces raisonnements ne sont pas de nature à nous arrêter. La politique révolutionnaire veut, avant tout, que l'on envisage les faits bien en face, en cherchant à pressentir leur développement ultérieur. Les philistins se la représentent comme fantaisiste, parce qu'elle s'efforce de prévoir le surlendemain alors qu'ils n'osent, eux, songer au lendemain.

Dans une situation telle que le salut de l'organisme national tout entier est non dans une tyrannie conservatrice, mais dans l'extirpation chirurgicale d'un organe défectueux.- la classe qui se survit, - la prédication pacifiste découle eu réalité d'un indifférentisme épris de lui-même. L'humanité la plus haute exige, dans ces circonstances, afin d'abréger les délais et de diminuer les souffrances, la résolution la plus grande.

La bourgeoisie américaine sera d'autant moins tentée d'intervenir que le prolétariat anglais mettra plus énergiquement la main sur les moyens et les armes de la bourgeoisie britannique. La flotte américaine aura d'autant moins de possibilité d'abattre le pouvoir prolétarien en Angleterre que ce dernier se soumettra plus vite et plus complètement la flotte britannique.

Nous ne voulons pas dire que l'intervention militaire de la république transocéanienne soit ainsi exclue. Au contraire, elle est très probable et, dans de certaines limites, absolument inévitable. Mais le résultat en dépend dans une large mesure de notre propre politique avant et pendant la Révolution.

La flotte française ne jouera pas le dernier rôle dans le blocus complet des îles Britanniques, surtout dans leur isolement du continent. La bourgeoisie française peut-elle employer ses vaisseaux contre la Révolution prolétarienne en Angleterre ?

Nous avons déjà, à ce sujet, une certaine expérience. En 1918, Millerand envoyait dans la Mer Noire, contre les ports de la République des Soviets, des vaisseaux de guerre français. Les résultats sont connus. Le croiseur Waldeck-Rousseau se mutina. Au nord de la Russie, les Anglais ne furent pas beaucoup plus heureux : la Révolution est très contagieuse et les marins des flottes de guerre sont plus sujets que quiconque à sa contagion.

Au moment où les marins français Marty et Badina s'insurgeaient, se refusant à combattre la Révolution prolétarienne en Russie, la France paraissait à l'apogée de sa puissance. Elle a commencé, maintenant, elle aussi, non moins que l'Angleterre, à payer la rançon de la guerre. Admettre que si, même la monarchie, les landlords, les banquiers et les fabricants étaient jetés par-dessus bord en Angleterre, la bourgeoisie française garderait la possibilité de jouer dans l'Océan Atlantique ou ne serait-ce que dans la Manche, un rôle de gendarme, ce serait faire preuve d'un optimisme phénoménal quant à la bourgeoisie, et d'un pessimisme déshonorant quant au prolétariat. La Grande-Bretagne, c'est-à-dire sa bourgeoisie, n'a pas été pour rien la dominatrice des mers. La Révolution britannique sera le point de départ de cercles concentriques qui s'étendront à tous les océans. Son premier résultat sera d'ébranler la discipline de toutes les flottes militaires. Qui sait si le commandement américain ne devra pas renoncer, dans ces conditions, à l'idée de la guerre et d'un blocus étroit, afin de maintenir ses vaisseaux à bonne distance de la contagion européenne ?

Enfin, en Amérique même, la flotte n'est pas une suprême instance. Le régime capitaliste des Etats-Unis est plus puissant que nul autre. Nous connaissons tout aussi bien que Russel le caractère contre-révolutionnaire de la Fédération Américaine du Travail, qu'il se plaît à nous rappeler. De même que, la bourgeoisie des Etats-Unis a porté la puissance du capital à une hauteur sans exemple dans le passé, la Fédération Américaine du Travail a élevé au suprême degré les méthodes de la conciliation sociale. Cela ne veut pas dire que la bourgeoisie américaine soit toute-puissante. Elle est infiniment plus forte vis-à-vis de la bourgeoisie européenne que vis-à-vis du prolétariat européen. Sous le toit de l'aristocratie ouvrière américaine, la plus privilégiée de toutes les aristocraties ouvrières du monde, errent et sommeillent les instincts et les états d'esprit révolutionnaires des masses ouvrières américaines si diverses d'origine. La Révolution, se produisant dans un pays anglo-saxon, de l'autre côté de l'Atlantique, aura sur le prolétariat des Etats-Unis une influence plus grande qu'aucune autre Révolution.

Ce n'est pas à dire que la domination de la bourgeoisie américaine doive être renversée au lendemain de la conquête du pouvoir par le prolétariat britannique. Il faudra de grands ébranlements économiques, militaires et politiques, avant que succombe le règne du dollar. La bourgeoisie américaine les prépare elle-même en attachant par ses placements de capitaux dans l'univers, sa puissance au chaos européen et aux poudrières de l'orient. La Révolution anglaise aura infailliblement un puissant écho de l'autre côté de la " grande nappe d'eau ", tant à la Bourse de New-York que dans les quartiers ouvriers de Chicago. La bourgeoisie et le prolétariat des Etats-Unis changeront instantanément de mentalité. La bourgeoisie se sentira plus faible, la classe ouvrière plus forte. Et l'état d'esprit des classes est un des éléments les plus importants de ce qu'on appelle leur corrélation de forces. Cela ne veut pas dire, une fois de plus, que les banquiers et les trusters américains ne pourront tenter d'étrangler à l'aide de leur flotte, par une action économique, la Révolution anglaise ; mais de semblables tentatives signifieront par elles-mêmes un ébranlement plus profond encore du régime intérieur des Etats-Unis. Les états d'esprit, nés des événements révolutionnaires de Grande-Bretagne, se manifesteront à la fin, de, même que ces événements, au cœur de tout bateau américain, dans sa machinerie. Tout ceci ne veut pas dire que la Révolution prolétarienne ne soit pas liée à des difficultés et à des dangers. An contraire, les uns et les autres sont immenses. Mais ils sont des deux côtés.- Et c'est là, en somme, l'essence d'une Révolution. Plus la place occupée par une nation dans le monde est grande et plus les forces d'action et de réaction que la Révolution y éveille et développe sont grandioses. Nos " sympathies " peuvent, dans ces conditions, être de quelque utilité.

[P. S. Au moment où ces lignes étaient écrites l'Angleterre était à deux doigts de la grève des mineurs et de la grève générale. Au moment où nous continuons cet article, il n'est pas encore intervenu de décision définitive, - dont nous soyons du moins informés, - mais quelle que soit la tournure que prendront dans les jours et les semaines qui viennent les événements d'Angleterre, les questions auxquelles cet article est plus particulièrement consacré demeureront à l'ordre du jour de la vie politique en Grande-Bretagne. Note de Trotsky].

Les Révolutions ne se font pas dans l'ordre le plus commode. De façon générale, elle ne se font pas arbitrairement. Si l'on pouvait leur désigner un itinéraire rationnel, il serait probablement tout aussi possible de les éviter. Mais la Révolution exprime justement l'impossibilité de reconstruire à l'aide des méthodes rationalistes une société divisée en classes. Les arguments logiques, même élevés par Russel à là hauteur des formules mathématiques, sont impuissants en présence des intérêts matériels. Les classes dominantes condamneront toute la civilisation, les mathématiques y compris, à périr, plutôt que de renoncer à leurs privilèges. Toute la révolution future est déjà en germe dans la lutte engagée entre les mineurs et les magnats britanniques du charbon, de même que la tige et l'épi futurs sont en germe dans la terre. Les facteurs irrationnels de l'histoire même agissent le plus brutalement au travers des antagonismes de classe. On ne peut sauter par-dessus ces facteurs. De même que les mathématiques, opérant avec des grandeurs irrationnelles, arrivent à des conclusions tout à fait rationnalistes, la politique ne peut exercer une action rationnelle, c'est-à-dire instituer dans la société un ordre rationnel, que lorsqu'elle tient clairement compte des contradictions irrationnelles de la société, afin de les réduire définitivement, non en tournant la Révolution, mais grâce à elle.

Nous pourrions, en vérité, mettre ici le point final. Les objections de Russel nous ont donné l'occasion de compléter l'examen des aspects de la question que notre brochure laissait dans l'ombre. Il ne sera peut-être pas superflu de nous arrêter sur le dernier et le plus fort des arguments du critique pacifiste. Russel déclare que notre attitude envers la Révolution britannique est dictée par notre patriotisme russe… " Je suis terrifié, dit-il, par le patriotisme de Trotsky, analogue au nôtre. La Révolution communiste en Angleterre serait avantageuse à la Russie ; aussi la souhaite-t-il, sans considérer impartialement si elle nous avantagerait ."

Cet argument a toutes les qualités, la nouveauté exceptée. La presse de Chamberlain et de Hicks l'exploite avec le plus grand zèle. Le Morning Post démontre depuis longtemps déjà que le mouvement communiste international sert l'impérialisme soviétique, qui continue, à son tour, les traditions de la vieille politique du tsar. Ces sortes d'accusations débutèrent dès le moment ou la bourgeoisie se convainquit que notre parti avait pris le pouvoir pour de bon et ne se préparait pas à s'en aller. Dans la période qui précéda la prise, du pouvoir et qui la suivit immédiatement, on sait que des accusations diamétralement opposées à celle-ci nous furent adressées. On accusa les bolcheviks d'être étrangers aux sentiments nationaux et aux notions patriotiques, on accusa leurs chefs de faire à l'égard de la Russie la politique des Hohenzollern. Il n'y a pas si longtemps de cela. Arthur Henderson, Emile Vandervelde, Albert Thomas, - et d'autres - vinrent en Russie, tenter de convaincre les ouvriers russes que les bolcheviks étaient prêts à sacrifier à leurs chimères internationalistes (ou, autre variante, à l'or du kaiser) les intérêts primordiaux de la Russie. Et le Morning Post développa ce thème avec le plus de vigueur et de brio. De même que Russel nous accuse d'être prêts à réduire à 20 millions la population de la Grande-Bretagne pour complaire à l'impérialisme soviétique, on nous accusait, il y a neuf ans, d'être impitoyablement résolus à sacrifier la moitié ou les deux tiers de la population de la Russie à nos fins antinationales. Notre parti pensait, on s'en souvient, que la défaite de la Russie tsariste profiterait tant à la classe ouvrière russe qu'à la classe ouvrière internationale. Les valets socialistes de l'Entente ne réussirent pas à nous en faire démordre. A l'époque de la paix de Brest-Litovsk, les accusations de politique antinationale (et, selon l'autre version, de collaboration avec les Hohenzollern) atteignirent une violence extrême. Notre parti ne se laissa pourtant pas entraîner dans la guerre capitaliste. Le régime des Hohenzollern s'effondra, la Révolution d'Octobre n'ayant pas joué dans sa chute un moindre rôle que les armes de l'Entente. L'antagonisme de la République des Soviets et des gouvernements de l'Entente victorieuse apparut alors au premier plan. La Grande-Bretagne gouvernante joue dans le monde, - en Europe, en Egypte, en Turquie, en Perse, dans l'Inde, en Chine, - le rôle le plus réactionnaire. Toute modification de la situation mondiale, économique ou politique, se dirige contre la Grande-Bretagne gouvernante. Aussi la bourgeoisie britannique, se survivant, lutte-t-elle dans ses tentatives de retenir une puissance qui lui échappe, contre tout changement. La bourgeoisie américaine est puissante. Sa lutte contre la révolution sera plus grandiose. Mais l'Amérique n'est encore qu'au second plan. La classe gouvernante de Grande-Bretagne est l'ennemie le plus actif et le plus implacable du mouvement révolutionnaire, en Europe, en Asie, en Afrique. Ce fait devrait, semblerait-il, être plus que suffisant pour expliquer à un socialiste l'antagonisme entre l'Union Soviétique et l'Empire britannique. - " Sommes-nous patriotes ? " Nous le sommes dans la même mesure que nous fûmes antipatriotes pendant la guerre impérialiste. Nous défendons par les méthodes du pouvoir gouvernemental les intérêts mêmes que nous défendîmes par celles de l'insurrection : ceux du prolétariat mondial.

