Nos amis et nous. Fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes

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Le néosexisme ou le féminisme masculin[modifier le wikicode]

Où l’on voit qu’il y a mieux qu’un silence de femme : une parole d’homme[1][modifier le wikicode]

Nous comptons de bons amis parmi les hommes. Nous les fuyons comme la peste, et eux tâchent de forcer notre intérêt : qui ne reconnaîtrait là la démarche même de l’amitié !

Yves Florenne, aux premiers rangs de ceux-ci, n’arrête pas d’être amical du haut de sa colonne du Monde. C. Alzon, du haut de sa tribune du même ou de sa chaire de Vincennes, se proclame « féministe ». Nous nous découvrons tous les jours de nouveaux « amis » : Pascal Lainé par exemple, découvert dans un numéro spécial que La Quinzaine Littéraire a « consacré aux femmes » en 1974 et qui nous a fait l’amitié d’écrire un livre sur nous, Samir Amin qui « salue le féminisme » dans la revue Minuit (janvier 1974).

Tous ces amis, ces partisans masculins de la libération des femmes, ont plusieurs points communs : ils veulent se substituer à nous ; ils parlent effectivement à notre place ; ils approuvent la libération des femmes, et même la participation des susdites à ce projet, tant que libération et femmes les suivent et surtout ne les précèdent pas ; ils veulent imposer leur conception de la libération des femmes, qui induit la participation des hommes, et réciproquement ils veulent imposer cette participation pour contrôler le mouvement et le sens : la direction, de la libération des femmes.

Aussi bienveillants soient nos amis masculins, ils ne peuvent s’empêcher de laisser poindre, à un moment ou à un autre, le bout de l’oreille. Ils comprennent les mouvements de libération des femmes, jusque dans leur non-mixité disent-ils : « Bien sûr, les opprimés doivent se libérer eux-mêmes. » En ceci ils se distinguent de et se montrent supérieurs à la grande majorité des hommes, qui ne comprend pas, et qu’ils renient vertueusement. Eux montrent une attitude « ouverte » ; ils essaient de comprendre parce que ce sont de fines têtes politiques, du genre qui sait flairer avant tout le monde d’où souffle le vent. Mais justement, en tant que fines têtes politiques, c’est leur devoir de produire de fines analyses. Et ceci les conduit inévitablement à repérer, ici ou là, des points négligés par les femmes, qui restent, entendons-nous bien, les actrices principales de leur libération. Mais, ayant repéré, il serait malhonnête, voire inamical, de ne pas nous indiquer ces points par nous négligés. Et indiquer ils font, gentiment, mais fermement. Ainsi Chénau, l’un de nos meilleurs supporters, en une page, dans La Quinzaine littéraire, produit une analyse définitive des mouvements de femmes et – amitié oblige – des gouffres qui les guettent et qu’elles n’ont pas vus, mais que lui voit. Ces mouvements ont pris une mauvaise voie – une voie non-chénauienne. Son devoir, qu’il assume tristement mais courageusement, est de nous avertir que, dans ces conditions (de non-chénauité), nous courons à notre perte. Et croyez bien qu’il en est désolé mais il y a réfléchi une page entière. Alors… que peuvent des milliers de femmes et des milliers de pages venant du monde entier contre la pénétration politique d’un Chénau ? Pour lui, rien. Que ces groupes qui travaillent depuis six ans sur une question dont il dispose en soixante lignes, et tout seul, arrivent à des conclusions opposées aux siennes ne le fait pas douter une seconde de la validité de son analyse : si quelqu’un se trompe, ce n’est pas lui.

Y. Florenne, lui, sait mieux que les femmes quelle psychanalyse les opprime et à laquelle elles doivent s’attaquer. Lui aussi, et avec le même regret, se doit de nous signaler que nous nous sommes trompées de cible. Ah, si seulement il y avait plus d’hommes comme lui parmi les femmes ! C. Alzon fait chorus avec Florenne, mais sur un ton déjà plus sec. Car si le premier prétend encore « plaisanter » en disant que « le féminisme est une chose trop sérieuse pour être laissée aux femmes », C. Alzon ne rigole plus du tout : le féminisme est son affaire et ces bons dieux de bonnes femmes sont en train d’y foutre la merde. À preuve : elles ne traitent pas des problèmes qu’il a mis sur leur agenda (car c’est son affaire mais c’est à nous de faire le travail), se plaint-il dans sa tribune du Monde. Et encore si c’était question de paresse : mais c’est pire. Il détecte de la mauvaise volonté, voire de la mauvaise foi ; il diagnostique que si nous ne traitons pas des problèmes qu’il a décidé que nous devions traiter, c’est parce que nous ne sommes pas prêtes à « tenir compte loyalement de la biologie et de l’ethnologie ». En somme, mais est-ce étonnant de la part de femmes, nous refusons un combat d’homme à homme avec ces êtres (la « biologie » et « l’ethnologie » doivent être des personnes de chair et de sang puisqu’on peut être « loyal » (ou « déloyal ») avec elles). Et notre déloyauté elle-même doit être mise au compte d’un « manque d’honnêteté élémentaire ». Et « ce n’est pas tout ». Nous « préconisons » des « solutions inacceptables » (pour qui ?). Enfin nous ne « précisons pas » que la non-mixité est « affaire de tactique et non de dogme ». Peut-être que nous ne savons pas ? Mais alors quand on ne sait pas Mademoiselle on ne lève pas la main. Rasseyez-vous et laissez la parole à votre petit camarade qui sait : sait ce qui est affaire de tactique et sait ce qui est affaire de dogme, en bref sait ce qu’est le « radical-féminisme ». Et là, évidemment, Alzon a une longueur d’avance sur nous puisqu’il a inventé le mot. En tous les cas le « radical-féminisme » est là : le modèle en est tout clair dans la tête d’Alzon, et les femmes sont tout simplement en train de dévoyer ce modèle.

Mais d’où ces hommes tiennent-ils une vue si claire non seulement de ce que devrait être le féminisme, mais de ce qu’il est dans son essence, essence dont les mouvements réels ne sont à leurs yeux qu’une incarnation contingente, un reflet, et, à les entendre, une imitation tout à fait approximative sinon carrément insatisfaisante ?

Le fait de ne pas participer à ces mouvements réels, de ne pas en suivre les discussions et les débats contradictoires, enfin le fait de ne pas être des individus directement et premièrement impliqués, ne semblent pas pour eux constituer un obstacle à la prise de positions. Ils pensent que leurs opinions sont non seulement aussi valables que celles des individus susmentionnés, mais mieux, qu’elles sont plus valables. Il semble qu’ils conçoivent leur inévitable non-engagement, leur statut d’observateurs, non comme un handicap, mais au contraire comme un avantage. Cette conception – implicite – va de toute évidence à l’encontre de leurs propres principes politiques et de ceux qu’ils acceptent en acceptant les mouvements de libération des femmes.

