Nouvelle période, nouveaux problèmes

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I

Deux ordres de questions dominent actuellement l'attention du Parti Communiste : la démocratie ouvrière et l'organisation économique.

Le mot de démocratie, qui désigne un régime politique bien déterminé, est employé de façon absolument impropre dans le cas présent pour désigner un régime assurant l'action directe des masses laborieuses dans les organes politiques, professionnels et administratifs. Cet abus de langage peut même donner lieu à des malentendus, surtout à l'étranger, où les mencheviks et les kautskiens essayeront de profiter de la terminologie fautive de nos discussions intérieures pour en tirer avantage. Néanmoins, comme le mot de démocratie, faute d'autre, est déjà entré dans l'usage, il nous suffit de bien nous souvenir nous-mêmes et de rappeler aux autres qu'il ne s'agit pas de cette démocratie formelle où tout un rituel complexe et minutieusement étudié prétendait exprimer la souveraineté des masses, la responsabilité des têtes devant le peuple, etc.,etc., et ne faisait en réalité que déguiser la dictature intéressée d'une minorité d'exploiteurs sur la majorité laborieuse. Par démocratie ouvrière ou soviétiste, nous entendons la participation réelle et de plus en plus large des travailleurs à la construction de la société nouvelle. C'est précisément cette action positive des masses, guidée par l'unité de buts, qui comble dans la pratique la distance existant entre les éléments avancés et les éléments retardataires de la classe laborieuse.

Si, néanmoins, il est apparu nécessaire de faire usage du terme de démocratie ouvrière et de ne plus se contenter de la dénomination générale de régime soviétiste, la cause en est que, pendant ses trois ans passés d'existence, le régime soviétiste a été forcé, par les circonstances extérieures, et aussi en partie intérieures, tantôt de se rétrécir, tantôt de s'élargir, réduisant parfois au minimum la participation directe des organes soviétistes les plus larges à la décision des questions les plus importantes. En se bornant ainsi lui-même temporairement, le régime soviétiste, qui en tout et partout est le régime non de la forme, mais du fond, montrait son extraordinaire vitalité et son extrême souplesse. Le rétrécissement des organes soviétistes, opéré sous la direction du Parti Communiste, fut conditionné par la difficulté exceptionnelle de notre situation militaire et extérieure, et il ne put avoir lieu et se maintenir que parce que notre Parti, dans la masse, en comprit le sens et la nécessité et le réalisa consciemment.

Mais précisément pour cette raison, aussitôt que la question du front, c'est-à-dire la question de vie ou de mort pour la République soviétiste cessa d'être suspendue sur le pays, notre Parti se rendit immédiatement compte qu'il fallait dès maintenant connaître nos forces et nos ressources intérieures et de les grouper pour résoudre les problèmes du moment. Si la question de vie ou de mort réclamait à une certaine époque le maximum de concentration de la volonté du Parti et de l'Etat la question de l'existence ultérieure de la Russie soviétiste ne peut être résolue que par le maximum d'activité du parti par le maximum de liaison entre lui et les masses, en tenant compte de leur expérience et de leur pensée, en utilisant les forces créatrices et l'initiative de millions d'ouvriers et de paysans.

Dans cette succession de deux périodes se trouve l'essence de cette question de la démocratie ouvrière qui est placée aujourd'hui à l'ordre du jour. Il ne s'agit aucunement de réviser le règlement du Parti ni la Constitution soviétiste. Notre règlement est déjà entièrement pénétré par l'esprit du centralisme démocratique : les formes, les méthodes et les procédés de la direction centralisée par le haut sont déterminées d'en bas par le Parti lui-même. Aujourd'hui, le Parti veut seulement rendre son contrôle sur ses élus plus immédiat, plus actif, plus «massif».

L'expression extérieure de cette démocratie ouvrière vivifiée, ce doit être et c'est déjà la fréquence plus grande des assemblées générales, devant lesquelles sont portées toutes les questions fondamentales, une plus large application du principe électif, plus de critique intérieure, plus de discussion, un examen plus direct et plus étendu des questions dans la presse, etc., etc. Voilà le programme qui guidera notre prochain Congrès.