Quand Russel nous dit prêts à sacrifier à l'Etat Soviétique les intérêts de la classe ouvrière britannique, ce n'est pas seulement faux, c'est dénué de sens.

Tout affaiblissement du prolétariat britannique - et, à plus forte raison, toute défaite qui lui serait infligée au cours d'une lutte déclarée, - porterait nécessairement un coup sensible à la situation intérieure et internationale de l'Union Soviétique. Quand, en mars 1921, au IIIe congrès de l'Internationale Communiste, les communistes allemands tentèrent de forcer artificiellement le cours de la Révolution prolétarienne, ils arguèrent de la situation difficile de la Russie soviétique et de la nécessité de lui venir en aide. Nous leur répondîmes avec Lénine : Ce ne sont pas les flambées d'héroïsme, et, à plus forte raison, les aventures révolutionnaires, qui peuvent venir en aide à la République des Soviets. Nous avons besoin de ce dont le prolétariat allemand a lui-même besoin : d'une Révolution victorieuse.

Il serait profondément erroné de croire que le prolétariat de quelque pays doive entreprendre, dans l'intérêt de l'Etat soviétique, des actions non déterminées par ses propres intérêts de classe combattant pour sa libération complète. Cette conviction qui a pénétré jusque dans notre chair et dans notre sang est étrangère aux socialistes qui, s'ils ne sont pas toujours du côté de leur bourgeoisie, la rallient invariablement à la minute décisive. Russel ne fait pas exception. Il est vrai qu'il opposa, pendant la guerre, à son gouvernement une résistance assez courageuse, bien que ne permettant guère d'espoir en politique. Ce fut une simple manifestation individuelle, un tribut payé à la conscience ; la destinée du régime ne se jouait à aucun degré. Mais dès qu'il s'agit de la Révolution prolétarienne, Russel ne trouve pas dans son arsenal spirituel d'autres arguments que ceux qui l'apparentent au Morninq Post et à tous les Churchills de son pays. Les caractères les plus remarquables de la politique britannique - et l'histoire du pays s'y résume - accusent une criante contradiction entre la maturité objective des facteurs économiques, et l'état extrêmement arriéré des formes idéologiques, surtout au sein de la classe ouvrière. Ceux en qui ce caractère fondamental se révèle le mieux, - humanistes bourgeois, pacifistes et propagateurs attardés des lumières, - le comprennent le moins. Ils se considèrent, à côté des réformistes réactionnaires petits bourgeois, comme les chefs reconnus du prolétariat. Bertrand Russel n'est pas le pire d'entre eux, mais ses écrits sur les sujets sociaux et politiques, son appel contre la guerre, sa polémique avec Scott Nearing sur le régime soviétique caractérisent, sans possibilité d'erreur, son dilettantisme superficiel, sa cécité politique, sa complète incompréhension du développement historique, c'est-à-dire de la lutte des classes vivantes, grandies sur le terrain de la production. Il oppose à l'histoire la propagande de quelques mots d'ordre pacifistes, qu'il formule d'ailleurs aussi mal que possible. Il oublie, ce faisant, de nous expliquer pourquoi la diffusion pacifiste des lumières ne nous a pas épargné les tueries et les Révolutions, bien que des hommes aussi éminents que Robert Owen s'y fussent consacrés, dans la première moitié du XIXe siècle, comme l'avaient fait les encyclopédistes français au XVIIIe siècle, les quakers au XVIIe et bien d'autres en d'autres temps. Russel est un propagateur attardé des lumières qui n'a hérité que des préjugés politiques et non de l'enthousiasme - du mouvement dont il procède.

Russel est profondément sceptique. Il semble opposer aux méthodes de violence de la Révolution les méthodes pacifiques et progressives de la science et de la technique. Mais il croit tout aussi peu à la force salvatrice de la pensée scientifique qu'à celle de l'action révolutionnaire. Dans sa polémique avec Nearing, il s'efforce, sous le couvert de phrases mensongèrement socialistes, d'amoindrir, de souiller, de compromettre l'initiative révolutionnaire du prolétariat russe. Polémiquant avec le biologiste Holden, il raille l'optimisme de la technique scientifique. Il exprime dans son Icare la conviction que la disparition de toute notre civilisation serait l'issue la meilleure… Et cet homme, rongé dans tous les sens par la vermine du scepticisme, - cet égoïste, enfermé en lui-même, cet aristocrate, se croit appelé à donner des conseils au prolétariat anglais et à le mettre en garde contre nos embûches communistes! La classe ouvrière britannique entre dans une époque où elle aura besoin de la foi la plus grande en sa mission et en ses forces. Point n'est besoin, pour susciter cette foi, d'excitants artificiels, tels que la religion ou la morale idéaliste. Il suffit, mais il est nécessaire, que le prolétariat britannique comprenne la situation de son pays en relation avec celle du monde, se rende compte de l'état de décomposition des classes dirigeantes, et écarte de son chemin les magiciens arrivistes et les sceptiques bourgeois, qui se croient socialistes pour la seule raison que la nausée les prend quelquefois dans l'atmosphère de putréfaction de la société bourgeoise.


L. TROTSKI

(3 mai, Crimée, en cours de route).