Pourquoi cette contradiction flagrante ? C’est que nous ne sommes pas des opprimées comme les autres. Ils n’oseraient jamais « conseiller » les Noirs, les peuples du tiers-monde, les Palestiniens – à plus forte raison « rectifier » leurs « erreurs » – sur la façon de mener la lutte contre eux, Blancs occidentaux. Ils n’oseraient jamais sous-entendre que ces opprimés-là sont « à la fois juge et partie », tandis que les oppresseurs ne seraient « que juges » (!), comme ils le sous-entendent constamment à propos des femmes. L’« amitié » de nos amis est du paternalisme : une bienveillance qui comporte nécessairement une bonne dose de mépris, mieux, une bienveillance qui ne s’explique que par le mépris. Ils se mêlent de nos affaires parce qu’ils nous estiment incapables de nous en occuper. Mais « ce n’est pas tout » : la vérité – une autre vérité – c’est qu’ils ne peuvent se résigner, eux qui sont les premiers partout, à ne plus l’être aussi là ; or, là, ils ne peuvent manifestement pas l’être. Leur bienveillance n’est qu’une tentative de garder une place, de n’être pas exclus. Il existe une raison objective et majeure à leur tentative de contrôler la direction des mouvements : la peur qu’ils ne se dirigent contre eux ; mais de surcroît une tendance imprimée en eux dès leur naissance, et devenue une seconde nature, est plus forte qu’eux : il faut que cette place soit leur place, et leur place c’est devant.

On l’a vu d’une façon spatiale à la première grande manifestation de femmes en novembre 1971 pour la liberté de l’avortement. Si un tiers des hommes était derrière, comme convenu, les deux autres tiers étaient devant, cachant les femmes, laissant croire qu’il s’agissait d’une manifestation usuelle, c’est-à-dire d’hommes. Aucune exhortation ne pouvait les convaincre de se remettre, sinon derrière, au moins dans les rangs. Et pourtant ils étaient conscients qu’il s’agissait d’une manifestation de femmes. Mais leur conditionnement allait contre les conséquences pratiques de ce fait. Il fallait que là encore ils soient, comme d’habitude, au premier rang de ce qui se passait, quitte à mettre en échec l’objectif politique qu’ils approuvaient.

Où est alors la différence entre ces « amis » et nos ennemis déclarés, ceux qui nous traînent dans la boue et nous couvrent de ridicule ? C’est une différence de moyens et pas de fin, ou comme dirait Alzon, une « affaire de tactique », et non de stratégie. Les premiers nous attaquent de front et avouent franchement (« loyalement » ?) leur objectif : rester à leur place (et donc nous maintenir à la nôtre). Nos amis, eux, ont choisi d’essayer de garder leur place d’une façon plus subtile, mais aussi plus complète. Car les premiers sont exclus, de peu puisqu’il leur reste la société entière, mais au moins des rangs féministes, tandis que les seconds ne visent à rien moins qu’à maintenir leur pouvoir jusqu’à l’intérieur du petit bastion de résistance à ce pouvoir.

Au printemps 1971, nous avons essayé à plusieurs reprises de passer un papier dans Le Monde, avant et après le manifeste « des 343 » pour expliquer notre position. Le Monde, nous l’a toujours refusé, sous le prétexte que cette position était déjà exposée. C’était faux : de 1970 à 1971 il était paru une soixantaine d’articles sur l’avortement dans ce journal. La moitié provenait des réactionnaires, l’autre moitié des réformistes, la moitié était contre tout avortement, l’autre moitié contre l’avortement libre. Aucun ne défendait la liberté de l’avortement. Le Monde avait donc donné la parole en un an au moins trente fois à Laissez-les vivre et trente fois à l’ANEA (Association nationale pour l’étude de l’avortement) – organisation antidémocratique, élitiste, et antifemmes, soutenant l’avortement thérapeutique, c’est-à-dire la mise en tutelle des femmes. Jamais Le Monde n’a accordé la parole aux femmes qui luttaient pour elles-mêmes, ni en tant que parties prenantes d’un mouvement historique et international, ni en tant que signataires d’un manifeste qu’il s’est cependant dépêché de publier en première page. Jamais il n’a accepté de présenter une seule fois la position qui était à l’origine du manifeste et qui devait rester le moteur de toute la campagne subséquente, celle pour la liberté totale de l’avortement. À titre de comparaison, notons que M. Badiou, leader d’un groupuscule maoïste qui totalise vingt-cinq militants répartis dans l’université de Vincennes tout entière, eut droit en cette qualité à exposer ses conceptions politiques dans une tribune du Monde.

Juste après le manifeste « des 343 », qui a été invité à parler au colloque organisé par Le Nouvel Observateur, à propos de ce manifeste, le 26 avril 1973 ? L’ANEA, le Dr Milliez, E. Sullerot, etc. mais pas les signataires. Qui, à cause de ce même manifeste, a pu s’exprimer largement dans les journaux ? Les partisans de l’avortement thérapeutique – ceux que le manifeste, de surcroît, combattait et dont le mouvement était en train de dépérir et aurait périclité sans la « bombe » journalistique du manifeste. Ainsi, celui-ci a fait la fortune de ses adversaires : des adversaires de la liberté. C’est par un pur hasard que la position des signataires du manifeste a été publiée dans le livre blanc que Le Nouvel Observateur a fait après le colloque. Il n’était pas prévu par ce journal qu’elle le fût. En revanche les opinions de Milliez, Sullerot, Dourlen-Raulier, etc. avaient été religieusement recueillies et s’y étalaient.

Le Monde, Le Nouvel Observateur, bien, dira-t-on. À quoi d’autre s’attendre de la part de l’establishment ? Parlons alors des « révolutionnaires » : parlons de Maspero par exemple. Le numéro spécial de Partisans : « Libération des Femmes, année zéro » (n° 54-55, juillet-octobre 1970), a été arraché de haute lutte au rédacteur en chef de cette revue, Émile Copferman. Quelques femmes d’un groupe féministe ayant en 1970 proposé un manuscrit à Maspero, celui-ci refusa de l’éditer et proposa à la place d’en publier des extraits sous forme d’articles dans un numéro de Partisans qui serait entièrement consacré aux femmes. Et de chercher des auteurs pour ce numéro. Et de les trouver. Qui donc, en dehors de nos camarades, devait écrire – qui devait remplir les deux tiers de la revue ? Des spécialistes. Des spécialistes de quoi ? Mais du marxisme, voyons ! Ainsi Emmanuel Terray était-il pressenti pour un article sur… Engels, et le reste à l’envie. Voilà ce qu’on appelait et continue d’appeler un « numéro consacré aux femmes » : des commentaires d’hommes sur des livres d’autres hommes. Nous sommes allées voir Copferman à trois. Quand nous lui avons dit que nous étions du mouvement de libération des femmes, il nous a toisées : « Quel mouvement ? » Ceci pouvait à la rigueur se comprendre : nul ne connaissait notre existence. Mais justement nous étions là pour l’informer. D’être informé – et parmi les premiers – non seulement ne nous a valu aucune gratitude, mais ne lui a pas suffi. Apparemment, qu’un groupe d’opprimés se constitue en groupe de lutte est un acte politique en soi dans tous les cas, sauf dans le cas des femmes. « Comment puis-je savoir qu’il ne s’agit pas d’un mouvement petit-bourgeois ? » Hélas, nous n’avions pas de certificat signé d’un révolutionnaire patenté (lui-même par qui d’ailleurs ?). Ne sachant rien, comme on l’a vu, de la libération des femmes, ignorant tout de sa problématique, Émile Copferman ne doutait cependant pas un instant de savoir quelles étaient les bonnes questions à poser.

Il ne doutait pas de détenir – par quelle légitimité ? – la « Révolution » tandis que nous étions en situation de lui demander un satisfecit. Et il envisageait encore moins que nous aurions pu lui retourner la question : lui demander ses titres de propriété de la Révolution ; nous en considérer comme les légitimes héritières, et ne voir en lui qu’un bâtard sans droits. À propos de sa question sur « petit-bourgeois » : qu’elle fût pour nous complètement à côté de la plaque ne lui faisait ni chaud ni froid. Dans les premières réunions du groupe de Paris, alors unique en 1970, nous avons dû vider physiquement des hommes, venus seuls, et persuadés que ces réunions devaient être mixtes. Que les premières concernées fussent d’un avis contraire à celui de l’intrus ne jetait pas de doute dans son esprit quant à la validité de sa propre opinion, pas plus que le fait qu’elles étaient deux cents et lui seul.

