Nouvelle Étape (Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l'IC)

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


En guise de préface[modifier le wikicode]

Ce livre est consacré à la nouvelle étape du développement de la révolution prolétarienne internationale. Comme jalons qui déterminent cette nouvelle étape on peut considérer : l'insuccès de la marche de l'Armée Rouge sur Varsovie (août 1920), la débâcle du puissant mouvement révolutionnaire italien, en septembre 1920, et l'action des ouvriers allemands au mois de mars de l'année courante.

Le troisième Congrès de l'Internationale a fourni une critique économique et politique de la période qui vient de commencer et a tiré de cette critique toutes les conclusions tactiques nécessaires.

Dans la première partie de ce livre (La situation mondiale), l'auteur a essayé de donner une caractéristique générale de la situation mondiale, telle qu'elle était au milieu de l'année 1921. Le rapport de l'auteur au Congrès sert de base à cette caractéristique.

La seconde partie (Une Ecole de stratégie révolutionnaire) contient l'enseignement tactique qu'on peut tirer du Congrès en même temps que la tactique générale de ses travaux.

L'ouvrage entier est composé de deux discours prononcés par l'auteur dans deux réunions des membres de l'organistion de Moscou de notre parti, réunions tenues juste avant le Congrès et immédiatement après lui. Je me suis servi, pour la première partie de mon livre, non pas du sténogramme de mon discours au Congrès, — j'étais obligé d'y prendre parole en allemand, ce qui hélas, a donné à mon allocution un caractère simplifié, souvent «approximatif», — mais de celui de mon rapport russe sur le même sujet, rapport qui avait précédé le Congrès. Je prie les camarades qui désirent prendre connaissance de mon rapport au Congrès d'utiliser le texte du présent ouvrage comme plus précis.

J'ai fait la révision des deux discours qui font partie de ce livre, aussi soigneusement que mes loisirs me l'ont permis. Je n'en prie pas moins mes lecteurs de se rappeler qu'ils n'ont pas devant eux un livre dans le sens propre du mot, c'est-à-dire une exposé systématique d'une pensée fondamentale, mais seulement le texte sténographié et revu par l'auteur de deux discours. Il est évident que je ne cherche ainsi nullement à échapper à la responsabilité des pensées que je développe dans cet ouvrage ; je demande tout simplement un peut d'indulgence pour la forme de mon exposé

L. Trotski

P.S. — Les théoriciens social-démocrates me comptent avec une louable insistance parmi les communistes de «gauche». Nos amis de gauche appartenant à l'Internationale Communiste me considèrent, semble-t-il, presque comme un centriste déguisé. Je me permets de puiser dans ces deux opionions une consolation tactique.

L. T.

Moscou, le 19 août 1921.

I. La situation mondiale (1917-1921)[modifier le wikicode]

La situation mondiale (1917-1921)[modifier le wikicode]

Camarades ! Le problème auquel sera consacré mon rapport est très complexe ; aussi ai-je peur que mon discours ne soit trop long. Je me vois obligé de vous prier de lui prêter une attention soutenue, d'autant plus que je ne suis pas sûr d'avoir réussi à grouper les données que je possède, de façon que mon rapport nécessite un moindre effort de la part de mes auditeurs ; c'est dire que je ne suis pas sûr de pouvoir exposer mes idées, concernant la situation internationale, avec l'ordre et la clarté nécessaires.

Depuis la guerre impérialiste, nous sommes entrés dans une période révolutionnaire, c'est-à-dire dans une période pendant laquelle les bases mêmes de l'équilibre capitaliste sont ébranlées et tombent peu à peu en ruines. L'équilibre capitaliste est un phénomène très complexe ; le régime capitaliste construit cet équilibre, le rompt, le reconstruit et le rompt de nouveau en élargissant en même temps les cadres de sa domination. Dans le domaine économique, les crises et les recrudescences d'activité constituent les ruptures et les rétablissements de l'équilibre. Dans le domaine des relations entre les classes, la rupture d'équilibre consiste en grèves, en lock-outs, en lutte révolutionnaire. Dans le domaine des relations entre Etats, la rupture d'équilibre c'est la guerre tout court, ou bien, sous une forme affaiblie, la guerre des tarifs douaniers, la guerre économique ou le blocus. Le capitalisme a ainsi un équilibre instable qui, à tour de rôle, se rompt et se rétablit. Mais en même temps, cet équilibre possède une plus grande force de résistance, dont nous avons la meilleure preuve dans ce fait que le monde capitaliste ne s'est pas encore écroulé.

La dernière guerre impérialiste constitue l'événement que nous avons considéré avec raison comme un coup terrible, sans précédent jusqu'à ce jour dans l'histoire porté à l'équilibre du monde capitaliste. En effet, après la guerre commence l'époque des très grands mouvements de masse et des luttes révolutionnaires. La Russie, qui constituait l'anneau le plus faible de la chaîne capitaliste, perdit la première son équilibre, et la première aussi entra dans la voie de la révolution, au mois de mars 1917. Notre révolution de mars eut une grande répercussion dans les masses laborieuses d'Angleterre. L'année 1917 fut, en Angleterre, celle des grèves immenses pendant lesquelles le prolétariat anglais réussit à arrêter le processus de l'abaissement du standard of life des travailleurs, processus provoqué par la guerre. En novembre 1917, la classe ouvrière de Russie s'empara du pouvoir. Une vague de grèves déferla sur le monde capitaliste entier en commençant par les pays neutres. En automne 1918, le Japon subit les grands troubles dits «du riz» qui, d'après certaines données, entraînèrent dans le mouvement jusqu'à 25% de la population du pays et provoquèrent des persécutions cruelles de la part du gouvernement du mikado. En janvier 1918, une grève de masse éclata en Allemagne. A la fin de 1918, après la débâcle du militarisme germanique, des révolutions ont lieu en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Le mouvement révolutionnaire prend une ampleur de plus en plus grande. L'année 1919, la plus critique pour le capitalisme, du moins pour celui d'Europe, commence. En mars 1919, une république des Soviets est proclamée en Hongrie. En janvier et en mars 1919, des combats cruels entre les ouvriers révolutionnaires et la république bourgeoise ont lieu en Allemagne. En France, pendant la démobilisation, la situation devient tendue, mais l'illusion de la victoire et l'espoir de ses fruits d'or sont encore trop puissants ; la lutte n'atteint pas ici, même de loin, une intensité égale à celle qu'elle revêt dans les pays vaincus. Aux Etats-Unis, à la fin de 1919, les grèves, ont une très grande ampleur et entraînent dans le mouvement les cheminots, les mineurs, les métallurgistes, etc. Le gouvernement de Wilson commence des persécutions furieuses contre la classe ouvrière. Au printemps 1920, en Allemagne, la tentative contre-révolutionnaire de Kapp mobilise et pousse au combat la classe ouvrière. Cependant, le mouvement intense et désordonné des ouvriers allemands est étouffé cette fois encore par la république d'Ebert, qu'ils viennent de sauver. En France, la situation politique est le plus tendue au mois de mai de l'année 1920, lors de la proclamation de la grève générale, qui d'ailleurs n'est jamais devenue telle, qui a été mal préparée et qu'ont trahie les chefs opportunistes qui, tout en n'osant pas l'avouer, ne l'avaient jamais voulue. En août, la marche de l'Armée Rouge sur Varsovie, qui constitue aussi une partie de la lutte révolutionnaire internationale, subit un échec. En septembre, les ouvriers italiens, prenant à la lettre l'agitation révolutionnaire, purement verbale, du parti socialiste, s'emparent des usines et des fabriques, mais, trahis honteusement par le parti, subissent une défaite sur toute la ligne et sont soumis depuis ce jour à une contre-offensive implacable de la part de la réaction coalisée. En décembre, a lieu une grève révolutionnaire de masse en Tchéco-slovaquie. Enfin, au cours de l'année 1921, un combat révolutionnaire, qui laisse après lui un grand nombre de victimes, se développe dans l'Allemagne centrale, et une nouvelle grève opiniâtre des mineurs éclate en Angleterre.

Lorsque, pendant la première période qui suivit la guerre, nous observions le développement du mouvement révolutionnaire, plusieurs de nous pouvaient croire, avec des raisons historiques suffisantes, que ce mouvement, croissant de plus en plus en force et en ampleur, devait aboutir directement à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Cependant, près de trois ans ont passé depuis la guerre. Dans le monde entier, sauf en Russie, le pouvoir reste entre les mains de la bourgeoisie. Certainement, pendant tout ce temps, le monde capitaliste ne restait pas immuable. Il changeait. L'Europe, le monde entier ont traversé une période de démobilisation, extrêmement dangereuse pour la bourgeoisie, période de démobilisation des hommes et des choses, c'est-à-dire de l'industrie, période où il s'est produit un surcroît monstrueux de l'activité commerciale après la guerre et ensuite une crise qui n'est pas encore terminée. Et c'est ainsi qu'une question se pose devant nous dans toute son ampleur : l'évolution qui se produit en ce moment tend-elle réellement vers la révolution, ou bien faut-il admettre que le capitalisme a vaincu les obstacles créés par la guerre et que, s'il n'a pas encore rétabli l'équilibre capitaliste , il ne soit au moins en train de le rétablir sur des bases d'après-guerre nouvelles ?

La bourgeoisie se tranquillise[modifier le wikicode]

Si, avant d'analyser cette question en corrélation avec sa base économique, nous l'étudions d'abord uniquement au point de vue politique, force nous sera de constater que toute une série de signes, de faits, de déclarations témoignent que la bourgeoisie, considérée comme une classe dirigeante, est devenue plus forte et plus stable, ou du moins qu'elle se croit telle. En 1919, la bourgeoisie européenne était en plein désarroi ; c'était pour elle une époque de terreur panique, réellement folle, devant le bolchevisme qu'elle s'imaginait sous une forme vague et d'autant plus menaçante, et que les affiches, à Paris, montraient sous les traits d'un homme au couteau entre les dents. En réalité, la bourgeoisie européenne personnifiait dans le fantôme bolchevik au couteau la peur du châtiment pour les crimes commis par elle pendant la guerre. Elle savait, en tout cas, à quel point les résultats de la guerre ne répondaient pas aux promesses qu'elle avait faites. Elle connaissait exactement l'étendue des sacrifices en hommes et en biens. Elle craignait le règlement des comptes. L'année 1919 fut, sans aucun doute, l'année la plus critique pour la bourgeoisie. En 1920 et 1921, on voit son assurance lui revenir de plus en plus, et en même temps son appareil gouvernemental qui, immédiatement après la guerre dans certains pays, en Italie par exemple, s'est trouvé en pleine décomposition, se renforce sans aucun doute. L'aplomb de la bourgeoisie a pris sa forme la plus frappante en Italie après la lâche trahison du parti socialiste, au mois de septembre. La bourgeoisie croyait rencontrer sur son chemin des brigands menaçants et des assassins ; et elle s'est aperçue qu'elle n'avait devant elle que des poltrons... Une maladie m'ayant empêché, ces temps derniers, de m'adonner à un travail actif, j'ai eu la possibilité de lire en grand nombre les feuilles étrangères et j'ai amassé tout un dossier de coupures qui caractérisent clairement le changement de sentiments de la bourgeoisie et son appréciation nouvelle de la situation politique mondiale. Tous les témoignages se réduisent à un seul : le moral de la bourgeoisie est en ce moment, sans aucun doute, beaucoup meilleur qu'en 1919 et même qu'en 1920. Ainsi, par exemple, les correspondances publiées dans une feuille suisse sérieuse et nettement capitaliste, la Neue Züricher Zeitung, sur la situation politique en France, en Italie et en Allemagne, sont très intéressantes sous ce rapport. La Suisse, dépendant de ces pays, s'intéresse beaucoup à leur situation intérieure. Voici, par exemple, ce qu'écrivait ce journal au sujet des événements de mars en Allemagne :

«L'Allemagne de 1921 ne ressemble plus à celle de 1918. La conscience gouvernementale s'est raffermie partout, à ce point que les méthodes communistes rencontrent actuellement une vive résistance dans toutes les couches de la population, bien que la force des communistes, qui n'étaient représentés pendant la révolution que par un petit groupement d'hommes résolus, ait augmenté depuis de plus de dix fois».

En avril, le même journal, à l'occasion des élections au parlement italien, peint la situation intérieure de l'Italie de la façon suivante :

«Année 1919 : la bourgeoisie est en désarroi, le bolchevisme attaque en rangs serrés. Année 1921 : le bolchevisme est battu et dispersé, la bourgeoisie attaque en rangs serrés».

Un journal influent français, Le Temps, a écrit à l'occasion du 1er. Mai de cette année que pas une trace n'est restée de cette menace d'un coup d'état révolutionnaire qui avait empoisonné l'atmosphère en France au mois de mai de l'année passée, etc.

Ainsi le fait que la classe bourgeoise ait repris courage n'est pas douteux, comme n'est pas non plus douteux le renforcement de l'appareil policier des Etats après la guerre. Mais ce fait, tout important qu'il soit, ne résout nullement le problème, et nos ennemis en tout cas se pressent un peu trop d'en tirer des conclusions au sujet de la faillite de notre programme. Assurément, nous avons espéré que la bourgeoisie serait par terre en 1919. Mais il est évident que nous n'en étions pas sûrs, et que certainement ce n'est pas en vue de cette échéance précise que nous avons fondé notre plan d'action. Quand les théoriciens des Internationales 2 et 2 1/2 disent que nous avons fait faillite en ce qui concerne nos prophéties, on peut croire qu'il s'est agi de prédire un phénomène astronomique : que nous nous sommes trompés dans notre calcul mathématique, suivant lequel une éclipse aurait lieu à une certaine date, et il est apparu ainsi que nous étions de mauvais astronomes. Cependant, en réalité, il ne s'agit nullement de cela : nous n'avons pas prédit une éclipse de soleil, c'est-à-dire un phénomène en dehors de notre volonté et du champ de notre action. Il s'agissait d'un événement historique qui devait s'accomplir et qui s'accomplira avec notre participation. Lorsque nous parlions de la révolution qui devait résulter de la guerre mondiale, cela signifiait que nous tentions et que nous tentons encore d'exploiter les suites de cette guerre, afin d'accélérer l'avènement d'une révolution universelle. Si la révolution n'a pas eu lieu jusqu'à ce jour dans le monde entier ou du moins en Europe, cela ne signifie nullement que «l'I.C. ait fait faillite», son programme n'étant pas basé sur des dates astronomiques. Ceci est clair pour tout communiste qui a analysé tant soit peu son point de vue. Mais la révolution n'étant pas venue sur les traces chaudes de la guerre, il est tout à fait évident que la bourgeoisie a profité d'un moment de répit sinon pour réparer, du moins pour masquer les conséquences les plus terribles et les plus menaçantes de la guerre. Y a-t-elle réussi ? Elle y a réussi en partie. Dans quelle mesure ? C'est le fond même de la question qui touche le rétablissement de l'équilibre capitaliste.

L'équilibre mondial est-il reconstitué ?[modifier le wikicode]

Que signifie l'équilibre capitaliste, dont le menchevisme international parle aujourd'hui avec une belle assurance ? Cette conception d'équilibre n'est ni analysée ni expliquée par les social-démocrates. L'équilibre capitaliste est déterminé par des faits, des phénomènes et des facteurs multiples : principaux, de deuxième ordre et de troisième ordre. Le capitalisme est un fait mondial. Il a réussi à dominer le monde entier et on l'a vu de la façon la plus frappante, pendant la guerre et le blocus, lorsqu'un pays produisait en surplus, sans avoir un marché où écouler sa marchandise, cependant qu'un autre avait besoin de produits qui étaient pour lui inaccessibles. Et en ce moment même, l'interdépendance des différentes parties du marché mondial se fait partout sentir. Au point qu'il a atteint avant la guerre, le capitalisme est basé sur la division internationale du travail et sur l'échange, lui aussi international, des produits. Il faut que l'Amérique produise une certaine quantité de blé pour l'Europe. Il faut que la France fabrique une certaine quantité d'articles de luxe pour l'Amérique. Il faut que l'Allemagne confectionne un certain nombre d'objets courants et bon marché pour la France. Cependant, cette division de travail n'est nullement constante, déterminée une fois pour toutes. Elle s'établit historiquement, elle est troublée par des crises, par la concurrence, sans parler des guerres de tarifs, elle se rétablit et se désorganise tour à tour. Mais, en général, l'économie mondiale est basée sur ce fait que la production est répartie plus ou moins entre les différents pays. Cette division même du travail universel, qui a été troublée jusqu'au fond par la guerre, est-elle reconstituée, oui ou non ? C'est un des côtés de la question.

Dans chaque pays, l'agriculture produit pour l'industrie des objets, les uns d'usage personnel pour les ouvriers, d'autres d'usage industriel (matières premières) pour l'industrie ; de son côté, l'industrie fournit à la campagne des objets d'usage personnel et domestique, ainsi que des instruments de production agricole. Ici aussi, une certaine réciprocité s'établit. Enfin, à l'intérieur de l'industrie elle-même, nous assistons à la fabrication d'instruments de production et d'objets d'usage courant, entre lesquels s'établit une certaine corrélation qui se dérange et se rétablit continuellement, sur des bases nouvelles. La guerre a détruit tous ces rapports, déjà par cela même que pendant toute sa durée, l'industrie de l'Europe et, dans une grande mesure, de l'Amérique et du Japon, ne produisait pas tant des objets d'usage courant et des instruments de production, que des moyens de destruction. Que si même on fabriquait des objets d'usage personnel, ces objets étaient employés plutôt par les destructeurs, soldats des armées impérialistes, que par les producteurs ouvriers. Eh bien, ces rapports détruits entre les villes et les campagnes, entre les différentes branches du travail à l'intérieur de l'industrie des pays particuliers, ont-ils été rétablit, oui ou non ?

Et puis, il faut encore, considérer l'équilibre des classes basé sur celui de l'économie nationale. Dans la période qui précédait la guerre, une paix armée existait, non seulement dans les rapports internationaux, mais aussi en grande mesure entre la bourgeoisie et le prolétariat, grâce à un système d'accords collectifs concernant les salaires, accords conclus par des syndicats centralisés et le capital industriel, centralisé a son tour de plus en plus. Cet équilibre a été aussi rompu par la guerre, ce qui a provoqué un mouvement formidable de grèves dans le monde entier. L'équilibre relatif des classes dans la société bourgeoise, équilibre sans lequel toute production devient impossible, est-il rétabli, oui ou non ? Et sur quelles bases ?

L'équilibre des classes se trouve en relation étroite avec l'équilibre politique. La bourgeoisie, pendant la guerre et même avant la guerre, bien que nous nous en aperçussions moins, tenait en équilibre son mécanisme intérieur à l'aide des social-démocrates, des social-patriotes qui étaient ses principaux agents et maintenaient la classe ouvrière dans les cadres d'un équilibre bourgeois. C'est uniquement grâce à cela que la bourgeoisie a eu la possibilité de faire la guerre. A-t-elle reconstitué à présent son système politique, et dans quelle mesure les social-démocrates ont-ils conservé ou perdu leur influence sur les foules et sont-ils capables de jouer leur rôle de gardiens de la bourgeoisie ?

Plus loin se pose la question de l'équilibre international, c'est-à-dire de la co-existence des Etats capitalistes, sans laquelle, évidemment, la reconstruction de l'économie capitaliste devient impossible. L'équilibre a-t-il été atteint dans ce domaine, oui ou non ?

Tous les côtés du problème doivent être analysés pour sue nous puissions répondre à la question, si la situation mondiale continue à être révolutionnaire ou bien, au contraire, si ceux-là ont raison qui considèrent nos visées révolutionnaires comme utopiques. L'étude de chaque aspect de ce problème doit être illustrée de faits nombreux et de chiffres qu'il est difficile de soumettre à une grande assemblée et qu'on retient avec peine. Aussi tâcherai-je d'exposer seulement quelques données essentielles qui nous permettront de nous orienter dans ce problème.

Une nouvelle division internationale du travail s'est-elle établie ? Dans ce domaine, le fait décisif est le transfert du centre de gravité de l'économie capitaliste et de la puissance bourgeoise de l'Europe en Amérique. C'est un fait essentiel qu'il faut que chacun de vous, camarade, grave dans sa mémoire de la façon la plus précise, afin que vous puissiez comprendre les événements qui se déroulent devant nous et qui se dérouleront encore au cours des années qui vont suivre. Avant la guerre, c'est l'Europe qui était le centre capitaliste du monde ; elle était son dépôt principal, sa principale usine et sa principale banque. L'industriel européen, anglais en premier lieu et allemand ensuite ; le commerçant européen, anglais surtout ; l'usurier européen, anglais en premier lieu, français ensuite, étaient les directeurs effectifs de l'économie mondiale et, par conséquent, de la politique universelle. Ceci n'est plus ; l'Europe est rejetée au second plan.

Décadence économique de l'Europe exprimée en chiffres[modifier le wikicode]

Essayons de déterminer en chiffres, du moins approximatifs, ce fait du transfert du centre de gravité économique et de mesurer la déchéance économique de l'Europe. Avant la guerre, la propriété nationale, c'est-à-dire l'ensemble des fortunes de tous les citoyens et de tous les Etats qui ont participé à la dernière guerre, était évaluée à 2400 milliards de marks-or environ. Le revenu annuel de tous ces pays, c'est-à-dire toute la quantité d'objets qu'ils produisaient dans le courant d'une année, était estimé à 340 milliards de marks. Combien la guerre en a-t-elle dépensé et détruit ? Ni plus ni moins que 1200 milliards de marks-or, c'est-à-dire juste la moitié de ce que les pays belligérants avaient amassé pendant toute leur existence. Il est évident qu'on couvrait les dépenses de guerre d'abord avec les revenus courants. Mais si nous admettons que le revenu national de chaque pays a diminué pendant la guerre seulement d'un tiers par suite d'une diminution énorme de la main-d'œuvre, et qu'il a atteint ainsi 225 milliards de marks ; si, d'autre part, nous prenons en considération le fait que toutes les dépenses, en dehors des dépenses de guerre, absorbaient 55%, force nous sera de conclure que les revenus nationaux courants n'ont pu couvrir les dépenses de guerre que dans la proportion de 100 milliards de marks-or par an, ce qui fait pour les quatre années de guerre, 400 milliards de marks. Par conséquent, les 800 milliards de marks qui manquaient, devaient être prélevés sur le capital même des nations belligérantes et principalement au moyen de la non reconstitution de leur appareil producteur. Il s'ensuit donc que la fortune générale des pays belligérants ne vaut plus, après la guerre, 2400 milliards de marks-or, mais seulement 1.600, c'est-à-dire qu'elle a diminué d'un tiers.

Cependant, tous les pays qui avaient pris part à la guerre ne s'étaient pas appauvris dans les mêmes proportions. Au contraire, il y a parmi les pays belligérants, comme nous le verrons encore, des pays qui se sont enrichis, tels les Etats-Unis et le Japon. Cela veut dire que les Etats européens qui avaient participé à la guerre ont perdu plus d'un tiers de leur richesse nationale, et certains, tels : l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Russie, les Pays Balkaniques, beaucoup plus de la moitié.

Vous n'ignorez pas que le capitalisme, considéré comme une organisation économique, est plein de contradictions. Ces contradictions ont atteint des proportions colossales pendant la guerre. Afin de se procurer les moyens de mener la guerre, l'Etat a eu principalement recours aux deux mesures suivantes : en premier lieu, il émettait du papier-monnaie et, d'autre part, il lançait des emprunts. C'est ainsi que la circulation des soi-disant valeurs augmentait de plus en plus ; grâce à ce moyen, l'Etat tirait du pays des valeurs matérielles effectives et les détruisait à la guerre. Plus l'Etat dépensait, c'est-à-dire plus il détruisait de valeurs réelles, plus s'amoncelaient dans le pays les valeurs fictives. Les titres d'emprunt s'entassaient partout. Il semblait que le pays s'était extraordinairement enrichi, mais, en réalité, ses fonctions économiques faiblissaient de plus en plus, étaient de plus en plus ébranlées, tombaient en ruines. Les dettes d'Etat ont atteint environ 1.000 milliards de marks-or, ce qui constitue 62% de la richesse nationale actuelle des pays belligérants. Avant la guerre, il y avait en circulation du papier-monnaie et des titres de crédit pour 28 milliards de marks-or environ ; il y en a en ce moment 220-280 milliards, c'est-à-dire dix fois plus, sans compter, il est évident, la Russie, puisque nous ne parlons que du monde capitaliste. Tous ceci concerne principalement, sinon exclusivement, les pays d'Europe, surtout ceux du continent et, en premier lieu l'Europe Centrale. En général, au fur et à mesure que l'Europe devenait et continuait à devenir plus pauvre, elle se recouvrait et elle se recouvre d'une couche de plus en plus épaisse de valeurs-papier ou de ce qu'on appelle capital fictif. Ce capital fictif : papiers de crédit, bons du Trésor, titres d'emprunts, bank-notes, etc., représente soit le souvenir du capital défunt, soit l'espoir d'un capital nouveau. Mais ce moment, aucun capital réel ne lui correspond. Lorsque l'Etat négociait un emprunt pour des oeuvres productives, comme par exemple pour le canal de Suez, les valeurs en papier émises par l'Etat, avaient leur contrepartie dans une valeur réelle, le canal de Suez, par exemple, qui laisse passer des bateaux, en touche une rémunération, donne des revenus, en un mot participe à l'économie nationale. Mais lorsque l'Etat empruntait pour la guerre, les valeurs mobilisées au moyen de l'emprunt détruisaient et ruinaient en même temps des valeurs nouvelles. Cependant les titres d'emprunt sont restés dans les poches et dans les portefeuilles des citoyens ; l'Etat leur doit des centaines de milliards, ces centaines de milliards existent sous la forme de richesse-papier dans la poche de ceux qui ont prêté à l'Etat. Mais où sont-ils ces milliards réels ? Ils n'existent pas. Ils ont été détruits, ils ont été brûlés. Le détenteur de ce papier, qu'espère-t-il ? Si c'est un Français, il espère que la France arrachera ces milliards à l'Allemand, avec la chair du débiteur, et le payera.