  1. Le cant anglais est une forme spécifique du mensonge conventionnel tacitement admis de tous pour des raisons d'hypocrisie sociale. D'après Carlyle, le cant est l'art de donner,- dans son propre intérêt, aux phénomènes un aspect qu'ils n'ont pas en réalité. L'Angleterre parlementaire et protestante a porté cet art à son plus haut degré (ou… à son extrême bassesse).
  2. La Révolution politique du XVIIe siècle et la Révolution industrielle du XVIIIe. - Dès le début du XVIIe siècle, les rapports entre le Parlement anglais et le pouvoir royal commencèrent à se tendre. Des frottements se produisaient surtout par suite du refus des députés de sanctionner les dépenses de guerres incessantes. Le gouvernement tenta de trouver des ressources en dehors du Parlement, ce qui suscita de la part de la majorité des députés une vive opposition. En 1629, le roi Charles Ier dissout le Parlement qui n'est plus réuni jusqu'à 1640. Cette période est marquée par de cruelles persécutions dirigées contre les adversaires du roi, par la répression du soulèvement irlandais et par d'autres faits analogues. En 1640, un soulèvement éclate en Écosse, dont la répression exige de grandes ressources, ce qui oblige le roi à convoquer le Parlement. Celui-ci - le Long Parlement - adopte vis-à-vis du roi une attitude de nette opposition. En 1642, le roi tente un coup d'État, et exige du Parlement la livraison de cinq députés. Cette exigence fait naître des troubles à Londres, surtout dans la population commerçante, et le roi fuit sa capitale. Dans la lutte qui s'engage entre le roi et le Parlement, le premier étant soutenu par la noblesse et par le haut clergé, tandis que le second l'est par la population commerçante et industrielle des villes, la victoire devait rester au Parlement. Olivier Cromwell, appuyé sur la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, joua dans cette lutte un rôle immense. Après la mort de Cromwell et une courte période de gouvernement de son fils Richard, le Parlement nouvellement élu décide la restauration de la monarchie (1660). Le Parlement réactionnaire continue pourtant à combattre le pouvoir absolu de la royauté. En 1688, les whigs prennent les armes, et le roi passe en France sans même leur avoir résisté. Ainsi s'accomplit la seconde Révolution, appelée " glorieuse " par les historiens bourgeois, à la différence de la première qu'ils qualifient de " grande sédition ". Le nouveau monarque, Guillaume III, dut souscrire au fameux bill des droits qui établit la validité inconditionnelle des lois promulguées par le Parlement ; le roi ne fut autorisé à entretenir d'armée qu'avec la sanction du Parlement : la liberté de parole et de pétition fut garantie, etc. Ce bill, attestant à l'époque une victoire de l'aristocratie et de la noblesse, marqua aussi la fin de l'absolutisme, et ouvrit les voies au développement ultérieur de la bourgeoisie anglaise. Si la " glorieuse " Révolution de 1688 put établir sans effusion de sang un régime libéral, ce ne fut naturellement que grâce à la " grande sédition ". Les conséquences politiques de la grande Révolution ne se firent pas attendre longtemps. " Le compromis entre la bourgeoisie en voie de développement et la grande propriété foncière, naguère féodale, fut un nouveau point de départ. Bien que les grands propriétaires fonciers s'appelassent alors comme aujourd'hui des aristocrates, ils s'acheminaient déjà, depuis longtemps, vers la situation que Louis-Philippe occupa beaucoup plus tard en France : celle des premiers bourgeois de la nation. Par bonheur pour l'Angleterre les vieux barons féodaux s'étaient mutuellement exterminés dans la guerre des Deux-Roses. Leurs héritiers, quoiqu'ils fussent le plus souvent les rejetons des mêmes vieilles familles - descendaient de branches collatérales tellement éloignées qu'ils formaient une corporation entièrement nouvelle ; leurs habitudes et leurs aspirations étaient beaucoup plus bourgeoises que féodales : ils connaissaient parfaitement le prix de l'argent et se mirent à augmenter rapidement la rente foncière, chassant devant leurs moutons des centaines de petits fermiers… " - " Il y avait aussi, en tout temps, des grands ropriétaires disposés, pour des raisons économiques ou politiques, à collaborer avec les dirigeants de la bourgeoisie financière et industrielle. " (Engels, Le Matérialisme Historique). La Révolution industrielle du XVIIIe siècle, qui transforma l'Angleterre agricole en un pays industriel, fut préparée par la croissance rapide du commerce extérieur et l'augmentation générale de la production de marchandises dans les villes et les campagnes. Le travail manuel, les réglementations corporatives, le système féodal entravaient le développement des forces de la production. Parallèlement au progrès de l'industrie urbaine, se poursuivait dans l'agriculture le processus rapide de la transformation des terres labourées en âturage. Les propriétaires fonciers s'adonnaient avec énergie à l'élevage qui leur rapportait gros, et au commerce de la laine. Diverses inventions, dont la plus importante est celle de la machine à vapeur (inventée par James Watt en 1776), donnèrent une puissante impulsion à la création des fabriques. La révolution économique fit passer au premier plan la bourgeoisie industrielle et commerçante.
  3. Cromwell (1599-1658), lord-protecteur d'Angleterre, fut l'homme politique le plus remarquable de l'époque de la grande Révolution anglaise (1640-1659). Au Long Parlement, Cromwell se plaça au premier rang de l'opposition. Ennemi irréconciliable de la monarchie des Stuart, il devint l'un des chefs du parti religieux révolutionnaire des " Indépendants ", et se révéla dans la guerre civile un chef de guerre remarquable. Les victoires de son armée rendirent son nom extraordinairement populaire. Chef principal de l'armée révolutionnaire, il réprima impitoyablement tous les mouvements monarchistes. Après l'exécution de Charles Ier, Cromwell dissout en 1653 le Long Parlement, qui protestait contre la continuation des mesures révolutionnaires. Devenu " lord-protecteur ", il convoque un nouveau parlement et le dissout bientôt, cette fois pour avoir présenté des exigences trop radicales… Exerçant en fait la dictature, Cromwell irrita les partisans de la monarchie des Stuart et aussi les éléments d'extrême gauche, mécontents de sa politique personnelle. Il soutint contre les uns et les autres une lutte acharnée. Sous sa domination, l'Angleterre étendit ses possessions et se plaça au premier rang des puissances européennes. La mort de Cromwell ferma la période de la grande Révolution anglaise. Son fils Richard exerça le pouvoir pendant un an ; la dynastie des Stuart fut ensuite restaurée.
  4. Le puritanisme fut un mouvement à la fois religieux et politique. Il naquit en Angleterre au milieu du XVIe siècle, et engagea la lutte contre l'Église anglicane, officielle, pour libérer entièrement la religion chrétienne des survivances du catholicisme. Le puritanisme combattit les rites religieux et exigea la séparation de l'Église et de l'État. Le gouvernement anglais persécuta systématiquement les puritains. Ceux-ci étaient pour la plupart des marchands, des artisans, des petits bourgeois. Ils jouèrent dans la Révolution du XVIIe siècle un rôle décisif. Ils formèrent le noyau principal de l'armée révolutionnaire qui se battit pour fonder la République. Le rôle politique du puritanisme se termine à la restauration de la monarchie, il ne subsiste plus que comme une secte religieuse.
  5. L'incident d'Agadir signala en juillet 1911 le heurt des intérêts allemands et français au Maroc. La France, dont l'influence s'était fortifiée au Maroc, avait résolu d'établir, malgré les accords antérieurs avec l'Allemagne, son protectorat sur l'empire chérifien. Des troupes françaises y furent envoyées, qui occupèrent diverses villes importantes. L'a1lemagne, dont les intérêts économiques au Maroc, étaient considérables, envoya à Agadir sur la côte sud-ouest du Maroc un vaisseau de guerre, officiellement chargé de la protection des sujets allemands. C'était en réalité une manifestation navale contre la France. La guerre faillit en résulter. L'Angleterre et la Russie se montrèrent disposées à soutenir la France en cas de guerre. L'action de l'Angleterre détermina l'Allemagne, à ce moment en proie à une crise financière et insuffisamment préparée aux hostilités, à renoncer à ses exigences territoriales au Maroc et à se contenter de concessions économiques et de compensations dans d'autres régions de l'Afrique. La crise se termina par le traité du 4 novembre 1911 qui accordait à la France le protectorat du Maroc et une partie du Cameroun supérieur et attribuait à l'Allemagne une partie du Congo français, et, sur le Maroc, des droits économiques égaux à ceux de la France. Les négociations avec l'Allemagne avaient été dirigées, du côté français, par M.Caillaux.
  6. Le Premier (le premier ministre), terme consacré en Angleterre pour désigner le Président du Conseil. (Note du trad.)
  7. La Cité (City) est le quartier central de Londres, où se trouvent la Bourse, les banques les plus importantes et les grandes firmes commerciales de l'Angleterre. La Cité de Londres était avant la guerre, le centre du marché financier de l'univers.
  8. Note de Trotsky. Depuis que ce travail a été écrit, le ministère anglais a adopté une série de mesures législatives et financières bancaires assurant le retour à la monnaie d'or. Il semble que nous soyons ici en présence d'une " éclatante victoire " du capitalisme anglais. En réalité, rien n'exprime de façon plus frappante la décadence de l'Angleterre que ce succès financier. L'Angleterre a dû effectuer cette opération coûteuse sous la pression du lourd dollar américain et de la politique financière de ses propres Dominions qui, tournant le dos à la livre sterling, s'orientaient chaque jour davantage, vers le dollar. L'Angleterre n'a pas pu faire un dernier bond vers l'or sans une importante " aide " financière des États-Unis. Mais cela veut dire que le sort de la livre sterling est désormais, dans la dépendance directe de New-York. Les États-Unis reçoivent un puissant moyen de coercition financière. Cette dépendance, l'Angleterre est obligée de la payer d'un intérêt élevé. Le paiement de cet intérêt accable son industrie, déjà malade. Pour s'opposer à l'exportation de son or, l'Angleterre est tenue d'entraver l'exportation de ses marchandises. Elle ne peut cependant renoncer à la transition à la monnaie-or sans hâter sa décadence sur le marché mondial des capitaux. Cet ensemble fatal de circonstances fait naître dans les milieux dirigeants anglais un sentiment très net de leur impuissance et suscite les récriminations méchantes, mais inefficaces de la presse la plus conservatrice. Le Daily Mail écrit : " En adoptant la base or, le gouvernement anglais donne aux banques fédérales pratiquement placées sous l'influence du gouvernement des États-Unis, la possibilité de susciter à tout moment une crise monétaire en Angleterre… Le gouvernement anglais assujettit toute la politique financière de son pays à une nation étrangère… L'Empire britannique est hypothéqué aux États-Unis. " Grâce à Churchill, écrit le Daily Express, conservateur, l'Angleterre tombe sous la coupe des "banquiers américains ". Le Daily Chronicle s'exprime avec plus d'énergie encore : " L'Angleterre tombe en réalité au rang d'un 49e Etat d'Amérique ". On ne peut mieux dire ! A toute cette amère autocritique, sans conclusions ni perspectives, le ministre des finances Churchill répond en somme qu'il ne reste plus à l'Angleterre qu'à accorder son système financier avec la réalité (with reality). Ces mots de M. Churchill signifient : " Nous nous sommes infiniment appauvris, alors que les États-Unis se sont infiniment enrichis ; nous devons ou nous battre avec l'Amérique ou nous soumettre à elle ; en plaçant le sort de la livre sterling dans la dépendance des banques américaines, nous ne faisons que traduire notre décadence économique générale dans le langage monétaire ; on ne peut pas sauter au-dessus de sa propre tète ; il faut " s'accorder avec la réalité ".