Pour ces hommes, je crois que deux cents femmes n’étaient pas une majorité : c’était plutôt comme un seul autre individu, puisque c’étaient toutes des femmes. Et à cet autre et unique individu, l’homme en question se sentait de plus le droit d’imposer son opinion et sa présence.

Pour en revenir à Copferman, son arrogance ne nous a pas intimidées comme il l’espérait, mais indignées : nous lui avons dit qu’un mouvement social n’avait pas à se justifier devant un individu, fût-il rédacteur en chef d’une revue « révolutionnaire », et nous avons pris la direction politique de ce numéro, comme il était normal. Nous avons donc fait seules – ou presque, un certain Godmichau s’étant accroché – ce numéro. Mais Copferman ne se l’est – et ne nous l’a – jamais pardonné. Un numéro suivant de Partisans (n° 57) contenait deux articles vindicatifs vis-à-vis du mouvement des femmes et serviles vis-à-vis de la gauche masculine, que, pour comble d’indignité, Copferman – ou Maspero, mais qu’importent les individus – avait commandés à des femmes de leur organisation (trotskiste). Et environ un an et demi après, Partisans publiait un article de C. Alzon, que beaucoup ont pris à l’époque pour une femme (ce qu’on devait espérer chez Maspero puisque l’équivoque – très utile – n’a pas été levée), « La femme potiche et la femme bonniche ».

Cet article acceptait assez du féminisme pour n’être pas récusé d’emblée (et d’autant moins qu’il semblait que l’auteur fût une femme), puis l’utilisait contre lui-même : ce qui est la définition de la récupération. Un an plus tard, Maspero sortait en livre ce texte, à peine augmenté. Inutile de dire que Maspero avait toujours refusé les quelques manuscrits féministes qui lui avaient été proposés. C’est donc bien notre parole que C. Alzon a prise, et avec l’aide – avec l’empressement complice – de « l’éditeur révolutionnaire de France ». Le contenu du livre est révélateur en soi ; mais qu’il soit publié chez Maspero, quand on sait l’animosité que Maspero et Copferman (ce dernier a été jusqu’à adresser une lettre d’injures ordurières, par l’intermédiaire d’Actuel, à E. Durand, auteur dans Partisans de l’article sur le viol) n’ont cessé de manifester au mouvement, était déjà une indication d’antiféminisme.

Quant au numéro de La Quinzaine Littéraire, inutile de dire que s’il a été fait sur les femmes, c’est dans le sens qu’il a été fait sur leur dos : car les mouvements de libération qui en étaient le sujet n’ont été ni contactés ni même prévenus. Un numéro entier sur les mouvements de femmes, qui s’y prétend de plus sympathique, et où la parole n’est pas donnée une seule fois à une quelconque des femmes de ces mouvements ! Voilà une belle performance, qu’on voudrait voir réitérée – pour le sport – au sujet des Palestiniens, des Bretons ou des Jeunes. Mais nul doute que l’on ne le verra pas : l’impudence a ses limites, qu’on ne peut franchir qu’avec les femmes. Mais avec elles, pourquoi se gêner ? C. Alzon, dont on sait maintenant qu’il est un homme et ne fait donc partie, à son grand dam, d’aucun groupe féministe, a écrit ce jour deux tribunes libres du Monde sur… la libération des femmes. On sait avec quel succès nous avons demandé ces tribunes. Et C. Alzon n’aurait jamais bénéficié même d’une tribune sur un autre sujet ; c’est parce qu’il parle sur les femmes qu’il a obtenu ces tribunes. Et il ne les aurait jamais obtenues, sur ce sujet non plus, il y a cinq ans : c’est le surgissement des mouvements de libération et la demande de parole des femmes qui a créé une demande de parole sur les femmes. Le pouvoir mâle non seulement dissocie ces deux exigences, mais utilise l’une contre l’autre : il ne suffisait pas de refuser la parole aux femmes ; il fallait, pour mieux rétablir l’ordre, faire parler des hommes sur les femmes. Ces hommes parlent donc doublement à notre place : ils parlent de nous, mieux, de notre libération, et ils en parlent des lieux d’où nous sommes proscrites. Ils ont la parole grâce à nous, mais de plus, en nous la retirant. Plus exactement, c’est pour nous la retirer qu’on la leur donne. Tandis qu’auteurs et réalisateurs anxieux de se faire un nom et une carrière sautent à pieds joints et bras raccourcis sur ce nouveau domaine : la libération des femmes, éditeurs et rédacteurs de livres et de journaux, producteurs de films ou de télévision attendent anxieusement ce qui sera plus encore qu’un silence de femme : une parole d’homme.

Où l’on voit merlin l’enchanteur transformer les bonnes intentions en appartenance de classe[modifier le wikicode]

Les amis mâles de la libération des femmes – que d’aucunes appellent avec l’impertinence, pire, l’ingratitude, qui caractérisent les enfants gâtées, nos « souteneurs » – ont révélé à maintes reprises que leur compréhension s’arrêtait là où la véritable libération commence. Comment, dans les conditions décrites plus haut, peuvent-ils, sans forfaiture, se déclarer nos « alliés » ?

Ils ne le déclarent pas longtemps d’ailleurs. Il n’en faut pas beaucoup pour qu’on s’aperçoive que la bienveillance affichée par laquelle ils prétendent se distinguer des autres hommes recouvre le même mépris que l’hostilité déclarée du grand nombre. Pris la main dans le sac, en flagrant délit de « rectifier nos erreurs », Y. Florenne abandonne vite la carotte pour le bâton : « Prenez garde, dit-il, de vous aliéner les quelques hommes qui sont bien disposés envers vous. » Mais pourquoi devrions-nous prendre garde à cela ? N’est-ce pas de nous que dépend principalement notre libération ? Cette mise en garde révèle que nos « amis », qui prétendent le penser, le disent en fait du bout des lèvres, par tactique, mais n’en croient pas un mot : qu’ils estiment « l’alliance » (on verra laquelle) d’une minorité d’hommes plus importante pour la libération des femmes que la prise de conscience de la majorité des femmes.

C. Alzon, lui, le dit carrément : ce n’est pas des femmes, comme on le croirait naïvement, que dépend ultimement l’issue du combat féministe, mais de nos « amis » mâles. Son souci d’appuyer ce qu’il voudrait être vrai des femmes sur une prétendue « loi », le conduit à généraliser, et cette généralisation rend encore plus patente l’absurdité de sa proposition : « Aucune révolution sociale n’a pu se faire sans l’appui d’éléments issus des castes dominantes. »

On peut soutenir que l’appui de quelques ennemis de classes – ou plutôt d’individus ayant abandonné leur position de classe, car s’ils la gardent, ils restent des ennemis – est utile à certains moments. Dire qu’il est important à tous moments est aller un peu loin. Mais dire qu’il est déterminant, qu’il est une condition indispensable, que sans lui « la révolution ne peut se faire », est à la fois une contre-vérité historique et une ineptie politique, car c’est confondre conviction intellectuelle et position réelle de classe.

« Parole d’homme » ou l’idéalisme à l’œuvre[modifier le wikicode]

La pensée qui peut produire une telle confusion est marquée au coin de l’idéalisme et de la réaction. Y. Florenne va encore plus loin, si l’on peut dire, dans cette pensée. Il affirme – naïvement ? – que le rapport individuel entre un homme et une femme est, de tous les rapports, celui qui est le plus susceptible d’échapper à la société ! On en reste baba.