II

Mais la démocratie ouvrière, comme je l'ai dit, est une démocratie de fond et non de forme. Les assemblées, les discussions, les conférences, les congrès, les élections, ne sont en fin de compte que les formes servant à élaborer et à exprimer la pensée et la volonté des masses. Mais quel sera le contenu de ces formes ? Quels sont les questions et les problèmes qui doivent aujourd'hui être au centre de l'attention de notre Parti, et par suite de nos réunions, de nos discussions, de nos conférences et de nos élections ? La chose est évidente : ce sont les questions économiques.

Cela ne veut pas dire seulement que les colonnes de nos journaux et toutes nos assemblées, politiques et autres, seront remplies de considérations sur le plan économique unique, sur les concessions, sur la régularisation par l'Etat de la culture rurale, etc. En effet, pareille mobilisation politico-littéraire de l'opinion publique à propos de toutes sortes de questions, entre autres les questions économiques, existe aussi dans la démocratie bourgeoise. Le problème est plus profond. Ce qu'il faut, c'est regrouper intérieurement les forces de la démocratie soviétiste et refaire son éducation en vue de l'activité économique. Ce n'est pas la première fois que nous sommes obligés, pour nous adapter aux circonstances et aux nécessités du moment de refaire notre éducation. Ces trois dernières années ont été presque entièrement une époque de problèmes militaires, de méthodes militaires, d'éducation militaire. Le Parti Communiste éduquait dans chacun de ses membres la volonté de vaincre, mais mieux encore, il groupait, il sélectionnait, il élisait ses militants en se guidant d'après les besoins dévorants du front. Cette reconstruction militaire de notre Parti, sans toucher à son fond communiste, est un des plus grands miracles de l'histoire.

Mais cette éducation de notre démocratie à la fois ouvrière et militaire (car à la base de notre édifice militaire était malgré tout l'initiative active, quoique limitée dans son expression extérieure, de la masse ouvrière), ne fut qu'un épisode transitoire en comparaison de l'époque nouvelle d'éducation économique dans laquelle nous entrons. La construction de l'économie socialiste est en réalité un regroupement et une éducation bien définie des hommes en faveur de la production. Même le meilleur des communistes, en tombant dans une unité mauvaise et faible, était bien souvent noyé et emporté par la vague de panique. Il ne suffit pas d'avoir la volonté de vaincre, il ne suffit pas non plus d'avoir la volonté de produire : il faut certain savoir-faire, certains procédés individuels et collectifs, il faut un certain groupement des hommes, qui se réalise et se perfectionne par l'action économique elle-même. Sans doute l'expérience acquise par des dizaines de milliers de communistes à l'armée trouvera, comme elle l'a déjà trouvée, son application dans la vie économique ; mais cette habitude de travailler en grand, cette compréhension du rôle et de l'importance de l'action concertée des masses, cette rapidité et cette exactitude d'exécution, ce sentiment de la responsabilité doivent s'adapter aux caractères et aux exigences de la production. Le but de l'éducation à faire est infiniment plus large, plus profond et plus colossal que celui de l'éducation militaire. L'armée a pris des millions d'hommes pour quelques années, le travail économique embrasse des dizaines et des centaines de millions d'hommes et exige d'eux le maximum d'efforts pendant toute une époque de l'histoire.