  9. Le chartisme fut un mouvement social et politique de la classe ouvrière anglaise, immédiatement déterminé par la crise industrielle et le chômage. En 1834, le Parlement, élu à la suite de la réforme électorale de 1832, abrogeait l'ancienne loi " du temps d'Élisabeth ", qui mettait les pauvres à la charge des paroisses, et y substitua une loi créant des maisons de travail (Workhouses). Cette mesure provoqua dans les masses ouvrières un mécontentement très vif et amena en 1836 à la constitution d'une société ouvrière dont le programme (la Charte, en anglais Charter, d'où le mot chartisme) devint celui de tout le mouvement " chartiste ". La Charte comprenait les six points suivants : suffrage universel. vote secret, abolition du Cens des député", égalité des circonscriptions électorales, rémunération des députés, élections annuelles. Le Parlement repoussa les revendications des chartistes ; les protestations, les manifestations et les grèves ouvrières lui répondirent. Par deux fois, en 1842 et 1848, le parlement refusa pourtant de souscrire à la Charte. Deux tendances se firent bientôt jour parmi les chartistes. La droite, à la tête de laquelle se trouvait l'ouvrier londonien Lowet, condamnait la violence et se prononçait en faveur d'une action commune avec la bourgeoisie radicale, qui luttait alors pour la liberté du commerce et l'abrogation des droits de douane sur les blés ; la gauche, à la tête de laquelle se trouvaient 0'Connor, Stephens et, plus tard, O'Brian préconisait l'emploi des méthodes révolutionnaires. L'influence de cette gauche grandit avec le mouvement révolutionnaire, et le chartisme, s'émancipant de l'influence de la droite, s'engagea résolument dans la voie des grèves de masses. A la fin de 1840, l'association chartiste nationale se fondait à Manchester ; ce fut l'organisation politique de la classe ouvrière anglaise. L'association compta jusqu'à 40 000 membres. Le chartisme qui n'était à ses débuts que la gauche de la démocratie bourgeoise radicale, devint ainsi la forme révolutionnaire d'un mouvement purement prolétarien et le point de départ des futurs groupements internationaux des ouvriers, ceux des précurseurs de la Première Internationale. Le déclin du chartisme commença à la fin de 1850, dans la période de réaction qui suivit la défaite de la Révolution continentale de 1848. Marx écrivit à ce sujet : " La défaite de la classe ouvrière sur le continent européen se fit sentir, par voie de contagion, de l'autre côté de la Manche… La défaite complète de leurs frères du continent avait découragé la classe ouvrière d'Angleterre et ruiné sa foi en sa propre cause. Les efforts tentés pour soutenir le mouvement chartiste échouaient indéniablement ; les journaux ouvriers mouraient l'un après l'autre de l'indifférence des masses ; il semblait, en réalité, que la classe ouvrière anglaise n'eût jamais été si satisfaite de son inexistence politique.
  10. L'école manchestérienne, école d'économie politique de la bourgeoisie libérale anglaise, se forma entre 1820 et 1830, à Manchester, alors le centre de l'industrie textile anglaise. Les fabricants de tissus de Manchester avaient besoin, pour réaliser de beaux bénéfices, de la liberté du commerce et de la non-intervention de l'État dans l'industrie, surtout, entre les patrons et les ouvriers. Aussi formulaient-ils les revendications libérales de liberté du commerce, d'abrogation de tarifs douaniers, etc. Les idéologues de la bourgeoisie industrielle firent de ces revendications les conditions nécessaires du développement du système capitaliste en général.
  11. La réforme électorale de 1832 et l'abrogation des droits sur les blés en 1846 eurent pour cause principale le développement accusé de la bourgeoisie industrielle et commerçante, ainsi que de son activité politique. Mise en avant par la Révolution industrielle du XVIIIe siècle, la bourgeoisie anglaise engage une lutte systématique contre les landlords (les tories), pour exercer seule la domination politique et économique. La réforme électorale de 1832 et l'abolition des droits de douane sur les blés, en 1846, furent les résultats de cette action. La Révolution française de 1830 exerça une grande influence sur l'adoption de la réforme électorale. La réforme de 1832, votée par la Chambre des Lords après une lutte opiniâtre, se réduisait à trois mesures essentielles : 1° une nouvelle répartition des mandats en faveur des villes ; 2° l'égalité électorale des villes et des comtés ; 3° l'augmentation du nombre des députés. Cette réforme procura le droit de vote à la petite bourgeoisie, aux tenanciers et aux fermiers. Elle fortifia surtout la représentation Parlementaire des circonscriptions industrielles. Elle n'apporta aucune modification importante à la représentation des ouvriers ; ceux-ci restèrent, comme par le passé, privés du droit de vote. La lutte pour l'abrogation des droits de douane sur les blés, droits nécessaires à l'aristocratie foncière pour provoquer la hausse du prix au blé, avait été engagée par la bourgeoisie industrielle dès avant 1830. Elle se poursuivit par une agitation constante systématique parmi les commerçants, les artisans, les ouvriers, la petite et la moyenne bourgeoisie, en faveur de l'abrogation des droits prélevés sur les blés importés de l'étranger. Le ministère conservateur opposa une résistance opiniâtre aux libéraux, protagonistes de cette mesure. il fallut la disette de 1845 et un vaste mouvement de l'opinion pour amener enfin le gouvernement anglais à céder en 1846. La réforme de 1832 et l'abrogation des droits sur les blés furent des grandes. victoires de la bourgeoisie industrielle anglaise en marche vers la domination politique et économique.
  12. Le mouvement protectionniste. On appelle " protectionnisme " un système de tarifs douaniers protégeant l'industrie d'un pays contre la concurrence des marchandises étrangères à meilleur marché. Le système entraîne parfois la prohibition complète de l'importation de certaines marchandises. L'Angleterre, pays d'Europe qui entra le premier dans la voie du développement industriel, vit le mouvement de la bourgeoisie libérale en faveur de la liberté du commerce et de l'abrogation des tarifs protecteurs triompher définitivement entre 1830 et 1840. Mais, à partir de 1865, au moment où les industries américaine et al1emande commencent à se développer rapidement, un large mouvement en faveur du protectionnisme naît au sein de la grosse bourgeoisie anglaise. Il est principalement dirigé par le parti conservateur.
  13. Gladstone (1809-1898) fut un des hommes politiques anglais les plus influents de la deuxième moitié du XIXe siècle. Leader des libéraux. Tory et protectionniste dans sa jeunesse, évolua à gauche et, dès 1847, tory modéré, adhéra au groupe conservateur de gauche de Robert Peel. Gladstone fit partie, en 1852, du ministère de coalition de lord Aberdeen, qui comprenait des whigs (libéraux) et des hommes politiques du groupe Peel. Gladstone y reçut le portefeuille des Finances. A partir de 1859, fut ministre des Finances du cabinet libéral Palmerstone. Se classa dès lors, définitivement, parmi les libéraux, et fit partie de tous les cabinets formés par ceux-ci jusqu'à 1983. Gladstone resta fidèle aux vieux principes du libéralisme anglais, même lorsque les éléments impérialistes s'en détachèrent en 1870-1880. Vis-à-vis de l'Irlande, sa politique de concessions et d'aumônes visait à soumettre l'île au capital anglais, par des moyens démocratiques. Le libéralisme et le pacifisme de Gladstone ne l'empêchèrent pas d'occuper l'Egypte. Son nom est resté attaché à un élargissement important du droit de vote et à la lutte pour l'autonomie (Home Rule) de l'Irlande. Le projet de loi sur le Home Rule, présenté par Gladstone; alors président du Conseil. en 1866, fut repoussé par la. Chambre des Communes. En 1893. Gladstone réussissait enfin à le faire voter par les Communes, mais la Chambre des pairs lui infligeait un échec. Ce conflit et la diminution de l'influence des libéraux de la vieille tendance, amenèrent la retraite de Gladstone.
  14. Joseph Chamberlain (1836-1914) fut un des hommes d'action les plus remarquables de l'impérialisme anglais. Membre du parti radical et l'un de ses leaders jusqu'en l885. De 1880 à 1885, ministre du Commerce dans le Cabinet libéral de Gladstone. Lorsque les libéraux se divisent en impérialistes-protectionnistes et libre-échangistes, Chamberlain Se range du côté des premiers. Il quitte, en 1885, à la suite de désaccords avec Gladstone, sur la question du Home Rule de l'Irlande, c'est-à-dire de l'octroi à ce pays d'un parlement et d'une large autonomie administrative, le ministère et le parti radical. Chamberlain devient peu après l'un des chefs du parti libéral unioniste (le parti national du gros capital), qui exprime les aspirations politiques de l'impérialisme anglais. Un peu avant 1900, il devient ministre des Colonies et le reste jusqu'en 1905. Sa nomination en cette qualité signifie l'entrée de l'Angleterre dans la voie de l'impérialisme actif. Partisan zélé de l'expansion impérialiste et ministre des Colonies, a été surnommé avec raison le père de l'impérialisme britannique.[Ne pas confondre avec Arthur Neville Chamberlain, son fils, resté célèbre pour avoir signé les accords de Munich.]
  15. Trotsky use exclusivement de l'expression de " parti ouvrier ". Il nous arrivera plus d'une fois de la remplacer par l'appellation, consacrée en France, au Labour Party qui est, en anglais, la traduction exacte. (Note du trad.)
  16. Robert Owen (1771-1858), célèbre socialiste utopiste anglais, fils d'un bourrelier. Dans sa jeunesse, fut commis à Londres et dans d'autres villes. A 20 ans, directeur d'une fabrique textile de Manchester, acquit bientôt une fabrique à la New-Lamark (Écosse) où il appliqua pratiquement ses vues de réformateur social. Diminua la journée de travail, augmenta les salaires, construisit des ateliers hygiéniques, etc. Ces mesures augmentèrent sensiblement le rendement du travail. Le succès amena Owen à préconiser parmi les industriels la promulgation d'une législation industrielle conçue dans l'esprit de ses réformes. Ne se bornant pas à l'agitation dans la bourgeoisie anglaise, Robert Owen se rendit en France, en Allemagne et ailleurs, afin d'entretenir divers hommes d'État de ses projets de solution de la question ouvrière. N'ayant obtenu aucun résultat, il se rendit en Amérique, où il créa des " communes d'intérêt organique ", y continuant ses expériences, sans grand succès toutefois. L'attitude d'Owen envers le chartisme fut négative. Il considéra la lutte de classe du prolétariat comme une erreur et crut à la possibilité d'une paisible collaboration entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.