Quant à Alzon, poursuivant sa confusion jusqu’à son terme logique, il soutient que « l’opposition n’est pas entre hommes et femmes mais entre le féminisme et l’antiféminisme ». La position de classe et la façon de la penser – le matérialisme dont il se réclame – sont là complètement évacués : il suffit d’un peu de bonne volonté, et hop ! on peut faire fi de la structure sociale (tout en « luttant quand même contre cette structure », on se demande pourquoi). Et notre grand spécialiste de se précipiter dans une ineptie de plus – on ne pourra au moins pas lui reprocher d’être incohérent : « l’opposition n’est pas entre Blancs et Noirs mais entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent un certain type d’oppression ».

J’aime le « certain type » pour sa pudeur vieille France, pour son flou tout à fait « rétro ». Mais surtout, que j’aime à entendre des « marxistes » affirmer que tout se passe au niveau des valeurs, mieux, des déclarations d’intentions (pures, bien sûr) ; que les luttes révolutionnaires ne sont pas des conflits entre des groupes concrets opposés par des intérêts concrets mais, comme la philosophie idéaliste, tant savante que vulgaire, nous le serine depuis deux mille ans, des conflits d’idées ; que le fait de bénéficier de ou de subir l’oppression ne fait aucune différence ! Dire que cela fait une différence, c’est pour Alzon, non pas se référer à la réalité de l’oppression, qui est après tout la raison d’être de la révolution, mais « faire preuve de racisme ou de sexisme ».

Le retournement de l’accusation de racisme est une réaction classiquement défensive et une défense classiquement réactionnaire. Et cela fait quelque temps déjà que l’on voit les femmes accusées de sexisme par des gens qui souvent n’en connaissent même pas le sens originel, mais qui ont l’excuse de ne pas poser aux « révolutionnaires », encore moins aux « féministes ». L’accusation de « contre-racisme » ou de « sexisme à l’envers » est typiquement réactionnaire ; elle l’est déjà a priori, avant tout examen, en cela seul qu’elle pose implicitement une symétrie entre oppresseurs et opprimés. Il est incroyable qu’on ose proférer de telles choses à propos des Noirs, dont le mouvement est plus ancien, plus connu et plus reconnu, que celui des femmes. Il est incroyable que quiconque se prétendant non seulement au courant des luttes, mais de surcroît « spécialiste », fasse preuve d’une telle ignorance, au sens premier d’absence d’information ; et que quelqu’un qui ignore des faits élémentaires de l’histoire contemporaine ose aborder le sujet. En effet, le « concept » de « contre-racisme » a été démystifié depuis longtemps pour ce qu’il est : une tentative d’intimidation. Et ceci n’est pas un développement idéologique récent et mal connu : toute l’Amérique le sait. Aucun Blanc, encore moins un Blanc « libéral », encore moins un « révolutionnaire », n’oserait l’employer aujourd’hui aux États-Unis.

Cette démystification a été l’œuvre de la « nouvelle révolution noire » aux États-Unis, qui a commencé en 1965 par l’exclusion des Blancs des organisations de « droits civiques ». Cette révolution a mis un terme à cinquante ans de réformisme sur le problème racial – cinquante ans de paternalisme blanc. En effet le fonctionnement de ces groupes était fondé sur un déni de réalité, un faire-semblant constant. On faisait semblant, comme le propose Alzon, que la situation où les Blancs étaient oppresseurs et les Noirs opprimés était sans influence sur le fonctionnement des groupes de droits civiques : 1) sur leur politique ; 2) sur la structure de pouvoir de ces groupes. On faisait comme si l’inégalité intrinsèque caractérisant les rapports entre Noirs et Blancs était annulée dès qu’on entrait dans le local de l’organisation. On niait que les Blancs apportaient des ressources politiques supérieures – leurs meilleures connaissances de cet accès à la structure du pouvoir – et des ressources qu’on doit pour l’instant, faute d’un autre mot, appeler « psychologiques », supérieures. Comme on ne peut lutter contre ce que l’on ignore, ce que l’on nie, ces facteurs jouaient donc pleinement et sans frein, avec le résultat inévitable que les Blancs occupaient une position privilégiée jusque dans les organisations consacrées à « l’amélioration du sort des Noirs ».

Mais leur présence, en dehors même de toute position dominante dans la hiérarchie du groupe lui-même, avait des conséquences encore plus fondamentales, c’est-à-dire dans des domaines encore plus importants :

1. Dans la définition des objectifs, qui elle-même est liée à la définition du combat, c’est-à-dire de l’oppression contre laquelle on est censé lutter. Les Noirs ne pouvaient en présence des Blancs reconnaître leur propre oppression. D’abord ils ne pouvaient, même s’ils la voyaient, dénoncer la position dominante des Blancs dans le groupe lui-même, puisque le dogme, la représentation officielle du fonctionnement du groupe, dont dépendait l’existence du groupe en tant que tel, c’est-à-dire en tant que groupe mixte, déniait a priori la possibilité d’une telle chose.

2. Surtout, que les Blancs du groupe aient ou non des positions individuellement dominantes, leur présence renforçait la tendance à adopter la définition dominante, c’est-à-dire la définition blanche de ce dont les Noirs « souffraient ». Cette idéologie, cette définition par l’oppresseur de ce qu’est l’oppression, intériorisée par les Noirs, était incarnée par les membres blancs du groupe. N’étant pas Noirs, ils l’exprimaient « sincèrement », et il était d’autant plus difficile pour les Noirs d’y opposer leur définition que celle-ci n’existait pas vraiment, tandis que la définition des Blancs était la définition officielle. L’opinion des Blancs était donc soutenue à la fois par l’ensemble de la culture – dont les Noirs participent – et par leur prestige d’oppresseurs.

Là résidait un des points cruciaux. Car non seulement ce prestige empêchait les Noirs de trouver leur définition de leur oppression, mais en retour la présence des Blancs les empêchait de lutter contre le prestige que ceux-ci avaient à leurs yeux. En effet, les Noirs ne pouvaient à la fois voir des Blancs et ne pas les voir d’une façon positive : ne pas les admirer, ne pas désirer être eux, puisque ceci est à la fois un des résultats, une des manifestations et un des moyens de l’oppression. Être en présence de Blancs, les voir, c’était dans le même temps et avoir une image positive de la blancheur et en prendre conscience. En prendre conscience, c’était prendre conscience dans le même temps de la base, de la condition nécessaire de cette image positive : l’image négative de la noirceur, et prendre conscience que cette image non seulement existait, mais subsistait et jouait à l’intérieur d’un combat de « libération ».

Ce n’est pas un hasard si l’exclusion des Blancs a coïncidé et avec la mode « afro » – qui est bien plus qu’une mode ou même qu’une thérapie – et avec l’apparition du slogan « Black is beautiful ». La non-mixité était la condition logique et historique de la lutte contre la haine de soi. Les faits concrets – l’histoire concrète de la lutte, et des Noirs et des femmes – comme les implications logiques de la proposition que la libération des opprimés est d’abord, sinon seulement, l’œuvre des opprimés, amènent à la même conclusion : les oppresseurs ne sauraient jouer le même rôle dans les luttes de libération que les opprimés.

En attribuant la non-mixité des groupes de femmes à un « reliquat » du « traumatisme » que « l’autoritarisme mâle » aurait causé aux femmes et en le traitant comme un phénomène passager, et, si non passager, condamnable, C. Alzon est à côté de la plaque autant qu’on peut l’être, et de surcroît il nie tout simplement et l’histoire concrète et les prémisses politiques des mouvements de libération. Sans parler de la condescendance et de l’autoritarisme manifestes dans sa phrase et qui, seuls, suffiraient à la discréditer, Alzon démontre son incompréhension totale et générale – non limitée aux femmes – des processus de libération.