Pour diriger l'éducation économique de ces millions d'hommes (la propagande pour la production n'est qu'un des aspects de cette action), le Parti Communiste doit avant tout se rééduquer lui-même. A première vue, il peut sembler que la classe ouvrière étant précisément la classe de la production, cette éducation doit être facile pour tous les ouvriers. Mais c'est là une profonde erreur. Les masses ouvrières sont habituées à l'automatisme, mais jamais sous le capitalisme elles n'ont pu appliquer à la production leur pensée active et leur volonté. Aujourd'hui, les circonstances leur ont même enlevé cet automatisme. Quand à l'avant-garde des ouvriers, elle a toujours visé elle-même et elle s'est efforcée d'amener les masses à la lutte active contre le système capitaliste de production. Sosnovski a absolument raison de dire quelque part que l'action clandestine, la révolution et la guerre civile ont été en un certain sens, et pour une certaine période, une forte mauvaise préparation à la production non seulement pour les masses, mais avant tout pour l'avant-garde elle-même. L'ouvrier producteur, c'est celui qui aborde son instrument, son établi, son usine, son exploitation, du point de vue de la bonne organisation du travail, de l'agencement scientifique de la production, de l'augmentation du rendement. Il enseigne à la masse, par la parole ou par l'exemple, que son intérêt de consommateur ne peut être satisfait que dans le domaine de la production. Le désir de supprimer la faim, le froid, les épidémies et l'ignorance, doit se changer chez les travailleurs en une volonté consciente d'élever leur travail à la hauteur nécessaire. Les formes d'organisation doivent être appréciées avant tout du point de vue de la production. Le producteur, l'organisateur, le bon économe, doivent avoir un poids exceptionnel dans la confiance des travailleurs des villes et des villages.

Dans ce travail fondamental et décisif consistant à faire l'éducation économique des masses et à sélectionner les ouvriers producteurs pour les mettre à la tête, la première place doit appartenir aux syndicats. C'est aujourd'hui seulement, après la suppression des fronts et l'entrée du pays dans la grande route économique, que nos fédérations productrices voient s'ouvrir devant elles un véritable champ d'action. C'est seulement aujourd'hui que les syndicats peuvent réaliser leur vraie vocation dans un Etat ouvrier et devenir des organisations groupant les travailleurs non point seulement par branches de production, mais pour la production, et jouant un rôle véritablement directeur dans cette production. Cela suppose que ces syndicats, depuis leurs premiers échelons, sont pénétrés du point de vue de la production et sélectionnent les hommes en partant de même point de vue.

Le Parti Communiste a formé l'ouvrier-champion de la cause prolétarienne, dans la vie quotidienne, dans les moindres détails de son existence à l'usine ; il a éveillé en lui la conscience de classe, la haine des exploiteurs et des exploitations ; il a sans relâche élargi son horizon et trempé sa volonté. Il lui appris à être intransigeant non seulement envers les traîtres, mais aussi envers les hésitants. En faisant cela, le Parti Communiste s'est créé lui-même.

Il a formé, dans ces deux ou trois années dernières, l'ouvrier commandant, commissaire ou soldat rouge. Il a joint le désir de la victoire révolutionnaire à un certain système militaire ; il a surmonté le préjugé étroit de l'armée de partisan, il a élargi la conscience du communiste de l'armée rouge jusqu'aux problèmes gouvernementaux et internationaux.

Aujourd'hui, il lui faut créer, former et pousser dans l'action le type du producteur économique et du constructeur de la Russie communiste. De par sa nature, ce travail doit et peut s'accomplir en faisant un appel infiniment plus large aux masses que pour le travail militaire. Le but ne consiste pas seulement à trouver et à sélectionner des milliers et des dizaines de milliers de militants pour renforcer nos syndicats et nos organes d'administration économique ; c'est là une partie très importante du problème, mais ce n'est qu'une partie ; il faut, et c'est le fond la question, apprendre à la masse à porter elle-même ses militants aux postes directeurs et à les soutenir dans notre tâche fondamentale, qui est d'augmenter les ressources matérielles du pays. La question des nominations occupera d'autant moins de place, et dans la pratique et dans les discussions, que les syndicats seront plus profondément pénétrés eux-mêmes et pénétreront la masse du critère économique.

Voilà ce qui doit faire l'objet de l'attention de l'avant-garde ouvrière. Si notre situation internationale crée des conditions plus favorables pour le développement de la démocratie ouvrière les exigences économiques intérieures et tout le sens du régime soviétiste veulent que notre démocratie soit une démocratie productrice. Alors on pourra dire que l'Etat soviétiste est en voie de devenir la société communiste.