La destruction des fondations des nations capitalistes, c'est-à-dire la destruction de leur appareil producteur a été poussée, en réalité, sous plusieurs rapports plus loin que les statistiques ne peuvent l'établir. Ce fait est tout particulièrement frappant dans la question du logement. Vu les bénéfices énormes du temps de guerre et d'après-guerre, toutes les forces du capital ont été tendues vers la production des objets nouveaux de consommation personnelle ou militaire. Quant à la reconstruction de l'appareil de production fondamental, on l'a négligé de plus en plus. Ceci concerne surtout la construction des habitations urbaines. On réparait mal les vieilles maisons, on ne construisait les immeubles nouveaux qu'en quantité insignifiante. Ceci a provoqué un besoin colossal de logements dans le monde capitaliste. Si en ce moment, à la suite de la crise pendant laquelle les principaux pays capitalistes n'utilisent qu'une moitié ou un tiers de leurs possibilités de production, la ruine de l'appareil producteur n'est pas si visible, par contre, dans le domaine des habitations, grâce à l'accroissement incessant de la population, le désordre de l'appareil économique apparaît dans toute sa force. On a besoin de centaines de milliers et même de millions de locaux d'habitation en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, en France. Mais les travaux nécessités par ces besoins rencontrent des difficultés insurmontables provoquées par l'appauvrissement général. L'Europe capitaliste est obligée et sera obligée encore pendant de longues années, de se tasser, de rétrécir son champ d'action, d'abaisser le niveau de vie.

Comme je l'ai déjà dit, dans le cadre de l'appauvrissement général de l'Europe, différents pays se sont appauvris dans des proportions différentes. Prenons par exemple l'Allemagne, comme étant le pays qui a souffert le plus de toutes les grandes puissances capitalistes. Je citerai quelques chiffres fondamentaux qui caractérisent la situation économique de l'Allemagne avant la guerre et aujourd'hui. Ces chiffres ne sont pas très exacts. L'Anarchie capitaliste rend le calcul statistique de la richesse et des revenus nationaux très difficile. Un calcul réel des revenus et de la richesse ne sera possible que dans les régimes socialistes et s'exprimera en unités de travail humain ; il est évident que nous parlerons en l'occurrence du régime socialiste bien organisé et fonctionnant régulièrement, que nous sommes encore très, très loin d'atteindre. Mais même les chiffres qui ne sont pas tout à fait exacts nous seront utiles en nous donnons une idée approximative des changements qui se sont produits dans la situation économique de l'Allemagne et des autres pays, pendant les 6 ou 7 dernières années.

On évaluait la richesse de l'Allemagne, à la veille de la guerre, à 225 milliards de marks-or et le revenu national annuel à 40 milliards de marks. Comme on sait, avant la guerre, l'Allemagne s'enrichissait très rapidement. En 1896, son revenu était de 22 milliards. En 18 ans (1896-1913) il a augmenté de 18 milliards, c'est-à-dire en moyenne d'un milliard par an. Ces 18 ans furent l'époque d'une croissance formidable du capitalisme dans le monde entier et surtout en Allemagne. Aujourd'hui, la richesse nationale allemande est estimée à 100 milliards de marks et le revenu national à 16 milliards de marks, soit à 40% de celui d'avant-guerre. Certes, l'Allemagne a perdu une partie de son territoire, mais ses pertes les plus grandes sont causées par les dépenses de guerre et par le pillage de l'Allemagne après la guerre. L'économiste allemand Richard Lalwer, considère qu'aussi bien dans le domaine de l'industrie que dans celui de l'agriculture, l'Allemagne produit en ce moment beaucoup moins que la moitié des richesses qu'elle produisait avant la guerre. Ainsi, les calculs de l'économiste allemand confirment en tous points les chiffres que je viens de citer. En même temps, la dette de l'Etat allemand s'est accrue jusqu'à concurrence de 250 milliards de marks, c'est-à-dire qu'elle est deux fois et demi plus grande que la richesse de l'Allemagne. En outre, on a imposé à l'Allemagne une contribution de 132 milliards de marks. Si les Anglais et les Français avaient décidé de toucher cette somme en entier et immédiatement, ils seraient obligés de mettre dans leur poche l'Allemagne entière, depuis les mines de Stinnes jusqu'aux boutons de manchette du président Ebert. La monnaie-papier, en Allemagne, se chiffre actuellement à 81 milliards de marks. Cinq milliards à peine en sont garantis par l'encaisse-or. Ainsi la valeur intérieure du mark allemand n'atteint pas en ce moment 7 pfennigs.

Certes, l'Allemagne, après la guerre, a paru victorieuse sur le marché mondial en exportant à un prix très bas ses marchandises. Si cette modicité de prix a laissé des bénéfices considérables aux négociants et aux exportateurs allemands, c'était, en fin de compte, la ruine pour la population allemande, prise comme un tout. En effet, les bas prix sur le marché mondial étaient obtenus en diminuant les salaires et en affamant les ouvriers, en faisant participer l'Etat à l'achat du pain, en taxant, dans une certaine mesure, des loyers, ce qui provoquait à son tour l'arrêt complet dans la construction des immeubles, en limitant les réparations, etc. De cette façon, chaque article allemand jeté sur le marché du monde, emporte avec lui une partie de la richesse nationale allemande, contre laquelle l'Allemagne ne touche aucun équivalent.

Afin d'«assainir» l'économie allemande, il faut stabiliser le cours de sa monnaie, c'est-à-dire qu'il faut arrêter l'émission des valeurs en papier et diminuer la quantité de celles qui sont en circulation. Mais pour arriver à ce résultat, il faut renoncer au payement des dettes, c'est-à-dire proclamer la faillite de l'Etat. Cependant, cette mesure équivaut par elle-même à un ébranlement terrible de l'équilibre, car elle est liée avec le passage de la propriété d'une main à l'autre et doit provoquer ainsi une lutte acharnée des classes, pour une distribution nouvelle des revenus nationaux. En attendant, l'Allemagne continue à s'appauvrir et à décliner.

Prenons maintenant un pays victorieux : la France. Si nous comparons la situation actuelle de la France avec celle des années 1918-1919, nous dirons : oui, on y voit quelques améliorations. Je citerai tout de suite les chiffres dont s'enorgueillissent les économistes bourgeois français et qui tendent à établir la réalité de la reconstitution de l'économie capitaliste. Examinons par exemple l'état de l'agriculture française. La France produisait avant la guerre 86 millions de quintaux métriques de froment, 52 millions d'avoine, 132 de pommes de terre par an. L'année 1919 a donné 50 millions de froment, la récolte de 1920 : 63 millions. En 1919, on a récolté 77 millions de quintaux de pommes de terre, en 1920 : 103 millions. Examinons l'état du cheptel : en 1913, on comptait en France 16 millions de moutons, on en compte aujourd'hui (1921), 9 millions ; il y avait en France 7 millions de porcs en 1913, il y en a maintenant 4 millions. Comme on voit, la diminution est considérable. Voyons un peu la production du charbon, cette base essentielle de l'industrie. En 1913, on a extrait en France 41 millions de tonnes de charbon contre 22 millions en 1919 et 25 en 1920 ; si nous prenons en considération la production de l'Alsace-Lorraine et du bassin de la Sarre, nous arrivons, pour la production de 1920, au chiffre de 35,6 millions de tonnes. Par conséquent, nous constatons ici une augmentation de la production, mais celle-ci est encore loin d'atteindre le niveau d'avant-guerre. Cependant, par quels moyens a-t-on obtenu ce progrès, tout modeste qu'il soit ? Dans l'agriculture, on le doit surtout au travail acharné du paysan français. Mais dans le domaine purement capitaliste, on y est arrivé principalement par le pillage de l'Allemagne, à laquelle on a pris des vaches, des graines, des machines, des locomotives, de l'or et surtout du charbon.

Au point de vue de l'économie générale, il n'y a donc aucun relèvement, aucune valeur nouvelle n'ayant été créée ; il s'agit principalement en l'occurrence d'un déplacement des valeurs anciennes. Il faut encore ajouter que l'Allemagne perdait en même temps une fois et deux ou deux fois plus que la France ne recevait.

Ainsi nous voyons que la France, en particulier, tout en ayant enlevé à l'Allemagne ses principaux districts de production métallurgique et charbonnière, est loin d'atteindre son propre niveau de production d'avant-guerre. Prenons le commerce extérieur français. Le bilan commercial caractérise l'équilibre économique international, c'est-à-dire l'état des échanges entre divers pays. Un pays capitaliste considère sa situation comme favorable, s'il exporte à l'étranger plus qu'il n'importe. La différence lui est payée en or. Un pareil bilan s'appelle actif. Si un pays est obligé d'importer plus qu'il ne peut exporter, son bilan est passif et force est à ce pays d'ajouter aux marchandises exportées par lui une partie de son encaisse-or. Cette dernière fond peu à peu et c'est ainsi que la base de son système monétaire et de son crédit est à peu près ruinée. Si nous prenons la France de ces deux dernières années, 1919-1920, c'est-à-dire des deux années que la bourgeoisie française a consacrées au travail de «reconstruction», nous verrons que le passif commercial de 1919 se chiffrait par 24 milliards et en 1920 par 13 milliards. Le bourgeois français n'a jamais vu de pareils chiffres, même dans ses cauchemars les plus terribles d'avant la guerre. Le passif commercial de ces deux années est de 27 milliards. Certes, pendant le premier trimestre de l'année 1921, la France a fait son bilan commercial sans passif, c'est-à-dire que ses exportations ont égalé les importations. Quelques économistes bourgeois ont, pour cette raison, chanté victoire : la France serait en train de reconstituer, disaient-ils, son équilibre commercial. Mais l'organe dirigeant de la bourgeoisie française Le Temps, écrivait en substance à ce sujet le 18 mai : «Vous faites erreur, nous n'avons pas à verser de l'or pour ces trois mois, ayant importé très peu de matières premières. Mais ceci signifie tout simplement que pendant la deuxième moitié de cette année, nous exporterons peu de produits que nous fabriquons en général avec les matières premières étrangères et en premier lieu américaines. Par conséquent, si nous avons un bilan commercial favorable pendant ces trois mois, notre passif commercial augmentera infailliblement dans l'avenir».

Il y avait avant la guerre moins de 6 milliards de francs de papier-monnaie en circulation ; il y en a plus de 38 actuellement. En ce qui concerne la puissance d'achat du franc, le même journal fait observer que, vers fin mars, lorsque la crise avait déjà commencé dans le monde entier, les prix en Amérique avaient augmenté de 23%, c'est-à-dire de moins d'un quart par rapport à ceux d'avant-guerre, tandis qu'en France ils avaient augmenté de 260%, c'est-à-dire qu'ils étaient plus de trois fois et demi plus élevés que ceux d'avant-guerre. Cela signifie que la puissance d'achat du franc est devenue plusieurs fois plus petite. Examinons maintenant le budget français. Il est divisé en deux parties : ordinaire et extraordinaire. Le budget ordinaire est évalué à 23 milliards de francs, chiffre inconnu avant la guerre ! Où vont ces sommes monstrueuses ? 15 milliards sont destinés à couvrir les intérêts des dettes ; 5 milliards à entretenir l'armée ; total : 20 milliards. C'est tout ce que l'Etat français s'apprêtait à tirer du contribuable. En réalité, on n'a réussi à en tirer qu'environ 17 milliards 1/2. Par conséquent les recettes «ordinaires» de l'Etat ne suffisent même pas, et de combien ! pour payer les intérêts des dettes et pour entretenir l'armée. Mais nous avons encore des dépenses extraordinaires : plus de 5 milliards pour les troupes d'occupation et 23 milliards pour toutes sortes de rétributions et de reconstructions consécutives à la guerre. Ces dépenses sont inscrites au compte de l'Allemagne. Mais il est tout à fait clair que, plus on va, moins l'Allemagne pourra payer. Entre temps, l'Etat français continue à vivre grâce aux nouveaux emprunts ou bien en imprimant du papier-monnaie. Un des journalistes financiers français les plus en vue, directeur d'un journal économique des plus importants, l'Information, M. Léon Chavenon, préconise l'impression continuelle du papier-monnaie, en déclarant : «Nous n'éviterons pas cette nécessité autrement que par une faillite ouverte». De cette façon, il n'existe que deux éventualités : une faillite masquée, grâce à l'impression illimitée du papier-monnaie ou bien une faillite franche. Voilà où nous en sommes en France, pays victorieux qui, au milieu d'une Europe en ruines, se trouve dans une situation favorable, en ce sens qu'elle a pu et qu'elle peut reconstituer son équilibre aux frais de l'Allemagne. La situation de l'Italie et de la Belgique n'est pas en tout cas meilleure que celle de la France.

Passons maintenant au pays le plus riche et le plus puissant de l'Europe, à la Grande-Bretagne. Nous nous sommes habitués pendant la guerre à dire que l'Angleterre s'enrichit à la guerre, que la bourgeoisie anglaise a poussé l'Europe à la guerre et qu'elle se chauffe maintenant auprès du feu qu'elle a attisé. Ceci était vrai, mais seulement jusqu'à un certain point. L'Angleterre s'enrichissait pendant la première période de la guerre, mais elle a commencé à perdre dans la seconde. L'unité de l'Europe et en particulier de l'Europe Centrale, a troublé les relations commerciales entre l'Angleterre et le Continent. Cette circonstance devait, en fin de compte, porter un coup terrible à l'industrie et aux finances de l'Angleterre et elle le leur porta. D'autre part, l'Angleterre a eu à supporter des dépenses formidables dues à la guerre. Elle se trouve actuellement en décadence et cette déchéance s'accentue de plus en plus. Ce fait peut être illustré au moyen des chiffres relatifs à l'industrie et, au commerce que je vais citer, mais il n'est sujet à aucun doute et il trouve son expression dans une série de déclarations ouvertes et tout à fait officielles des banquiers et des industriels anglais les plus en vue. Dans le courant des mois de mars, d'avril et de mai, on a publié dans les périodiques anglais les comptes rendus des assemblées annuelles des sociétés par actions, des banques, etc. Ces assemblées, auxquelles les directeurs des entreprises ont lu leurs rapports sur la situation générale des affaires du pays, ou bien de leurs branches d'industries respectives, offrent une documentation extrêmement instructive. J'ai réuni tout un dossier de ces rapports. Ils témoignent tous du même fait : le revenu national de l'Angleterre, c'est-à-dire l'ensemble de tous les revenus des citoyens de l'Etat lui-même, est devenu beaucoup moindre qu'il n'avait été avant la guerre.

L'Angleterre s'est appauvrie. La productivité du travail y a diminué. Son commerce international a baissé en 1920, par rapport à celui de la dernière année d'avant guerre, au moins du tiers, et dans certaines branches, les plus importantes, beaucoup plus encore. Ce changement est surtout frappant dans l'industrie houillère, qui constituait la branche principale de l'économie anglaise, ou plutôt la base de tout le système économique mondial de l'Angleterre, le monopole charbonnier constituant l'assise de la puissance et de la prospérité de toutes les autres branches de l'industrie anglaise. Aucune trace de ce monopole ne subsiste aujourd'hui. Voici les données de fait relatives à l'état de l'économie anglaise : en 1913, les charbonnages anglais ont fourni 287 millions de tonnes de houille ; en 1920 on en a extrait 233 millions de tonnes, soit 20% de moins. L'Angleterre a produit 10,4 millions de tonnes de fonte ; en 1920, un peu plus de 8 millions, soit encore 20% de moins. Elle a exporté, en 1913, 73 millions de tonnes de houille et en 1920 : 25 millions à peine, c'est-à-dire un tiers. Mais la débâcle de l'industrie et de l'exportation houillère en 1921 devient tout à fait terrible. On a extrait : en janvier, 19 millions de tonnes ; en février, 17 ; en mars, 16. Ensuite a eu lieu la grève générale pendant laquelle l'extraction du charbon est tombée presque à zéro. L'exportation, pour les premiers cinq mois de 1921, en est 6 fois moindre que celle de la période correspondante de l'année 1913. L'exportation entière du mois de mai 1921, calculée en argent, est trois fois moindre que celle du mois de mai de l'année 1920. La dette de l'Angleterre se chiffrait, le 1er Août 1914, à 71 millions de livres sterlings ; elle était, le 4 juin 1921, de 770,9 millions de livres sterlings ; c'est-à-dire qu'elle a augmenté onze fois. Le budget a triplé.

L'écroulement de l'économie anglaise a trouvé une expression éclatante dans les cours du change de la livre sterling. Sur le marché financier mondial, la livre a toujours occupé une situation prépondérante. Les devises de tous les autres pays se conformaient à la valeur de la livre que les Anglais appellent «sovereign», c'est-à-dire souverain. En ce moment, la livre a perdu son rôle directeur. Sa place a été prise par le dollar, maître actuel du marché financier. La livre sterling a perdu à présent, par rapport au dollar, 24% de sa valeur nominale. Voici quelle est la situation de l'Angleterre, pays le plus riche de l'Europe, qui a eu le moins à souffrir des opérations militaires et qui s'est enrichi le plus pendant la première période de la guerre.

Les données que nous venons de citer caractérisent suffisamment la situation de l'Europe entière. De tous les pays qui avaient participé à la guerre, l'Autriche occupe un pôle à titre de pays qui a le plus souffert (si nous ne parlons pas de la Russie), l'Angleterre se trouve à l'autre pôle. Entre ces deux pays se placent : l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, la France. Les pays Balkaniques sont ruinés complètement et retournés à l'état de barbarie économique et culturale. En ce qui concerne les pays neutres, ils se sont enrichis sans aucun doute, pendant la première période de la guerre, mais ne pouvant pas jouer un rôle économique autonome comme étant intercalés entre les grandes puissances et dépendant au point de vue économique entièrement de ces dernières, la ruine des principaux Etats de l'Europe a eu comme corollaire d'énormes difficultés économiques pour les pays neutres, qui ont également laissé beaucoup par rapport au niveau qu'ils avaient atteint pendant la première période de la guerre.

Ainsi, le revenu de l'Europe, dans son ensemble, c'est-à-dire la quantité des richesses matérielles produites par la population européenne tout entière, a diminué au moins du tiers par rapport à celui d'avant-guerre. Mais ce qui est encore plus essentiel, comme je l'ai déjà dit, c'est la ruine de l'appareil économique fondamental. Le paysan ne trouvait plus d'engrais chimiques, d'instruments aratoires, de machines agricoles, le propriétaire de mines, désirant atteindre les prix les plus élevés pour son charbon, ne renouvelait plus son outillage, les dépôts de locomotives se vidaient, les voies ferrées ne restauraient pas suffisamment leur matériel, etc. A la suite de ces circonstances, la trame même de la vie économique devint plus faible, plus mince, moins résistante. Comment faire pour mesurer ces phénomènes, comment s'en rendre compte ? La statistique capitaliste n'y est pas parvenue. L'inventaire, c'est-à-dire l'estimation de la valeur exacte de l'économie, non seulement d'un pays mais de l'Europe entière, nous aurait sans aucun doute prouvé que le régime de guerre, aussi bien que celui d'après la guerre, a été soutenu et se soutient encore aux dépens du capital productif fondamental de l'Europe. Cela veut dire, par exemple, que l'Allemagne, au lieu d'employer cinquante mille ouvriers pour améliorer l'état de ses mines, occupe cinquante mille ouvriers de plus pour extraire le charbon qu'elle est obligée de fournir à la France. D'un autre côté, la France tendant à exporter le plus de produits possible à l'étranger pour diminuer son déficit commercial, ne reconstruit pas, à son tour, son outillage dans les proportions voulues. Et ceci concerne tous les pays de l'Europe, car l'Europe a, dans son ensemble, un bilan commercial déficitaire, c'est-à-dire passif. L'affaiblissement des bases de l'économie européenne sera plus grande demain qu'il ne fut hier et qu'il n'est aujourd'hui. Le grand ver de l'histoire ronge la fondation même de la structure économique de l'Europe.

Le développement économique de l'Amérique[modifier le wikicode]

Si nous passons à l'autre hémisphère, un tout autre tableau se présente à nos yeux. Le développement de l'Amérique a suivi une direction diamétralement opposée. Elle s'est enrichie énormément pendant ce temps. Elle a pris part à la guerre surtout à titre de fournisseur. Certes, elle a eu aussi des dépenses relatives à la guerre, mais ces dépenses paraissent insignifiantes, si nous les comparons non seulement à ses bénéfices de guerre, mais encore à tous les avantages que le développement économique de l'Amérique a tirés de la guerre. Les Etats-Unis ont non seulement trouvé dans l'Europe un marché presque illimité qui achetait tout au prix fort, mais ils se sont encore débarrassés, pour de longues années, de leurs concurrents sur le marché mondial, de l'Allemagne et de l'Angleterre qui ont principalement servi la guerre. Presque jusqu'à la guerre, les Etats-Unis exportaient surtout des produits agricoles et des matières premières qui constituaient les deux tiers de leurs exportations générales. Au cours de la guerre, les exportations des Etats-Unis augmentèrent sans arrêt et avec une rapidité fiévreuse. Il suffit de dire que l'excédent de leurs exportations sur les importations, dans le courant de six années (1915-1920), est évalué à 18 milliards de dollars. En même temps, le caractère de leurs exportations a changé radicalement. Les Etats-Unis exportent actuellement des produits manufacturés pour 60% et des produits agricoles, du bétail, des matières premières, telles que le coton et d'autres, pour 40% à peine.

Afin de caractériser le rôle présent des Etats-Unis dans l'économie mondiale, je citerai les quelques chiffres fondamentaux suivants : 6% de la population du globe habite le territoire des Etats-Unis, qui occupe 7% de la surface de la terre ; 20% de la production globale de l'or est fourni par ce pays ; les Etats-Unis possèdent 30% du tonnage de la flotte commerciale du monde, tandis qu'ils n'en avaient que 5% avant la guerre. La production de l'acier et du fer, aux Etats-Unis, constitue 40 % de la production mondiale ; celle du plomb, 49% ; de l'argent, 40% ; du zinc, 50% ; du charbon, 45% ; de l'aluminium, 60% ; autant du cuivre et du coton ; du pétrole, de 66 à 70% ; du maïs , 75%, et des automobiles 85%. Il existe aujourd'hui, dans le monde entier, 10 millions d'automobiles, dont l'Amérique possède 8 millions et demi et tout le reste du monde 1 million 400 mille. On compte, en Amérique, une auto pour 12 habitants.

Ainsi, la domination sur le marché houiller du monde, est passée définitivement de l'Angleterre aux Etats-Unis. La supériorité des Etats-Unis dans le domaine du pétrole, qui joue un rôle de plus en plus grand dans l'industrie et à la guerre, est non moins écrasante. Mais le changement ne s'est pas produit que dans l'industrie et dans le commerce mondiaux, il touche aussi le marché financier. Le principal usurier universel d'avant-guerre était l'Angleterre ; tout de suite après, venait la France. Le monde entier, y compris l'Amérique, était leur débiteur. Par contre, en ce moment, le seul pays qui ne doit rien à personne et dont tout le monde est débiteur, ce sont les Etats-Unis. L'Europe, c'est-à-dire les Etats européens, les villes et les entreprises doivent aux Etats-Unis 18 milliards or. Et ce n'est qu'un commencement. Chaque jour cette dette augmente de 10 millions de dollars, grâce aux intérêts qui ne sont pas payés et à l'ouverture de nouveaux crédits. C'est ainsi que le dollar est devenu, comme je viens de le dire, le «souverain» du marché financier mondial. Auparavant le dollar, en se présentant sur le marché, disait : «je vaux à peu près un cinquième d'une livre sterling». En ce qui concerne cette dernière, elle n'avait pas besoin de présentation : elle existait en tant que livre sterling tout simplement. Maintenant la situation à changé complètement. Aujourd'hui, la livre sterling, tout comme les autres unités monétaires, a besoin d'un passeport et dans ce passeport il est dit que la livre sterling n'est plus en réalité une livre sterling, mais qu'elle vaut un certain nombre de dollars (presque un quart de moins qu'il n'était marqué dans les indications financiers d'avant-guerre). La moitié environ de l'or mondial qui sert de base au système monétaire est concentrée maintenant aux Etats-Unis : environ la moitié de l'encaisse d'or du monde !

Telle est la situation de l'Amérique du Nord après la guerre. De quelle façon s'est-elle établie ? Elle s'est fondée sur le marché de guerre de l'Europe qui était illimité et payait n'importe quel prix. Dans les colonies anglaises, en Asie, en Afrique, aussi bien que dans l'Amérique du Sud, les Etats-Unis n'avaient plus de concurrents. Ils ont disparu presque tous et les Etats-Unis ont pu se développer sans entraves. Nous avons assisté ainsi, pendant sept ans, à un bouleversement complet dans le domaine de la division du travail du monde. Pendant plus de quatre ans, l'Europe n'était qu'un foyer dans lequel elle brûlait non seulement ses revenus, mais encore son capital lui-même ; et c'est à ce foyer que la bourgeoisie américaine chauffait ses mains. La puissance productrice de l'Amérique a grandi immensément, mais le marché a cessé d'exister, l'Europe s'étant appauvrie et n'étant plus en mesure d'acheter les marchandises américaines. C'est comme si l'Europe avait de toutes ses forces aidé l'Amérique à monter sur la plus haute marche pour tirer, après, l'échelle de dessous ses pieds.

Autres pays. — la crise[modifier le wikicode]

Le Japon a aussi profité en temps de guerre, et son capitalisme a fait de grands progrès, qui cependant ne peuvent être comparés au développement des Etats-Unis. Certaines branches de l'industrie japonaise ont fleuri avec la vitesse d'une plante élevée dans une serre chaude. Toutefois, si le Japon a été capable de développer rapidement certaines branches de son industrie grâce à l'absence de concurrents, il ne pourra plus garder les positions conquises depuis que certains de ses concurrents ont réapparu sur le marché. Le chiffre général d'ouvriers et d'ouvrières japonais (le travail féminin a trouvé une très grande application au Japon) est évalué à 2 millions 370.000, dont 270.000 (environ 12% sont syndiqués.

Dans les pays coloniaux et mi-coloniaux, aux Indes orientales, dans la Chine, le capitalisme a fait de très grandes conquêtes pendant les dernières années. Avant la guerre, l'Asie fournissait 56 millions de tonnes de charbon ; en 1920, elle a livré 76 millions de tonnes, soit 36% de plus.