  17. La conquête de l'Afrique du Sud. Dès 1806-1814, l'Angleterre conquit plusieurs colonies hollandaises de l'Afrique du Sud. Ses possessions dans cette région n'allaient plus cesser de s'étendre. Incitant les peuples noirs à se combattre sans cesse les uns les autres, agissant par la force et par la corruption, l'Angleterre s'empara peu à peu de presque tous les pays avoisinant les républiques Boers - fondées par les descendants des colons hollandais - s'efforçant de couper ces républiques de la mer, ce qui lui réussit. Quand, en 1872, des mines d'or furent découvertes au Transvaal, l'Angleterre exigea la soumission de cet État au contrôle britannique. Les Boers s'y refusèrent et, de plus en plus molestés par les Anglais, finirent, en 1880, par leur déclarer la guerre. Ils remportèrent, au cours des hostilités, une série de succès marqués. Le libéral Gladstone, ayant repris au pouvoir la succession du conservateur Beaconsfield, fit dans la même année des propositions de paix aux Boers aux conditions suivantes : soumission des républiques sud-africaines du Transvaal et d'Orange au contrôle britannique, paiement des frais de la guerre par les Boers, autonomie de l'administration intérieure. Le traité définitif ne fut conclu Qu'un peu pins tard, à des conditions moins pénibles pour les Boers : la politique étrangère du Transvaal tomba pourtant sous la dépendance absolue de l'Angleterre. En 1894, à la suite de la découverte au Transvaal de nouvelles mines d'or, la lutte entre les populations agricoles du pays et les nouveaux venus anglais s'envenima, les Boers ne consentant pas à abandonner leurs richesses à l'exploitation britannique. L'impérialisme anglais était en plein épanouissement ; la lutte entre les conquérants et les deux républiques sud-africaines devint âpre. Le Transvaal et l'État libre d'Orange conclurent une alliance défensive contre les Britanniques. En 1895, l'administrateur de la Rhodesia - colonie anglaise de l'Afrique du Sud - Jameson, soutenu en secret par le gouvernement anglais, organisa une agression contre les Boers ; le " raid Jameson " se termina par un échec. La lutte continua dans les deux républiques. Les possesseurs anglais des mines d'or du Transvaal et de l'État libre d'Orange, désireux de rompre les entraves qui les empêchaient d'exploiter à leur gré le pays, aspiraient à sa conquête pure et simple. L'Angleterre déclara la guerre aux Boers en 1899. Le Transvaal fut envahi en 1900, et l'État libre d'Orange en 1902. Après la conquête, la main-d'œuvre jaune et noire, payée à vil prix, fut largement employée dans les mines, le salaire des ouvriers blancs baissa en conséquence, et l'exploitation du pays par les Anglais fut poussée à fond. La brutale conquête de l'Afrique du Sud provoqua en son temps un sursaut d'indignation des masses ouvrières de l'Europe. Les gouvernements mêmes, inquiétés par le développement de la puissance anglaise, élevèrent. des protestations contre la violence britannique et manifestèrent leur sympathie aux Boers.
  18. Les whigs et les tories forment les deux plus anciens partis politiques de l'Angleterre. Leurs origines remontent aux " Têtes-rondes " et aux " cavaliers " de l'époque du Long Parlement (1640) (Voir la note 15). Les " Têtes-rondes ", représentant la petite bourgeoisie commerçante, firent la force principale du parlement révolutionnaire. Leur parti donna naissance à celui des whigs. Celui des " cavaliers ", partisans, lors de la grande Révolution, de l'affermissement du pouvoir royal, devait devenir par la suite le parti des tories. Les whigs et les tories reçurent ces nouvelles appellations en 1679, lorsque, à la mort de Charles II, la question de l'avènement au trône de Jacques II, prince catholique et réactionnaire, se posa au Parlement, Les adversaires de Jacques II furent appelés les whigs et ses partisans devinrent les tories. Ces deux partis se cristallisèrent plus tard, les whigs, comme l'organisation de classe de la bourgeoisie industrielle et commerçante, les tories, comme celle de l'aristocratie et de la grande propriété foncière. Au cours de l'histoire ultérieure de l'Angleterre, les whigs travaillèrent à élargir les droits du parlement et à restreindre ceux de la royauté, que défendirent, par contre, les tories. Toute l'histoire de l'Angleterre au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècles est celle de la lutte incessante des whigs et des tories pour le pouvoir, lutte qui, du reste, ne les empêcha pas de s'unir contre le mouvement ouvrier. Les whigs, pourtant, s'appuyèrent dans une large mesure, contre les tories, sur la classe ouvrière, alors dépourvue d'un parti à elle. Le passage des whigs aux tories furent fréquents, ainsi que des évolutions inverses : les tories de gauche s'unirent souvent, pour obtenir certaines réformes, aux whigs dont ils formèrent la droite ; de leur côté , les droitiers whigs devinrent plus d'une fois des tories de gauche. Après la grande victoire des whigs - la réforme électorale de 1832 - les whigs et les tories perdent, avec leurs anciennes appellations, leur physionomie primitive : les whigs, peu à peu confondus avec les radicaux et les tories libéraux, forment le parti libéral; les tories deviennent le noyau principal du parti conservateur. Le parti whig, qui fut au début l'organisation de classe de toute la bourgeoisie industrielle et commerçante, devint, après sa transfiguration en parti libéral, le représentant des intérêts de la petite et de la moyenne bourgeoisie industrielle et commerçante. L'ancien parti de l'aristocratie foncière, celui des tories, devient le parti conservateur, dont l'aristocratie foncière et la grande bourgeoisie industrielle et financière forment l'assise principale.
  19. Têtes-rondes et Cavaliers dans la guerre civile du XVIIe siècle. Ancêtres des whigs et des tories, les partis des " Têtes-rondes " et des " cavaliers " se constituèrent en Angleterre à l'époque du Long Parlement, convoqué en 1640. Le parti des cavaliers défendit le pouvoir royal et s'appuya sur la garde du roi. Les nobles propriétaires fonciers en furent l'élément dominant. Dans le domaine religieux, ce parti chercha à affermir la vieille Église anglicane épiscopale. Les " Têtes-rondes ", ennemis des cavaliers, voulaient l'affermissement d'un système parlementaire constitutionnel et la rénovation de l'Église dans l'esprit puritain ; les petits bourgeois et les artisans, les commerçants, les yeomen (petits tenanciers libres) formaient la force principale de ce parti. La guerre civile jeta les cavaliers dans les rangs de l'armée royale, contre laquelle les Têtes-rondes levèrent l'armée révolutionnaire du Parlement. Les Têtes-rondes l'emportèrent. Les " Indépendants " s'étaient joints à eux (voir la note 16). Une partie des Têtes-rondes combattit par la suite les modérés du Long Parlement, qui voulaient une monarchie limitée.
  20. Les Indépendants étaient contre l'absolutisme royal et l'Église anglicane. Leur existence politique était de beaucoup antérieure à la Révolution du XVIIe siècle. Systématiquement persécutés, ils émigraient un masse, en Amérique et en Hollande. Quand éclata la Révolution anglaise, ils s'unirent à l'armée révolutionnaire du Parlement, et conduits par Cromwell, sortirent victorieux de la guerre civile. Ils se recrutaient presque entièrement dans la petite bourgeoisie urbaine et rurale. Il y avait parmi eux des républicains et des partisans de la monarchie modérée. La restauration amena de nouvelles persécutions contre eux ; ils émigrèrent en masse en Amérique, où ils allaient perdre peu à peu leur esprit révolutionnaire et devenir une des nombreuses sectes religieuses du Nouveau Monde.
  21. La lutte du Long Parlement contre l'absolutisme de Charles Ier. Le Long Parlement, convoqué en 1640, par Charles Ier, après une interruption du travail parlementaire qui avait duré onze ans, adopta tout de suite vis-à-vis du roi une attitude d'opposition intransigeante. Il ordonna l'arrestation et l'exécution du ministre Strafford, l'un des principaux chefs de la réaction, exigea la libération immédiate de tous les détenus politiques et des sujets arrêtés pour avoir refusé de verser l'impôt, déclara illégaux les impôts dépourvus de la sanction du Parlement. Le roi perdit le droit de dissoudre le Parlement. Le Long Parlement adressa à Charles Ier l'acte connu sous le nom de " grande remontrance ", où étaient exposés les principes fondamentaux de la constitution anglaise. Le roi lui refusa sa sanction et ordonna l'arrestation de cinq leaders de l'opposition parlementaire. Le Parlement ayant refusé de livrer les chefs populaires, les deux partis en présence se préparèrent hâtivement à la guerre civile.
  22. Mrs Snowden, militante en vue du mouvement fabien, épouse de Philipp Snowden, un des chefs de l'Independent Labour Party (Parti Ouvrier Indépendant). Visita en 1920, avec la délégation ouvrière anglaise, la Russie des Soviets. Publia ensuite un livre intitulé : A travers la Russie bolchévique.
  23. William Pitt (junior) (1759-1806). Homme d'État anglais. Défendit et concilia les intérêts des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie industrielle. Resta jusqu'en 1801 à la tête du ministère qu'il avait formé en 1783. Fut, en politique intérieure et extérieure, un libre-échangiste modéré. poursuivit, à l'égard des colonies une politique d'asservissement complet et d'exploitation sans vergogne. La grande Révolution française, qui donna une impulsion au mouvement révolutionnaire anglais et menaça la puissance de l'Angleterre sur le continent, eut en Pitt un ennemi irréconciliable. Il fut l'organisateur et l'âme de toutes les coalitions contre-révolutionnaires formées contre la France jacobine, dont les succès politiques et militaires se multipliaient. L'occupation de la Belgique par les armées révolutionnaires amena, en 1793, Pitt à déclarer la guerre à la France. Il réprima avec cruauté le soulèvement de l'Irlande (1798) qui avait éclaté sous l'influence de la Révolution française. A partir de ce moment, les rigueurs de la répression redoublèrent en Angleterre même. Cette période de l'activité contre-révolutionnaire de Pitt fut caractérisée par la persécution des révolutionnaires, les subsides prodigués aux armées de la contre-révolution française, la corruption de la presse, l'organisation de la calomnie contre la France, l'intrigue incessante dans les autres pays, qu'il s'agissait de pousser contre la République révolutionnaire. Pitt incarna aux yeux des Français la contre-révolution mondiale,; les ennemis des jacobins furent souvent appelés " agents de Pitt ". Rendu impopulaire par les revers de l'Angleterre, le cabinet Pitt tomba en 1801. Mais, en 1804, les éclatantes victoires de Napoléon menaçant la situation internationale de l'Angleterre, la bourgeoisie anglaise rappela Pitt au pouvoir. Il mourut peu de temps après.
  24. La guerre civile aux Etats- Unis et la réforme électorale de 1867 en Angleterre. La guerre civile des États-Unis, dite guerre de Sécession, qui mit aux prises les États du Nord et ceux du Sud, dura quatre ans, de 1861 à 1865. Elle fut le résultat de l'antagonisme grandissant des États industriels du Nord et des États agricoles du sud, où les planteurs de coton avaient maintenu l'esclavage. L'élection du président Lincoln, membre du parti républicain et partisan de l'abolition de l'esclavage, en novembre 1860, détermina l'ouverture des hostilités. Les États du Sud, voyant dans l'élection de Lincoln une menace dirigée contre leur système économique, prirent les armes. Les chances parurent longtemps égales entre " sudistes " et " nordistes " ; le Nord finit cependant par remporter une victoire décisive, L'abolition complète de l'esclavage dans les États du sud, qui entrèrent ainsi dans la voie du libre développement capitaliste, en fut le résultat. La bourgeoisie anglaise soutint sans réserve les États du Sud, qui lui servaient de marché colonial et lui fournissaient du coton à vil prix. Les sympathies des masses ouvrières anglaises allèrent aux États du Nord. L'appui donné par le gouvernement de Londres aux sudistes provoqua dans les milieux ouvriers une protestation organisée. La victoire des nordistes compromit le gouvernement et entraîna, en Angleterre, la nouvelle réforme électorale. Celle-ci accorda le droit de vote aux habitants des comtés ne payant pas moins de 12 livres sterling d'impôt de loyer par an et à tous les citadins ne payant pas moins de 10 livres de loyer. Outre ces modifications du cens électoral, le nombre des députés fut accru. Un certain nombre de localités peu importantes au point, de vue de la population perdirent le droit de vote, tandis que les villes étaient avantagées. L'âge des électeurs fut fixé à 10 ans. Le nombre des électeurs augmenta d'un tiers dans les campagnes et doubla dans les villes. Au total, l'augmentation fut d'un million. Cette réforme électorale, bien qu'elle n'établit pas l'égalité de droits de tous les électeurs et conserva le cens, fut en son temps une grande victoire des ouvriers anglais.