Sa phrase révèle en effet une vision à la fois statique et idéaliste de ces processus. Pour lui il est clair qu’il s’agit seulement, et seulement pour un temps, de contourner un obstacle purement « psychologique », et il est clair aussi que pour lui « psychologique » s’oppose comme « subjectif » (à la limite « imaginaire », « fantasmatique ») à « objectif » (ce qui est bien la conception vulgaire, c’est-à-dire idéologique), et donc comme « épiphénoménal » à « structurel ». En conséquence, ce traumatisme étant d’après lui un phénomène subjectif, est aussi facilement guérissable que toute impression subjective est modifiable. D’autre part, une fois cet obstacle levé, cette maladie guérie par une période de repos (c’est ainsi qu’il voit la non-mixité, c’est ainsi seulement qu’elle est justifiée pour lui : la mi-temps pendant laquelle les joueurs pansent leurs blessures), on reprend la partie. La partie, pour lui, c’est une lutte qui n’a plus qu’à procéder : contre une oppression connue.

La révolution : prise de conscience ou match de foot ?[modifier le wikicode]

Or on m’accordera que le premier empêchement à lutter contre son oppression, c’est de ne pas se sentir opprimée. Donc le premier moment de la révolte ne peut consister à entamer la lutte mais doit consister au contraire à se découvrir opprimée : à découvrir l’existence de l’oppression. L’oppression est découverte d’abord quelque part. Dès lors son existence est établie, certes, mais non son étendue. C’est à partir de la preuve qu’elle existe qu’on la cherche ensuite ailleurs, ici, là, en progressant de proche en proche. La lutte féministe consiste autant à découvrir les oppressions inconnues, à voir l’oppression là où on ne la voyait pas, qu’à lutter contre les oppressions connues. Peut-être, sûrement même, ceci n’est-il pas évident ; peut-être faut-il l’avoir vécu pour comprendre cette dynamique, pour comprendre à quel point est fausse la représentation de la libération comme une simple lutte en ce qu’elle implique une vision de l’oppression comme une carte aux points dûment recensés, aux contours exactement délimités, carte sur laquelle il ne s’agirait plus que d’avancer : de gagner des victoires. Bien au contraire, la libération consiste d’abord à élaborer cette carte, car plus on avance, plus on réalise que les contours de ce territoire sont flous et éloignés. Ce procès, ce progrès ne sont pas seulement horizontaux et territoriaux : chaque nouveau territoire annexé à la problématique de l’oppression est aussi et indissociablement une nouvelle dimension, cette fois dans le sens de signification, ajoutée à et donc transformant la définition de l’oppression.

Si on ne peut, sans l’avoir vécu, connaître cela, alors on ne parle pas de ce qu’on ne connaît pas ; et l’impossibilité de le vivre ne justifie pas l’ignorance ; en revanche, elle prouve que la prétention des non-opprimés à participer également à la lutte est absurde. On ne peut admettre que quiconque parlant de libération en ignore le caractère dynamique, que quiconque parlant d’oppression en ignore le caractère objectif à tous les niveaux. Or la phrase d’Alzon, outre qu’elle implique une vue statique de la libération – conçue comme une « lutte » –, implique aussi une vue à la fois subjective et interpersonnelle de l’oppression subie par les femmes et exercée par les hommes. Pour lui, le seul obstacle à la participation égale des hommes à la libération des femmes est « l’autoritarisme » de ceux-ci (facteur de nature subjective, ce qui signifie pour lui qu’il peut être levé par la seule bonne volonté des hommes) et le « traumatisme » subséquent des femmes, facteur également subjectif. De cette position idéaliste (voir plus haut à quelles définitions du « psychologique » elle renvoie), il émet la conviction-sujet de rigolade pour les femmes que l’oppression peut être supprimée d’un rapport individuel homme-femme ; mieux, il insinue – et ce faire-valoir est peut-être le message réel – qu’il l’a supprimée de ses rapports personnels. Ceci revient à affirmer, comme le vulgaire, comme l’oppresseur-type, que tout se passe dans la tête – et comme pour l’idéologie ce qui se passe dans la tête n’est pas objectif, mieux, est défini par opposition à ce qui est objectif –, qu’il ne se passe donc rien. Ceci revient à dire que le « sexisme », expression idéologique de l’oppression institutionnelle, partie émergée du patriarcat, constitue toute l’oppression. C’est nier l’existence de la structure institutionnelle qui cause le « sexisme ». C’est surtout nier que la structure psychologique, qui est le relais de la structure institutionnelle dans la production des « préjugés » et dudit « sexisme », est tout aussi concrète et objective, extérieure à l’action de l’individu, que la structure institutionnelle. L’autoritarisme n’est pas un trait psychologique dont il suffit de prendre conscience pour être à même de s’en débarrasser. D’abord, en tant que trait psychologique concret, il ne peut être « aboli » par un acte de volition pure, par une intention non instrumentalisée, pas plus qu’un pont ne peut sauter sous le seul effet d’un désir. Ensuite, même si cela était possible, c’est-à-dire si ce trait pouvait, par d’autres moyens évidemment que la simple volition, être supprimé, sa suppression n’abolirait pas ce qui l’a causé à l’origine et le renforce continuellement, ce qui est réellement en cause, ce dont l’existence permet de douter qu’il existe des moyens de le supprimer : l’autorité réelle, c’est-à-dire institutionnelle et matériellement assise, que les hommes possèdent en fait sans avoir besoin de la vouloir, et qu’ils soient « autoritaristes » ou non.

Cette base matérielle sur laquelle croît, qui renforce et que renforce la « constitution psychologique » des individus, nous ramène à la structure sociale contraignante pour tout le monde, à la fois extérieure aux relations interpersonnelles et cadre de celles-ci. Quelles que soient mes « opinions » ou « attitudes » (je suis très polie avec eux, il n’y a pas que C. Alzon qui soit « opposé » à un « certain type d’oppression »), je profite de l’oppression des travailleurs immigrés. Leur exploitation est l’une des conditions de mon existence matérielle. Que je sois « révolutionnaire » ou non ne change rien à l’affaire : je vis comme je vis parce que, entre autres raisons, les Africains sont exploités en France et que l’Occident exploite le tiers-monde. Il n’est pas question ici de subtilités morales ni de battage de coulpe, il n’est pas question de savoir si je dois me sentir coupable ou non. Au contraire précisément : je n’ai rien fait pour cela individuellement et ce n’est pas en tant qu’individu que j’en profite, mais en tant que membre d’un groupe que je n’ai pas choisi. Quelles que soient mes réactions subjectives à cette réalité, elle existe ; dans la mesure exacte où je suis exempte d’une exploitation, j’en bénéficie, volens nolens, et de deux façons :

1. Leur exploitation accroît mon revenu, peut-être d’une façon minime dans la mesure où ce bénéfice m’est à son tour repris par mes exploiteurs.

2. Mais surtout, pendant que d’autres font ce travail, je ne le fais pas, tant que d’autres subissent cette exploitation, en voilà au moins une que je ne subis pas. Et inversement, si et puisque je, nous ne la subissons pas, il faut qu’elle retombe sur d’autres. Sans même parler de bénéfices positifs, je profite de l’exploitation d’autres que moi dans la seule mesure où j’en suis exemptée.