Le monde entier subit en ce moment une crise cruelle qui a commencé au printemps de l'année 1920 au Japon et en Amérique, c'est-à-dire dans ces pays mêmes qui étaient en progrès et non pas en décadence pendant cette dernière période. La publication économique anglaise The Economist, une des plus sérieuses, raconte d'une façon assez curieuse les débuts de la crise. C'est un épisode très intéressant. L'ouvrier américain, voyez-vous, s'est enrichi et s'est mis à acheter des chemises de soie dont la fabrication constitue la branche la plus importante de l'industrie textile japonaise. L'industrie japonaise de la soie s'est développée énormément en très peu de temps, mais la puissance d'achat des ouvriers étant tout de même très limitée et ayant faibli d'un coup, aussitôt que l'industrie américaine eût commencé à se regrouper à la suite de la conclusion de la paix, une crise aiguë s'est produite immédiatement dans l'industrie japonaise de la soie. D'autres branches de l'industrie ont été touchées à leur tour par la même crise qui a traversé l'océan, a éclaté en Amérique et atteint en ce moment dans le monde entier des proportions inconnues jusqu'ici dans l'histoire du capitalisme. Ainsi, tout a commencé par une chose insignifiante, par une toute petite chemise de soie, et a fini par un grand désastre : les prix sont tombés, tombés avec une rapidité vertigineuse ; les usines ont commencé à fermer leurs portes et à jeter sur le pavé leurs ouvriers. Il n'y a actuellement en Amérique pas moins de cinq millions, et d'après certains, pas moins de six millions de chômeurs.

L'épisode relatif aux chemises de soie joue dans l'histoire de la crise à peu près le même rôle que celui de coup d'aile de l'oiseau qui provoque l'avalanche. Il est évident que l'avalanche était prête à crouler. Cependant cet épisode est encore intéressant sous ce rapport qu'il caractérise l'amélioration certaine de la situation matérielle de quelques-unes des catégories d'ouvriers américains, durant les dernières années. Une grande partie des 8 millions et demi d'automobiles appartient aux ouvriers américains qualifiés, mais aujourd'hui, et surtout dans le plus proche avenir, les ouvriers américains se soucieront peu des automobiles et des chemises de soie...

Nous avons donc une crise en Europe et une autre en Amérique. Mais ce sont deux crises différentes. L'Europe s'est appauvrie, l'Amérique s'est enrichie. L'appareil producteur de l'Amérique est relativement en bon état. Ses usines sont de premier ordre, son outillage est prêt ; certes, la qualité de ses produits a baissé pendant la guerre, ses voies ferrées ne sont plus en parfait état, ses capitalistes s'étant surtout souciés du transport de leur marchandises vers les ports d'Orient, mais, en général, l'Amérique non seulement a conservé son appareil économique, mais l'a encore agrandi.

Le pouvoir d'achat de l'Europe a baissé. Elle n'a rien donné en échange des marchandises américaines. Le centre de gravité de l'économie mondiale a été transféré du coup en Amérique et, en partie, au Japon. Si l'Europe souffre de l'anémie, les Etats-Unis ne souffrent pas moins de congestion. Ce manque de rapport monstrueux entre la situation économique de l'Europe et celle de l'Amérique, si périlleux pour les deux côtés, a trouvé son expression la plus frappante dans le domaine des transports maritimes. Dans ce dernier domaine, comme dans tant d'autres, la situation dominante était, avant la guerre, l'apanage de l'Angleterre. Elle concentrait entre ses mains environ 50% du tonnage universel. Cherchant à assurer leur domination sous tous les rapports, les Etats-Unis se sont mis à construire leur flotte de guerre aussi rapidement qu'ils avaient développé leur commerce pendant la guerre. Leur tonnage, qui n'était que de 3-4 millions, se chiffre à présent (1921) à 15 millions et a presque égalé celui de l'Angleterre.

Le tonnage mondial a augmenté, au cours de cette dernière année, d'environ un cinquième, et cependant l'industrie et le commerce du monde sont en baisse. Il n'y a rien à transporter. L'anémie de l'Europe et la congestion de l'Amérique paralysent de la même façon les transports dans l'atlantique.

Du développement économique à la crise[modifier le wikicode]

Les économistes bourgeois et les réformistes qui ont intérêt à présenter la situation du capitalisme sous un aspect favorable, disent : «La crise actuelle ne prouve encore rien par elle-même. Au contraire, c'est un phénomène normal. Nous avons assisté après la guerre, à un développement industriel, en ce moment nous subissons une crise ; par conséquent, le capitalisme vit et se développe». En effet, le capitalisme vit de crises et de redressements, tout comme vit l'homme aspirant et en expirant tour à tour. D'abord nous assistons à un développement de l'industrie, ensuite nous avons un temps d'arrêt, une crise, après un temps d'arrêt dans la crise elle-même, une amélioration, une nouvelle période de développement, encore un temps d'arrêt, etc.

L'alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu'à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans : 8,5 / 8. Par suite de ses contradictions intérieures, le capitalisme ne se développe pas en suivant une ligne droite, mais en zigzaguant : tantôt il se relève, tantôt il baisse. C'est précisément ce phénomène qui permet de dire aux apologistes du capitalisme : «Puisque nous assistons, après la guerre, aux relèvements et aux crises qui alternent, il s'ensuit que tout va pour le mieux dans le monde capitaliste». Cependant, la réalité est tout autre. Le fait que le capitalisme continue à subir les mêmes fluctuations prouve tout simplement qu'il n'est pas encore mort et que nous n'avons pas encore affaire à un cadavre. Tant que le capitalisme n'aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles. Les crises et les améliorations sont propres au capitalisme dès le jour de sa naissance ; elles l'accompagneront jusqu'à sa tombe. Mais pour définir l'âge du capitalisme et son état général, pour pouvoir se rendre compte s'il se développe, s'il a atteint son âge mûr ou bien s'il touche à sa fin, il faut d'abord analyser le caractère des cycles en question, tout comme on juge de l'état de l'organisme humain d'après la façon dont il respire ; tranquillement ou en haletant, profondément ou à peine, etc.

Le fond même de ce problème, camarades, peut être représenté de la façon suivante ; prenons le développement du capitalisme (le progrès dans l'extraction du charbon, la fabrication des tissus, la production du fer et de la fonte, le commerce extérieur, etc.) pour les 138 dernières années et représentons-nous-le par une courbe. Si nous exprimons par les courbures de cette ligne la marche réelle du développement économique, nous nous apercevrons que cette courbe se relève non pas tout entière, mais en zigzags avec des hauts et des bas qui correspondent aux périodes de développement et de crises. Par conséquent, la courbe du développement économique met en évidence deux espèces de mouvements : l'un fondamental, qui exprime le relèvement général, l'autre de deuxième ordre, qui correspond aux fluctuations périodiques constantes, relatives aux 16 cycles d'une période de 138 ans. Pendant tout ce temps, le capitalisme a vécu en aspirant et expirant d'une façon différente, suivant les époques. Au point de vue du mouvement de base, c'est-à-dire au point de vue du développement et de la décadence du capitalisme, toute cette époque de 138 ans peut être divisée en 5 périodes : de 1783 à 1851, le capitalisme se développant très lentement, la courbe se relève très péniblement. Après la révolution de 1848, qui a élargi les cadres du marché européen, nous assistons à un tournant très brusque. Entre 1851 et 1873, la courbe monte tout d'un coup. En 1873, les forces productrices développées se heurtent aux bornes du marché. Un krach se produit. Ensuite commence une période de dépression qui se prolonge jusqu'à 1894. Des fluctuations cycliques ont lieu aussi pendant cette période, mais la courbe de base reste approximativement au même niveau. A partir de 1894 commence une nouvelle époque de prospérité capitaliste, et presque jusqu'à la guerre la courbe remonte avec une rapidité vertigineuse. Enfin la débâcle de l'économie capitaliste au cours de la cinquième période commence à partir de l'année 1914.

De quelle façon le mouvement fondamental sur la trajectoire correspond-t-il aux fluctuations cycliques ? On voit clairement que pendant les périodes de développement rapide du capitalisme, les crises sont courtes et ont un caractère superficiel ; quant aux époques de relèvement, elles sont prolongées. Pendant les périodes de décadence, les crises durent longtemps et les relèvements sont momentanés, superficiels et basés sur la spéculation. Aux heures de stagnation, les oscillations se produisent autour d'un même niveau.

Voilà comment il faut déterminer l'état général de l'organisme capitaliste, d'après le caractère particulier de sa respiration et de son pouls.

Le relèvement après la guerre[modifier le wikicode]

Une situation économique indécise s'était créée aussitôt après la guerre. Mais à partir du printemps de 1919, un redressement commença : on se mit à jouer à la Bourse, les prix subirent une hausse avec la rapidité d'une colonne de mercure montant dans l'eau bouillante, la spéculation tourbillonna avec rage. L'industrie ? Elle continua à baisser dans le centre, dans l'est et le sud-est de l'Europe, comme le prouvent les chiffres cités plus haut. En France, une certaine amélioration eut lieu, principalement grâce au pillage de l'Allemagne. En Angleterre, ce fut en partie la stagnation, en partie la déroute dont seule la flotte de commerce fut exempte, son tonnage ayant augmenté dans la même proportion que celle dont le commerce avait baissé en réalité. Par conséquent, le relèvement de l'Europe eut en général un caractère à moitié fictif, un caractère de spéculation, et ce fut l'indice, non pas d'un développement, mais, au contraire, d'une baisse nouvelle de l'économie générale. Aux Etats-Unis, après la guerre, eut lieu une diminution de l'industrie de guerre, ainsi que sa transformation en industrie de paix. On constata un relèvement dans l'industrie du charbon, du pétrole, des automobiles et de la construction des navires.

CHARBON

millions tonnes

PETROLE

tonneaux

AUTOMOBILESBATEAUX

mille tonnes

1918 6153561.153.0003.033
1919 4943781.974.0004.075
1920 5804422.350.0002.746

Le camarade Varga, dans sa précieuse brochure, observe avec justesse : « Le fait que le redressement d'après-guerre a eu un caractère de spéculation se laisse constater de la façon la plus claire par l'exemple de l'Allemagne. Pendant que les prix en 1 an 1/2 avaient septuplé, l'industrie de l'Allemagne a marqué un temps de recul.... Sa conjoncture était favorable à la vente : le restant des stocks sur le marché intérieur était exporté à l'étranger à des prix défiant toute concurrence».

La hausse la plus considérable des prix a eu lieu en Allemagne où l'industrie continuait à baisser. Les prix ont augmenté le moins aux Etats-Unis, où l'industrie continue à se relever. Entre l'Allemagne et les Etats-Unis se placent la France et l'Angleterre.

Comment s'est fait le relèvement lui-même, comment peut-il être expliqué ? En premier lieu, par des causes économiques : les relations internationales ont été renouées, quoique dans des proportions restreintes, et partout nous observons une demande des marchandises les plus variées ; il s'explique ensuite par des causes politiques et financières : les gouvernements européens avaient eu peur de la crise qui devait se produire après la guerre et avaient pris leurs mesures pour faire durer ce relèvement artificiel qui avait été provoqué par la guerre. Les gouvernements ont continué à mettre en circulation du papier-monnaie en grande quantité, ils ont lancé de nouveaux emprunts, taxé les bénéfices, les salaires et le prix du pain, ils couvraient ainsi une part des salaires des ouvriers démobilisés en puisant dans les fonds nationaux, et créaient une activité économique artificielle dans le pays. De cette façon, pendant tout ce temps, le capital fictif continuait à croître, surtout dans les pays où l'industrie baissait.

Cependant, le redressement fictif d'après-guerre a eu des conséquences politiques sérieuses : on peut dire, non sans raison, qu'il a sauvé la bourgeoisie. Si les ouvriers démobilisés avaient eu, dès le début, à souffrir du chômage, de l'abaissement du niveau de la vie même comparé à celui d'avant-guerre, les conséquences auraient pu être fatales pour la bourgeoisie. Le professeur anglais Edwin Cannan a écrit à ce sujet, dans une revue de fin d'année, au Manchester Guardian : «L'impatience des hommes qui sont revenus du champ de bataille est très dangereuse», et il a expliqué très judicieusement le cours favorable de la période d'après-guerre la plus aiguë, celle de 1919, par le fait que le gouvernement et la bourgeoisie, d'un commun accord, ont fait reculer la crise en créant une prospérité artificielle au moyen de la destruction du capital fondamental de l'Europe.

«Si, dit Cannan, la situation économique au mois de janvier 1919 avait été pareille à celle de 1921, l'Europe occidentale aurait pu être plongée dans le chaos». La fièvre de guerre a duré encore pendant 1 an et demi et la crise n'a commencé que lorsque la masse des ouvriers et des paysans démobilisés s'était déjà plus ou moins dispersée dans le pays.

La crise actuelle[modifier le wikicode]

Etant venue à bout de la démobilisation et ayant résisté au premier choc des masses ouvrières, la bourgeoisie, après un moment de désarroi et même de panique, a repris son assurance. Il lui a semblé que c'est seulement à partir de ce moment que commençait une époque de grande prospérité qui n'aurait plus de fin. Les représentants les plus en vue de la politique et des finances anglaises ont proposé de conclure un emprunt international de 2 milliards de livres pour les travaux de reconstruction. On croyait qu'une pluie d'or allait se déverser sur l'Europe et créer une prospérité générale. De cette façon, la ruine de l'Europe, la destruction des villes et des villages se changeaient, grâce à ce chiffre fabuleux de l'emprunt, en richesse, bien que ce chiffre, par lui-même, ne fût que le symbole d'une misère immense. Cependant, la réalité a obligé la bourgeoisie à abandonner bien vite toutes ces fantaisies. J'ai déjà raconté de quelle façon la crise avait commencé au Japon (au mois de mars), aux Etats-Unis (au mois d'avril), et ensuite s'était étendue en Angleterre, en France, en Italie et, dans la seconde moitié de l'année, dans le monde entier. De tout ce qui a été dit jusqu'à présent, il s'ensuit que nous n'assistons évidemment pas en ce moment à un simple fléchissement d'un cycle industriel nouveau, mais un règlement de comptes relatif aux dépenses et aux ruines des périodes de guerre et d'après-guerre.

En 1913, les importations nettes de tous les pays étaient évaluées à 65-70 milliards de marks-or. Dans cette somme, la part de la Russie était de 2 milliards et demi, celle de l'Autriche-Hongrie de 3 milliards, celle des Pays Balkaniques de 1 milliards, celle de l'Allemagne de 11 milliards de marks-or. Ainsi les importations de l'Europe centrale et orientale constituaient le quart de celles du monde entier. Actuellement, tous ces pays importent moins d'un cinquième de ce qu'ils importaient avant la guerre. Ces chiffres seuls caractérisent suffisamment la puissance d'achat de l'Europe d'aujourd'hui.

Or, quelles sont les perspectives économiques pour l'avenir prochain ?

Il est évident que l'Amérique sera obligée de diminuer sa production, n'ayant plus la possibilité de reconquérir le marché européen tel qu'il était du temps de la guerre. D'autre part, l'Europe ne pourra que reconstituer ses régions les plus dévastées et les branches de son industrie les plus atteintes. De cette façon, nous n'assisterons dans l'avenir qu'à un retour pénible à l'état économique d'avant la guerre et à une longue crise : à une stagnation marquée dans certains pays et dans des branches d'industrie particulières ; dans d'autres, à un développement très lent. Les oscillations cycliques vont continuer, mais, en général, la courbe du développement capitaliste aura tendance à baisser et non pas à remonter.

La crise, le relèvement et la révolution[modifier le wikicode]

Les rapports entre le relèvement économique, la crise et le développement de la révolution présentent pour nous un intérêt non seulement théorique, mais avant tout pratique. Un grand nombre parmi vous se rappellent que Marx et Engels, en 1851, lorsqu'un relèvement se laissait constater dans toute sa puissance, ont écrit qu'il fallait considérer désormais la révolution de 1848 comme terminée ou, du moins comme interrompue jusqu'à une nouvelle crise. Engels a dit que la crise de 1847 était la mère de la révolution et que le relèvement de 1849-1851 avait favorisé la marche victorieuse de la contre-révolution. Toutefois, il serait faux et injuste d'expliquer ce jugement dans ce sens que les crises provoquent toujours une action révolutionnaire et que le relèvement a, au contraire, le don de calmer la classe ouvrière. La révolution de 1848 n'est pas née de la crise ; cette dernière ne lui avait donné qu'une dernière impulsion. En réalité, la révolution a été provoquée par une contradiction entre les nécessités du développement capitaliste et les chaînes que l'Etat politique et social demi-féodal lui avait imposées. La révolution de 1848, partielle et indécise, a cependant effacé les dernières traces du régime, a cependant effacé les dernières traces du régime de servage et de corporations et a élargi ainsi le cadre du développement capitaliste. C'est uniquement dans ces conditions que le relèvement de 1851 peut être considéré comme le début d'une période de développement capitaliste, qui s'est prolongée jusqu'à l'année 1873.

Peut-on attendre le même résultat du redressement de 1919-1920 ? Nullement. Aucun élargissement du cadre du développement capitaliste n'y est entré en ligne de compte. Cela veut-il dire que, dans un avenir plus ou moins prochain, tout nouveau relèvement commercial et industriel est exclu ? En aucune façon ! J'ai déjà dit que le capitalisme aspirait et expirait aussi longtemps qu'il était en vie. Mais pendant la période dans laquelle nous sommes entrés, période de règlement des comptes relatifs aux destructions et aux ruines de la guerre, période de retour à l'état économique ancien, tout relèvement ne peut être que superficiel, d'autant plus qu'il est provoqué surtout par la spéculation, tandis que les crises vont devenir plus longues et plus profondes.

Dans ce cas, le rétablissement de l'équilibre capitaliste sur des bases nouvelles est-il possible ? Si nous admettons, pour un moment, que la classe ouvrière ne se lèvera pas pour une lutte révolutionnaire, mais permettra à la bourgeoisie, pendant de longues années, disons pendant 20 ou 30 ans, de diriger les destinées du monde, il n'est pas douteux qu'un certain équilibre nouveau pourra être établi. Cependant l'Europe subira un grand recul. Des millions d'ouvriers européens seront morts de chômage et de faim. Les Etats-Unis seront obligés de chercher une orientation nouvelle sur le marché du monde, de regrouper leur industrie, de recruter pendant de longues années. Après l'établissement d'une nouvelle division du travail dans le monde, par cette voie douloureuse en 15, 20, 25 ans, une nouvelle époque du relèvement capitaliste aurait pu, peut-être, commencer.

Mais tout ce raisonnement est abstrait et n'envisage qu'un côté de la question. Nous présentons ici le problème comme si le prolétariat avait cessé de lutter. Cependant il ne peut en être question, pour cette simple raison que l'opposition des classes a atteint, en ces dernières années, une acuité extraordinaire.

L'acuité des contradictions sociales[modifier le wikicode]

L'évolution économique n'est pas un processus automatique. J'ai parlé jusqu'ici des bases de la production, mais les choses n'en restent pas là. Sur ces bases vivent et travaillent les hommes, et c'est par ces hommes que l'évolution s'accomplit. Qu'est-il arrivé dans le domaine des relations entre les hommes, ou plutôt entre les classes ? Nous avons vu que l'Allemagne et certains autres pays de l'Europe avaient été rejetés, en ce qui concerne leur niveau économique, à 20 ou 30 ans en arrière. Mais ont-ils reculé aussi au point de vue social ? Point du tout. Les classes, en Allemagne, le nombre des ouvriers et leur concentration, la concentration et l'organisation du capital, tout ceci s'est développé avant la guerre, surtout grâce à la prospérité des 20 dernières années, et ce développement a fait encore des progrès : pendant la guerre, par suite de l'intervention de l'Etat, et après la guerre à cause de la fièvre de spéculation et du cumul des capitaux. Nous assistons ainsi à deux processus de l'évolution économique : la richesse nationale et les revenus nationaux diminuent, tandis que le développement des classes fait des progrès. Le nombre des prolétaires augmente, les capitaux se concentrent dans un nombre de mains de plus en plus petit, les banques fusionnent, les entreprises industrielles s'unissent en trusts. Par conséquent, la lutte des classes devient inévitablement de plus en plus aiguë, par suite de la réduction des revenus nationaux. C'est là que se trouve le noeud de la question. Plus la base matérielle deviendra restreinte, plus la lutte entre les classes et les groupements différents pour le partage des revenus nationaux sera acharnée. Il ne faut jamais oublier cette circonstance. Si l'Europe, par rapport à ces richesses nationales, a reculé de 30 ans, cela ne veut nullement dire qu'elle ait rajeuni de 30 ans. Au contraire, elle est devenue plus pauvre, comme si elle était de 30 ans plus jeune, mais, au point de vue de la lutte des classes, elle a vieilli de 300 ans. C'est ainsi que se présentent les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie.

Les paysans[modifier le wikicode]

Pendant la première période de la guerre, on a dit et on a écrit que la guerre enrichissait les paysans dans l'Europe entière. En effet, l'Etat avait un extrême besoin de pain et de viande pour son armée. On payait pour ces produits des prix fous qui augmentaient sans cesse, et les paysans remplissaient leurs poches de billets de banque. Avec ce papier-monnaie, qui se dévalorisait de plus en plus, les paysans ont payé leurs dettes, qu'ils avaient contractées en monnaies-or. Evidemment, c'était pour eux une opération avantageuse. Les économistes bourgeois ont pensé que cette prospérité de l'économie paysanne assurerait, après la guerre, la stabilité du capitalisme. Mais ils ont fait un faux calcul. Les paysans ont purgé leurs hypothèques, mais l'économie agricole ne consiste pas qu'à payer l'argent dû à la banque, Elle consiste d'abord à travailler la terre, à fumer, à développer l'outillage, à avoir de bonnes graines, à améliorer la technique, etc. Ceci, ou bien n'a pas été fait, ou bien a coûté un argent fou. D'autre part, la main-d'œuvre manquait, l'agriculture baissait et, après un moment de prospérité à demi factice, les paysans ont commencé à se ruiner. Ce phénomène se laisse constater, à des degrés différents, dans l'Europe entière. Mais il est surtout frappant en Amérique. Les fermiers américains, canadiens, sud-américains et australiens, ont commencé à souffrir terriblement, à partir du jour où l'on s'est aperçu que l'Europe ruinée n'était plus capable d'acheter du pain. Le prix du blé a baissé. Une certaine fermentation a commencé parmi les fermiers, et le mécontentement s'est propagé dans le monde entier. Et c'est ainsi que le paysan cesse d'être le soutien de l'ordre. La classe ouvrière a la possibilité d'entraîner avec elle dans la lutte une partie des paysans (paysans pauvres), d'en neutraliser une autre (paysans moyens), d'isoler et paralyser les paysans riches.

Une classe moyenne nouvelle[modifier le wikicode]

Les réformistes avaient beaucoup compté sur la classe dite moyenne. Les ingénieurs, les techniciens, les médecins, les avocats, les comptables, les employés et les fonctionnaires, etc. forment une couche sociale à moitié conservatrice, placée entre le capital et le travail et qui, suivant les réformistes, est destinée à réconcilier les deux partis, à diriger et en même temps à soutenir le régime démocratique. Pendant la guerre et après la guerre, cette classe a souffert même plus que les ouvriers, c'est-à-dire que le niveau de sa vie a baissé plus que celui de la classe ouvrière. La diminution de la puissance d'achat de l'argent, la dévalorisation de la monnaie-papier, telle est la cause principale de cet état de choses. Dans tous les pays de l'Europe, un grand mécontentement se fit jour dans les milieux des petits et des moyens fonctionnaires, ainsi que parmi les intellectuels-techniciens. En Italie, par exemple, a lieu en ce moment une grève de fonctionnaires. Il est évident que les fonctionnaires, les employés de banque, etc. n'ont pas constitué une classe prolétarienne, mais ils ont perdu leur ancien caractère conservateur. Ils ne soutiennent pas l'Etat, autant qu'ils ébranlent et sapent son appareil grâce à leur mécontentement et à leurs protestations.

Le mécontentement des intellectuels bourgeois grandit encore à cause de leurs attaches avec la petite et la moyenne bourgeoisie industrielle et commerciale. Cette dernière se sent frustrée et perdue. La grande bourgeoisie unie dans des trusts continue à s'enrichir, malgré la ruine du pays. Elle s'empare d'une part de plus en plus grande des revenus nationaux qui, eux diminuent chaque jour. La bourgeoisie qui ne participe pas aux trusts, et la nouvelle classe moyenne, déclinent aussi bien relativement qu'absolument.

En ce qui concerne le prolétariat, il est bien probable que, malgré l'abaissement du niveau de son existence, la part générale qu'il prélève sur le revenu national qui diminue, est plus grande actuellement qu'elle n'a été avant la guerre. Le capital appartenant aux trusts tend à réduire la part de l'ouvrier en la ramenant à ses dimensions d'avant-guerre. Quant à l'ouvrier, il n'a cure des statistiques, mais il s'intéresse à l'abaissement du niveau de son existence et il s'efforce d'augmenter sa part du revenu national. Ainsi, les paysans sont mécontents de la déchéance de l'économie agricole ; les intellectuels s'appauvrissent ; la bourgeoisie, petite et moyenne, est ruinée et irritée. La lutte des classes devient plus aiguë.

Les relations internationales[modifier le wikicode]

Les relations internationales jouent évidemment un rôle très important dans la vie du monde capitaliste. Ce dernier l'a senti trop clairement pendant la guerre mondiale. En ce moment, lorsque nous nous posons la question de savoir si le capital est, oui ou non, en mesure de rétablir son équilibre mondial, il est nécessaire de nous rendre compte dans quelles conditions internationales ce travail de reconstitution se produit. Il n'est pas difficile de se convaincre que les relations internationales sont devenues beaucoup plus tendues et beaucoup moins adaptées au développement «pacifique» du capitalisme qu'elles ne l'étaient avant la guerre.