  25. Palmerston, Henry John Temple (1784-1865), célèbre politique anglais. Commença sa carrière dans le parti tory, en qualité de fonctionnaire du ministère de la Guerre. Passa ensuite au parti whig et devint, en 1830, ministre des Affaires étrangères. Partisan, en politique intérieure, de certaines réformes libérales, Palmerston fut, en politique étrangère, un impérialiste résolu, et s'attacha à développer les conquêtes coloniales de l'Angleterre en Orient. Il fut un des inspirateurs de la guerre de Crimée (les Français et les Russes en Crimée, 1853-1856). Plusieurs fois contraint de démissionner, il revint toujours au pouvoir. Au sein du parti whig, se situa invariablement à l'extrême-droite. Ministre des Affaires étrangères à la fin de sa vie, fit une politique réactionnaire. Son rôle dans la politique étrangère de l'Angleterre a été très grand. Dès 1853, Marx l'appréciait en ces termes : " Henry John Temple, Vicomte Palmerston, descendant de pairs, fut, en 1807, lors de la constitution du ministère du duc de Portland, nommé lord de l'Amirauté, Ministre de la Guerre en 1809, le resta jusqu'en mai 1828. Passa en 1830, avec une extrême habileté aux whigs, au gouvernement desquels il fut le ministre perpétuel des Affaires étrangères. A l'exception des intervalles au cours desquels les tories exercèrent le pouvoir, c'est-à-dire de deux périodes allant de novembre 1834 à avril 1835, et de 1841 à 1846, il porte la responsabilité de toute la politique étrangère de l'Angleterre, depuis la Révolution de 1830 jusqu'à décembre 1851. "
  26. Ne voulant pas nous départir de notre discrétion, nous ne demandons pas - à titre d'exemple - dans quelle mesure les faux documents attribués à un État étranger et utilisés à des fins électorales peuvent être considérés comme des moyens conformes aux gradations du développement de la morale dite chrétienne de la société civilisée ? Mais, sans poser cette question délicate, nous ne pouvons pas renoncer à rappeler l'affirmation de Napoléon, selon laquelle la falsification des documents diplomatiques ne fut nulle part d'un usage aussi courant que dans la diplomatie anglaise. Or, la technique a réalisé depuis de grands progrès. Note de Trotsky.
  27. En 1925. (Note du traducteur).
  28. Winston Churchill, un des représentants les plus en vue de la bourgeoisie anglaise à cette époque. Leader de la droite libérale. Exerça des commandements dans les troupes anglaises au cours des sanglantes campagnes de l'Inde et de l'Egypte, ainsi que dans la guerre anglo-boer. Fut conservateur jusqu'en 1906. Avant la guerre, détint les portefeuilles du Commerce et de l'Intérieur, puis, de 1911 à 1915, celui de la Marine. Pendant la guerre, fut ministre du Ravitaillement, puis dirigea, de 1918 à 1921, le département de la Guerre. Fut, dans le cabinet de coalition de Lloyd George un des partisans les plus zélés de l'intervention en Russie. Projeta en 1919 l'écrasement de la Russie des Soviets par l'agression simultanée de quatorze États. Ministre des colonies en 1921, continua la politique de conquêtes et de provocations, à laquelle l'Angleterre est accoutumée. Se présenta aux élections de 1924 contre son propre parti libéral, en préconisant la formation d'un nouveau " parti national constitutionnel indépendant " qui eût groupé la droite libérale et la gauche conservatrice. Est entré, en novembre 1924, en qualité de ministre des Finances, dans le cabinet Baldwin. Lors de la grève générale de 1926, il est le porte-parole de l'aile dure des tories. Churchill a vécu de 1874 à 1965. Il est surtout resté célèbre à cause de son rôle dans la deuxième guerre mondiale.
  29. L'acte de sécurité de 1707 et l'Eglise écossaise. Jusqu'à 1707, l'Église écossaise fut entièrement dépendante de l'Église anglicane, cette dernière s'était puissamment enrichie. Elle possédait des domaines, des monastères richement dotés, etc. L'État lui accordait des privilèges, des subsides et des dotations, Le clergé écossais aspira longtemps à l'égalité de droits avec l'Église anglicane, dans la désignation des évêques. En 1707, au moment de l'union de l'Écosse avec l'Angleterre, un acte fut promulgué, accordant à l'Église écossaise une indépendance complète. Mais l'indépendance formelle n'entraînait pas la transmission des domaines et n'impliquait pas le droit de désigner aux plus hautes fonctions ecclésiastiques, de sorte que l'Église écossaise demeura, comme par le passé, assujettie au clergé anglican plus riche et plus puissant. Le clergé écossais ne puisait pas, comme le clergé anglican, ses revenus dans les richesses de l'État ou dans les siennes propres ; il vivait aux frais de la population opprimée des villes et des campagnes à laquelle il était par là-même attaché. Cette situation fit que la lutte sociale et nationale contre l'Angleterre revêtit de bonne heure en Écosse la forme d'une résistance religieuse.
  30. Le calvinisme est la doctrine du réformateur religieux Jean Calvin (1509-1564). Le dogme de la prédestination, selon lequel il y aurait, de par la volonté divine, un petit nombre d'élus prédestinés à la félicité éternelle et un grand nombre d'infortunés destinés aux souffrances éternelles, est à la base de l'enseignement de Calvin. Calvin enseigna que tout croyant doit se conduire ici-bas de manière à mériter la félicité éternelle, à laquelle il est peut-être prédestiné. Aussi le calvinisme accorda-t-il une attention particulière au rigorisme des mœurs, prêchant l'austérité, l'économie, le renoncement aux plaisirs, etc. Ces exigences auxquelles Calvin donna une justification religieuse, correspondaient aux intérêts de la petite bourgeoisie, surtout commerçante, qui, posant à ce moment les fondements de sa richesse, avait besoin d'une stricte économie de forces et de moyens. L'Église devait, d'après les calvinistes, être séparée de l'État, et les rites religieux être conformes aux Saintes Écritures, seule source de la connaissance chrétienne. Comme tous les autres mouvements de réformation religieuse du XVIe siècle, le calvinisme combattit énergiquement l'Église catholique. Cette lutte était en réalité celle de la classe commerçante bourgeoise et de la féodalité, obstacle au développement de la bourgeoisie. Engels définit en ces termes le rôle du calvinisme : " Son dogme répondait aux besoins de la partie la plus malheureuse de la bourgeoisie de l'époque. Sa prédication de la prédestination exprimait sous des formes religieuses, le fait que, dans le monde commercial, dans le monde de la concurrence, le succès ou la faillite dépendent, non de l'activité et de l'habileté de l'homme, mais de circonstances échappant à sa volonté, Ce n'est pas la volonté d'un homme, ce ne sont pas ses actes qui décident, c'est la grâce - la grâce de forces économiques puissantes, mais inconnues. C'était indéniablement vrai à l'époque de la Révolution économique, lorsque toutes les anciennes routes commerciales, du moment où tous les anciens centres étaient éliminés par des routes et des centres nouveaux, après la découverte de l'Amérique et de l'Inde, lorsque la valeur même de l'or et de l'argent, ces saintetés économiques de longtemps révérées, fléchit et se mit à baisser rapidement. L'Église de Calvin fut toujours démocratique et républicaine ; mais si le royaume de Dieu est devenu républicain, les royaumes terrestres peuvent-ils rester fidèles à leurs rois, à leurs évêques, à leurs féodaux ? Le luthérianisme avait été une arme commode entre les mains des petits princes allemands, le calvinisme fonda la République en Hollande et de grands partis républicains en Angleterre et surtout en Écosse (Engels : Matérialisme Historique).
  31. La " Société fabienne " se fonda à Londres en janvier 1884. Elle adopta le nom du fameux chef de guerre romain Fabius Cunctator, Le Temporisateur, s'affirmant ainsi en faveur d'une politique progressive, expectante, circonspecte et lente, hostile à toute action résolue. Sidney Webb et l'écrivain Bernard Shaw furent dès les débuts les principaux guides des Fabiens. Aussitôt après sa fondation, la Société entreprit la propagande du socialisme et l'étude des œuvres de Karl Marx, de Lassalle, de Proudhon, de Ricardo, de Mill, etc. Les Fabiens niaient hardiment la théorie de la lutte de classe prolétarienne. Leur programme se réduit à la reconnaissance de la nécessité de transmettre toutes les terres à la collectivité et d'abolir la propriété privée. Pour atteindre ce but, les Fabiens croient suffisant de se livrer à la propagande des idées socialistes dans toutes les couches de la population. Le programme socialiste peut, à leur avis, être réalisé par un effort constructif graduel, lent et pacifique, et par l'accord du capital et du travail. Les Fabiens n'ont pas eu d'organisation de parti. Certains d'entre eux ont adhéré au Labour Party, d'autres au parti libéral. En 1906, une scission se produisit parmi eux, Une partie d'entre eux voulait que la " Société fabienne " adhérât au Labour Party et exigeait l'exclusion des libéraux. Ce groupe comprenait l'écrivain Wells. L'ancienne tactique fabienne était défendue par Webb, Shaw et Ensor. Les discussions durèrent de longues années. Ce n'est qu'en juillet 1910 que Webb réussit à faire voter une résolution reconnaissant à tout membre de la " Société fabienne " le droit d'appartenir à n'importe quel parti politique. La " Société fabienne " n'accorde pas une grande importance au nombre de ses membres. Elle en comptait plus de 2.000 en 1911-1912 ; elle n'en compte plus maintenant que 1.782 [en 1926. NDT]. La plupart d'entre eux sont des écrivains, des avocats, des savants, etc. La " Société fabienne " ne se livre à aucun travail pratique, laissant à ses membres la faculté de participer à l'œuvre du parti libéral ou à celle du Labour Party. Elle consacre une attention particulière à la diffusion et à l'édition de brochures, de manifestes et de tracts socialistes. Elle en lança en 1908, prés de 250.000 exemplaires. L'idéologie fabienne - croyance en la gradation, croyance en la collaboration pacifique de la bourgeoisie et du prolétariat, répudiation de l'action révolutionnaire et de la violence révolutionnaire - est très répandue dans les milieux dirigeants du Labour Party.
  32. Hyndman (1842-1922). Homme politique anglais. Un des fondateurs de la "Fédération social-démocrate" (1881) et du " Parti socialiste britannique " (1911), Hyndman connut personnellement Marx, qui exerça sur lui une grande influence. Etudiant Marx et répandant ses idées, Hyndman ne comprit pourtant pas le point de vue marxiste sur le mouvement ouvrier, le trade-unionisme, le rôle des partis réformistes, et ne sut pas lier pratiquement l'action de. la Fédération social-démocrate au mouvement ouvrier anglais. La situation exceptionnelle de l'Angleterre sur la marché mondial, entraînant la formation d'une aristocratie ouvrière, rendait, d'autre part, extrêmement difficile la pénétration des idées révolutionnaires au sein du prolétariat. A la fin de l'année 1884, une scission se produisit dans la Fédération social-démocrate. Un groupe anarchisant en sortit, pour fonder, sous la direction de Morris, de Shey et de Crane, la " Ligue socialiste ", qui répudia les méthodes parlementaires et les réformes sociales graduelles, mais dont l'existence ne fut que de courte durée. Cette tentative de fonder une organisation concurrente de celle de Hyndman ne donna pas de résultats positifs. Hyndman demeura fidèle à la tactique de la vieille Fédération social-démocrate, basée sur une large utilisation des méthodes parlementaires. En novembre1885, la Fédération social-démocrate, soutenue financièrement par les conservateurs, présente plusieurs candidats aux élections législatives. L'aide financière des conservateurs, qui avaient cherché, en présentant des candidatures social-démocrates, à nuire aux libéraux, suscita dans les masses ouvrières anglaises une véhémente indignation. Quand, entre 1870 et 1890, le nouveau mouvement trade-unioniste prit son essor, s'assignant, des fins politiques, au contraire de l'ancien trade-unionisme, qui ne poursuivait que des fins économiques, Hyndman le considéra avec méfiance. Il ne crut pas devoir tirer parti de cette forme nouvelle du mouvement ouvrier, pensant que la lutte pour de petites améliorations partielles, soutenues par les trade-unions, était incompatible avec la lutte pour les fins dernières du socialisme, et devait, par conséquent, être repoussée. A la XIVe conférence de la Fédération social-démocrate, Hyndman parla de la nécessité pour celle-ci de se désolidariser nettement de l'activité des trade-unions, si les trade-unions ne souscrivaient pas sans délai au programme social-démocrate. Hyndman demeura sur ses positions dans les conférences ultérieures de la Fédération social-démocrate. Il resta à la tête du Parti Socialiste britannique, qui n'eut d'ailleurs jamais de grande influence sur le mouvement ouvrier, jusqu'à la guerre de 1914. Au début de la guerre, il adopta, avec tout son parti, une attitude antimilitariste, mais ne tarda pas à évoluer vers un social-patriotisme ostensible, se mettant ainsi lui-même hors du parti, qui se montra fidèle à l'internationalisme, et dont la gauche adhéra plus tard à l'Internationale communiste. Hyndman mourut en 1922.
