Notice de l'Adresse Inaugurale de l'Association Internationale des Travailleurs

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Le 28 septembre 1864 eut lieu à Londres sous la présidence du professeur Edward Spencer Beesly (un des principaux représentants du positivisme en Angleterre) un grand meeting international en faveur de la Pologne, ou plus exactement de l'insurrection polonaise que le tsarisme venait pour la seconde fois d'écraser. Des démocrates et des socialistes de tous les pays, pour la plupart réfugiés politiques, y assistaient. Les ouvriers parisiens avaient envoyé une délégation au nom de laquelle Tolain prit la parole. Les orateurs ne se bornèrent pas à célébrer la Pologne vaincue ; ils dénoncèrent en paroles enflammées le despotisme que la réaction, partout victorieuse, faisait peser sur l'Europe ; ils dirent quelle aggravation de souffrances ce régime de compression universelle imposait à la classe la plus faible et la plus opprimée : le prolétariat ouvrier.

— « Les Polonais souffrent, s'écria l'un des orateurs. Mais il y a de par le monde une grande nation plus opprimée, plus foulée encore. C'est le prolétariat !

Que de cette réunion sorte le premier cri de délivrance, et que ce cri retentisse partout où l'on meurt de fatigue et de privation ; partout où l'on est spolié, partout où l'on végète dans l'ignorance et dans la misère ; partout où les forces physiques sont atrophiées ; partout où les facultés intellectuelles sont étouffées ; partout où l'on gémit ; partout où l'on souffre ; partout où l'on a soif de justice.[1]

L'adresse lue par Tolain, au nom des ouvriers parisiens, proclamait la nécessité de l'union des travailleurs de tous les pays. D'autres (Le Lubez, Wheeler, Eccarius, Bosquet, le major Wolff, Forbes), reprenant l'idée, développèrent un plan d'organisation internationale du prolétariat. Séance tenante, dans la chaleur d'un enthousiasme général, on décida de réaliser d'urgence l'idée qu'on venait d'applaudir. Un comité de vingt membres fut chargé de jeter les bases de l'association, de rédiger des règlements et de préparer pour l'année suivante un congres constituant. Parmi ces membres, Odger, Cremer, Wheeler, Lucraft, Weston, Howell, Osborne, représentaient l'Angleterre : Le Lubez et deux ou trois autres réfugiés français, la France ; Fontana et le major polonais Wolff, l'Italie ; Eccarius et Karl Marx (membres tous deux du cercle communiste allemand de Londres), l'Allemagne.

Dès sa première séance, le Comité nomma un sous-comité chargé de rédiger pour l'Association Internationale des travailleurs (c'est le nom qui fut choisi)[2] une déclaration de principes et un projet de statuts : Marx, Wolff (ultérieurement Fontana), Le Lubez, Cremet et Weston composèrent ce sous-comité. Marx, souffrant ne put assister ni aux deux premières séances du sous-comité, ni à la seconde séance du comité. C'est donc en son absence que Le Lubez et Wolff firent approuver par le sous-comité, l'un une déclaration de principes, l'autre un projet de règlement qui prouvaient combien leurs auteurs, démocrates avant tout, étaient étrangers aux préoccupations du socialisme tel que l'entendait Max et du mouvement ouvrier tel qu'il se déroulait réellement.

Mais Marx veillait. A la troisième séance plénière du comité, le 18 octobre, il se rendit, bien décidé à faire prévaloir son point de vue. Ce qui se passa, une lettre de lui adressée à Engels va nous le dire :

Eccarius m'ayant écrit qu'il y avait péril en la demeure, je vins, et je fus vraiment effrayé en entendant le brave Le Lubez lire un préambule d'une phraséologie effrayante, mal écrit et tout à fait enfantin... En outre les statuts italiens[3] avaient été conservés dans leurs traits essentiels, et ces statuts, indépendamment de leurs autres défauts, instituaient quelque chose de tout à fait inadmissible, une sorte de gouvernement central (avec Mazzini dans la coulisse, naturellement) des classes ouvrières d'Europe. Je fis quelques observations sans rien brusquer et, après de longues discussions, Eccarius fit décider que le sous-comité aurait à examiner de nouveau la chose « pour rédaction » ; toutefois les sentiments contenus dans la déclaration de Le Lubez furent votés.

Il s'agissait, pour Marx, de faire écarter et la déclaration de Le Lubez et les statuts du major Wollf : « J'étais fermement décidé, écrit-il à Engels, à ne pas laisser subsister une seule ligne, si possible, de tout leur fatras. » Le 20 octobre, Cremer, Fontana et Le Lubez (Weston empêché) se réunissent chez lui. Marx propose qu'on commence par se mettre d'accord sur les statuts. Adopté. Mais à une heure du matin, on n'était venu à bout que du premier article. On décide donc de se réunir à nouveau le 27 octobre et les papiers de Le Lubez et de Wolff sont confiés à Marx à fin d'examen.