Pourquoi la guerre a-t-elle éclaté ? Parce que les forces productives se sont senties à l'étroit dans le cadre des Etats capitalistes les plus puissants. La tendance du capital impérialiste consistait à supprimer les frontières politiques et à s'emparer de la terre entière ; à supprimer les douanes, les cloisons qui gênaient le développement des forces productrices. Telle est la base économique de l'impérialisme et telles ont été les causes de la guerre. Et le résultat ? L'Europe est actuellement plus riche en frontières et en douanes qu'elle ne l'a jamais été. Et un grand nombre de petits Etats se sont fondés. Une dizaine de lignes douanières traversent aujourd'hui le territoire de l'ancienne Autriche-Hongrie. L'Anglais Keynes a appelé l'Europe une maison de fous et, en effet, au point de vue du développement économique, tout ce particularisme de petits Etats qui sent le renfermé, avec leur système de douanes, etc., se présente comme un anachronisme monstrueux, comme une incursion folle du moyen âge dans le vingtième siècle. Au moment où la péninsule Balkanique retombe à l'état de barbarie, l'Europe se balkanise.

Les relations entre l'Allemagne et la France excluent comme par le passé, toute possibilité d'un équilibre européen quelconque. La France est obligée de piller et violenter l'Allemagne pour entretenir un équilibre de classes auquel la base épuisée de l'économie française ne correspond plus. L'Allemagne ne peut pas et elle ne pourra pas rester la victime de ce pillage. En ce moment, il est vrai, un accord a été réalisé. L'Allemagne s'est engagée à verser annuellement 2 milliards de marks-or et, en outre, 26% du chiffre de ses exportations. Cet accord représente une victoire de la politique anglaise, qui veut empêcher l'occupation de la Ruhr par les Français. La plus grande partie du minerai de fer européen se trouve aujourd'hui dans les mains de la France. La quantité la plus grande de charbon entre les mains de l'Allemagne. La réunion du minerai de fer français avec le charbon allemand constitue une condition primordiale de la renaissance de l'économie européenne, mais une pareille réunion, absolument nécessaire pour le développement de la production, constitue un danger de mort pour le capitalisme anglais. C'est pourquoi tous les efforts de Londres tendent à empêcher tout rapprochement, aussi bien pacifique que violent, entre le minerai français et le charbon allemand.

La France a provisoirement accepté le compromis, d'autant plus que son appareil de production étant désorganisé, elle est incapable d'utiliser même cette quantité de charbon que l'Allemagne est obligée de lui fournir. Mais cela ne veut nullement dire que le problème de la Ruhr soit résolu définitivement. Au premier manquement de la part de l'Allemagne en ce qui concerne ses obligations, la question du sort de la Ruhr sera remise fatalement sur le tapis. L'influence de la France en Europe, et jusqu'à un certain point dans le monde entier, qui a grandi au cours de cette dernière année, ne s'explique pas par le renforcement de la puissance française, mais par l'affaiblissement évident et progressif de l'Angleterre.

La Grande-Bretagne a vaincu l'Allemagne. C'était la question principale résolue par la dernière guerre. Et la guerre a été, par son essence même, non pas universelle mais européenne, bien que la guerre entre deux Etats européens les plus puissants, c'est-à-dire l'Angleterre et l'Allemagne ait été menée avec la participation des forces et des moyens de lutte du monde entier. L'Angleterre a vaincu l'Allemagne. Cependant, à l'heure actuelle, sur le marché du monde et en général par rapport à toute la situation mondiale, l'Angleterre est plus faible qu'elle ne l'était avant la guerre. Les Etats-Unis se sont renforcés aux dépens de l'Angleterre beaucoup plus que l'Angleterre aux frais de l'Allemagne.

L'Amérique bat l'Angleterre, d'abord par le caractère plus rationnel, plus progressif de son industrie. La productivité du travail d'un ouvrier américain est de 150% supérieure à celle d'un ouvrier anglais. Autrement dit, deux ouvriers américains, grâce à l'organisation plus perfectionnée de l'industrie, produisent autant que cinq anglais. Ce fait seul, dont témoignent les données statistiques anglaises, prouve que l'Angleterre, dans sa lutte avec l'Amérique, est condamnée d'avance, et cela suffit pour pousser l'Angleterre à la guerre avec l'Amérique, tant que la flotte anglaise conserve la suprématie sur les océans.

Le charbon américain évince le charbon anglais du monde entier et même de l'Europe. Et cependant le commerce mondial de l'Angleterre était basé, avant tout, sur l'exportation du charbon. D'autre part, le pétrole devient actuellement un facteur décisif pour l'industrie et la défense : non seulement il fait marcher les automobiles, les tracteurs, les sous-marins, les aéroplanes, mais il présente encore, comme force motrice, un énorme avantage, par rapport au charbon, pour les grands navires de haute mer. Ce sont les Etats-Unis qui fournissent 70% du pétrole absorbé par l'univers. Ainsi, en cas de guerre, tout ce pétrole serait à la disposition du gouvernement de Washington. En outre, l'Amérique dispose du pétrole mexicain, qui donne 12% de la production totale du monde. Certes, les Américains accusent l'Angleterre d'avoir concentré entre ses mains, en dehors des frontières des Etats-Unis, jusqu'à 90% des sources mondiales de naphte et d'en refuser l'accès aux américains, tandis que les sources américaines seront, disent-ils, épuisées dans quelques années. Cependant, toutes ces données géologiques et statistiques sont assez arbitraires et douteuses. Elles sont établies sur commande, afin de justifier les prétentions de l'Amérique sur le pétrole du Mexique, de la Mésopotamie, etc. Si, toutefois, le péril de l'épuisement des sources américaines était vraiment réel, ce serait là une raison de plus qui pourrait précipiter la guerre entre les Etats-Unis et l'Angleterre. Le problème de l'endettement de l'Europe en Amérique se pose d'une façon aiguë. Cette dette est évaluée en général à 18 milliards de dollars. Les Etats-Unis peuvent toujours créer les difficultés les plus grandes au marché financier anglais, en exigeant le payement de ses créances. Comme l'on sait, l'Angleterre a même proposé à l'Amérique de renoncer à sa créance anglaise, en promettant à son tour d'annuler les dettes de ses débiteurs sur les marchés européens. La dette de l'Angleterre en Amérique étant de beaucoup plus supérieure à celle des pays continentaux de l'Entente en Angleterre, cette dernière aurait tiré un grand bénéfice d'une pareille transaction. Cependant, l'Amérique a répondu par un refus. Il n'est pas difficile de comprendre que les capitalistes yankees n'aient pas été enclins à financer, de leurs propres fonds, les préparatifs de la Grande-Bretagne à une guerre avec les Etats-Unis.

L'accord de l'Angleterre avec le japon, qui lutte avec l'Amérique pour la suprématie sur le continent asiatique, envenime aussi d'une façon extraordinaire les relations entre l'Amérique et l'Angleterre.

Mais c'est la question de la flotte de guerre qui présente, vu ce qui précède, un caractère tout particulièrement épineux. Le gouvernement Wilson ayant rencontré, dans les problèmes mondiaux, de la résistance de la part de l'Angleterre, a établi un programme gigantesque de constructions navales. Le gouvernement Harding a hérité du programme de son prédécesseur et l'exécute pleinement. En 1924, la flotte des Etats-Unis sera, non seulement plus puissante que la flotte anglaise, mais encore, sinon par son tonnage, du moins par sa valeur de combat, elle sera supérieure aux flottes de l'Angleterre et du Japon réunies.

Que cela signifie-t-il au point de vue anglais ? L'Angleterre sera obligée, soit d'accepter la provocation avant 1924 et d'essayer de détruire la puissance militaire, maritime et économique des Etats-Unis, en profitant de sa supériorité actuelle, soit de rester passive et de devenir peu à peu une puissance de deuxième ou de troisième ordre, en cédant définitivement aux Etats-Unis la domination sur les mers et les océans. Ainsi, la dernière guerre des peuples, qui a «résolu» à sa manière la question européenne, a en même temps posé dans toute son ampleur le problème mondial : à savoir qui dominera le monde, de l'Angleterre ou des Etats-Unis ? Les préparatifs pour une nouvelle guerre mondiale se font à toute vapeur. Les dépenses pour l'armée et la flotte ont été augmentées énormément par rapport à celles d'avant-guerre. Le budget militaire anglais a triplé, celui de l'Amérique a augmenté 3 fois 1/2.

Le 1er Janvier 1914, au moment culminant de la «paix armée», il y avait 7 millions de soldats sous les armes dans le monde entier. Il y en avait 11 millions au début de 1921. Le gros de ces armées constitue évidemment le fardeau que l'Europe épuisée doit porter.

La crise aiguë, conséquence du rétrécissement du marché mondial, rend la lutte entre les Etats capitalistes extrêmement âpre, en bouleversant l'équilibre des relations internationales. Ce n'est pas seulement l'Europe, c'est le monde entier qui devient une maison de fous ! Dans ces conditions, on ne peut plus parler de rétablissement de l'équilibre capitaliste.

La classe ouvrière après la guerre[modifier le wikicode]

Immédiatement après la guerre la bourgeoisie était désemparée et effrayée au plus haut point ; quant aux ouvriers, surtout ceux qui revenaient de l'armée, ils étaient prêts à poser hautement leurs revendications. Mais la classe ouvrière, dans son ensemble, était désorientée et ne savait pas exactement comment la vie s'arrangerait après la guerre, quelles revendications on pouvait présenter, quelle voie il fallait suivre... Le mouvement, comme nous l'avons vu au début, avait pris un caractère extrêmement orageux. Mais la classe ouvrière manquait d'une direction ferme. D'autre part, la bourgeoisie était prête à faire de très grandes concessions. Elle continuait à suivre le régime financier et économique de guerre (emprunts, inflations fiduciaires, monopole des blés, assurances contre le chômage, etc.), en d'autres termes, la bourgeoisie dirigeante continuait à désorganiser ses fondements économiques et à détruire de plus en plus l'équilibre de la production et des finances, pour soutenir, pendant la période la plus dangereuse, celui des classes. Jusqu'ici, elle y a plus ou moins réussi.

Maintenant, elle passe à la solution du problème relatif au rétablissement de l'équilibre économique. Il ne s'agit plus en l'occurrence de concessions et d'aumône à faire à la classe ouvrière, mais de mesures d'un caractère fondamental. Il faut reconstruire l'appareil désorganisé de la production. Il faut rendre à l'argent sa valeur, car on ne peut pas penser au marché mondial sans posséder un équivalent ayant une valeur universelle et, par conséquent, on ne peut penser non plus à une industrie mondiale «équilibrée», liée au marché mondial.

Reconstruire l'appareil de la production, cela veut dire : diminuer le travail destiné à la fabrication des objets d'un usage courant et augmenter l'effort destiné à fournir les moyens de production. Il faut augmenter les stocks, c'est-à-dire intensifier le travail et réduire les salaires.

Pour rétablir la valeur de l'argent, il ne suffit pas seulement de refuser le payement des dettes exorbitantes, il faut encore améliorer le bilan commercial, c'est-à-dire importer moins et exporter plus. Et pour atteindre ce but, il faut consommer moins et produire plus, c'est-à-dire, il faut de nouveau réduire les salaires et rendre le travail plus intense.

Chaque pas qui conduit vers la reconstruction de l'économie capitaliste est lié à l'augmentation du degré d'exploitation et, par conséquent, il provoquera fatalement une résistance de la part de la classe ouvrière. Autrement dit, chaque effort de la bourgeoisie tendant à rétablir l'équilibre de la production, de la distribution, des finances d'Etat, compromet fatalement l'équilibre instable des classes. Si pendant deux ans après la guerre la bourgeoisie tendait avant tout, dans sa politique économique, à calmer le prolétariat, même au prix d'une désorganisation de son économie, par contre aujourd'hui, au moment d'une crise inconnue jusqu'à ce jour, elle a commencé à améliorer sa situation économique en opprimant de plus en plus la classe ouvrière.

C'est en Angleterre que nous apercevons le plus distinctement de quelle façon cette oppression provoque la résistance. Et la résistance de la classe ouvrière détruit la stabilité du régime économique et rend vaines toutes les velléités de rétablissement de l'équilibre.

Certainement, la lutte du prolétariat pour le pouvoir se prolonge. Elle ne ressemble pas à un assaut général, elle ne présente pas l'aspect d'une série ininterrompue de vagues qui montent toujours plus haut et dont la dernière balaie le régime capitaliste.

Dans cette lutte nous avons observé des hauts et des bas, l'attaque et la défense. Les manoeuvres de classe, de notre part, n'ont pas toujours été habiles. Il y avait à cela deux causes : en premier lieu, la faiblesse des partis communistes, fondés seulement après la guerre, n'ayant ni l'expérience nécessaire, ni l'appareil indispensable, ni l'influence suffisante et, ce qui est le plus important, ne faisant pas assez attention aux masses ouvrières. Toutefois, nous avons fait dans ce domaine un grand pas en avant au cours de ces dernières années. Les partis communistes se sont renforcés et développés. Une autre cause du caractère chronique et inégal de la lutte, c'est la composition variée de la classe ouvrière elle-même, telle qu'elle est sortie de la guerre.

La guerre a très peu ébranlé la bureaucratie ouvrière, syndicale, politique et parlementaire. Les gouvernements capitalistes de tous les pays ont pris une attitude très attentive et indulgente envers cette superstructure ouvrière, comprenant parfaitement que, sans elle, ils ne pourraient pas s'assurer la soumission de la classe ouvrière pendant les années sanglantes. La bureaucratie ouvrière avait tous les privilèges et elle est sortie de la guerre avec les mêmes habitudes de conservatisme obtus que celles avec lesquelles elle y était entrée, et encore plus compromise, plus étroitement liée avec les Etats capitalistes. Les ouvriers qualifiés de l'ancienne génération, habitués à leurs organisations professionnelles et politiques, surtout en Allemagne restent, pour la plupart, maintenant encore, les soutiens de la bureaucratie ouvrière, mais leur stabilité n'est nullement absolue. Les ouvriers qui avaient passé par l'école de la guerre, et c'est le cœur même de la classe ouvrière, ont apporté au prolétariat une nouvelle psychologie, de nouvelles habitudes et une nouvelle conception de la lutte, de la vie et de la mort. Ils sont prêts à résoudre le problème par la force, mais ils ont appris à la guerre que l'application efficace de la force présume une tactique et une stratégie bien ordonnées. Ces éléments iront au combat, mais ils désirent une direction ferme et une préparation sérieuse. Plusieurs catégories d'ouvriers arriérés, entre autres les ouvrières dont le nombre a considérablement grandi pendant la guerre, sont devenues à cette heure, à la suite d'un changement brusque de leur conscience, la partie la plus combative, bien que par toujours consciente, de la classe ouvrière. Enfin, nous voyons à notre extrême-gauche la jeunesse ouvrière qui a poussé pendant la guerre, au fracas des combats et des secousses révolutionnaires, et qui sera appelée à occuper une grande place dans la lutte prochaine.

Toute cette masse prolétarienne, considérablement accrue, des ouvriers-vétérans et des ouvriers-nouvelles recrues, des ouvriers qui étaient restés en arrière et de ceux qui avaient passé quelques années au feu, toute cette masse qui compte de nombreux millions, passe par l'école révolutionnaire d'une manière et à des heures différentes.

Nous l'avons vu de nouveau, par l'exemple des événements du mois de mars, en Allemagne, où les ouvriers de l'Allemagne centrale, qui constituaient avant la guerre l'élément le plus arriéré, s'élançaient au mois de mars dans la bataille sans se demander si la lutte leur apporterait la victoire, tandis que les ouvriers de Berlin ou de la Saxe, ayant réussi à acquérir de l'expérience à l'époque des combats révolutionnaires, sont devenus plus prudents. Il est certain que la marche générale de la lutte, après la guerre, et surtout l'offensive actuelle du capital, unit toutes les couches de la classe ouvrière, sauf leurs sommets privilégiés. Le parti communiste a ainsi de plus en plus la possibilité d'établir une unité réelle du front de la classe ouvrière.

Les perspectives et les tâches immédiates[modifier le wikicode]

Il existe trois causes de révolution liées entre elles. La première, c'est la débâcle de l'Europe. L'équilibre des classes, en Europe, avait pour base, avant tout, la suprématie de l'Angleterre sur le marché mondial. Aujourd'hui, elle a perdu cette suprématie définitivement, elle ne la reconquerra plus. C'est pourquoi des secousses révolutionnaires puissantes, qui pourront se terminer soit par une victoire du prolétariat, soit par une déchéance complète de l'Europe, sont inévitables.

La deuxième cause de lutte révolutionnaire, c'est le trouble profond qui bouleverse l'organisme économique des Etats-Unis tout entier ; un relèvement inconnu jusqu'ici est provoqué par la guerre européenne, suivi d'une crise profonde née des conséquences prolongées de cette guerre. Le mouvement révolutionnaire du prolétariat américain peut, dans ces conditions, acquérir une vitesse aussi inconnue jusqu'à ce jour en histoire que celle qui caractérise le développement économique des Etats-Unis au cours de ces dernières années.

La troisième cause de lutte révolutionnaire est déterminée par l'industrialisation des colonies et d'abord des Indes. C'est la classe paysanne qui mènera, surtout aux colonies, la lutte pour l'affranchissement. Mais dans cette lutte, elle a besoin de direction. Cette direction était assurée par la bourgeoisie indigène. Cependant la lutte de cette dernière contre le pouvoir impérialiste étranger ne peut être ni suivie ni énergique, la bourgeoisie indigène elle-même, liée étroitement au capital étranger, étant en grande partie l'agent direct de celui-ci. Seul l'avènement d'un prolétariat indigène nombreux, prêt au combat, constitue le véritable levier de la révolution. Le prolétariat hindou n'est certainement pas nombreux par rapport à toute la population du pays, mais celui qui a compris le sens du développement de la révolution en Russie se rendra compte que le rôle révolutionnaire du prolétariat dans les pays d'Orient sera beaucoup plus important que son nombre ne le laisserait prévoir. Ceci concerne non seulement les pays purement coloniaux, comme les Indes, demi-coloniaux comme la Chine, mais aussi le Japon, où l'oppression capitaliste marche de pair avec l'absolutisme féodal et bureaucratique de caste. Ainsi, aussi bien la situation mondiale que les perspectives de l'avenir, ont un caractère profondément révolutionnaire.

La bourgeoisie ayant eu, après la guerre, recours à l'aumône envers la classe ouvrière, les collaborationnistes ont transformé avec empressement cette aumône en réformes (la journée de huit heures, l'assurance contre le chômage, etc.), et ont ouvert sur des ruines une ère de réformisme. A présent, la bourgeoisie a passé à une contre-offensive sur toute la ligne, à ce point qu'un organe archi-capitaliste anglais tel que le Times commence à parler avec frayeur des bolcheviks capitalistes. L'époque actuelle est celle du contre-réformisme. Le pacifiste anglais Norman Angell appelle la guerre un faux calcul. L'expérience de la dernière guerre a montré, en effet, que le calcul, du point de vue de la comptabilité, était faux. Jamais encore l'humanité capitaliste ne s'est préparée à une nouvelle guerre avec une telle rage qu'aujourd'hui. L'illusion de la démocratie devient évidente même pour les fractions le plus conservatrices de la classe ouvrière. On n'opposait récemment à la démocratie que la dictature du prolétariat avec sa terreur, avec sa «Tchéka», etc. Aujourd'hui la démocratie s'oppose de plus en plus à toutes les formes de la lutte des classes. Lloyd George a proposé aux mineurs de faire des démarches auprès du Parlement et a déclaré que leur grève était une violence faite à la volonté nationale.

Sous le régime des Hohenzollern, les ouvriers allemands trouvaient une certaine certitude, certaines limites déterminées dans leur action ; ils savaient en général ce qu'on pouvait et ce qu'on ne pouvait pas faire. Dans la république d'Ebert, l'ouvrier gréviste risque toujours d'être égorgé sans plus de façon soit dans la rue, soit dans une chambre de torture de la police. La «démocratie» donne aux ouvriers allemands autant dans l'ordre politique que leur haut salaire, payé en papier sans valeur, leur donne dans l'ordre économique.

La tâche du parti communiste consiste à embrasser la situation existante dans son ensemble et à participer activement à la lutte menée par la classe ouvrière, afin de conquérir, pendant cette lutte, la majorité de cette classe. Si la situation, dans n'importe quel pays, devient extrêmement critique, nous sommes obligés de poser les questions fondamentales de la manière la plus intransigeante et de combattre dans l'état où les événements nous trouveront. Par contre, si les événements se développent d'une façon plus régulières, nous devons profiter de toutes les possibilités pour avoir avec nous la majorité de la classe ouvrière, avant l'arrivée des événements décisifs.

En ce moment, pendant la lutte économique défensive, déterminée par la crise, les communistes doivent tenir un rôle très actif dans les syndicats, dans toutes les grèves et toutes les actions, dans tous les mouvements, en conservant toujours, pendant le travail, une union étroite entre eux et en agissant toujours comme l'aile la plus résolue et la plus disciplinée de la classe ouvrière. La lutte économique défensive peut s'élargir à la suite du développement de la crise et de la situation politique, en entraînant des fractions nouvelles de la classe ouvrière, des populations et des armées entières de chômeurs et, après avoir changé, à un certain moment, en lutte révolutionnaire offensive, se terminer par une victoire. C'est vers ce but que doivent tendre tous nos efforts.

Mais si, après la crise, la situation économique mondiale s'améliore ? Est-ce que cela signifierait que la lutte révolutionnaire s'est arrêtée pour un temps indéfini ?

Il s'ensuit de tout mon rapport, camarades, qu'un nouveau relèvement, qui ne saurait être ni long ni sérieux, ne déterminera nullement un temps d'arrêt dans le développement de la révolution. Le redressement industriel des années 1849-1851 n'a porté un coup à la révolution que parce que la révolution de 1848 avait élargi les cadres du développement capitalistes. Quant aux événements de 1914-1921, non seulement ils n'ont pas élargi le marché mondial, mais, au contraire, ils l'ont extrêmement rétréci, de sorte que la courbe du développement capitaliste marquera plutôt, dans ce temps-ci, une tendance vers la baisse. Dans ces conditions, un redressement temporaire ne pourra que raffermir la conscience de classe des ouvriers, que resserrer leurs rangs non seulement dans les usines, mais aussi sur le champ de combat, et donnera une impulsion non seulement à leur contre-offensive économique, mais aussi à leur lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir.

La situation devient pour nous de plus en plus favorable, mais aussi de plus en plus complexe. Nous n'obtiendrons pas la victoire automatiquement. Le sol est miné sous notre ennemi, mais l'ennemi est fort, il voit bien nos côtés faibles, il sait manoeuvrer en se guidant par un calcul fait avec sang-froid. Il faut que nous apprenions beaucoup, nous, l'Internationale Communiste tout entière, de l'expérience de nos luttes de ces trois dernières, surtout des expériences de nos erreurs et de nos échecs. Une guerre civile exige une science de la manoeuvre politique, tactique et stratégique, elle demande qu'on se rende compte des conditions propres à chaque situation, des côtés faibles et forts de l'ennemi ; elle demande l'union de l'enthousiasme avec un calcul de sang-froid ; elle exige qu'on sache non seulement marcher en avant, mais aussi reculer provisoirement pour économiser les forces afin de porter ensuite un coup plus sûr à l'ennemi.

Je le répète : la situation mondiale et les perspectives de l'avenir sont profondément révolutionnaires. Telles sont les prémisses nécessaires de notre victoire. Mais seules, notre tactique habile et notre organisation puissante peuvent nous donner une pleine garantie. Elever l'Internationale Communiste à un niveau plus haut, la faire plus puissante au point de vue tactique, telle est la tâche essentielle du IIIe Congrès de l'Internationale Communiste.

II. Une école de stratégie révolutionnaire[modifier le wikicode]

Les prémisses matérielles de la révolution[modifier le wikicode]

Camarades, la théorie du marxisme a déterminé la première les conditions et les lois de l'évolution historique. En ce qui concerne les révolutions, la théorie de Marx, par la plume de Marx lui-même, dans la préface de son ouvrage : Contribution à la Critique de l'Economie politique, a établi à peu près la proposition suivante :

— Aucun régime social ne disparaît avant d'avoir développé ses forces productives jusqu'au maximum qui peut être atteint par ce régime, et aucun régime social nouveau ne peut apparaître s'il n'y a eu au préalable, dans le régime ancien, les conditions économiques nécessaires.