  33. William Godwin (1756-1836), publiciste romancier et historien anglais, auquel on doit l'un des premiers systèmes du communisme anarchiste mondial. Les idées de Godwin, formées sous l'impression directe de la Révolution française, exercèrent une grande influence sur la jeunesse britannique du premier tiers du XIXe siècle. Toute organisation politique et économique est, de l'avis de Godwin, un mal. A l'État aristocratique et monarchique - instrument d'oppression des classes possédantes - Godwin oppose l'idéal de l'abolition complète de toute contrainte, L'individu a droit à une liberté absolue ; nul n'a le droit de le contraindre à quoi que ce soit, et l'on ne peut même pas lui imposer de répartition égalitaire des biens. Les entreprises individuelles et le droit de propriété privée des produits du travail personnel doivent être maintenus dans la société future. La raison y sera la seule législatrice. L'espérance de la suppression des antagonismes entre les richesses et la pauvreté, Godwin la plaçait dans la diffusion des " lumières ", " la propriété (bourgeoise) étant en contradiction avec la nature humaine et avec le principe de l'équité ", de la victoire finale duquel Godwin était profondément convaincu.
  34. Herbert Wells (1866-1946). Célèbre écrivain anglais, auteur de nombreux romans d'imagination (L'Homme invisible, La guerre de mondes, La machine à explorer le temps, etc.), revêtant parfois un caractère utopique. Pacifiste et Fabien. Partisan de l’évolutionnisme collectiviste défini en ces termes par L. D. Trotsky (Lénine) : " Il faut entendre par là une mixture fabienne faite de libéralisme, de philanthropie, de législation sociale, et de réflexions dominicales sur un avenir meilleur. " Wells formule lui-même en ces termes son évolutionnisme collectiviste : " Je crois que la société impérialiste peut se civiliser et se transformer en une société collectiviste par un système concerté d'éducation sociale. " Wells visita en 1920 la Russie des Soviets et écrivit ensuite un livre intitulé : la Russie dans les Ténèbres.
  35. Nous nous servirons ici de la traduction russe de cet article publié à Prague par le journal socialiste-révolutionnaire russe Volia Naroda. Note de Trotsky.
  36. Les sanglants exploits de la duchesse de Sutherland sont cités par Marx en exemple de l'expropriation des terres des cultivateurs, qui est un des moyens de l'accumulation primitive, (Le Capital, t. I, ch. XXIV). Marx avait cité auparavant le même exemple dans une de ses correspondances à la New- York Tribune de 1853. Nous citons ici le passage du Capital, où il est question de la duchesse de Sutherland : " Le meilleur exemple de la méthode suivie au XIXe siècle nous est fourni par les " éclaircissements " de la duchesse de Sutherland. Dès son accession au pouvoir, cette dame, versée dans l'économie, résolut d'opérer une cure économique radicale, et de transformer en pâturages tout le comté, dont les opérations similaires avaient déjà réduit la population à 15.000 habitants. De 1814 à 1820, ces 15.000 habitants, formant environ 3.000 familles, furent pourchassés systématiquement et expulsés. Tous leurs villages furent détruits par la pioche et le feu, et toutes leurs terres transformées en pâturages. Des soldats britanniques furent chargés de l'exécution et en vinrent aux mains avec les indigènes. Une vieille périt dans l'incendie de sa hutte, qu'elle avait refusé de quitter. C'est de la sorte que la duchesse s'appropria 794.000 arpents, qui appartenaient au clan depuis un temps immémorial. Aux indigènes expulsés, elle assigna, sur les bords de la mer, environ 6.000 arpents, c'est-à-dire 2 arpents par famille. Incultes jusque-là ces 6.000 arpents n'avaient rien rapporté à leurs propriétaires. La duchesse poussa la bonté jusqu'à louer l'arpent 2 sh. 6 en moyenne aux membres du clan qui, depuis des siècles, avaient versé leur sang pour sa famille. Toutes les terres volées furent réparties entre 29 grandes bergeries, dont chacune ne recevait qu'une seule famille, la plupart du temps des valets de ferme anglais. En 1825, les 15.000 Gaels étaient déjà remplacés par 131.000 moutons. Les aborigènes, rejetés sur la côte, essayèrent de vivre de la pêche. Ils se changèrent en amphibies, vécurent, d'après un écrivain anglais, moitié sur l'eau, moitié sur la terre ferme, et moururent presque tous de faim. Mais il était réservé aux braves Gaels de payer plus cher encore leur idolâtrie montagnarde et romantique pour leurs " grands hommes ". L'odeur du poisson parvint jusqu'à ceux-ci. Ils flairèrent là une source de bénéfices et affermèrent leurs côtes aux grands mareyeurs de Londres. Et les Gaels furent chassés une seconde fois. "
  37. John Stuart Mill (1806-1873). Philosophe et économiste anglais. Mill a surtout étudié, en économie politique, la théorie de la rente foncière ; il a préconisé des impôts élevés sur tous les revenus qui s'y rattachent. L'enseignement de Mill a exercé une grande influence sur les socialistes fabiens anglais, Webb et autres. Fortement influencé lui-même par les utopistes français, Fourrier et Saint-Simon, Mill rattache étroitement, dans toutes ses œuvres, les questions économiques aux questions sociales et politiques. L'œuvre la plus importante de Mill, ses Principes d'Economie politique, est profondément éclectique.
  38. Bernard Shaw, écrivain et dramaturge anglais, un des fondateurs de la " Société fabienne ". Pacifiste et socialiste petit-bourgeois. Auteur de plusieurs drames satiriques. Adressa, en décembre 1924, une lettre aux Izvestia de Moscou, invitant le gouvernement des Soviets à se promptement désolidariser de la IIIe Internationale, et faisant remarquer, entre autres, que " M. Trotsky " s'était permis de parler de Mr. H. G. Wells en termes dédaigneux " attestant ainsi qu'il n'avait pas lu les Eléments de l'Histoire mondiale de Wells, et ne concevait, par conséquent, pas quel immense progrès cette œuvre représente par rapport au Capital de Karl Marx. "
  39. Jusqu'à la lettre de Bernard Shaw, j'ignorais, je le jure, l'existence même de ce livre. J'ai fait depuis sa connaissance ; je ne puis dire en toute conscience l'avoir lu, parce qu'il m'a pleinement suffi d'en parcourir deux ou trois chapitre pour arrêter cette perte de temps. Représentez-vous une absence complète de méthode, de perspective historique, de compréhension de l'interdépendance des divers aspects de la vie sociale, et, en général, de toute discipline scientifique, quelle qu'elle soit ; et représentez-vous, en outre, que l'historien, alourdi de ces qualités, se promène avec la mine insouciante d'un monsieur qui fait sa promenade dominicale, de long en large, à travers l'histoire de plusieurs millénaires. C'est tout le livre de Wells, destiné à remplacer l'école marxiste. Note de Trotsky
  40. La reine Victoria et son temps. L'auteur fait allusion au long règne de la reine Victoria, qui dura de 1837 à 1901. Le parlementarisme anglais atteignit, au cours de cette période, son apogée. La grande bourgeoisie industrielle se plaça, dans la société, au premier plan, et occupa dans l'État une situation dominante. Les ministères libéraux et conservateurs alternèrent au cours des soixante-quatre années de règne de la reine Victoria. La politique intérieure et extérieure de l'Angleterre changea souvent. Les premières années du règne furent celles du régime libéral, signalé par l'abolition des droits de douane sur les blés, en 1846, la liberté du commerce et de la concurrence et diverses réformes. Ce furent, de grandes victoires de la bourgeoisie libérale. A partir de 1880, et pendant toute la vieillesse de la reine, le parti conservateur s'affermit et poursuit sa politique impérialiste, avec l'appui sans réserve de la vieille souveraine.
  41. Lord Edouard Henry Carson. Conservateur militant et adversaire de l'autonomie irlandaise. Au cours de l'été de 1914, Carson organisa un soulèvement armé contre le gouvernement anglais, afin de défendre l'Irlande contre le Home Rule, ou autonomie administrative, que la Chambre des Communes venait de lui accorder. Le soulèvement commença dans l'Ulster, province du nord de l'Irlande, la plus riche et la plus industrielle de l'île. La bourgeoisie de l'Ulster, dirigée par Carson, prétendit séparer l'Ulster de l'Irlande, comptant ainsi arracher au gouvernement irlandais sa base économique. Carson avait préparé le soulèvement depuis 1912, c'est-à-dire depuis le moment où le bill sur le Home Rule avait été présenté au Parlement britannique. Soutenu par la bourgeoisie de l'Ulster et les conservateurs anglais, il avait armé sans difficultés plus de 100.000 hommes. Lorsque le bill eût été voté par les Communes, il déclara que " les fidèles sujets de Sa Majesté habitant l'Ulster n'entendaient pas être séparés de la Grande-Bretagne ". Un gouvernement provisoire se forma dans l'Ulster. A la même époque, les partisans de l'indépendance irlandaise (sinn-feiners) s'armaient dans le sud de l'île. Le gouvernement anglais décida d'employer la force contre Carson, mais les troupes refusèrent de marcher contre les gens de l'Ulster, et le défi jeté par Carson ne fut pas relevé. La guerre mondiale interrompit ces événements. Malgré son rôle de séditieux, Carson, toujours soutenu par les conservateurs, reçut, en 1917, le portefeuille de la Marine, et appartint, jusqu'en l918, à un cabinet de guerre. Il n'hésita ,jamais à prendre la défense de la bourgeoisie irlandaise et anglaise, et réprima durement le mouvement des sinn-feiners.
  42. Le Parlement de Westminster. Le Parlement anglais, dit aussi Chambre des Communes, siège à Londres dans le palais de l'abbaye de Westminster.
  43. John Robert Clynes est un des leaders de la droite du Labour Party. Membre du comité exécutif du L. P. ; contrôleur du ravitaillement dans le cabinet libéral-conservateur de Lloyd George en 1918. Ministre (lord chancelier) dans le cabinet Macdonald, ce qui lui a valu d'être élevé à la pairie. En politique extérieure, pacifiste et partisan de la Société des Nations. Député à la Chambre des Communes et président de la Fédération des ouvriers non-qualifiés.
  44. Robert Williams. Un des leaders des trade-unions anglaises. Membre de l'I. L. P. (Parti Ouvrier Indépendant). Ancien secrétaire général de l'Union des Travailleurs des Transports. Se situa un moment parmi les chefs de la gauche des trade-unions anglaises, et adhéra même au Parti communiste. En fut exclu en 1921, en raison de son attitude du Vendredi Noir, où la trahison des leaders syndicaux amena l'échec de la grève des mineurs. Williams a, depuis, évolué à droite ; il est maintenant [en 1926] un des ennemis les plus zélés du communisme.
  45. Paul Lafargue (1842-1911), fut une des grandes figures du socialisme français. Gendre, ami et disciple de Karl Marx, qui en fit un adepte du socialisme scientifique. Se trouvant à Bordeaux en 1871, Lafargue tenta d'y soulever un mouvement en faveur de la Commune, mais échoua et dut passer en Espagne. Dans ce pays, puis au Portugal, joua un rôle influent dans le mouvement ouvrier, organisa les sections de l'Internationale, et combattit les tendances bakouninistes (anarchistes). Lafargue participa en 1872 au congrès de la Ire Internationale, qui se tint à La Haye. Rentré à Paris, en 1880, devint le chef reconnu et le théoricien du parti socialiste français et combattit sans trêve toutes les déviations du marxisme. On lui doit d'importants travaux scientifiques et de nombreuses brochures. Plusieurs de ses ouvrages, tels que l'Evolution de la propriété et le Déterminisme historique de Karl Marx ont été traduits dans presque toutes les langues européennes. A 69 ans, Lafargue, conscient de l'impossibilité de continuer sa vie de militant et de théoricien se suicida, avec sa compagne Laura.