Où l’on voit Merlin l’enchanteur faire surgir sur l’océan de l’oppression l’île-refuge du couple[modifier le wikicode]

De même tous les efforts que fait un homme pour bien traiter sa femme – je me situe dans une hypothèse optimiste – dans leur relation personnelle, ne peuvent ni cacher, ni abolir, ni même mitiger le fait qu’il doit sa situation matérielle, et pour simplifier ne parlons que de sa situation professionnelle, à la discrimination dont les femmes – groupe dont sa femme fait partie – sont victimes sur le marché de l’emploi. On ne peut dissocier la situation qu’occupent les hommes – donc cet homme – de la situation qu’occupent les femmes – donc cette femme – sur le marché.

La relation interpersonnelle de cet homme et de cette femme n’est pas, contrairement à ce que voudraient nous faire croire nos confrères, une île. Qu’importe qu’ils ne travaillent pas ensemble : leurs situations respectives sur le marché du travail par exemple, en tant que membres de groupes différemment traités sur ce marché, font partie de leur situation globale et donc de leur relation, qui n’a rien à voir en apparence avec le travail ou le marché. Les bénéfices involontaires que l’homme du couple dérive sur la scène « professionnelle » de son appartenance de groupe, ne sont pas évacués sur la scène conjugale, amoureuse, relationnelle, comme on voudra l’appeler. Ils font partie des ressources objectives qu’il y apporte, qu’il le veuille ou non, simplement en apportant sa personne. Les non-bénéfices de la femme du couple font aussi partie de ce qu’elle apporte ou n’apporte pas dans la relation. Un individu-homme n’a pas à bouger le petit doigt pour être avantagé par rapport aux femmes sur le marché du travail ; mais il ne peut pas non plus empêcher qu’il soit avantagé, ni renoncer à son avantage. De la même façon, il n’est pas nécessaire qu’il prenne activement avantage de ses privilèges institutionnels dans le mariage.

Admettons même qu’un homme ne cherche pas à tirer tout le parti de ses avantages à tous les niveaux et des désavantages à tous les niveaux de la femme qu’il a en face de lui. Admettons qu’il veuille poser la relation comme égalitaire. Qu’est ce que cela signifie ? Tout au plus qu’il ne poursuivra pas son avantage volontairement, c’est-à-dire qu’il n’utilisera pas volontairement son avantage initial pour en obtenir d’autres. Mais à cet avantage initial il ne peut renoncer, parce qu’il ne peut à lui tout seul supprimer, détruire ce qu’il n’a pas fait. Et pour la même raison, il ne peut pas plus supprimer les désavantages institutionnels de la femme. Ce n’est pas directement que bénéfices et avantages liés à l’appartenance de groupe (au « sexe ») jouent leur rôle le plus important dans la « relation », mais comme facteurs rendant possible le rapport de forces le plus immédiat. Et celui-ci est dérivé de, mieux, consiste tout simplement dans le fait qu’il n’y a pas, institutionnellement, de symétrie entre les « conjoints » dans une association conjugale ou paraconjugale (et toute « relation amoureuse » entre un homme et une femme entre dans cette catégorie). Les contraintes directement économiques et les contraintes sociales à une association de ce type sont infiniment plus fortes pour les femmes que pour les hommes, les pénalités attachées à son refus infiniment plus dures pour elles. L’association d’une femme avec un homme n’a donc pas le même sens objectif pour lui et pour elle, ce que reflète la norme idéologique (le mariage et « les relations humaines » en général sont l’affaire des femmes et la préoccupation majeure d’une « vraie » femme), ce que reflète la réalité des subjectivités différentes des hommes et des femmes (l’importance de l’amour et des sentiments en général dans la conscience des femmes). On peut dire que les discriminations sur le marché du travail ne sont là que pour envoyer et renvoyer les femmes au mariage, justement dans la mesure où elles font de celui-ci la « carrière » objectivement la plus profitable, ou la moins mauvaise, pour elles (idéologiquement : leur « destin », leur « raison d’être »).

Cette dissymétrie se manifeste à l’occasion d’un mariage, d’une association donnée, en raison des tensions interpersonnelles qui émergent alors ; mais elle n’est pas causée par cette association. Cette dissymétrie préexiste à l’association ; elle est la raison de sa forme inégale et éventuellement conflictuelle. Mais surtout elle est la cause de l’existence même de cette association.

Pour le moment, on ne peut pas dire que l’incapacité des femmes à vivre pour elles-mêmes – les impossibilités matérielles transformées en interdits par l’idéologie et intériorisées par la conscience et l’inconscient – soient extérieures au fait que ces mêmes femmes aient des « relations » avec les hommes. Peut-être en auraient-elles pour d’autres raisons que la nécessité matérielle, le besoin d’existence sociale, l’absence d’identité propre. Mais ce serait dans un autre monde ; et on ne sait à quelles conduites relationnelles conduiraient, dans un autre monde, ces autres raisons, celles qui sont couramment invoquées : « l’amour », « l’attirance », etc. ; ni même, ni surtout, si ces « raisons » subsisteront inchangées dans un monde autre, ce qui est douteux. Qu’aujourd’hui et maintenant ces « raisons » existent à titre de raisons est possible, mais peu probable. Ce qui est certain, c’est que ces sentiments existent ; ce qui l’est moins, c’est le rôle qu’ils jouent dans les relations individuelles hommes-femmes ; ce qui est très incertain, c’est leur statut causal.

Si, pour des raisons d’analyse, on isole ces « sentiments », on ne peut connaître leur part exacte dans les relations tant que celles-ci sont surdéterminées : tant qu’elles sont suffisamment expliquées par l’oppression et l’aliénation des femmes. Si on n’isole pas ces sentiments des contraintes, force est de constater qu’ils renforcent l’action de ces dernières, tout en la dissimulant. Dans un type d’analyse, ils ne jouent aucun rôle nécessaire, dans l’autre, ils jouent un rôle certes, mais hautement suspect.

En bref, non seulement il n’est pas nécessaire qu’un homme soit un oppresseur volontaire pour qu’une femme soit opprimée dans un relation interpersonnelle, mais cette oppression générale et antécédente à toute relation particulière est déterminante dans l’existence même de cette relation. L’individu mâle particulier n’a pas joué de rôle personnel dans cette oppression, effectuée avant son entrée en scène ; mais réciproquement, aucune initiative personnelle de sa part ne peut défaire ou mitiger ce qui a été perpétré avant et en dehors de son entrée en scène.

Seule une vue idéaliste – mieux, naturaliste – des rapports humains, une pensée qui effectue une coupure arbitraire entre l’individu et la société (qui les considère comme deux ordres distincts, même si on les relie, car les relier c’est les poser comme séparés), une coupure entre « l’extérieur » et « l’intérieur », entre le « politique » et le « personnel », qui postule que : 1. les relations interpersonnelles sont affaire de « sentiments » ; 2. ces sentiments sont d’une nature a-sociale ; 3. de plus ils ne sont même pas affectés par les déterminismes sociaux ; 4. seule une telle vue idéaliste produit la croyance que des îlots a-sociaux, des relations personnelles égalitaires peuvent exister à l’intérieur d’une structure oppressive.