Cette vérité, qui est fondamentale pour la politique révolutionnaire, conserve pour nous aujourd'hui toute son incontestable valeur directrice. Cependant, plus d'une fois, on a compris le marxisme d'une façon mécanique et simpliste, et partant fausse. D'ailleurs, on peut tirer de fausses conclusions aussi de la proposition citée plus haut. Marx dit qu'un régime social doit disparaître, lorsque les forces de production (la technique, le pouvoir de l'homme sur les forces naturelles) ne peuvent plus se développer dans le cadre de ce régime. Au point de vue du marxisme, la société historique, prise comme telle, constitue une organisation collective des hommes ayant comme but l'accroissement de leur pouvoir sur la nature. Ce but, certainement, n'est pas imposé aux hommes par le dehors, mais ce sont eux-mêmes qui, au cours de leur évolution, luttent pour l'atteindre, en s'adaptant aux conditions objectives du milieu et en augmentant de plus en plus leur pouvoir sur les forces élémentaires de la nature. La proposition suivant laquelle les conditions nécessaires pour une révolution, — pour une révolution sociale, profonde, et non pas pour des coups d'Etat politiques si sanglants qu'ils soient, — pour une révolution qui remplace un régime économique par un autre, naissent seulement à partir du moment où le régime social ancien commence à entraver le développement des forces de production, cette proposition ne signifie nullement que l'ancien régime social s'écroulera infailliblement et par lui-même, quand il sera devenu réactionnaire au point de vue économique, c'est-à-dire à partir du moment où il aura commencé à entraver le développement de la puissance technique de l'homme. En aucune façon ; car, si les forces de production constituent la puissance motrice de l'évolution historique, cette évolution cependant ne se produit pas en dehors des hommes, mais par les hommes. Les forces de production, c'est-à-dire de l'homme social sur la nature, s'accumulent, il est vrai, indépendamment de la volonté de chaque homme séparé et ne dépendant que peu de la volonté générale des hommes d'aujourd'hui, car la technique représente un capital déjà accumulé qui nous a été légué par le passé et qui, soit nous pousse en avant, soit, dans certaines conditions, nous retient. Cependant, lorsque ces forces de production, cette technique, commencent à se sentir à l'étroit dans les cadres d'un régime d'esclavage, de servage, ou bien d'un régime bourgeois, et quand un changement des formes sociales devient nécessaire pour l'évolution ultérieure du pouvoir humain, alors cette évolution se produit non pas d'elle-même, comme un lever ou un coucher de soleil, mais grâce à une action humaine, grâce à une lutte des hommes, réunis en classes. La classe sociale qui dirigeait la société ancienne, devenue réactionnaire, doit être remplacée par une classe sociale nouvelle qui apporte le plan d'un régime social nouveau, correspondant aux besoins du développement des forces productrices, et qui est prête à réaliser ce plan. Mais il n'arrive pas toujours qu'une classe nouvelle, assez consciente, organisée et puissante pour détrôner les anciens maîtres de la vie et pour frayer la voie aux nouvelles relations sociales, apparaisse juste au moment où le régime social ancien se survit, c'est-à-dire devient réactionnaire. Cela ne se passe pas toujours ainsi. Au contraire, il est arrivé plus d'une fois dans l'histoire qu'une société ancienne était épuisée, — telle, par exemple, le régime d'esclavage romain et, avant lui, les anciennes civilisations d'Asie dans lesquelles le régime d'esclavage avait empêché le développement des forces productrices, — mais dans cette société finie il n'y avait pas de classe nouvelle assez forte pour déposer les maîtres et établir un régime nouveau, le régime de servage, ce dernier constituant un pas en avant par rapport au régime ancien. A son tour, dans le régime de servage, il n'y avait pas toujours, au moment nécessaire, de classe nouvelle (la bourgeoisie) prête à abattre les féodaux et à ouvrir la voie à l'évolution historique. Il est arrivé plus d'une fois dans l'histoire qu'une certaine société, une nation, un peuple, une tribu, plusieurs peuples ou nations qui vivaient dans des conditions historiques analogues, se sont trouvés devant une impossibilité de développement ultérieur, dans les cadres d'un régime économique donné (régime d'esclavage ou de servage). Toutefois, comme aucune classe nouvelle n'existait encore qui aurait pu les diriger sur une voie nouvelle, ces peuples, ces nations se sont décomposés ; une civilisation, un Etat, une société ont cessé d'exister. Ainsi l'humanité n'a-t-elle pas marché toujours de bas en haut, suivant une ligne toujours montante. Non, elle a connu de longues périodes de stagnation et de rechute vers la barbarie. Des sociétés s'étaient élevées, avaient atteint un certain niveau, mais n'ont pas pu rester sur les hauteurs... L'humanité ne reste pas en place ; son équilibre, par suite des luttes des classes et des nations, est instable. Si une société ne peut pas monter, elle tombe ; et si aucune classe n'existe qui puisse l'élever, elle se décompose et ouvre la voie à la barbarie.

Afin de comprendre ce problème extrêmement complexe, il ne suffit pas, camarades, de ces considérations abstraites que j'expose devant vous. Il faut que les jeunes camarades, peu au courant de ces questions, étudient des ouvrages historiques pour se familiariser avec l'histoire de différents pays et peuples et, en particulier, avec l'histoire économique. C'est alors seulement qu'ils pourront se représenter d'une façon claire et complète le mécanisme intérieur de la société. Il faut bien comprendre ce mécanisme pour appliquer avec justesse la théorie marxiste à la tactique, c'est-à-dire à la pratique de la lutte de classe.

Les problèmes de la tactique révolutionnaire[modifier le wikicode]

Lorsqu'il s'agit de la victoire du prolétariat, certains camarades se représentent la chose d'une façon trop simple. Nous avons en ce moment, non seulement en Europe, mais dans le monde entier, une telle situation que nous pouvons dire, au point de vue marxiste, avec une certitude absolue : le régime bourgeois atteint le terme de son développement. Les forces de production ne peuvent plus se développer dans le cadre de la société bourgeoise. En effet, ce que nous voyons au cours de ces dix dernières années c'est la ruine, la décomposition de la base économique de l'humanité capitaliste et une destruction mécanique des richesses accumulées. Nous sommes actuellement en pleine crise, une crise effrayante, inconnue dans l'histoire du monde et qui n'est pas une crise simple, venant à son heure, «normale» et inévitable dans le processus du développement des forces productrices dans le régime capitaliste ; cette crise marque aujourd'hui la ruine et la décomposition des forces productrices de la société bourgeoise. Il se peut qu'il y ait encore des bas et des hauts, mais en général, comme je l'ai exposé aux camarades dans la même salle, il y a un mois et demi, la courbe du développement économique tend, à travers toutes ses oscillations, vers le bas et non vers le haut. Cependant cela veut-il dire que la fin de la bourgeoisie arrivera automatiquement et mécaniquement ? Nullement. La bourgeoisie est une classe vivante qui a poussé sur des bases économiques et productrices déterminées. Cette classe n'est pas un produit passif du développement économique, mais une force historique, active et vivante. Cette classe a survécu à elle-même, c'est-à-dire qu'elle est devenue le frein le plus terrible pour l'évolution historique. Mais cela ne veut nullement dire que cette classe soit disposée à commettre un suicide historique, qu'elle soit prête à dire : «La théorie scientifique de l'évolution ayant reconnu que je suis devenue réactionnaire, je quitte la scène». Il est évident qu'il n'en peut pas être question. D'autre part, il n'est pas non plus suffisant que le parti communiste reconnaisse la classe bourgeoise comme condamnée et devant être supprimée pour que, par cela même, la victoire du prolétariat soit déjà assurée. Non, il faut encore vaincre et jeter bas la bourgeoisie !

S'il était possible de continuer à développer les forces productrices dans le cadre de la société bourgeoise, la révolution, en général, n'aurait pu se faire. Mais le développement ultérieur des forces de production dans le cadre de la société bourgeoise n'étant plus possible, la condition fondamentale de la révolution est par cela même réalisée. Cependant la révolution signifie déjà, par elle-même, une lutte des classes vivante. La bourgeoisie, toute contraire qu'elle soit aux nécessités de l'évolution historique, reste encore la classe sociale la plus puissante. Bien plus, on peut dire qu'au point de vue politique la bourgeoisie atteint le maximum de sa puissance, de la concentration de ses forces et de ses moyens, moyens politiques et militaires, de mensonge, de violence et de provocation, c'est-à-dire au maximum du développement de sa stratégie de classe, au moment même où elle est le plus menacée de sa perte sociale. La guerre et ses conséquences terribles, — et la guerre était inévitable les forces productrices ne pouvant plus se développer dans le cadre de la société bourgeoise, — la guerre et ses conséquences, dis-je, ont découvert devant la bourgeoisie le danger menaçant de sa perte. Ce fait a poussé au plus haut point son instinct de conservation de classe. Plus le péril est grand, plus une classe, aussi bien que chaque individu, tend toutes ses forces vitales dans la lutte pour sa conservation. N'oublions pas non plus que la bourgeoisie s'est trouvée, face à face, avec un péril mortel, après avoir acquis l'expérience politique la plus grande. La bourgeoisie avait créé et détruit toute sorte de régimes. Elle se développait à l'époque du pur absolutisme, de la monarchie constitutionnelle, de la monarchie parlementaire, de la république démocratique, de la dictature bonapartiste, de l'Etat lié à l'Eglise catholique, de l'Etat lié à la Réforme, de l'Etat séparé de l'Eglise, de l'Etat persécuteur de l'Eglise, etc. Toute cette expérience, la plus riche et la plus variée, qui a pénétré dans le sang et dans la moelle des milieux dirigeants de la bourgeoisie, lui sert aujourd'hui pour conserver à tout prix son pouvoir. Et elle agit avec d'autant plus d'intelligence, de finesse et de cruauté que ses dirigeants reconnaissent le péril qui les menace.

Si nous analysons ce fait superficiellement, nous y trouverons une certaine contradiction : nous avons jugé la bourgeoisie devant le tribunal du marxisme, c'est-à-dire nous avons reconnu par une analyse scientifique du processus historique qu'elle avait survécu à elle-même, et cependant elle fait preuve d'une vitalité colossale. En réalité, il n'y a ici aucune contradiction ; c'est ce qu'on appelle, dans le marxisme, la dialectique. Le fait est que les côtés différents du processus historique : l'économie, la politique, l'Etat, la poussée de la classe ouvrière ne se développent pas simultanément et parallèlement. La classe ouvrière ne se développe pas, point par point, parallèlement à la croissance des forces de production, et la bourgeoisie ne dépérit point au fur et à mesure que le prolétariat croît et se raffermit. Non, la marche de l'histoire est autre. Les forces de production se développent par bonds ; par moments elles progressent avec rapidité, parfois elles reculent. La bourgeoisie, à son tour, s'est aussi développée par bonds ; la classe ouvrière de même. Au moment où les forces productives du capitalisme se butent contre un mur, ne peuvent plus progresser, nous voyons la bourgeoisie réunir entre ses mains l'armée, la police, la science, l'école, l'Eglise, le Parlement, la presse, les gardes-blancs, tirer fortement sur les rênes et dire, en pensée, à la classe ouvrière : «Oui, ma situation est périlleuse. Je vois un abîme s'ouvrir sous mes pieds. Mais nous allons voir qui tombera le premier dans cet abîme. Peut-être avant ma mort, si vraiment je dois mourir, réussirai-je à te pousser dans le précipice, ô classe ouvrière !» Que cela signifierait-il ? Tout simplement une destruction de la civilisation européenne dans son ensemble. Si la bourgeoisie, condamnée à mort au point de vue historique, trouvait en elle-même assez de force, d'énergie, de puissance pour vaincre la classe ouvrière dans ce combat terrible qui approche, cela signifierait que l'Europe est vouée à une décomposition économique et culturelle, comme c'est déjà arrivé à plusieurs autres pays, nations et civilisations. Autrement dit, l'histoire nous a amenés à un moment où une révolution prolétarienne est devenue absolument indispensable pour le salut de l'Europe et du monde. L'histoire nous a fourni une prémisse fondamentale de la réussite de cette révolution, dans ce sens que notre société ne peut plus développer ses forces productrices en s'appuyant sur une base bourgeoise. Mais l'histoire ne se charge pas, par cela même, de résoudre ce problème à la place de la classe ouvrière, des politiciens de la classe ouvrière, des communistes. Non, elle semble dire à l'avant-garde ouvrière (nous nous représentons pour un instant l'histoire sous forme d'une personne placée au-dessus de nous), elle dit à la classe ouvrière : «Il faut que tu saches que tu périras sous les ruines de la civilisation, si tu ne renverses pas la bourgeoisie. Essaye, résous le problème !» Tel est à présent l'état des choses.

Nous voyons en Europe, après la guerre, la classe ouvrière essayer presque inconsciemment de trouver une solution au problème qui lui est posé par l'histoire. Et la conclusion pratique, à laquelle tous les éléments pensants de la classe ouvrière en Europe et dans le monde entier ont dû arriver, au cours de ces trois années qui ont suivi la fin de la guerre universelle, est la suivante : il n'est point aussi facile et aussi simple d'abattre la bourgeoisie, bien que condamnée par l'histoire, que cela pourrait sembler.

La période que l'Europe et le monde entier traversent en ce moment est, d'un côté, celle d'une décomposition des forces productrices de la société bourgeoise, et de l'autre, celle du développement le plus haut de la stratégie contre-révolutionnaire bourgeoise. Il est nécessaire de le comprendre bien clairement. Jamais la stratégie contre-révolutionnaire, c'est-à-dire l'art de la lutte combinée contre le prolétariat, à l'aide de toutes les méthodes possibles, depuis les sermons douceâtres des curés et des professeurs jusqu'à la fusillade des grévistes par les mitrailleuses, n'a atteint une telle hauteur que celle d'aujourd'hui.

L'ancien secrétaire d'Etat américain, M. Lansing, raconte, dans son livre sur la paix de Versailles, que M. Llyod George ignore la géographie, l'économie politique, etc. Nous sommes prêts à le croire. Mais ce qui par contre n'est point douteux pour nous, c'est que le même M. Lloyd George a la tête pleine de vieilles habitudes de tromper et violenter les travailleurs en commençant par les plus fines et les astucieuses et en finissant par les sanguinaires ; qu'il a recueilli toute l'expérience fournie sous ce rapport par l'ancienne histoire d'Angleterre et qu'il a développé et perfectionné ses moyens grâce à l'expérience de ces dernières années de troubles. M. Llyod George est, dans son genre, un excellent stratège de la bourgeoisie menacée de perte par l'histoire. Et nous sommes obligés de dire, sans diminuer par là, la valeur présente ni, d'autant plus, les mérites futurs du parti communiste anglais, encore si jeune, que le prolétariat anglais ne possède pas encore de pareil stratège. En France, le président de la République, M. Millerand, qui a appartenu au parti de la classe ouvrière, aussi bien que le chef du gouvernement, M. Briand, qui a jadis propagé parmi les ouvriers l'idée de la grève générale, ont mis au service des intérêts de la bourgeoisie, à titre de chefs contre-révolutionnaires qualifiés, toute la riche expérience politique de la bourgeoisie française ainsi que celle qu'ils avaient puisée eux-mêmes dans le camp prolétarien. En Italie en Allemagne, nous voyons avec quel soin la bourgeoisie tire de leur milieu, pour les mettre à sa tête, les hommes et les groupements qui ont accumulé toute l'expérience de la lutte de classe menée par la bourgeoisie pour son développement, pour sa richesse, pour sa puissance et sa conservation.

Une école de stratégie révolutionnaire[modifier le wikicode]

La tâche de la classe ouvrière, aussi bien en Europe que dans le monde entier, consiste à opposer à la stratégie contre-révolutionnaire bourgeoise, poussée jusqu'à ses dernières limites, sa propre stratégie révolutionnaire, menée aussi jusqu'au bout. A cette fin il faut d'abord se rendre clairement compte qu'on ne réussira pas à abattre la bourgeoisie automatiquement, mécaniquement, seulement pour cette raison qu'elle est condamnée par l'histoire. Sur le champ difficile de la bataille politique, nous voyons d'un côté la bourgeoisie avec toute sa puissance et avec tous ses moyens, et de l'autre la classe ouvrière avec ses fractions, ses sentiments, ses niveaux de développement différents, et avec son parti communiste qui lutte contre d'autres partis et organisations pour l'influence sur les masses ouvrières. Le parti communiste, qui se place en fait de plus en plus à la tête de la classe ouvrière de l'Europe, doit manoeuvrer dans sa lutte, tantôt en avançant, tantôt en reculant, tantôt en raffermissant son influence, tantôt en conquérant des positions nouvelles, jusqu'à ce qu'un moment favorable se présente pour abattre la bourgeoisie. Je répète : c'est un problème stratégique complexe et le dernier Congrès l'a posé dans toute son ampleur. A ce point de vue on peut dire que le troisième Congrès de l'Internationale Communiste fut une haute école de stratégie révolutionnaire.

Le premier Congrès a eu lieu au moment où, après la guerre, le communisme naissait à peine en tant que mouvement européen et où l'on pouvait, avec une certaine raison, compter et espérer qu'un assaut presque élémentaire de la classe ouvrière renverserait la bourgeoisie qui n'aurait pas eu encore le temps de trouver, après la guerre, une orientation nouvelle et des points d'appui nouveaux. De tels sentiments et une telle espérance se justifiaient, en grande partie, par l'état de choses d'alors, jugé objectivement. La bourgeoisie était épouvantée par les résultats de sa propre politique de guerre qui lui était imposée par sa situation elle-même. J'en ai déjà parlé dans mon rapport sur la situation mondiale et je ne le répéterai plus en ce moment. De toute façon, il n'est pas douteux qu'à l'époque du premier Congrès (1919), nous avons tous espéré, les uns plus, les autres moins, qu'un assaut élémentaire des masses ouvrières et d'une partie des masses paysannes renverserait la bourgeoisie dans le plus proche avenir. Et en effet, l'attaque a été puissante. Le nombre des victimes était très grand. Mais la bourgeoisie a supporté ce premier assaut, et c'est grâce à cela qu'elle s'est raffermie dans son assurance de classe.

Le deuxième Congrès, en 1920, s'est réuni dans un moment critique ; on sentait déjà qu'on n'abattrait pas la bourgeoisie par une seule attaque en quelques semaines, en un, deux ou trois mois, qu'on avait besoin d'une préparation politique et d'une organisation plus sérieuses. Et en même temps la situation était très difficile. Comme il vous souvient, l'Armée Rouge approchait de Varsovie et on pouvait compter que, vu la situation révolutionnaire en Allemagne, en Italie et ailleurs, l'impulsion militaire qui, certes, ne peut pas avoir une signification par elle-même, mais qui constitue une force supplémentaire, introduite dans la lutte des forces européennes, déclencherait l'avalanche de la révolution momentanément arrêtée. Ceci n'est pas arrivé. Nous avons été repoussés.

Après le deuxième Congrès de l'Internationale Communiste, la nécessité d'appliquer une stratégie révolutionnaire plus complexe est apparue de plus en plus clairement à la classe ouvrière. Nous voyons les masses de travailleurs, qui ont déjà acquis après la guerre une expérience sérieuse, se pousser d'elles-mêmes dans cette direction, et c'est à la suite de cet état de choses que les partis communistes s'accroissent partout. Pendant la première période, des millions d'ouvriers se sont lancés en Allemagne à l'assaut de la vieille société, sans presque faire attention aux groupements spartakistes. Que signifiait cela ? Il semblait aux masses ouvrières, après la guerre, qu'il suffisait de poser des revendications, d'exercer une pression, d'attaquer pour que beaucoup, sinon tout, changeât. Voilà pourquoi des millions d'ouvriers croyaient qu'il était inutile de dépenser de l'énergie pour fonder et organiser un parti communiste. Cependant, au cours de l'année dernière (1920), les partis communistes en Allemagne et en France, en ces deux pays les plus importants du continent européen, se sont transformés, de petits cénacles qu'ils avaient été, en organisations embrassant des centaines de milliers d'ouvriers ; environ 400.000 en Allemagne et 120-130.000 en France, ce qui constitue pour les conditions françaises un chiffre très grand. Cette circonstance nous prouva à quel point les masses ouvrières avaient senti, pendant cette période, qu'il était impossible de vaincre sans avoir une organisation particulière au sein de laquelle la classe ouvrière analyse son expérience et en tire des conclusions, en un mot sans une direction de parti centralisée. C'est en ceci que consiste l'importance des résultats acquis pendant cette dernière période : la fondation des partis communistes de masse, auxquels il faut encore ajouter celui de Tchéco-Slovaquie, qui compte 350.000 membres. (Après la fusion avec l'organisation communiste allemande, le parti tchéco-slovaque en comptera 400.000 pour une population de 12 millions !)

Il serait toutefois erroné de supposer que ces jeunes partis communistes, à peine fondés, eussent déjà appris l'art de la stratégie révolutionnaire. Non ! L'expérience tactique de l'année dernière en témoigne trop clairement. Et le troisième Congrès s'est trouvé en face de ce problème.

Ce dernier Congrès, si nous en parlons de la façon la plus générale, a eu à se prononcer sur deux problèmes. Le premier consistait et consiste encore à débarrasser la classe ouvrière, y compris nos propres rangs communistes, des éléments qui ne veulent pas de lutte, qui en ont peur et qui cachent, sous certaines théories générales, leur désir de ne pas combattre et leur tendance intérieure à une entente avec la société bourgeoise. L'épuration du mouvement ouvrier dans son ensemble, et à plus forte raison des rangs communistes, l'expulsion des éléments et des tendances réformistes, centristes et demi-centristes, ont un caractère double : lorsqu'il s'agit des centristes conscients, des collaborationistes et des demi-collaborationnistes achevés, il faut les chasser tout simplement des rangs du parti communiste et mouvement ouvrier ; lorsque, cependant, nous avons affaire à des tendances demi-centristes mal définies, nous devons exercer une influence directrice et inflexible et entraîner les éléments indécis dans la lutte révolutionnaire. Ainsi la première tâche de l'Internationale Communiste consiste à débarrasser le parti de la classe ouvrière des éléments qui ne veulent pas de lutte et qui, par cela même, paralysent la lutte du prolétariat.

Mais il existe une autre tâche encore qui n'est pas moins importante : apprendre l'art de la lutte, art qui ne tombe pas sur la classe ouvrière ou sur son parti communiste comme un don des cieux. On ne peut apprendre l'art de la tactique et de la stratégie, l'art de la lutte révolutionnaire, que par l'expérience, par la critique et l'autocritique. Nous avons dit aux jeunes communistes au troisième Congrès : «Camarades, nous ne voulons pas seulement une lutte héroïque, nous voulons, avant tout, la victoire». Nous avons assisté à maints combats héroïques durant ces dernières années en Europe et surtout en Allemagne. Nous avons vu en Italie une grande lutte révolutionnaire, une guerre civile avec ses victimes inévitables. Certes, tout combat ne mène pas à une victoire. Des échecs sont inévitables. Mais il ne faut pas que ces échecs soient la conséquence des fautes commises par le Parti. Cependant, nous avons vu plus d'une forme et plus d'un moyen de combat qui ne mènent pas à la victoire et ne peuvent y mener, étant plus souvent dictés par une impatience révolutionnaire que par une pensée politique. C'est par ces faits qu'avait été déterminée cette lutte d'idées qui a eu lieu au troisième Congrès de l'International. Il faut que je m'explique , camarades : cette lutte n'a eu aucun caractère d'âpreté ni de «lutte de fraction». Au contraire, nous avons eu au Congrès une atmosphère très cordiale et sérieuse, et notre lutte d'idées était toute de principes et en même temps avait le caractère d'un échange d'opinions objectif.

Notre Congrès fut un grand Soviet politique et révolutionnaire de la classe ouvrière et dans ce Soviet, nous, représentants de pays différents, en nous basant sur l'expérience acquise par ces pays, nous avons d'un côté, vérifié et confirmé encore une fois, d'une façon pratique, et précisé nos thèses sur la nécessité de débarrasser la classe ouvrière des éléments qui ne veulent pas de lutte et qui en sont incapables ; et, d'autre part, nous avons posé, pour la première fois, dans toute son ampleur et dans toute son acuité, le problème suivant : la lutte révolutionnaire pour le pouvoir a ses lois, ses moyens, sa tactique et sa stratégie ; qui ignore cet art, ne connaîtra jamais la victoire.

Les tendances centristes dans le socialisme italien[modifier le wikicode]

Les problèmes de la lutte contre les éléments centristes et demi-centristes se sont posés le plus clairement, la question du parti socialiste italien ayant été mise à l'ordre du jour. Vous connaissez l'histoire de cette question. Une lutte intérieure et une scission avaient eu lieu dans le Parti socialiste italien, avant la guerre impérialiste. Il s'était débarrassé ainsi des pires chauvins. D'autres part, l'Italie est entrée dans la guerre neuf mois plus tard que les autres pays. Ce fait avait facilité au Parti socialiste italien sa politique contre la guerre. Le parti ne s'était pas laissé entraîner par le patriotisme et avait conservé une attitude critique par rapport à la guerre et au gouvernement. Il a été poussé, grâce à cela, à prendre part à la conférence antimilitariste de Zimmerwald, encore que son internationalisme eût un aspect assez amorphe. Plus tard, l'avant-garde de la classe ouvrière italienne a poussé les cercles dirigeants du parti encore plus à gauche, et le parti s'est trouvé au sein de la IIIe Internationale, avec un Turati qui cherche à prouver dans ses discours et dans ses écrits que la Troisième Internationale n'est autre chose qu'une arme diplomatique entre les mains du pouvoir des Soviets lequel, sous prétexte d'internationalisme, lutte pour les intérêts «nationaux» du peuple russe. N'est-ce pas monstrueux d'entendre une pareille opinion exprimée par la bouche d'un, si j'ose m'exprimer ainsi «camarade» de la IIIe Internationale ? A quel point l'entrée du Parti socialiste italien, sous sa forme ancienne, dans l'Internationale Communiste était anormale, on s'en est aperçu de la façon la plus évidente, lors de la grande action de masses de septembre 1920. On est amené à dire que, dans cette action, le Parti a trahi la classe ouvrière. Si l'on demandait comment et pourquoi le Parti avait reculé et capitulé en automne de l'année passée, pendant la grève de masses, pendant l'occupation des usines, des fabriques, des domaines, etc., par les ouvriers, si l'on demandait à savoir ce dont il y avait le plus dans cette trahison : de réformisme malveillant, d'irrésolution, de légèreté politique ou d'autre chose, il serait difficile de donner une réponse exacte. Le Parti socialiste italien se trouvait, après la guerre, sous l'influence de l'Internationale Communiste, tout en laissant son aile gauche parler plus haut que son aile droite, ce qui correspondait exactement au sentiment des masses ouvrières ; mais son organisation se trouvait principalement au pouvoir du centre et de l'aile droite. A force de faire la propagande pour la dictature du prolétariat, pour le pouvoir des Soviets, pour le marteau et la faucille, pour la Russie des Soviets, etc., la classe ouvrière italienne, dans sa masse, prit tous ces mots d'ordre au sérieux, et est entrée dans la voie d'une lutte révolutionnaire ouverte. Au mois de septembre de l'année passée, on est arrivé à occuper les usines et les fabriques, les mines et les grandes propriétés terriennes, etc. Mais juste à ce moment où le parti devait tirer toutes les conclusions politiques et pratiques de sa propagande, il a eu peur de sa responsabilité, il a reculé, il a laissé à découvert l'arrière-garde du prolétariat, et les masses ouvrières sont tombées sous les coups des bandes fascistes. La classe ouvrière a pensé et espéré que le parti qui l'avait appelée à la lutte consoliderait les progrès de son attaque. Et on pouvait le faire, l'espoir du prolétariat était absolument fondé, le pouvoir de la bourgeoisie ayant été à ce moment démoralisé et paralysé et n'ayant plus confiance ni dans l'armée, ni dans son appareil policier. Il était donc naturel, dis-je, pour la classe ouvrière, de penser que la parti qui se trouvait à sa tête mènerait jusqu'au bout le combat commencé. Cependant, au moment le plus critique le Parti, au contraire, a reculé en privant la classe ouvrière de ses chefs et d'une partie de ses forces. Il est apparu alors, d'une façon tout à fait claire et définitive, qu'il n'y avait plus de place dans les rangs de l'Internationale Communiste pour de tels politiciens. Le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste a donc agi régulièrement, lorsque, une fois consommée la scission qui a eu lieu bientôt après dans le Parti italien, il a décidé que, seule, son aile gauche communiste représentait une section de l'Internationale Communiste. Par cela même, le parti de Serrati, c'est-à-dire la fraction dirigeante de l'ancien Parti socialiste italien, a été placée en dehors de l'Internationale Communiste. Malheureusement, et ceci s'explique par des conditions particulièrement défavorables, ou bien peut-être par des erreurs de notre part, malheureusement, dis-je, le Parti communiste italien a reçu dans ses rangs, au moment de sa fondation, moins de 50.000 adhérents, pendant que le parti de Serrati avait conservé environ 100.000 membres dont 14.000 réformistes déterminés, formant une fraction organisée (ils ont eu leur conférence à Reggio-Emilia). Il va sans dire que les 10.000 ouvriers qui entrent dans le Parti socialiste, ne sont nullement nos adversaires. Si nous n'avons pas su jusqu'à présent les entraîner dans nos rangs, la faute en incombe un peu à nous-mêmes. Ce qui prouve la justesse de cette observation, c'est que le Parti socialiste italien, bien qu'exclu de l'Internationale, a envoyé à notre Congrès trois représentants. Que signifie cela ? Les milieux dirigeants du parti se sont placés, par leur politique, en dehors de l'Internationale, mais les masses ouvrières les obligent toujours à frapper à ses portes.