Je vis, dit Marx, qu'il était impossible de tirer quelque chose de ce galimatias. Pour justifier la très singulière manière dont je me proposais de « rédiger » les sentiments déjà votés, j'écrivis une Adresse aux classes ouvrières (dont il n'était pas question dans le plan primitif), une sorte de revue des faits et gestes des classes ouvrières depuis 1845 ; puis, sous prétexte que tous les faits historiques étaient contenus dans cette Adresse et que nous ne pouvions répéter trois fois les mêmes choses, je changeai tout le Préambule, je déchirai la Déclaration de principes et enfin je réduisis à dix les quarante articles des statuts. Là où il est question, dans l'Adresse, de la politique internationale, je parle de « pays » et non de « nationalités » et je dénonce la Russie, et non les minores gentium.

Mes propositions furent toutes acceptées par le sous-comité ; on m'imposa seulement d'introduire, dans le préambule des statuts, deux phrases sur les devoirs et les droits, et sur la vérité, la morale et la justice ; mais je les ai placées de telle sorte que cela ne pourra pas faire de mal.[4]

Le 1er novembre, séance plénière du Comité. Marx donne lecture de l'Adresse, du préambule et des statuts. Le tout est adopté « avec un grand enthousiasme et à l'unanimité. »

* * *

C'était donc très difficile, conclut Marx, que d'arriver à présenter notre point de vue sous une forme qui le rendit acceptable dans la phase où se trouve actuellement le mouvement ouvrier. Représente-toi bien que ces mêmes gens vont aller faire, dans quinze jours, des meetings pour le suffrage universel avec Bright et Cobden ! Il faudra du temps avant que le réveil du mouvement permette l'ancienne franchise de langage. Pour le moment il faut agir fortiter in re, suaviter in modo[5].

Telle est l'histoire non seulement de l'Adresse inaugurale que nous réimprimons aujourd'hui pour la seconde fois en français depuis cinquante-cinq ans, mais encore du Préambule et des Statuts de l'Internationale que nous ne reproduisons pas.

Adresse, préambule et statuts formèrent une brochure qui fut publiée en anglais en novembre ou décembre 1864 : Address and Provisional Rules of the International Working Men's Association. Préambule et statuts provisoires (Provisional Rules) furent immédiatement traduits en français « par un ami sûr » dont nous ignorons le nom, et le 8 janvier 1866, les deux premiers exemplaires de cette traduction furent envoyés sous pli, l'un au préfet de police, l'autre au ministère de l'Intérieur.

Quant à l'Adress, elle fut traduite en 1886, ainsi d'ailleurs que les Provisional Rules, par Charles Longuet et publiée en brochure sous ce titre : Manifeste de l'Association Internationale des Travailleurs, suivi du Règlement provisoire (Prix : 10 centimes ; Bruxelles, Alliance typographique, M.-J. Poot et Cie, rue aux Choux. 33  ; 20 pages in-32).

L'Adresse inaugurale était depuis longtemps devenue introuvable quand elle fut réimprimée par le Mouvement Socialiste dans les numéros 84 et 85 des 22 et 29 mars 1902. C'est le texte du Mouvement Socialiste que nous reproduisons ici.

  1. Benoît Malon, qui cite ces paroles dans une brochure devenue introuvable (l'Internationale, son histoire et ses principes, Lyon 1872), n'en indique pas l'auteur - ce pourrait être le jeune professeur Le Lubez.
  2. En anglais International Working Men's Association.
  3. Les statuts proposés par Wolff (major polonais et disciple de Mazzini) étaient inspirés de ceux des sociétés ouvrières italiennes (mazziniennes).
  4. Ces deux phrases, d'un marxisme évidemment douteux, sont les suivantes :
    « Nous soussignés... déclarent que cette association internationale, ainsi que toutes les Sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes : la Vérité, la Justice, la Morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité.
    Ils considèrent comme un devoir de réclamer non seulement pour eux-mêmes, les droits d'homme et de citoyen, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs. »
  5. « Avec fermeté dans le fond, modération dans la forme. » — Engels expliqua plus tard (3e préface du Manifeste-communiste, 1890) comme quoi l'Internationale ne pouvait prendre pour point de départ les principes mêmes du Manifeste : « Il lui fallait un programme qui n'exclut ni les trade-unions anglaises ni les proudhoniens français, belges, italiens, espagnols, ni les faisailleurs allemands. Le programme présenté dans le préambule qui précède les statuts de l'Internationale fut rédigé par Marx avec une maîtrise reconnue même de Bakounine et des anarchistes. »