Cette pensée doit-elle étonner venant d’un « intellectuel de gauche » ? Oui et non. Oui, si l’on considère le matérialisme comme une discipline intellectuelle qu’il suffit de suivre. Non, si l’on considère que la pensée idéaliste est l’idéologie dominante, qu’elle imprègne toute notre vie et nos concepts les plus terre-à-terre, et que le point de vue matérialiste n’est jamais acquis d’avance mais doit toujours être conquis de haute lutte. La source première de la pensée matérialiste étant l’action politique, il est logique de penser que le point de vue matérialiste sur une question donnée sera produit par un mouvement politique engagé sur cette question, à partir des lieux sociaux où existe un intérêt objectif à démasquer l’idéologie, c’est-à-dire par ses victimes. Ceci ne signifie nullement que ce point de vue une fois produit là ne puisse être adopté ailleurs, et d’une façon purement intellectuelle. L’absence de motivation politique n’explique pas à soi seul l’abandon du matérialisme (si tant est qu’il s’agisse d’abandon). Peut-être faut-il alors recourir à une explication plus cynique de cet abandon, au fait qu’en l’occurrence la pensée matérialiste entre en contradiction avec les intérêts objectifs de classe. Il est certain que la pensée idéologique, appliquée aux femmes, sert les intérêts objectifs des hommes. En tous les cas, on constate que la rigueur intellectuelle de ces derniers s’arrête souvent, pour ne pas dire toujours, aux portes de ce « domaine », quand bien même ils sont matérialistes par ailleurs. La coïncidence entre ce renâclement et leur position de classe est trop marquée pour qu’on y voie l’effet du hasard et non l’effet de cette dernière. Dans ce cas il est intéressant de noter que leurs intérêts objectifs trouvent leur traduction de cette façon : que le mode de pensée de ces hommes à propos des femmes trahit – révèle – leur attachement dissimulé à ces intérêts, en trahissant – en contredisant – leur propos politique avoué.

Où Merlin l’enchanteur se fait passer pour une bonne fée…[modifier le wikicode]

On retrouve la même négation de la réalité politique dans les implications de la proposition selon laquelle la ligne ne passe pas entre hommes et femmes, mais entre féministes et antiféministes. Les implications de ceci sont claires : d’une part les hommes peuvent jouer le même rôle que des femmes dans la libération des femmes ; d’autre part on peut et on doit traiter comme des ennemies les femmes non-féministes, au même titre que les hommes antiféministes. Il est fort possible que toute cette pseudo-pensée ait pour motivation unique la première implication, que tout ce discours soit destiné d’abord à faire accepter une participation égale des hommes à la libération des femmes. Il est particulièrement odieux qu’Alzon n’hésite pas, pour y forcer son entrée, à diviser les femmes. Ce seul fait prouverait, s’il en était besoin, que son souci et son propos ne sont pas la libération des femmes, puisqu’il est prêt à l’affaiblir, ou à tenter de l’affaiblir, si à ce prix il pense pouvoir y trouver sa place.

Il a choisi, pour prouver que les hommes, et lui, peuvent participer à ce mouvement, de prouver que le fait d’être homme ne justifie pas automatiquement l’exclusion, et ceci passe pour lui par l’assertion de la proposition symétrique : que toutes les femmes ne sont pas automatiquement concernées. Bien entendu, prouver qu’en matière de groupe, l’appartenance ou la non-appartenance à ce groupe ne comptent pas est une gageure. Il est plus facile de procéder négativement en divisant les femmes, que positivement en prouvant que les hommes sont autant partie prenante que les femmes de la libération de celles-ci.

Donc, nous devrions traiter les femmes antiféministes comme les hommes antiféministes, ce point une fois acquis signifiant pour Alzon qu’on traitera les hommes féministes comme les femmes féministes. Malheureusement, il y a en l’occurrence pas l’ombre de la symétrie qu’il postule. L’antiféminisme des hommes correspond à leurs intérêts objectifs, il n’y a rien de plus à dire sur ce sujet. En revanche, l’antiféminisme des femmes diffère radicalement de l’antiféminisme des hommes ; il lui est même diamétralement opposé. Ce qui est racisme chez l’oppresseur est haine de soi chez l’opprimée. Il est normal que les femmes soient antiféministes ; c’est le contraire qui serait étonnant. Et la prise de conscience, le « devenir-féministe » n’est pas une Pentecôte soudaine et brutale ; la conscience n’est pas acquise en une fois et une fois pour toutes ; c’est un processus long et jamais terminé, douloureux de surcroît, car c’est une lutte de tous les instants contre les « évidences » : la vision idéologique du monde, et contre soi. La lutte contre la haine de soi n’est jamais terminée. Il n’y a donc pas de rupture abrupte entre les femmes féministes et les femmes « antiféministes », mais un continuum de points de vue sur une même situation. Car, quelles que soient leurs « opinions », les femmes sont opprimées. Leur antiféminisme étant a) un obstacle à la prise de conscience de leurs intérêts objectifs et b) plus directement le reflet de leur oppression dans leur subjectivité est donc l’un des moyens du maintien de cette oppression.

Aussi, tandis que l’antiféminisme des hommes fait partie de l’oppression exercée, l’antiféminisme des femmes fait-il partie de l’oppression subie. Les féministes ne peuvent en aucun cas considérer sur le même pied les hommes antiféministes et les femmes antiféministes, ni appeler ces dernières des ennemies. Elles ne sont pas séparées de nous par des intérêts objectifs mais par une fausse conscience, et encore celle-ci ne nous sépare-t-elle pas vraiment : car nous l’avons eue, l’avons encore en partie ; c’est notre ennemie commune. Quand nous luttons contre leurs « opinions », nous ne luttons pas contre elles, mais contre cette ennemie commune, donc pour elles et pour nous.

… et nous met en garde contre les mauvaises[modifier le wikicode]

L’autre volet de la démonstration – de la tentative de division des femmes – consiste à agiter le chiffon rouge qui fait foncer la vachette conditionnée : après avoir prétendu que la libération n’intéresse pas toutes les femmes, à prétendre que l’oppression ne concerne pas toutes les femmes. Si en effet une catégorie de femmes peut être conçue comme non concernée, dès lors le critère de genre ne joue plus, et les féministes de genre masculin peuvent s’introduire dans le mouvement, et ce mouvement être vidé de son contenu politique : car qu’est-ce qu’un mouvement de libération des femmes, si le genre n’est plus pertinent ? Alzon, qui sait ce qu’il fait, ne s’embarrasse pas d’originalité, à laquelle il préfère l’efficacité. La clé de voûte de la division est le mot magique de « bourgeoises ».

Cette question a longtemps agité et divisé les mouvements de femmes, et continue d’ailleurs de le faire ; aussi est-on sûr de semer la perturbation en la soulevant. Les raisons n’en sont pas claires mais elles ont définitivement plus à voir avec la culpabilité des femmes qu’avec une quelconque réalité. En effet, personne ne connaît ces « bourgeoises » dont tout le monde parle. Ni les femmes qui dans les mouvements les « excluaient » d’avance, avant même qu’elles n’aient frappé à notre porte, ni Alzon qui ne les connaît que par ouï-dire, et quel ouï-dire ! Les écrits d’un auteur du 19e siècle ! Qui sont-elles, qui les a vues ? Ces horribles femmes privilégiées qui sont nos ennemies de classe ? Et où les chercher, à quoi les reconnaît on : quelle est la définition opératoire d’une « bourgeoise » ? Sur ce point, personne ne semble à même de nous renseigner. Alzon en donne une définition qui est tout sauf opératoire, qui s’adresse à une essence ou à une situation abstraite, qui ne permet en aucun cas de déterminer si cette situation existe ou non, encore moins d’analyser le concret, qui pose plus de question qu’elle n’en règle : ce sont – seraient – des femmes « qui ont tout mais ne sont pourtant pas libres » (tribune libre du Monde, 1974). Non seulement cette définition ne permettrait absolument pas de reconnaître une « bourgeoise » si on la rencontrait, mais de toute évidence elle pose à son niveau même un problème : à moins d’entendre d’une façon spéciale et spécieuse ce que signifient « avoir » et « liberté », il y a contradiction dans les termes de la définition. En tous les cas, si une telle situation paradoxale existait, quelles implications politiques pourrait-on en tirer ? À quel type d’allégeance ou d’engagement (ou de non-engagement) conduirait-elle ? Pourquoi et comment ? À cette question, personne ne répond. De même que la définition 1) est paradoxale, 2) ne se réfère à aucun groupe concret et 3) ne donne pas les moyens d’identifier un tel groupe, les implications politiques sont laissées dans le vague, procèdent de l’insinuation calomnieuse ou de l’affirmation gratuite, le plus souvent des deux, mais jamais de la démonstration.