Les ouvriers socialistes ont montré ainsi que leurs sentiments étaient révolutionnaires et qu'ils voulaient être avec nous. Mais ils nous ont expédié des gens qui ont prouvé, par leur conduite, qu'ils ne s'étaient pas assimilé les idées et les méthodes du communisme. Les ouvriers italiens appartenant au parti de Serrati, ont fait voir ainsi que tout en étant révolutionnaires dans leur majorité, ils ne possédaient pas encore une claire vision politique des choses. Nous avons eu à notre Congrès le vieux Lazzari. Au point de vue personnel, c'est une figure attachante, un vieux lutteur incontestablement honnête, un homme sans reproche, mais nullement un communiste. Il est entièrement sous l'influence des idées démocratiques, humanitaires et pacifistes. Il nous a répondu au Congrès : «Vous exagérez l'importance d'un Turati. Vous exagérez en général l'importance de nos réformistes. Vous nous demandez de les exclure. Mais comment pouvons-nous le faire, puisqu'ils obéissent à la discipline du parti ? S'ils nous avaient donné, disait Lazzari, l'exemple d'un fait qui aurait prouvé leur opposition ouverte au parti, s'ils avaient participé à un gouvernement malgré nos résolutions, s'ils avaient voté le budget de guerre malgré nos défenses, alors nous aurions pu les exclure ; mais pas autrement». Nous lui avons cité des articles de Turati dirigés entièrement contre l'a b c du socialisme révolutionnaire. Lazzari nous répondit que ces articles ne constituaient pas des faits, que dans leur parti existait une liberté d'opinion, etc. C'est à quoi nous lui disions encore : Permettez, si pour exclure Turati, il vous faut qu'il accomplisse un «fait», c'est-à-dire qu'il accepte, par exemple, un portefeuille des mains d'un Giolitti, il n'est pas douteux que Turati, qui est un politicien intelligent, ne le fera jamais, car Turati n'est nullement un arriviste de basse espèce qui n'aspire qu'à un portefeuille. Turati est un collaborationiste éprouvé, un ennemi irréductible de la révolution, mais en son genre un politicien d'idées. Il veut, coûte que coûte, sauver la «civilisation» démocratique et bourgeoise et surmonter, à cette fin, le courant révolutionnaire dans la classe ouvrière. Lorsque Giolitti lui offre un portefeuille, et ceci à dû arriver plus d'une fois dans de petits coins, Turati lui répond en substance comme suit : «Si j'acceptais un portefeuille, cela produirait justement le «fait» dont a parlé Lazzari. Aussitôt que j'accepterai le portefeuille, on me prendra sur le «fait» et on me chassera du Parti. Et une fois qu'on m'aura chassé du Parti, tu n'auras plus besoin de moi, compère Giolitti, car tu as besoin de moi aussi longtemps que je suis lié avec un grand parti ouvrier ; de sorte que, aussitôt que je serai exclu du parti, tu me chasseras à ton tour du ministère. Voilà pourquoi je n'accepterai pas ton portefeuille, je ne fournirai pas de «fait» à Lazzari et je resterai le chef véritable du parti socialiste».

Voilà quel est à peu près le raisonnement de Turati ; et il a raison, il est beaucoup plus perspicace que l'idéaliste et pacifiste Lazzari. «Vous surestimez le groupe Turati, nous disait Lazzari. C'est un petit groupement, ce qu'on appelle en français une quantité négligeable». C'est à quoi nous lui répondions : «et savez-vous qu'au moment même où ici, à la tribune de l'Internationale de Moscou, vous nous demandez d'être admis dans nos rangs, Giolitti questionne Turati par téléphone : «Sais-tu, mon ami, que Lazzari est allé à Moscou et qu'il y prendra peut-être, envers les bolcheviks russes, quelques engagements dangereux au nom de ton parti ?» — Savez-vous ce que lui répond Turati ? Il lui répond sûrement : «Ne t'en fais pas, ami Giolitti, notre Lazzari n'est qu'une quantité négligeable». Et sûrement, quant à cela, il a beaucoup plus raison que Lazzari.

Tel a été notre dialogue avec les représentants hésitants d'une partie considérable des ouvriers italiens. En fin de compte, on a décidé de présenter aux socialistes italiens un ultimatum : convoquer dans un délai de trois mois, un Congrès du Parti, exclure de ce Congrès tous les réformistes (qui ont fait leur propre dénombrement par cela même qu'ils s'étaient réunis à la Conférence de Reggio-Emilia) et s'unir avec les communistes, sur la base des résolutions du IIIe Congrès. Quels seront les résultats pratiques et immédiats de cette décision, il est difficile de le prédire exactement. Tous les serratiens viendront-ils avec nous ? J'en doute ; d'ailleurs, nous ne le demandons pas. Il y a parmi eux des hommes dont nous n'avons pas besoin. Mais le pas fait par notre Congrès était juste. Son but est de reprendre les ouvriers en portant la scission dans les rangs des chefs qui hésitent.

Le communisme italien, ses difficultés et ses tâches[modifier le wikicode]

Il s'est trouvé cependant, parmi les délégués du Parti communiste italien, ainsi que parmi les représentants des jeunesses, des critiques très acerbes de cette décision. Les communistes italiens, surtout ceux de gauche, ont particulièrement reproché au Congrès «d'avoir ouvert la porte» aux serratiens, aux opportunistes et aux centristes. Cette expression : «Vous avez ouvert les portes de l'Internationale Communiste», a été répétée des dizaines de fois. Nous leur avons expliqué : «Camarades, vous avez en attendant avec vous 50.000 ouvriers, les serratiens en ont environ 100.000 ; on ne peut tout de même pas se contenter de ces résultats». Ils ont un peu contesté les chiffres, ils ont affirmé qu'un grand nombre de membres avait quitté le parti socialiste, ce qui est en somme possible, mais leur argument principal était celui-ci : «Toute la masse du parti socialiste, et non seulement ses chefs, est réformistes et opportuniste». Nous avons demandé : «De quelle façon alors, pour quelle raison et à quoi bon ont-ils envoyé ici, à Moscou, Lazzari, Maffi et Riboldi ?» Les jeunes communistes italiens m'ont donné une réponse très peu claire : «Voyez-vous, c'est que la classe ouvrière italienne, dans son ensemble, gravite vers Moscou et y pousse le parti opportuniste de Serrati». Cet argument est tiré par les cheveux. Si, vraiment, la chose se présentait ainsi, si la classe ouvrière italienne, dans son ensemble, tendait vers Moscou, la porte de Moscou lui serait ouverte : cette porte, c'est le Parti communiste italien qui appartient à l'Internationale. Pourquoi alors la classe ouvrière italienne choisit-elle une voie si détournée vers Moscou, en y poussant le parti de Serrati, au lieu d'entrer tout simplement dans le Parti communiste d'Italie ? Il est absolument évident que toutes ces dénégations des communistes de gauche étaient erronées et avaient leur source dans une compréhension insuffisante de la tâche fondamentale : de la nécessité de conquérir l'avant-garde ouvrière et, avant tout, les ouvriers qui ne sont point les pires et qui restent dans les rangs du Parti socialiste italien. Ce sont justement ces ouvriers qui ont amené Lazzari à Moscou. L'erreur des «gauches» a sa source dans cette impatience révolutionnaire toute particulière, qui empêche de voir les tâches préalables, préparatoires et les plus importantes, et qui fait, à tout instant, un tort énorme aux intérêts de la cause. Certains communistes «de gauche» croient que leur tâche directe consistant à renverser la bourgeoisie, il est inutile de s'arrêter en route, d'entrer en pourparlers avec les serratiens, d'ouvrir la porte aux ouvriers qui suivent Serrati, etc. Et cependant c'est cela qui constitue notre tâche principale ; et elle n'est pas du tout si simple. Nous y avons besoin aussi bien de pourparlers que de lutte, d'exhortations aussi bien que de nouveaux accords et, probablement, de nouvelles scissions. Et certains camarades impatients auraient voulu tourner tout simplement le dos à ces tâches et, par conséquent, aux ouvriers socialistes eux-mêmes. Ceux qui sont pour la IIIe Internationale, disent-ils, qu'ils adhèrent directement à notre Parti communiste. C'est apparemment la solution la plus simple du problème, mais en réalité cela équivaut à tourner la question qui, justement, consiste à savoir comment, par quelles méthodes, attirer les ouvriers socialistes vers le Parti communiste. On ne peut pas résoudre ce problème en fermant automatiquement la porte de l'Internationale. Les ouvriers italiens savent bien que le Parti socialiste a aussi à l'Internationale Communiste. Les chefs du Parti socialiste italien ont prononcé des discours révolutionnaires, appelé à la lutte, réclamé le pouvoir des soviets et ont amené les ouvriers à la grève du mois de septembre et à l'occupation des usines et des fabriques. Ensuite ils ont capitulé sans accepter la bataille, tandis que les ouvriers ont lutté. L'avant-garde du prolétariat italien est en train de digérer ce fait dans sa conscience. Les ouvriers voient la minorité communiste se séparer du Parti socialiste et s'adresser à eux avec les mêmes, ou presque les mêmes discours que ceux avec lesquels le parti de Serrati s'était adressé à eux hier. Les ouvriers se disent : «Il faut attendre, il faut voir ce que cela signifie, il faut étudier la chose...». En d'autres termes ils demandent, peut-être un peu inconsciemment, mais en réalité avec une grande insistance, que le nouveau parti, le Parti communiste se fasse connaître en action, que ses chefs leur prouvent qu'ils sont pétris d'une autre pâte et qu'ils sont indéfectiblement liés aux masses dans leur lutte, quelque dures que soient les conditions de cette lutte. Il faut conquérir par les actes et par les paroles, par les paroles et par les actes, la confiance des dizaines de milliers d'ouvriers socialistes qui se trouvent encore au croisement des routes, mais qui veulent être dans nos rangs. Si nous leur tournons tout simplement le dos, mus par le désir de renverser immédiatement la bourgeoisie, nous ferons un grand tort à la révolution, et cependant c'est justement en Italie que les conditions sont très favorables pour une révolution victorieuse du prolétariat dans le plus proche avenir. Imaginez-vous pour un moment, rien qu'à titre d'exemple, que les communistes italiens, admettons, aient appelé au mois de mai de cette année la classe ouvrière italienne à une grève générale nouvelle et à une insurrection. S'ils avaient dit : le Parti socialiste que nous avons quitté ayant fait faillite en septembre, nous autres, les communistes, nous devons maintenant, coûte que coûte, effacer cette tâche et conduire immédiatement la classe ouvrière à une bataille décisive. A en juger d'une façon superficielle, on pourrait croire que tel fut le devoir des communistes. Mais en réalité ce n'est pas du tout vrai. La stratégie révolutionnaire élémentaire nous dit qu'un pareil appel, dans les conditions actuelles, serait une folie et un crime, car la classe ouvrière qui, au mois de septembre, a été cruellement échaudée en suivant les directives du Parti socialiste, n'aurait pas cru qu'on eût pu avec succès répéter la même expérience au mois de mai, sous la direction du Parti communiste qu'elle n'a pas eu encore le temps de connaître suffisamment. La faute fondamentale du Parti socialiste consiste en ceci qu'il a appelé à la révolution sans en tirer les conclusions nécessaires, c'est-à-dire sans se préparer en réalité à la révolution, sans expliquer à l'élite ouvrière les questions ayant trait à la prise du pouvoir, sans débarrasser ses rangs de ceux qui ne veulent pas de prise du pouvoir, sans choisir et sans éduquer de cadres sûrs de militants, sans créer les noyaux d'assaut capables de manier les armes et de les saisir au moment nécessaire... En un mot, le Parti socialiste appelait à la révolution, mais ne s'y préparait pas. Si les communistes italiens avaient lancé maintenant un simple appel à la révolution, ils auraient répété la faute des socialistes, et encore dans des conditions incomparablement plus difficiles. La tâche de notre parti frère en Italie est de préparer la révolution, c'est-à-dire de conquérir avant tout la majorité de la classe ouvrière et d'organiser, comme il sied, son avant-garde. Celui qui aurait tiré la partie impatiente des communistes italiens en arrière et qui aurait dit : avant d'appeler à l'insurrection, tâchez donc de conquérir les ouvriers socialistes, épurez les syndicats, mettez-y aux postes responsables les communistes au lieu des opportunistes, conquérez les masses, — celui qui aurait parlé ainsi aurait semblé tirer les communistes en arrière, mais, en réalité, il leur eût indiqué la route véritable qui mène à la victoire de la révolution.

Les craintes et les soupçons des extrémistes «de gauche»[modifier le wikicode]

Tout ce que nous venons de dire, camarades, est élémentaire au point de vue de l'expérience révolutionnaire sérieuse. Cependant certains éléments «de gauche» de notre Congrès ont cru voir dans une pareille tactique un coup de barre «à droite», et certains jeunes camarades révolutionnaires, sans expérience mais pleins d'énergie et prêts à la lutte et aux sacrifices, ont senti littéralement leurs cheveux se dresser sur la tête, lorsqu'ils ont entendu les premiers discours critiques et avertisseurs prononcés par les camarades russes. Certains de ces jeunes révolutionnaires, à ce qu'on raconte, avaient baisé la terre des Soviets en traversant la frontière. Et bien que nous travaillions encore trop mal notre terre pour qu'elle soit digne de tels baisers, nous comprenons cependant l'enthousiasme révolutionnaire de nos jeunes amis étrangers. Il leur semble honteux d'être tellement en retard et de ne pas avoir encore accompli leur révolution. C'est avec ces sentiments qu'ils entrent dans les sommes du Palais Nicolas. Et qu'y voient-ils ? Les communistes russes y montent à la tribune et non seulement n'exigent pas d'appel immédiat à l'insurrection, mais, au contraire, les mettent en garde contre les aventures et insistent pour qu'on attire les ouvriers socialistes, qu'on cherche à conquérir la majorité des travailleurs et qu'on prépare soigneusement la révolution ! Certains extrémistes de gauche ont même décidé que l'affaire n'était pas du tout claire. Des éléments mi-hostiles, tels que les délégués de l'organisation dite Parti Ouvrier Communiste d'Allemagne (ce groupement fait partie de l'Internationale avec voix consultative), se sont mis à raisonner de la façon suivante : le pouvoir des Soviets russes, se disaient-ils, a espéré naguère que la révolution éclaterait en Europe et il a basé là-dessus sa politique ; mais ensuite, ayant perdu patience, il a commencé à conclure des accords commerciaux et développé ainsi, par la voie de son Commissariat du commerce extérieur, un grand commerce mondial. Et le commerce est une affaire sérieuse et qui demande des relations calmes et pacifiques. Il est connu, depuis longtemps, que les troubles révolutionnaires nuisent au commerce ; c'est pourquoi, en nous plaçant au point de vue du Commissariat du camarade Krassine, nous sommes, voyez-vous, intéressés à remettre la révolution autant que possible à plus tard. (Rires.) Camarades, je regrette infiniment que votre rire si unanime ne puisse être transmis par radio à certains camarades d'extrême-gauche, en Allemagne et en Italie. L'hypothèse de notre opposition aux troubles révolutionnaires opposition ayant sa source dans notre Commissariat du commerce extérieur, est d'autant plus curieuse que pas plus tard qu'en mars de cette année, lorsqu'en Allemagne se déroulaient les combats tragiques dont je parlerai tout à l'heure, combats qui se sont terminés par une lourde défaite d'une partie de la classe ouvrière allemande, les journaux bourgeois et social-démocrates allemands, et derrière eux la presse du monde entier, ont crié que l'insurrection de mars était provoquée par un ordre venant de Moscou, que le pouvoir des Soviets, qui vivait lui-même à cette époque des journées difficiles (révoltes paysannes, Cronstadt, etc.) avait donné, voyez-vous, pour son propre salut, l'ordre d'organiser des insurrections, indépendamment de la situation dans chaque pays donné. Il est difficile d'imaginer une sottise plus grande ! Cependant les camarades délégués de Rome, de Paris, de Berlin n'ont pas eu encore le temps d'arriver à Moscou qu'une nouvelle théorie a été forgée par une autre aile, celle de gauche, la théorie d'après laquelle non seulement «nous ne donnions pas d'ordres» pour organiser des insurrections, immédiatement et indépendamment des circonstances extérieures, mais, au contraire, intéressés au développement magnifique de notre commerce, nous ne nous préoccupions que d'une chose : remettre à plus tard la révolution. Laquelle de ces deux sottises, contraires l'une à l'autre, est la plus sotte ? Il est difficile d'en juger. Si nous sommes coupables des fautes commises au mois de mars, autant qu'on puisse parler d'une culpabilité, c'est uniquement dans ce sens que l'Internationale dans son ensemble et, par conséquent, notre Parti aussi, n'a pas encore éduqué suffisamment les masses en ce qui concerne la tactique révolutionnaire et n'a pas rendu ainsi impossible des actions et des méthodes si erronées. Mais il serait en général naïf de rêver que des erreurs ne seront jamais commises...

Les événements de Mars en Allemagne[modifier le wikicode]

La question des événements de mars a occupé, dans un certain sens, une place centrale dans nos débats au Congrès, et ce n'était pas un pur accident : de tous les partis communistes, celui d'Allemagne est un des plus puissants et des mieux préparés au point de vue théorique, et quant à son tour de départ révolutionnaire, si j'ose m'exprimer ainsi, l'Allemagne s'est placée au premier rang... La situation intérieure, l'Allemagne étant un pays vaincu, y est des plus favorables à la révolution. Il est donc naturel que les méthodes de lutte du Parti communiste allemand acquièrent une importance internationale. Sur le sol allemand, les événements les plus grands de la lutte révolutionnaire se sont déroulés devant nos yeux depuis 1918, et c'est ici que nous pouvons étudier, sur un exemple vivant, leurs avantages et leurs inconvénients.

En quoi ont consisté les événements de mars ? Les prolétaires de l'Allemagne du centre, ouvriers de la région industrielle et minière, représentaient, jusqu'à ces derniers temps et encore pendant la guerre, une des fractions les plus arriérées de la classe ouvrière ; ils suivaient, dans leur majorité, non pas les social-démocrates, mais des cliques patriotiques bourgeoises et cléricales, étaient fidèles à l'empereur, etc. Les conditions de leur vie et de leur travail étaient exceptionnellement lourdes. Ils occupaient, par rapport aux ouvriers de Berlin, la même place qu'occupaient chez nous, par exemple, les districts arriérés de l'Oural par rapport aux ouvriers de Pétrograd. Pendant une époque révolutionnaire, il arrive plus d'une fois qu'une partie, la plus opprimée et la plus arriérée, de la classe ouvrière, réveillée pour la première fois par le tonnerre des événements, apporte dans la lutte l'énergie la plus grande et soit prête à lutter à n'importe quelles conditions, sans compter souvent avec les circonstances et avec les possibilités de vaincre, c'est-à-dire, avec les exigences de la stratégie révolutionnaire. Alors que les ouvriers de Berlin et de Saxe, par exemple, après l'expérience des années 1919-1920, sont devenus beaucoup plus circonspects, ce qui comporte des avantages et des inconvénients, les ouvriers de l'Allemagne centrale continuent à manifester énergiquement en faisant des grèves et des démonstrations, en sortant les contremaîtres des ateliers dans des brouettes, en organisant des réunions pendant les heures de travail, etc. Il est évident que ce genre d'action est incompatible avec les tâches sacrées de la République d'Ebert. Rien d'étonnant que cette république conservatrice et policière, dans la personne de son agent de police, le social-démocrate Hoersing, ait décidé de procéder à un certain «épurement», c'est-à-dire de chasser les éléments les plus révolutionnaires, d'arrêter certains communistes, etc.

Le Comité central du Parti Communiste allemand a pensé juste à cette époque (moitié mars) qu'il était nécessaire de faire une politique révolutionnaire plus active. Le parti allemand, s'il vous en souvient, avait été créé un peu avant par la réunion des anciens groupements Spartakistes et de la majorité des Indépendants, et par cela même il a été amené à résoudre pratiquement le problème de l'action de masse. L'idée, suivant laquelle il fallait passer à une politique plus active, était absolument juste. Mais comment s'est-elle exprimée en pratique ? Au même moment où a été publié l'ordre du policier social-démocrate Hoersing qui demandait aux ouvriers ce que leur avait en vain plus d'une fois demandé le gouvernement Kérensky : de ne pas organiser de réunions aux heures de travail, de considérer la propriété des usines comme une chose sacrée, etc., le Comité central du Parti Communiste a lancé un appel à la grève générale pour soutenir les ouvriers de l'Allemagne Centrale. Une grève générale n'est pas une affaire que la classe ouvrière entreprend à la légère, au premier appel du Parti, surtout lorsqu'elle a subi dans le passé une série de défaites, et d'autant plus dans un pays où il y a, à côté d'un Parti Communiste, deux autres partis social-démocrates de masse et où l'organisation syndicale est contre nous. Cependant, si nous étudions l'organe central du Parti Communiste, la Rote Fahne, pendant toute cette période, jour par jour, nous nous apercevons que l'appel à la grève générale n'a pas du tout été préparé. Plus d'une saignée a été faite en Allemagne pendant la révolution, et l'offensive policière contre l'Allemagne Centrale n'a pu par elle-même mettre en branle la classe ouvrière allemande tout entière. Une action sérieuse de masse aurait dû être précédée évidemment d'une agitation large et énergique, avec des mots d'ordre définis visant le même but ; cette agitation aurait pu amener des appels plus décisifs à l'action seulement dans le cas où elle aurait permis de vérifier à quel point les masses en étaient touchées et préparées à avancer sur la route de l'action révolutionnaire. Tel est le principe élémentaire de toute stratégie révolutionnaire et c'est justement ce principe qui n'a pas été pris en considération pendant les événements du mois de mars. Les bataillons de police n'avaient pas eu encore le temps d'atteindre les fabriques et les mines de l'Allemagne Centrale qu'une grève générale y fut en effet déclenchée. J'ai déjà dit que les ouvriers de l'Allemagne Centrale étaient prêts à une lutte immédiate, et l'appel du Comité central fut aussitôt suivi. Mais les choses ne se passèrent nullement de même dans le reste du pays. La situation de l'Allemagne, aussi bien extérieure qu'intérieure, n'était point favorable à ce passage brusque à l'action. Les masses, tout simplement, n'ont pas compris l'appel.

Cependant, certains théoriciens très influents du Parti Communiste d'Allemagne, au lieu d'avouer que l'appel était une faute, ont émis pour l'expliquer la théorie suivant laquelle nous devions, pendant une époque révolutionnaire, faire exclusivement une politique offensive, c'est-à-dire d'attaque révolutionnaire. De cette façon, on présente aux masses l'action du mois de mars comme une offensive. Essayez d'apprécier toute la situation dans son ensemble. En réalité, le premier assaut est donné par le policier social-démocrate Hoersing. Il faut en profiter pour unir tous les ouvriers pour la défense, pour une résistance, pour une contre-attaque même très restreinte. Si les conditions sont propices, si la propagande trouve un écho favorable, on peut passer à une grève générale. Si les événements se développent de plus en plus, si les masses se soulèvent, si l'union entre les travailleurs se raffermit et que leur moral monte, tandis que, dans le camp des adversaires un manque de décision et du désarroi se font observer, alors on peut donner l'ordre de passer à l'offensive. Par contre, si la situation n'est pas favorable, si les conditions et le moral des masses ne se prêtent pas aux mots d'ordre plus décisifs, il faut sonner la retraite, se replier autant que possible en bon ordre sur les positions antérieures, en obtenant ainsi l'avantage d'avoir tâté la masse ouvrière, renforcé son union intérieure et, ce qui est le plus important, d'avoir augmenté l'autorité du Parti qui se sera révélé comme un chef sage dans toutes les situations.

Cependant, que fait le centre directeur du Parti allemand ? Il semble saisir la première occasion et, avant que cette occasion soit connue et comprise des ouvriers, le Comité central lance un appel à la grève générale. Et avant que le Parti ait réussi à soulever les ouvriers de Berlin, de Dresde, de Munich pour soutenir ceux de l'Allemagne Centrale, — et on aurait pu peut-être y parvenir en l'espace de quelques jours, si l'on avait conduit les masses en avant avec énergie, d'après un plan préconçu et sans sauter par-dessus les événements, — avant que le Parti ait accompli ce travail, on proclame que notre action est une offensive... Cela signifiait déjà gâcher l'affaire et paralyser d'avance le mouvement. Il est tout à fait évident que dans cette période de la lutte, l'initiative du mouvement était entièrement entre les mains de l'ennemi. Il fallait exploiter l'élément moral de la défense, il fallait appeler le prolétariat du pays entier au secours des ouvriers de l'Allemagne Centrale. Les formes de ce secours pouvaient, au début, être variées, avant que le Parti pût lancer un mot d'ordre d'action plus général. La tâche de l'agitation consistait à soulever les masses, à concentrer leur attention sur les événements de l'Allemagne Centrale, à briser politiquement la résistance de la bureaucratie ouvrière et à assurer ainsi en fait le caractère général de la grève, comme une base possible pour un développement ultérieur de la lutte révolutionnaire. Et qu'avons-nous eu en échange ? Une minorité révolutionnaire et active du prolétariat a été opposée dans l'action à la majorité, avant que cette majorité ait pu se rendre compte du sens des événements. Le Parti s'étant buté contre la passivité et l'irrésolution de la classe ouvrière, les éléments impatients ont essayé, par-ci par-là, non pas au moyen d'une propagande, mais par des procédés mécaniques, de pousser dans la rue la majorité des ouvriers. Certes, si une majorité des ouvriers est favorable à la grève, elle peut toujours y pousser de force la minorité en fermant les usines et en réalisant par ce moyen la grève générale en fait. C'est arrivé plus d'une fois, et en sera ainsi toujours, et seuls les imbéciles peuvent protester contre de tels procédés. Mais une majorité écrasante de la classe ouvrière ne se rendant pas clairement compte du mouvement, ou bien ne sympathisant pas avec lui, ou ne croyant pas en sa réussite, la minorité, par contre, se lançant en avant et essayant, par des procédés mécaniques, de pousser les ouvriers à la grève, cette minorité impatiente représentée par le Parti, peut se buter contre l'hostilité de la classe ouvrière et se briser la tête[1].