  46. Nous sommes au regret de devoir reconstituer les deux citations des œuvres de Lafargue d'après la traduction russe citée par l'auteur (Note du traducteur)
  47. Fait curieux, deux siècles plus tard, en 1842, l'historien Macaulay, protestant, en sa qualité de membre du Parlement, contre le suffrage universel, produisait des raisons identiques à celles de Cromwell. Note de Trotsky
  48. Cité par Beer, dans son Histoire du socialisme en Angleterre.
  49. Guizot (1787-1874). Homme politique et historien français. Leader du groupe des " doctrinaires ", partisan du système anglais de monarchie constitutionnelle. Après la Révolution de juillet 1830, qui donne le pouvoir à la bourgeoisie financière. Guizot, un de ses idéologues, dirige momentanément le ministère de l'Instruction publique puis reçoit le portefeuille des Affaires étrangères. Guizot défendit le cens électoral, en vertu duquel il n'y avait sur toute la population de la France que 200.000 électeurs. A la formation du ministère libéral du banquier Lafitte, Guizot se retira. Il forma, en 1832, avec Thiers et le duc de Broglie, un ministère réactionnaire, présidé par le maréchal Soult, et y dirigea l'instruction publique. Appartint en 1837 au cabinet de droite de Molé, mais démissionna au bout d'un an, la politique de Molé ne lui paraissant pas assez conservatrice. Ambassadeur à Londres en 1839, et ministre des Affaires étrangères dans le nouveau cabinet réactionnaire Soult, formé en 1840. Dans ses fonctions, Guizot s'employa .à combattre le mouvement révolutionnaire du continent, en s'efforçant d'unir les mouvements réactionnaires autrichien et français. Il présida en 1847, sous Louis-Philippe, le dernier ministère monarchique. La Révolution de 1848 l'obligea à passer en Angleterre. Son influence politique déclina dès lors. Dans ses nombreux travaux historiques, Guizot s'inspira, pour la première fois, de la lutte des classes, en laquelle il voyait le ressort secret de l'histoire. Cette vue, bien qu'il ne l'ait pas toujours appliquée avec esprit de suite, représentait à l'époque un grand progrès dans le développement des études historiques.
  50. Guizot, Histoire de Charles Ier. Paris 1882. Tome I, pages 347-349.
  51. John Camden (1595-1643). Un des chefs de l'opposition modérée du Court et Long Parlement, à la veille de la grande Révolution anglaise (voir la note 17). Camden se rendit surtout populaire dans la moyenne bourgeoisie commerçante, en refusant à diverses reprises de payer les taxes royales et les impôts. Pendant la lutte du Long Parlement et du roi Charles Ier, ce dernier ordonna l'arrestation de Camden et de quatre autres leaders de l'opposition. Jusqu'alors partisan de l'opposition légale, Camden fut ainsi amené à se joindre à l'armée révolutionnaire, dont il forma un des meilleurs régiments, Il devait être, peu de temps après, mortellement blessé dans un combat entre les armées royales et parlementaires.
  52. Guizot, Ouvrage cité, p. 216.
  53. Macauley voulait dire : Comme des agitateurs révolutionnaires. Note de Trotsky.
  54. MACAULEY, Œuvres complètes, t. VI. p. .120. Ed. russe, Saint-Petersbourg, 1861.
  55. La Réforme allemande du XVIe siècle. La Réforme allemande fut précédée par la domination absolue de l'Église catholique romaine, domination qui se fit sentir tout particulièrement en Allemagne. Le puissant développement du commerce et l'importance prise, dans ce pays, par l'argent, amenèrent l'Église romaine à lui imposer de nombreuses charges. Les artisans, les paysans et la petite bourgeoisie, dont le besoin d'argent était accru par le développement commercia1, en furent mécontents. Les inventions et les découvertes (découverte de l'Amérique, progrès de la navigation et de l'artillerie, imprimerie) préparèrent l'essor du commerce extérieur de l'Allemagne et renforcèrent la bourgeoisie commerçante, La lutte du capital et des féodaux ne pouvait revêtir à ce moment que la forme d'une protestation religieuse.
  56. Herbert Henry, lord Asquith, comte d'Oxford (1852-1928). Leader des libéraux indépendants anglais et directeur de la Westminster Gazette. Adversaire du rapprochement anglo-soviétique. De 1892 à 1895, ministre des Affaires étrangères du dernier cabinet libéral Gladstone. De 1905 à 1908, chancelier de l'Échiquier. De 1908 à 1916, premier ministre. Se révéla dans ces fonctions ardemment partisan de la guerre impérialiste. Ministre de la Guerre en 1914. Forma en 1915 un ministère de coalition libéral conservateur. Fut remplacé en 1916 par Lloyd George. Les vestiges du doctrinarisme libéral ont empêché Asquith de faire preuve, en politique intérieure et extérieure, d'une largeur de vues suffisante, ainsi que du cynisme et de la perfidie nécessaires. Sous la pression des conservateurs, l'aide la plus active, impérialiste, des libéraux, aida Lloyd George à remplacer Asquith. Battu aux élections législatives de 1924. Membre de la Chambre des Lords.
  57. L'affaire Osborne. William Osborne, cheminot libéral, s'adressa en 1908 aux tribunaux, afin de faire supprimer dans les trade-unions les cotisations politiques. Les trade-unions prélèvent en effet, outre leurs cotisations normales, des cotisations politiques, consacrées à l'action du Labour Party. L'arrêt de Justice du 22 juillet 1908 débouta Osborne de sa plainte et affirma catégoriquement la légitimité de ce prélèvement de cotisations. Osborne, soutenu par de gros capitalistes, fit appel. La cour de cassation cassa le premier Jugement et accorda pleine satisfaction au demandeur, décision motivée par le caractère purement économique des trade-unions, tenues de demeurer étrangères à la politique. Le Labour Party en appela à la commission judiciaire de la Chambre des Lords, qui sanctionna le jugement de la Cour d'appel. La Chambre des Lords interdit aux trade-unions de prélever des cotisations supplémentaires, à quelque fin politique que ce fût. Mais, en 1913, un acte du Parlement abrogeait cette interdiction. Les trade-unions étaient autorisées à prélever des cotisations politiques, les syndiqués ayant toutefois le droit d'en refuser le versement sans s'exposer à des sanctions ou à l'exclusion. Cette loi est encore en vigueur. L'affaire Osborne a joué un grand rôle dans l'histoire du mouvement ouvrier anglais. Elle a intéressé les ouvriers à l'activité politique des trade-unions.
  58. Cobden (1804-1865). Fabricant et marchand de tissus, devint un des hommes les plus en vue de la bourgeoisie radicale du milieu du XIXe siècle. Propagandiste inlassable du libre-échange et de l'abrogation des droits sur le blé, fondateur de la." Ligue pour l'abrogation des droits sur les blés ", protagoniste de la " paix générale ". Député aux Communes, il y éleva la voix contre la politique belliqueuse du gouvernement anglais. Participa au Congrès pacifiste international de 1849. Cobden fut un des chefs du mouvement libre-échangiste de la bourgeoisie libérale.
  59. Théodore Roosevelt (1858-1919). Président des États-Unis de 190l à 1909. Impérialiste américain. En politique intérieure, partisan, vis-à-vis des ouvriers, d'une politique de petites concessions libérales. Membre du parti républicain. Intervint, en 1905, afin de provoquer l'ouverture des négociations de paix entre la Russie et le Japon. Fut d'abord pacifiste pendant la guerre mondiale, puis devint un des partisans les plus ardents de l'intervention américaine.
  60. On appelle machiavélisme l'emploi en politique, de la violence jointe à la perfidie et à l'hypocrisie. Le mot dérive du nom du célèbre écrivain italien Nicolo Machiavelli (1469-1527), qui est considéré comme le fondateur de la science politique.
  61. Arthur Ponsomby, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères dans le gouvernement travailliste de Ramsay Macdonald (1923-1924). Partisan du rapprochement anglo-soviétique, auquel il travailla avec zèle, lors des négociations d'août 1924. Ponsomby appartient à une famille aristocratique. Fut, dans sa jeunesse, page de la reine Victoria. Occupa plus tard diverses fonctions aux Affaires Etrangères et milita dans le parti libéral. Devenu pacifiste vers la fin de la guerre, rompit avec le parti libéral, pour adhérer à l'organisation pacifiste du " contrôle démocratique " et au Labour Party.
  62. John Barnes. Un des plus vieux leaders ouvriers anglais, fondateur et militant de la Fédération social-démocrate. Le nouveau mouvement trade-unioniste, qui prit son essor vers 1880, trouva en lui un chef remarquable. Orateur talentueux et influent, Barnes dirigea, à diverses reprises, de grandes grèves et des manifestations mémorables (mentionnons la fameuse grève des dockers). Condamné, en 1888, à six semaines de prison à la suite d'une manifestation. S'orienta par la suite à droite et sortit en 1889 de la Fédération social-démocrate. Député aux Communes en 1882. Se rapprocha deux ans plus tard des libéraux et entra en 1905 dans un ministère libéral. L'évolution de Barnes du mouvement ouvrier au cabinet libéral caractérise bien les mœurs politiques des leaders opportunistes du mouvement ouvrier britannique.
  63. Lord Edward Grey. Leader des libéraux indépendants, partisans du rapprochement avec les conservateurs. Un des leaders libéraux de la Chambre des Communes. Détint de 1905 à 1916, dans tous les ministères, le portefeuille des Affaires étrangères. Fut un des créateurs de l'Entente et un des responsables de la guerre mondiale. Ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington en 1919-1920. Personnage influent de la Société des Nations, membre de la Chambre Haute.
  64. Independent Labour Party.
  65. Benjamin Beaconsfield (Disraeli) ; Célèbre homme d'État et écrivain anglais (1804-1881). Écrivit dans sa jeunesse des romans satiriques. Se consacra à partir de 1832 à la vie politique et se joignit aux whigs. Après le rapprochement de la haute finance et des tories, rompit avec les whigs et devint un des leaders du parti tory. Représentant typique de la haute banque, Beaconsfield fut ardemment protectionniste (voir la note 9). Chancelier de l'Échiquier, en 1852, dans le ministère réactionnaire Derby, auquel succéda, au bout de dix mois, un ministère libéral Gladstone. Beaconsfield redevenait en 1858 chancelier de l'Échiquier dans le deuxième ministère Derby, qui dura dix-huit mois. En 1866, le cabinet Derby revenait une troisième fois au pouvoir et Beaconsfield aux Finances. Premier ministre en 1868, dut démissionner dans la même année. Revint au pouvoir en 1874, au moment où s'éveillait l'impérialisme anglais, et y resta jusqu'en 1880. La politique de Beaconsfield, qui aspira à étendre à l'extérieur les possessions et l'influence de la Grande-Bretagne, et fut, à l'intérieur, favorable aux petites réformes libérales, caractérise fort bien l'impérialisme anglais.
  66. Cette prévision a naturellement un caractère conditionnel, de vue générale, et ne doit en aucun cas être assimilée aux prévisions astronomiques des éclipses lunaires ou solaires. Le cours réel des événements est toujours plus complexe que des prévisions nécessairement schématiques Note de Trotsky.
  67. L'édition russe de 1925 et la première édition anglaise de ce livre se terminaient ici. Les deux chapitres suivants ont été ajoutés à des dates ultérieures.
  68. Le libre-échangisme. Doctrine et politique de liberté du commerce extérieur et, par conséquent, de la concurrence capitaliste. L'Angleterre est la patrie du libre-échangisme. Dans la première moitié du XIXe siècle, la bourgeoisie anglaise lutta avec zèle pour la libre importation des blés, contre le monopole du marché des céréales, alors réservé à l'aristocratie foncière ; les prix élevés et instables des céréales influençaient fâcheusement le marché intérieur et les salaires. En cas de hausse des céréales, les industriels se voyaient contraints ou d'augmenter les salaires ou de se résigner, à la suite d'un accroissement des privations de la classe ouvrière, à la diminution du rendement du travail.
  69. Chapitre écrit 1926.