La stratégie de la contre-révolution allemand et les éléments aventuriers de gauche[modifier le wikicode]

Etudiez à ce point de vue toute l'histoire de la révolution allemande. En novembre 1918, la monarchie est renversée et le problème de la révolution prolétarienne est mis à l'ordre du jour. En janvier 1919, se déroulent des combats révolutionnaires sanglants de l'avant-garde prolétarienne contre le régime de la démocratie bourgeoise ; ces combats se renouvellent en mars 1919. La bourgeoisie s'oriente rapidement et élabore son plan stratégique : elle bat le prolétariat en le divisant. Les meilleurs chefs de la classe ouvrière : Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, tombent. Au mois de mars 1920, après la tentative de coup d'Etat contre-révolutionnaire de Kapp, brisé par une grève générale, une nouvelle insurrection partielle éclate : la lutte armée des ouvriers du bassin de la Ruhr. Le mouvement s'achève par un nouvel échec et en laissant de nouvelles et innombrables victimes. Enfin, au mois de mars 1921, nous avons encore une guerre civile, encore partielle, et une nouvelle défaite.

Lorsque, en janvier et mars 1919, une partie des ouvriers allemands s'était révoltée et avait perdu ses meilleurs chefs, nous souvenant de notre propre expérience, nous avons dit : «Ce sont les journées de juillet du Parti Communiste allemand». Vous vous rappelez tous les journées de juillet à Pétrograd en 1917... Pétrograd a devancé le pays, s'est jeté seul dans la bataille, la province ne l'ayant pas suffisamment soutenu, et il s'est trouvé encore dans l'armée de Kérensky des régiments arriérés pour étouffer le mouvement. Mais à Pétrograd même, la majorité écrasante du prolétariat était déjà avec nous. Les journées de juillet à Pétrograd sont devenues une prémisse de celles du mois d'octobre. Certes , nous avons commis aussi, au mois de juillet, certaines erreurs ; mais nous ne les avons pas érigées en système. Nous avons considéré les combats des mois de janvier et de mars de 1919 comme un «juillet» allemand. Toutefois ce «juillet», en Allemagne, n'a pas été suivi d'un «octobre», mais d'un mars 1920, soit d'une nouvelle défaite, sans même parler de petits échecs partiels et du massacre systématique des meilleurs chefs locaux de la classe ouvrière allemande. Lorsque, dis-je, nous avons vu le mouvement de mars 1920 et ensuite celui de mars 1921, nous n'avons pas pu ne pas dire : non, il y a trop de journées de juillet en Allemagne, nous voulons un «octobre».

Oui, il faut préparer un «octobre» allemand, une victoire de la classe ouvrière allemande. Et c'est ici que les problèmes de la stratégie révolutionnaire se posent devant nous dans toute leur ampleur. Il est parfaitement clair et évident que la bourgeoisie allemande, c'est-à-dire sa clique dirigeante, a poussé sa stratégie contre-révolutionnaire jusqu'au bout : elle provoque certaines fractions de la classe ouvrière, elle les pousse à l'action, elle les isole dans des régions particulières, elle les guette les armes à la main et en visant la tête : les meilleurs représentants de la classe ouvrière. Dans la rue ou dans une chambre de torture, dans un combat ouvert ou lors d'une soi-disant tentative de fuite, par l'arrêt d'une cour martiale ou bien de la main d'une bande illégale périssent des individus, des dizaines, des centaines, des milliers de communistes qui personnifient la plus haute expérience prolétarienne ; c'est une stratégie sévèrement calculée, froidement réalisée et qui s'appuie sur toute l'expérience de la classe au pouvoir.

Et c'est dans ces conditions, quand la classe ouvrière allemande dans son ensemble sent instinctivement qu'on ne pourra pas avoir raison d'un tel ennemi avec des mains désarmées, que l'enthousiasme seul n'y suffit plus, mais qu'on a besoin encore d'un calcul froid, d'une claire vision des choses, d'une préparation sérieuse, et quand elle attend tout cela de son parti, on lui dit d'en haut : notre devoir est de n'appliquer qu'une stratégie offensive, c'est-à-dire d'attaquer à toute occasion car, voyez-vous nous sommes entrés dans une période révolutionnaire. C'est absolument comme si un commandant d'armée avait dit : «Puisque nous avons commencé la guerre, notre devoir est d'attaquer partout et toujours.» Un tel chef serait infailliblement battu, même s'il disposait de forces supérieures... Mieux encore ; il existe des «théoriciens», tels que le communiste allemand Maslow, qui arrivent à dire, à propos des événements de mars, des énormités : «Nos adversaires, dit Maslow, nous font grief, à propos de notre action de mars, de ce que nous considérons comme notre mérite, à savoir de ce que le Parti, en entrant dans la lutte, ne se soit pas posé la question de savoir s'il serait suivi de la classe ouvrière». C'est une citation presque littérale ! Au point de vus des révolutionnaires subjectifs ou bien des socialistes-révolutionnaires de gauche, c'est parfait ; mais au point de vue marxiste, c'est tout simplement monstrueux !

Les tendances aventureuses et la IVe Internationale[modifier le wikicode]

Notre devoir révolutionnaire nous oblige à entreprendre une offensive contre les Allemands, ont déclaré les socialistes-révolutionnaires de gauche au mois de juillet 1918. Nous serons battus ? Qu'importe ! Notre devoir est de marcher en avant. Les masses ouvrières ne veulent pas ? Eh bien, on peut lancer une bombe contre Mirbach pour forcer les ouvriers russes à continuer la lutte dans laquelle ils doivent infailliblement périr. De tels raisonnements sont très répandus dans le groupement dit Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne (K.A.P.D.). C'est un petit groupe de socialistes-révolutionnaires prolétariens de gauche. Nos S.-R. de gauche recrutent, ou plutôt ont recruté, leurs partisans principalement parmi les intellectuels et les paysans ; telle est leur caractéristique sociale ; mais leurs méthodes politiques sont les mêmes : c'est un révolutionnaire hystérique, prêt à chaque moment à appliquer des mesures et des méthodes extrêmes sans compter avec les masses et avec la situation générale ; c'est l'impatience au lieu du calcul ; c'est une ivresse due à la phraséologie révolutionnaire ; tout cela caractérise aussi pleinement le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne. Au Congrès , un des orateurs qui parlait au nom de ce parti, s'est exprimé en substance de la façon suivante : «Que voulez-vous, la classe ouvrière d'Allemagne est imbue (il a même dit verseucht, c'est-à-dire «empestée») d'une idéologie de philistins, de bourgeois, de petits-bourgeois ; que voulez-vous qu'on en fasse ? Vous ne la pousserez pas dans la rue autrement qu'en ayant recours à un sabotage économique... «Et lorsqu'on lui avait demandé ce que cela signifiait, il expliqua : «A peine les ouvriers commencent-ils à vivre un peu mieux, qu'ils se tranquillisent et ne veulent plus de révolution ; mais lorsque nous troublons le mécanisme de la production, quand nous faisons sauter les fabriques, les usines, les voies ferrées, etc., la situation de la classe ouvrière empire, et par conséquent elle devient plus apte à la révolution.» N'oubliez pas que ceci est dit par un représentant d'un parti «ouvrier». Mais c'est d'un scepticisme absolu !.. Il s'ensuit, si nous appliquons le même raisonnement à la campagne, que les paysans le plus conscients de l'Allemagne doivent incendier leurs villages, lancer le coq rouge à travers le pays entier, pour révolutionner ainsi les habitants des campagnes. On ne peut ne pas rappeler ici que, pendant la première période du mouvement révolutionnaire en Russie, vers 1860, lorsque les révolutionnaires intellectuels étaient encore incapables de toute action, enfermés qu'ils étaient dans leurs petits cénacles, et qu'ils se butaient continuellement à la passivité des masses ouvrières, c'est alors que certains groupements, tels les partisans de Netchaïeff, ont été amenés à penser que le feu et les incendies constituaient un véritable élément révolutionnaire de l'évolution politique russe... Il est tout à fait clair qu'un tel sabotage, dirigé, par son essence même, contre la majorité de la classe ouvrière, constitue un moyen anti-révolutionnaire qui crée un conflit entre la classe ouvrière et un parti «ouvrier» dont le nombre des membres est d'ailleurs difficile à déterminer ; il ne dépasse pas toujours 3 ou 4 dizaines de mille, tandis que le Parti Communiste Unifié compte, comme vous le savez, environ 400.000 adhérents. Le Congrès a mis à son ordre du jour la question du K.A.P.D. dans toute son acuité en demandant à cette organisation de convoquer, dans un délai de trois mois, un Congrès et de s'unir avec le Parti Communiste Unifié, ou bien de se placer définitivement en dehors de l'Internationale Communiste. Il y a tout lieu de croire que le K.A.P.D., tel qu'il est représenté par ses chefs actuels, aventuriers et anarchistes, ne se soumettra pas à la décision de l'Internationale et, se trouvant ainsi en dehors d'elle, essayera, probablement, avec d'autres éléments «extrémistes de gauche», de former une IVe Internationale. Notre camarade Kollontaï a soufflé, au cours de notre Congrès, un peu dans la même petite trompette. Ce n'est un secret pour personne que notre Parti constitue pour le moment le levier de l'Internationale Communiste. Cependant la camarade Kollontaï a présenté l'état de choses dans notre Parti de telle façon qu'il pourrait sembler que les masses ouvrières, avec la camarade Kollontaï en tête, seront obligées, un mois plus tôt ou plus tard, de faire une «troisième révolution» afin d'établir un «véritable» régime des soviets. Mais pourquoi une troisième et non pas une quatrième, puisque la troisième révolution faite au nom d'un «véritable» régime des soviets a eu déjà lieu au mois de février à Cronstadt ?.. Il y a encore des extrémistes de gauche en Hollande. Peut-être y en a-t-il encore dans d'autres pays. Je ne sais pas s'ils ont été tous pris en considération. Toujours est-il que leur nombre n'est pas extraordinaire et c'est le péril de devenir très nombreuse qui menacerait le moins la Quatrième Internationale, si par hasard elle était fondée. Certainement ce serait dommage de perdre même un petit groupement de bons militants ouvriers se trouvant, sans aucun doute, dans leur nombre. Mais si cette scission des sectaires doit s'accomplir, nous aurons dans le plus proche avenir non seulement l'Internationale 2 1/2 à notre droite, mais encore l'Internationale n°4, à notre gauche, dans laquelle le subjectivisme, l'hystérie, l'esprit d'aventure et la phraséologie révolutionnaire seront représentés dans leur forme la plus achevée. Nous aurons ainsi un épouvantail «de gauche» dont nous nous servirons pour enseigner la stratégie à la classe ouvrière. Chaque chose, comme vous voyez, a ainsi deux côtés : l'un positif et l'autre négatif.

Les erreurs des gauches et l'expérience russe[modifier le wikicode]

Cependant, à l'intérieur même du Parti Communiste Unifié, il y avait des tendances antimarxistes qui se sont fait jour d'une façon assez frappante en mars et après mars. J'ai déjà cité l'article étonnant de Maslow. Mais Maslow n'est pas seul. On publie à Vienne un journal, Communismus, organe de l'Internationale Communiste en langue allemande. Dans la livraison de juin de cette revue, nous trouvons un article qui étudie la situation dans l'Internationale et dans lequel nous lisons en substance ceci : «Le trait principal de la période révolutionnaire actuelle est que nous devons dans des combats partiels, même purement économiques, tels que les grèves, lutter les armes à la main. «Voici, camarades, une stratégie à l'envers !.. Pendant que la bourgeoisie nous provoque pour des combats partiels et sanglants, certains de nos stratèges veulent faire une règle de ce genre de bataille. N'est-ce pas monstrueux ? La situation objective en Europe est profondément révolutionnaire. La classe ouvrière le sent, et pendant toute cette période d'après-guerre, elle s'est jeté en avant pour lutter contre la bourgeoisie. Mais elle n'a nulle part obtenu la victoire, sauf en Russie. C'est alors qu'elle a commencé à comprendre qu'elle avait devant elle une tâche difficile et elle s'est mise à forger une arme pour la victoire : le Parti Communiste. Ce dernier a fait sur ce chemin, en Europe, au cours de cette dernière année, des pas de sept lieues. Nous avons maintenant de vrais partis communistes de masse en Allemagne, en France, en Tchéco-slovaquie, en Yougo-Slavie, en Bulgarie... Une poussée énorme ! En quoi consiste notre tâche la plus proche ? Elle consiste en ce que les partis conquièrent dans le plus bref délai la majorité des ouvriers industriels et une grand partie des ouvriers agricoles, et même les paysans pauvres, comme nous les avons conquis avant le mois d'octobre ; d'ailleurs, sans cette conquête, nous n'aurions pas eu notre victoire d'octobre. Cependant certains stratégistes à la manque disent que, l'époque étant maintenant révolutionnaire, notre devoir est de mener la lutte à chaque occasion, même une lutte partielle, avec des méthodes de révolte armée. Mais la bourgeoisie ne demande que cela ! Au moment où le Parti Communiste se développe avec une rapidité extraordinaire et étend de plus en plus ses ailes au-dessus de la classe ouvrière tout entière, la bourgeoisie provoque la partie la plus impatiente et la plus combative des ouvriers à une lutte prématurée, sans l'appui de la grande masse ouvrière, afin de battre le prolétariat en le fractionnant et de saper ainsi sa foi dans sa capacité de victoire sur la bourgeoisie. Dans ces conditions, la théorie de l'offensive continue et des luttes partielles menées avec les méthodes de révolte armée, est de l'eau pour le moulin de la contre-révolution. Voici pourquoi, au IIIe Congrès, le Parti russe, soutenu par tous les éléments les plus mûrs, a dit d'une voix ferme aux camarades de l'aile gauche : «Vous êtes des révolutionnaires excellents, vous allez vous battre et mourir pour le communisme, mais cela ne suffit point. Ce n'est pas assez que de se battre, il faut vaincre !» Et pour cela, il faut mieux apprendre l'art de la stratégie révolutionnaire.

Je pense, camarades, que la marche réelle de la révolution prolétarienne en Russie et, jusqu'à un certain point en Hongrie, est une des causes les plus sérieuses de la sous-estimation des difficultés de la lutte révolutionnaire et de la victoire en Europe. Nous avons eu chez nous, en Russie, une bourgeoisie historiquement arriérée, politiquement débile, assujettie au capital européen et ayant de faibles racines politiques dans le peuple russe. D'autre part, nous avons eu un parti révolutionnaire avec un long passé de travail souterrain, éduqué et trempé dans les combats et qui a profité consciemment de toute l'expérience de la lutte révolutionnaire européenne et universelle. L'état des paysans russes, par rapport à la bourgeoisie et au prolétariat, le caractère et l'état d'esprit de l'armée russe après la débâcle militaire du tsarisme, tout cela a rendu la révolution d'octobre inévitable et a énormément facilité la victoire révolutionnaire (bien que cela ne nous ait pas libérés des difficultés ultérieures, mais, au contraire, les ait préparées dans des proportions gigantesques). Vu la facilité relative de la révolution d'octobre, la victoire du prolétariat russe n'est pas apparue, aux milieux dirigeants des ouvriers européens, dans une mesure suffisante, comme un problème politique et stratégique et n'a pas été suffisamment bien comprise.

L'essai suivant pour s'emparer du pouvoir a été fait par le prolétariat, sur une moindre échelle mais plus près de l'Europe occidentale, en Hongrie. Là, les conditions étaient telles que le pouvoir est tombé entre les mains des communistes presque sans aucune lutte révolutionnaire. Par cela même les problèmes de la stratégie révolutionnaire, au mouvement de la lutte pour le pouvoir, ont été réduits, naturellement, au minimum.

D'après l'expérience de la Russie et de la Hongrie, non seulement les masses ouvrières, mais aussi les partis communistes des autres pays, ont compris avant tout que la victoire du prolétariat était inévitable et ils sont passés ensuite à l'étude directe des difficultés qui découlent d'une victoire de la classe ouvrière. Mais en ce qui concerne la stratégie de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir, elle semblait très simple et, pour ainsi dire, compréhensible d'elle-même. Ce n'est pas pur hasard si certains camarades hongrois éminents, ayant bien mérité de l'Internationale, font montre d'une tendance à une simplification excessive des problèmes de la tactique prolétarienne à l'époque révolutionnaire, en remplaçant cette tactique par un appel à l'offensive.

Le IIIe Congrès a dit aux communistes de tous les pays : la marche de la révolution russe est un exemple historique très important, mais ce n'est nullement une règle politique. Et encore : seul un traître peut nier la nécessité d'une offensive révolutionnaire ; mais seul un simple d'esprit peut réduire à l'offensive toute la stratégie révolutionnaire.

Causes de force et de faiblesse du Parti Communiste français[modifier le wikicode]

Nos débats sur la politique du Parti Communiste Français ont été moins orageux que ceux que nous avons eu au sujet de la politique allemande, du moins au Congrès lui-même ; mais, dans les séances du Comité Exécutif, une discussion assez violente eut lieu une fois, lors de l'étude des problèmes du mouvement ouvrier français. Le Parti Communiste français fut créé sans secousses intérieures et extérieures comme celles qui ont accompagné la fondation du Parti allemand. C'est pour cette raison que les tendances centristes et les vieilles méthodes du socialisme parlementaire sont, sans doute, encore si enracinées dans le Parti français. Le prolétariat français n'a pas eu à mener, dans son passé le plus récent, une lutte révolutionnaire qui eût ranimé ses vieilles traditions révolutionnaires. La bourgeoisie française est sortie victorieuse de la guerre, ce qui lui a permis jusqu'à ce dernier temps, aux dépens de l'Allemagne qu'elle pillait, de faire de temps en temps quelques libéralités aux fractions privilégiées de la classe ouvrière. C'est à peine si une lutte révolutionnaire de classe commence en France. Avant de se lancer dans une bataille sérieuse, le Parti Communiste Français a la possibilité d'étudier et d'utiliser l'expérience révolutionnaire de la Russie et de l'Allemagne. Il suffit de rappeler que la guerre civile a battu son plein en Allemagne lorsque les communistes étaient représentés à peine par une poignée de Spartakistes, alors qu'aucune lutte révolutionnaire ouverte n'ayant encore eu lieu après la guerre en France, le Parti Communiste a déjà réuni dans ses rangs 120.000 ouvriers. Si nous faisons entrer dans la ligne de compte, en France, les syndicalistes révolutionnaires qui ne «reconnaissent» pas le Parti tout en soutenant la lutte pour la dictature du prolétariat, si nous nous rappelons que l'organisation du prolétariat n'a jamais été, en France, aussi forte qu'en Allemagne, il sera clair que ces cent vingt mille communistes organisés valent pour la France non pas moins, mais peut-être plus que quatre cent mille pour l'Allemagne. Cela nous semble d'autant plus vrai que nous voyons en Allemagne, à droite de ces quatre cent mille, les partis des Indépendants et des social-démocrates qui comptent ensemble beaucoup plus de membres et de partisans que n'en ont les communistes, tandis qu'en France il n'existe à droite des communistes qu'un groupe insignifiant de dissidents, partisans de Longuet et de Renaudel. Dans le mouvement syndical français le rapport numérique des forces est en général, sans aucun doute, plus favorable à l'aile gauche. Par contre, le rapport général des puissances de classe en Allemagne est certainement favorable à une révolution victorieuse. En d'autres termes, la bourgeoisie en France s'appuie encore, dans une grande mesure, sur sa propre organisation : sur l'armée, sur la police, etc., en Allemagne, elle s'appuie principalement sur la social-démocratie et sur la bureaucratie syndicale. Le Parti Communiste français a toute possibilité de prendre en mains, totalement et sans partage, la direction du mouvement ouvrier, avant que les événements décisifs ne soient arrivés. Mais il est nécessaire à cette fin, que le communisme français se débarrasse définitivement de vieilles habitudes et des imprécisions, beaucoup plus répandues en France que partout ailleurs. Le Parti français a besoin d'une attitude plus décidée en face des événements, d'une propagande plus énergique et plus intransigeante dans le ton et dans son caractère, d'une attitude plus sévère envers toutes les manifestations de l'idéologie démocratique et parlementaire, de l'individualisme intellectuel, de l'arrivisme d'avocats. En critiquant la politique du parti français, au sein du Comité Exécutif de l'I.C., on a dit que le parti avait commis de telles et telles erreurs, que les députés communistes parfois «causaient» trop dans le parlement avec leurs adversaires bourgeois, au lieu de s'adresser par-dessus leur tête aux masses ; que la presse du parti devait parler une langue plus claire, plus rude au point de vue révolutionnaire, afin que les ouvriers français les plus opprimés et les plus abattus, y entendissent un écho de leurs souffrances, de leurs revendications et de leurs espérances. Pendant ces débats, un jeune camarade français monta à la tribune et, dans un discours passionné, approuvé par une partie de l'Assemblée, critiqua la politique du parti à tout autre point de vue. — «Lorsque le gouvernement français, dit ce représentant des Jeunesses, a eu l'intention d'enlever aux Allemands le bassin de la Ruhr, au début de cette année, et a mobilisé la classe 19, le Parti n'a pas appelé les mobilisés à la résistance et a prouvé ainsi sa faiblesse». — A quel genre de résistance ? avons-nous demandé. — «Le Parti n'a pas appelé la classe 19 à ne pas se soumettre à l'ordre de mobilisation». — Que comprenez-vous par cette insoumission ? avons-nous encore demandé. Ne pas se soumettre, cela veut-il dire ne pas se présenter volontairement à la caserne et attendre qu'un gendarme ou un policier vienne vous chercher ? ou bien cela veut-il dire une résistance active, les armes à la main, contre le gendarme et le policier ? Ce jeune camarade, qui avait fait sur nous tous une excellente impression, s'écria aussitôt : «Certainement, il faut aller jusqu'au bout, résister les armes à la main»... C'est alors que nous avons vu à quel point les idées sur la tactique révolutionnaire de certains camarades étaient confuses et obscures. Nous nous mîmes alors à discuter avec notre jeune contradicteur : Vous avez maintenant en France, sous le drapeau tricolore de l'armée impérialiste, plusieurs classes. Votre gouvernement trouve nécessaire d'en appeler encore une, les jeunes gens de 19 ans. Cette classe compte dans le pays 200.000 hommes environ, dont, admettons-le, 3 ou 5.000 communistes. Ils sont dispersés un peu partout ; soit dans les campagnes, soit dans les villes. Admettons pour un instant que le Parti les appelle en effet à résister, les armes à la main. J'ignore combien d'agents de la bourgeoisie seront tués à cette occasion ; par contre, il n'est pas douteux que tous les communistes de la classe 19 seront tirés de la masse des recrues et anéantis. Pourquoi n'appelez-vous pas alors les autres classes, qui se trouvent déjà sous les drapeaux, à organiser une révolte ? Elles sont pourtant réunies dans les rangs de l'armée et possèdent les fusils ? Parce que vous comprenez évidemment que l'armée ne tirera pas sur les contre-révolutionnaires aussi longtemps que la classe ouvrière, dans sa majorité, ne sera pas prête en fait à lutter pour le pouvoir, autrement dit, aussi longtemps que la révolution prolétarienne n'aura pas éclaté. Comment alors pouvez-vous demander que la révolution soit faite, non pas par la classe ouvrière dans son ensemble, mais seulement par la classe 19 ? Si le Parti Communiste admettons-le pour un instant, avait donné un tel ordre, cela équivaudrait à faire un beau cadeau à Millerand, à Briand, à Barthou, à tous ces candidats au rôle d'étrangleurs de l'insurrection prolétarienne. Car il est tout à fait évident que la partie la plus ardente de la jeunesse ayant été anéantie, la partie plus arriérée de la classe ouvrière serait terrorisée, le Parti serait isolé et son influence détruite pour des mois, sinon pour des années. Par de telles méthodes, c'est-à-dire en appliquant avec trop d'impatience les formes les plus aiguës de la lutte révolutionnaire, dans les conditions qui ne sont pas encore mûres pour une rencontre décisive, on ne peut atteindre que des résultats négatifs et on doit aboutir à un avortement plutôt qu'à un accouchement révolutionnaire.

La tentative de grève générale du mois de mai 1920 présente l'exemple classique d'un appel d'une action de masse, appel qui n'a pas du tout été préparé. Comme l'on sait, l'idée de cette grève a été «soutenue», d'une façon traîtresse, par les syndicalistes réformistes. Leur but était de ne pas laisser échapper le mouvement de leurs mains et de lui tordre d'autant plus facilement le cou, à la première occasion. Ils ont pleinement réussi. Restés que fidèles à leur propre nature. On n'en pouvait attendre rien d'autre. Cependant, de l'autre côté, les syndicalistes révolutionnaires et les communistes n'ont nullement préparé le mouvement. L'initiative en a été donnée par le syndicat des cheminots dont s'étaient emparés, pour la première fois, des éléments de gauche, Monmousseau à leur tête. Avant d'avoir eu le temps de se renforcer un peu et de s'assurer les positions nécessaires, avant de s'être orientés, comme il fallait, dans la situation, ils se sont empressés d'appeler les masses à une action décisive, avec des mots d'ordre imprécis et confus, «soutenus» traîtreusement par la droite. Sous tous les rapports, ce fut une attaque non préparée. Les résultats sont connus : une minorité peu importante seule est entrée en mouvement, les collaborationistes ont empêché le développement de la grève, la contre-révolution a exploité la faiblesse évidente des gauches et renforcée extraordinairement sa propre position.

Dans l'action, une pareille improvisation à la légère est inadmissible. Il faut apprécier avec beaucoup plus de sérieux la situation, il faut préparer le mouvement avec opiniâtreté, avec énergie, avec esprit de suite sous tous les rapports, afin de le mener ensuite, avec fermeté et décision, jusqu'au bout. Mais, à cette fin, il faut avoir un parti communiste, gardien fidèle de l'expérience prolétarienne dans tous les domaines de la lutte. Certes, la seule présence du parti ne nous met pas encore à l'abri des erreurs, mais l'absence du parti, l'absence de cette avant-garde directrice, rend les erreurs inévitables, en transformant toute la lutte en une série d'improvisations, d'expériences empiriques et d'aventures.

Le communisme et le syndicalisme en France[modifier le wikicode]

Les rapports du Parti Communiste avec la classe ouvrière en France, sont, comme je l'ai déjà dit, plus favorables qu'en Allemagne. Mais l'influence politique du parti sur la classe ouvrière, qui a beaucoup augmenté grâce à un coup de barre à gauche, n'a pas encore en France une forme assez définie, surtout au point de vue de l'organisation. Cela apparaît surtout clairement en ce qui concerne la question syndicale.

En France, les syndicats représentent, dans une mesure beaucoup moindre qu'en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, une organisation qui devrait embrasser des millions d'ouvriers. Mais en France aussi, le nombre des ouvriers syndiqués a augmenté énormément au cours de ces dernières années. Les relations entre le Parti et la classe ouvrière trouvent avant tout leur expression dans l'attitude du parti envers les syndicats. Déjà cette simple façon de poser la question, nous montre à quel point est injuste, anti-révolutionnaire et dangereuse, la théorie de la soi-disant neutralité, de la pleine «indépendance» des syndicats envers le Parti, etc. Si les syndicats sont, par leur tendance même, une organisation de la classe ouvrière dans son ensemble, comment cette classe ouvrière peut-elle garder une neutralité par rapport au Parti ou bien en être «indépendante» ? Mais cela équivaudrait à une neutralité, c'est-à-dire à sa pleine indifférence envers la révolution elle-même ! Et pourtant, en ce qui concerne ce problème fondamental, le mouvement ouvrier français manque de la clarté nécessaire et la même clarté fait défaut au Parti lui-même.

La théorie de la division du travail, pleine et absolue, entre le Parti et les syndicats et de leur indépendance mutuelle est, sous cette forme extrême, par excellence, le produit de l'évolution politique française. Le plus pur opportunisme gît à la base de cette théorie. Aussi longtemps qu'une aristocratie ouvrière, organisée dans les syndicats, conclut des contrats collectifs et que le parti socialiste défend des réformes au Parlement, une division du travail et une neutralité mutuelle sont encore plus ou moins possibles. Mais aussitôt que la vraie masse prolétarienne entre dans la lutte et que le mouvement commence à prendre un caractère vraiment révolutionnaire, le principe de neutralité dégénère en une scolastique réactionnaire. La classe ouvrière ne peut vaincre que si elle a, à sa tête une organisation qui représente son expérience historique vivante, généralisée au point de vue de la théorie, et qui dirige pratiquement toute la lutte. Grâce à la signification même de sa tâche historique, le Parti ne peut renfermer dans ses rangs que la minorité la plus consciente et la plus active de la classe ouvrière ; par contre, les syndicats cherchent à organiser la classe ouvrière dans son ensemble. Celui qui admet que le prolétariat a besoin d'une direction politique de son avant-garde organisée en Parti Communiste, admet par cela même, que le Parti doit devenir une force dirigeante à l'intérieur des syndicats, c'est-à-dire au sein des organisations de masse de la classe ouvrière. Et cependant il existe dans le Parti français des camarades qui n'ont pas appris cette vérité élémentaire et qui, tel Verdier par exemple, luttent avec intransigeance pour prémunir les syndicats contre toute influence du Parti. Il est clair que tels camarades ne sont entrés dans le parti que par un malentendu, un communiste qui nie les problèmes et les devoirs du Parti Communiste par rapport aux syndicats n'étant pas communiste.

Il va sans dire que cela ne signifie nullement une subordination des syndicats au Parti, soit extérieure, soit au point de vue de l'organisation. Au point de vue de l'organisation, les syndicats sont indépendants. Le Parti jouit, à l'intérieur des syndicats, de l'influence qu'il a conquise par son travail, par son action spirituelle, par son autorité. Mais, par cela même, nous affirmons que le Parti a le devoir d'augmenter autant que possible, son influence à l'intérieur des syndicats, de se poser toutes les questions inhérentes au mouvement syndical, d'y donner des réponses claires et de faire prévaloir son point de vue par l'intermédiaire des communistes qui travaillent dans les syndicats, sans porter la moindre atteinte à leur autonomie au point de vue de leur organisation.

Vous n'ignorez pas que la tendance connue sous le nom de syndicalisme révolutionnaire exerçait une influence considérable à l'intérieur des syndicats. Le syndicalisme révolutionnaire, tout en ne reconnaissant pas le Parti, n'était au fond lui-même qu'un parti anti-parlementaire de la classe ouvrière. La fraction syndicaliste menait toujours une lutte énergique pour son influence sur les syndicats et ne reconnaissait jamais la neutralité ou l'indépendance de ces derniers, en ce qui concerne la théorie et la pratique de la fraction syndicaliste. Si nous faisons abstraction des erreurs théoriques et des tendances extrémistes du syndicalisme français et ne considérons que son essence révolutionnaire, il n'est pas douteux que cette essence n'ait trouvé son plein développement justement dans le communisme.

Le noyau du syndicalisme révolutionnaire en France a été constitué par les hommes groupés autour de la Vie Ouvrière. J'ai eu d'intimes contacts avec ce groupe pendant la guerre. Monatte et Rosmer en constituaient le centre ; à leur droite se plaçaient Merrheim et Dumoulin. Les deux derniers sont devenus ensuite des renégats. Rosmer a passé, à la suite d'une évolution naturelle, du syndicalisme révolutionnaire au communisme. Monatte garde jusqu'à présent une position peu définie et, après le IIIe Congrès de l'Internationale et celui des syndicats rouges, il a fait un pas qui m'inspire de sérieuses inquiétudes. Avec Monmousseau, secrétaire du syndicat des cheminots, Monatte a publié une protestation contre la résolution de l'Internationale Communiste sur le mouvement syndical et a refusé d'adhérer à l'Internationale Rouge des syndicats. Il faut dire que le texte même de la protestation de Monatte et de Monmousseau présente le meilleur argument contre leur position indéfinie ; Monatte y déclare qu'il quitte l'Internationale syndicale d'Amsterdam à cause de son union étroite avec la IIIe Internationale. C'est très juste. Mais le fait même que la majorité écrasante des syndicats soit liée ou avec la IIe Ou avec la IIIe Internationale, nous prouve parfaitement qu'il n'existe pas, qu'il ne peut pas exister de syndicat neutre et apolitique en général et surtout pendant une époque révolutionnaire. Celui qui quitte Amsterdam sans adhérer en même temps à Moscou, risque de créer une Internationale syndicale 2 1/2 .

Je compte fermement que ce triste malentendu sera dissipé, et que Monatte prendra sa place là où le porte tout son passé : dans le Parti Communiste français et dans l'Internationale de Moscou.

Elle est tout à fait compréhensible et juste, cette attitude prudente et adoucie que garde le Parti Communiste Français à l'égard des syndicalistes révolutionnaires, en cherchant un rapprochement avec eux. Mais, par contre, nous ne comprenons nullement cette indulgence avec laquelle le Parti tolère une opposition à la politique de l'Internationale Communiste de la part de ses propres membres, tels que Verdier. Monatte représente la tradition du syndicalisme révolutionnaire, Verdier ne représente que la confusion.

Cependant, plus haut que ces questions de groupements et de personnalités, se place le problème de l'influence dirigeante du Parti sur les syndicats. Sans porter la moindre atteinte à leur autonomie, qui est déterminée entièrement par la nécessité d'un travail pratique courant, le Parti doit toutefois en finir, dans ce domaine des plus importants, avec les discussions et les hésitations et prouver en fait à la classe ouvrière française qu'elle possède enfin un parti révolutionnaire qui dirige la lutte de classe dans tous les domaines. Sous ce rapport, les résolutions du IIIe Congrès, quels que soient les troubles et les conflits temporaires qu'elles pourront provoquer au cours des mois prochains, auront une influence immense et au plus haut degré féconde sur toute la marche ultérieure du mouvement ouvrier français. C'est seulement sur la base de ces résolutions que seront établies les relations régulières entre le Parti et la classe ouvrière, sans lesquelles aucune révolution victorieuse du prolétariat n'est possible.

Pas de coup de barre à droite, mais une préparation sérieuse à la conquête du pouvoir[modifier le wikicode]

Je ne parlerai pas des partis communistes des autres pays, le but de mon rapport n'étant nullement de caractériser toutes les organisations appartenant à l'Internationale Communiste. J'ai voulu seulement, camarades, exposer les lignes fondamentales de sa politique, telles qu'elles ont été développées et définies par notre dernier Congrès. C'est pourquoi j'ai caractérisé les partis qui ont le plus contribué à établir la ligne tactique de l'Internationale pour le plus proche avenir.

Point n'est besoin de dire que le Congrès n'a pas proposé d' «interrompre», comme l'avaient craint sans fondement, certains camarades de gauche, la lutte contre les centristes et les demi-centristes. Toute la lutte de l'Internationale Communiste avec le régime capitaliste se bute avant tout à ces obstacles réformistes et collaborationistes. Il faut que nous nous en rendions maîtres avant tout. D'autre part, il est impossible de combattre les Internationales 2 et 2 1/2 , sans avoir débarrassé nos propres rangs communistes des tendances et de l'esprit centristes. Cela est incontestable[2].

Au même moment où Kurt Geyer constate un adoucissement de la discorde entre les communistes et les indépendants, les indépendants, avec beaucoup plus de fondement, en constatent un autre entre eux et les social-démocrates. Que si l'on voulait en tirer toutes les conclusions nécessaires, cela nous donnerait le programme d'un rétablissement de la vieille social-démocratie telle qu'elle était avant le mois d'août 1914, avec toutes les conséquences que cela comporte. Si nous répudions toute adaptation dogmatique de la révolution aux conditions telles qu'elles se peuvent présenter au cours des semaines et des mois les plus proches, — ce qui conduit pratiquement aux tendances putschistes, — nous restons fidèles, dans notre lutte contre le putschisme, à notre tâche fondamentale : former un Parti Communiste révolutionnaire actif, irréductible, qui s'oppose à tous les groupements prolétariens, réformistes et centristes. Kurt Geyer repousse dogmatiquement la révolution dans un lointain indéfini et il en tire des conclusions dans le sens d'un rapprochement avec les centristes. Il y a tout lieu de craindre que cette «perspective» ne conduise Geyer et ceux qui partagent ses idées beaucoup plus loin qu'ils ne le croient aujourd'hui eux-mêmes.

Mais ce combat à droite qui est une partie de notre lutte fondamentale avec la société bourgeoise, nous ne pouvons le mener avec succès qu'à condition de vaincre, dans le plus bref délai, les erreurs de gauche provenant du manque d'expérience et de l'impatience, et qui prennent parfois la forme de dangereuses aventures. Le IIIe Congrès a accompli dans ce sens un grand travail d'éducation qui l'a transformé, comme je l'ai dit déjà dit, en une école supérieure, en une académie de stratégie révolutionnaire.

Martov, Otto Bauer et autres stratèges en chambre de la bourgeoisie parlent, à propos de nos résolutions, d'une décomposition du communisme, d'une débâcle de la IIIe Internationale, etc. Ces discours ne méritent en théorie que le mépris. Le communisme n'est pas et n'a jamais été un programme dogmatique de révolution établie suivant les dates du calendrier. Le communisme constitue une armée prolétarienne vivante, active, grandissante, qui manoeuvre et qui, au cours de son travail, se rend compte des conditions changeantes de la lutte, vérifie ses armes, les aiguise de nouveau quand elles se sont émoussées et soumet toute son action à la nécessité de préparer le renversement, par la révolution, du régime bourgeois.

Le fait que nous nous sommes occupés, au IIIe Congrès, si attentivement, si intensément et si concrètement des problèmes de tactique, constitue par lui-même un grand pas en avant : il prouve que la IIIe Internationale est sortie de la période de formation au point de vue des idées et de l'organisation et qu'elle s'est placée, comme une organisation vivante et dirigeante de masse, en face des problèmes de l'action révolutionnaire directe.

Si quelqu'un de nos camarades plus jeunes et moins expérimentés qui sont présents ici, avait tiré de mon rapport une conclusion pessimiste dans ce sens que la situation de l'Internationale n'est pas favorable et qu'il est difficile de vaincre la bourgeoisie à cause des conceptions et des méthodes erronées qui règnent encore dans les partis communistes, il aurait fait une conclusion foncièrement fausse. Pendant une période de changements brusques de la politique mondiale, pendant une période de secousses mondiales profondes, en un mot pendant la période révolutionnaire dans laquelle nous vivons, l'éducation des partis révolutionnaires se fait avec une rapidité extraordinaire, surtout à condition qu'ils échangent mutuellement leurs expériences, qu'ils se contrôlent mutuellement et qu'ils se soumettent à une direction centralisée, commune, dont notre Internationale est l'expression. N'oublions pas que les partis communistes les plus puissants en Europe, ne comptent littéralement que quelques mois d'existence. A notre époque, un mois vaut une année et parfois même deux lustres.

Bien que j'ai appartenu, pendant ce Congrès, à l'aile soi-disant «droite» et que j'aie participé à la critique de la gauche soi-disant révolutionnaire qui, comme j'ai essayé de le montrer, est très dangereuse pour le développement réel de la révolution prolétarienne, je n'en suis pas moins sorti de ce Congrès beaucoup plus optimiste que je n'y étais entré. Les impressions que j'ai tirées de l'échange de vues avec les délégués des partis frères de l'Europe et du monde entier, peuvent être résumées comme suit : au cours de l'année passée, l'Internationale Communiste a fait un énorme pas en avant, aussi bien au point de vue des idées qu'à celui de l'organisation.

Le Congrès n'a pas donné et ne pouvait donner le signal d'une offensive générale. Il a défini la tâche des partis communistes comme une tâche de préparation à l'offensive et, avant tout, comme une tâche de conquête spirituelle de la majorité des travailleurs des villes et des campagnes. Cela ne veut nullement dire que la révolution soit «différée» d'une série d'années indéfiniment longue. En aucune façon : nous précipitons la révolution et surtout nous assurons sa victoire par une préparation soignée, profonde et complète.

Certes, on ne peut en aucun sens ramener au même dénominateur la politique révolutionnaire de la classe ouvrière et l'action militaire de l'Armée Rouge ; cela nous le savons, et il est tout particulièrement «risqué» pour moi de puiser même une comparaison dans ce domaine, vu le danger presque traditionnel pour moi d'être soupçonné de penser en «militariste». Des Cunow allemands et des Martow russes ont décidé depuis longtemps que je tendais à remplacer la politique et l'économie de la classe ouvrière par un «ordre» transmis au moyen d'un «appareil» militaire ; cependant après avoir pris mes précautions, grâce à cette petite préface, je risque une comparaison militaire qui ne me paraît pas inutile pour éclairer aussi bien la politique révolutionnaire du prolétariat, que l'action de l'Armée Rouge...

Lorsque, sur un de nos fronts innombrables, force nous fut de nous préparer aux opérations décisives, nous y envoyions avant tout des régiments frais, des communistes mobilisés par le parti, des munitions, etc. Sans moyens matériels suffisants, il ne pouvait pas être évidemment question d'une lutte résolue avec Koltchak, Dénikine, Wrangel ou autres.

Mais voici que les conditions matérielles pour une action décisive sont plus ou moins réalisées. Arrivés sur le front, nous apprenons que le haut commandement a décidé d'entreprendre une attaque générale, admettons le 5 mai, c'est-à-dire par exemple dans trois jours. A la réunion du Soviet Militaire Révolutionnaire du front, dans son Etat-Major, dans son département politique, nous nous mettons à étudier les conditions décisifs qui se préparent. Nous apprenons que nous avons une certaine supériorité quant au nombre des baïonnettes, des sabres et des canons, que par contre l'adversaire dispose d'une aviation supérieure à la nôtre, mais qu'en général les avantages matériels sont de notre côté. Les soldats sont plus ou moins chaussés et habillés, nos lignes de communication sont assurées. Ainsi l'affaire se présente de ce côté assez favorablement. — «Et comment avez-vous fait la propagande avant l'attaque ? Pendant combien de temps l'avez-vous faite ? Dans quelle forme et avec quels mots d'ordre ? Combien de communistes ont été envoyés dans les détachements pour diriger la propagande ? Montrez-nous vos proclamations, vos tracts, les articles de vos journaux du front, vos affiches et vos caricatures. Chaque soldat de votre armée, de votre front, sait-il qui est Wrangel, avec qui il est lié, qui se trouve derrière lui et où il prend son artillerie et ses avions ? «— Nous recevons des réponses insuffisamment claires. Certainement, on a fait une propagande ; on a donné aussi aux soldats des explications concernant Wrangel. Mais certains régiments ne sont arrivés que la veille ou l'avant-veille du centre et des autres fronts et on n'a aucun renseignement précis sur leur moral et leur esprit politique. — «Comment avez-vous distribué ces quelques milliers de communistes, mobilisés par le parti, entre les divisions et les régiments ? Avez-vous compté avec leur caractère et avec la composition de chaque détachement particulier, en y envoyant des éléments communistes ? Avez-vous fait le travail nécessaire préalable avec les communistes eux-mêmes ? Avez-vous expliqué à chaque groupe de quel détachement il fera partie, quelles sont les particularités de ces détachements et quelles y sont les conditions spéciales du travail politique ? Enfin, vous êtes-vous assurés de la présence dans chaque compagnie, d'un noyau communiste qui soit prêt à combattre jusqu'au bout et qui soit apte à conduire en avant les autres ?».

Nous constatons que ce travail n'a pas été accompli que d'une façon générale, sans faire suffisamment attention aux conditions concrètes et aux particularités de la propagande politique dans l'armée en général et dans chaque régiment en particulier. La propagande n'a pas eu un caractère concentré et intense qui correspondît réellement à la préparation immédiate au combat. Cela s'aperçoit aussi bien dans les articles des journaux que dans les proclamations... Enfin, a-t-on vérifié le personnel des commissariats et du commandement ? Lors des combats passés, plusieurs commissaires ont été tués et remplacés au premier moment par des hommes qu'on avait sous la main. Les effectifs des commissariats ont-ils été complétés ? Où en sommes-nous avec les chefs ? Jouissent-ils d'une confiance suffisante ? Y a-t-il auprès des chefs peu connus des commissaires énergiques et ayant une autorité suffisante ? N'y a-t-il pas, enfin, parmi les chefs, d'anciens officiers tsaristes, d'hommes dont les familles se trouvent dans le territoire occupé par Wrangel ou à l'étranger ? Il est tout à fait naturel que tels chefs faisant des efforts pour être faits prisonniers, ce qui pourra avoir des suites funestes pour les résultats de certaines opérations. Avez-vous vérifié le personnel du commandement à ce point de vue ? L'avez-vous renouvelé, renforcé ? Non ? — Arrière ! L'attaque sera remise. Au point de vue matériel, le moment est propice, nos forces sont supérieures, notre adversaire n'a pas encore terminé sa concentration. Tout ceci est incontestable. Mais la préparation morale n'a pas une importance moindre que la préparation matérielle. Et cependant cette préparation morale a été faite d'une façon négligée et superficielle. Dans ces conditions, mieux vaut même abandonner à l'ennemi une partie du territoire, reculer d'une vingtaine ou d'une trentaine de kilomètres, gagner du temps, remettre l'attaque à deux ou trois semaines plus tard et mener d'abord jusqu'au bout la campagne de préparation politique et organisatrice. C'est alors que le succès sera assuré...

Ceux de vous, camarades, qui ont travaillé dans l'armée, et vous êtes ici nombreux, savent que cet exemple n'est pas imaginé par moi. Nous avons effectué plus d'une fois des retraites stratégiques, uniquement pour cette raison que l'armée était insuffisamment préparée au combat décisif, au point de vue moral et politique. Cependant l'armée est une organisation de contrainte. Est obligé d'aller au combat qui y est envoyé par elle. Une répression militaire très dure menace les récalcitrants. Aucune armée n'existe et ne peut exister sans cela. Mais, dans une armée révolutionnaire, la principale force motrice, c'est sa conscience politique, son enthousiasme révolutionnaire, la compréhension de la part de la majorité de l'armée du problème militaire qui l'attend et la volonté de résoudre ce problème.

Combien plus tout cela concerne les luttes révolutionnaires décisives de la classe ouvrière ! Il ne peut y être question de forcer quelqu'un à faire une révolution. Aucun instrument de répression n'existe. Le succès n'est basé que sur la volonté de la majorité des travailleurs de prendre une part directe ou indirecte à la lutte, d'aider à son succès[3].

Le Troisième Congrès semblait devoir indiquer que l'Internationale Communiste, représentée par ses chefs, allait partir pour le front du mouvement ouvrier mondial et engager des combats décisifs pour la conquête du pouvoir. Le Congrès a demandé : «Camarades communistes allemands, italiens, français et autres ! Avez-vous conquis la majorité de la classe ouvrière ? Qu'avez-vous fait pour que chaque ouvrier comprît les raisons de la lutte ? Les avez-vous expliquées par des paroles simples, claires et précises aux masses laborieuses, même les plus arriérées ? Qu'avez-vous entrepris pour vous rendre compte si ces arriérés vous ont compris ? Montrez-nous vos journaux, vos brochures, vos proclamations ?

«Non, camarades, cela ne suffit pas encore. Ce n'est pas encore ce langage qui témoigne de votre union avec les millions de travailleurs... Qu'avez-vous entrepris pour distribuer régulièrement les forces communistes dans les syndicats ? Avez-vous des noyaux sûrs dans toutes les organisations importantes de la classe ouvrière ? Qu'avez-vous fait pour vérifier l'état du «commandement» dans les syndicats ; pour débarrasser les organisations ouvrières des chefs peu sûrs, douteux, et, ce qui est le plus important, traîtres ? Avez-vous organisé un service de renseignements à l'intérieur même du camp ennemi ?... Non, camarades, votre préparation est insuffisante et, sous certains rapports, vous n'avez même pas encore posé comme il sied les problèmes de la préparation...»

Cela signifie-t-il que la lutte décisive soit différée de plusieurs lustres ou même de quelques années ? Nullement ! La préparation pour une offensive militaire peut être faite parfois en l'espace de 15 à 20 jours et même moins. Des divisions disparates, à l'esprit hésitant, avec des chefs et des commissaires peu sûrs, peuvent être transformées en l'espace de 10 ou 15 jours, grâce à un travail de préparation intense, en une armée puissante, étroitement liée par l'unité de conscience et de volonté. Il est incomparablement plus difficile d'unir des millions de prolétaires pour une lutte décisive. Mais toute notre époque facilite énormément ce travail à conditions que nous n'hésitions pas à droite et que nous ne butions pas à gauche. Il ne serait pas intelligent de chercher à deviner si l'on aura besoin, pour le travail préparatoire, de quelques mois seulement, d'une année, de deux ans ou plus. Cela dépend de nombreuses conditions. Et il n'est pas douteux que dans la situation actuelle, une des conditions les plus importantes pour rapprocher l'heure de la révolution et pour la mener à la victoire, est notre travail de préparation. Allez aux masses ! — dit l'Internationale Communiste à tous ses partis. Pénétrez-les plus largement et plus profondément ! Etablissez entre vous et elles un lien indestructible ! Envoyez les communistes dans toute la masse ouvrière, aux postes les plus responsables et les plus dangereux ! Qu'ils conquièrent la confiance des masses ! Que les masses, avec eux, chassent de leurs rangs les chefs opportunistes, les chefs hésitants et les chefs arrivistes ! Profitez de chaque minute pour préparer la révolution ! L'époque travaille pour nous. Ne craignez pas que la révolution vous échappe. Organisez-vous, renforcez-vous, et alors vous rapprocherez l'heure qui sera celle d'une attaque décisive, véritable, et alors le Parti non seulement vous dira : «En avant !», mais encore poussera l'offensive jusqu'à sa fin victorieuse !

  1. L'ancien président du Comité central du Parti Communiste, Paul Lévi, a critiqué la tactique du Parti lors des événements de mars. Mais il a donné à sa critique un caractère absolument inadmissible et désorganisateur ; ainsi, au lieu de rendre service à la cause, il lui a nui. Une lutte dans l'intérieur du Parti a amené l'exclusion de Lévi et la confirmation de cette exclusion par le Congrès de l'Internationale.
  2. Je vois d'après les articles du camarade Kurt Geyer, au sujet du IIIe Congrès, articles qui me sont parvenus lorsque mon livre était déjà sous presse, que ce représentant de l'opposition non seulement glisse vers le centrisme, mais encore s'en rend compte lui-même. Il part de ce point de vue que le IIIe Congrès a établi une nouvelle perspective historique et a rendu ainsi notre tactique plus indépendante de notre attente d'une révolution dans le plus proche avenir. Geyer en conclut que les divergences de tactique entre la IIIe Internationale et les centristes... diminuent. Une telle conclusion est absolument monstrueuse ! La IIIe Internationale est une organisation de combat qui marche vers son but révolutionnaire à travers tous les changements de conditions. L'Internationale 2 1/2 ne veut pas de révolution. Elle s'appuie sur une sélection appropriée de chefs et demi-chefs, de groupements et de tendances, d'idées et de méthodes.
  3. Un plaisant m'a «contredit» au Congrès en disant qu'on ne pouvait pas commander à la classe ouvrière comme on commande à une armée. C'est cela même. Et moi j'ai essayé de démontrer qu'on ne pouvait pas commander l'Armée Rouge elle-même de la façon dont certains politiciens ont voulu commander à la classe ouvrière.