Les mouvements de femmes ont-ils une vue plus précise de la question que nos amis mâles ? Point. Les débats sur le sujet ont toujours été entachés de l’abstraction et de l’illogisme les plus marqués, associés comme il est de règle à la passion la plus vive. Ainsi il se disait que les « bourgeoises » 1) n’étaient pas opprimées, 2) étaient nos ennemies car 3) elles se « rallieraient à leurs hommes ». La contradiction entre 1 et 3 ne semblait gêner personne, non plus le fait que l’on parlait pour des absentes, non plus le fait qu’on leur imputait un comportement futur – le « ralliement » – qu’on niait pour soi et que l’existence même des groupes d’où ces accusations étaient lancées démentait. Peut-être la plus grande ironie de l’affaire était-elle en effet que les femmes qui lançaient ces accusations se définissaient elles-mêmes comme « bourgeoises ». La contradiction entre cette autodéfinition, le fait que quoique « bourgeoises » elles se sentaient non seulement opprimées mais constituaient les mouvements de libération, et leurs pronostics, ne semblait nullement les déranger.

Un exemple manifeste du caractère mythique de la « menace bourgeoise » est donné par le fait que la seule référence concrète consistait en l’évocation horrifiée de Madame Pompidou. Or celle-ci ne constitue pas de toute évidence une catégorie à elle seule et d’autre part n’a jamais, pour autant qu’on sache, manifesté la moindre velléité d’entrer dans le mouvement, encore moins d’en subvertir les objectifs révolutionnaires. On aurait pourtant cru d’après la teneur de certaines discussions que cette éventualité était imminente et constituait le danger le plus immédiat auquel le mouvement dût faire face. Ce qui est intéressant dans l’affaire, c’est que la situation objective de Madame Pompidou – réputée une capitaliste entre les pires – n’entrait pas en ligne de compte : dans les groupes américains, Jackie Kennedy, dont la situation est différente, jouait le même rôle. Il est clair, et par le choix d’une individue unique dans les deux cas, et par le choix de la même individue, la femme du chef de l’État, dans les deux cas aussi, qu’elles avaient valeur de symbole. Mais ce qui n’est pas clair, c’est ce qu’elles symbolisent.

La haine des femmes déguisée en amour des prolétaires…[modifier le wikicode]

À mon avis ce symbole et cette symbolisation sont le produit de la convergence de deux types de processus idéologiques.

I. La « menace bourgeoise » d’une part reflète purement et simplement une partie de l’idéologie masculine, du sexisme. Celui-ci produit et se manifeste par, entre autres, le déplacement de la haine de l’oppresseur – le capitaliste – sur les serviteurs et possessions de celui-ci. La « bourgeoise » est la cible favorite des « révolutionnaires » mâles[2]. Elle est beaucoup plus haïe que l’oppresseur réel, le « bourgeois ». Ceci à son tour correspond à trois processus distincts mais non contradictoires :

1. L’impuissance politique. Précisément le pouvoir réel de l’oppresseur, du bourgeois, le rend inattaquable, ou du moins non attaquable sans risques énormes. Il est plus facile, et plus payant aussi, de l’attaquer dans ses possessions, d’attaquer des personnes qui participent de sa puissance. D’une part, elles la manifestent, et les attaquer c’est s’attaquer à cette manifestation ; d’autre part, elles ne la possèdent pas, ce qui minimise les risques de représailles. Ainsi Eldridge Cleaver exprimait sa haine du pouvoir des hommes blancs sur lui en violant leurs femmes. Leur participation au pouvoir blanc consiste à en recevoir des miettes, des restes de table, mais surtout à être sous sa protection. Il peut sembler paradoxal de s’attaquer, même si les risques de représailles sont moins grands, à ceux ou à celles qui n’ont que des délégations d’un pouvoir qui se situe ailleurs, et non à ses détenteurs principaux. Mais précisément, c’est là que le bât blesse, car :

2. La détention du pouvoir est d’autant plus et non d’autant moins provocante que ce pouvoir, aussi minime soit-il, est perçu comme illégitime. Dans ce sens, le fait que les bribes de pouvoir détenues par les femmes de Blancs ou les femmes de bourgeois soient des délégations et ne soient pas possédées par elles en propre, joue non en leur faveur mais en leur défaveur. Le même fait qui devrait amener à exempter les femmes de bourgeois de l’attaque – le fait qu’elles détiennent leur peu de pouvoir d’une façon indirecte – les rend particulièrement odieuses aux autres opprimés. L’autorité qu’une femme de bourgeois peut exercer – sur des chauffeurs de taxi, des femmes de ménage, etc. – est perçue comme illégitime précisément parce qu’indirecte.

3. Cette perception révèle deux choses : a) cette autorité est perçue comme allant à l’encontre de leur statut de droit : elle empêche qu’elles soient traitées comme elles devraient l’être, c’est-à-dire comme des femmes, ce qui à son tour révèle que le statut de femme est en droit incompatible avec une autorité quel conque ; b) cette autorité est perçue comme contradictoire donc illégitime parce qu’elle est dérivée, non de la source classique et considérée comme normale de l’autorité : la mainmise sur l’économie, mais de son contraire : du statut de possession d’un bourgeois.

II. Donc, précisément parce qu’elles sont des possessions, a) l’autorité des femmes de bourgeois est indue ; b) leur appropriation privée par les bourgeois est l’un des exemples de l’inégalité des classes et de l’oppression des prolétaires. Rapter leurs femmes, c’est signifier aux bourgeois qu’on n’accepte pas leur accaparement des biens de ce monde, et procéder derechef à un début de redistribution. L’accès égal aux femmes continue d’être une revendication implicite du sentiment communiste populaire (des hommes) cent ans après la mise au point de Marx, qui dans son innocence croyait ce sentiment le fait des seuls bourgeois ! Mais cette mise au point ne peut rester qu’un vœu pieux. Cette conception de l’égalitarisme continue de sévir – comme un article publié dans un hebdomadaire gauchiste le prouve (lettre de Mohamed dans Tout, 1971) – et continue de manifester que les femmes sont considérées comme des biens.

Donc les attaques contre les « bourgeoises » révèlent en négatif la conception populaire de l’ordre social, de ce qu’il devrait être. L’indignation des communistes, des prolétaires, des Noirs, des Algériens, bref des opprimés de genre masculin, que cet ordre ne soit pas respecté dévoile ce qu’il est : a) les femmes doivent être également partagées ; b) il n’y a pas de raison pour que leur « qualité » de possession de certains hommes, qui manifeste l’accaparement, les soustraie de surcroît à certains traits de leur condition « normale ». Mettre la main au cul d’une « bourgeoise », comme de toute autre femme d’ailleurs, n’est pas un plaisir ni une pulsion sexuels, on s’en doute. C’est une façon de la rappeler, et de se rappeler, au sens de la hiérarchie « vraie ». Pour les metteurs de main au cul et pour les hommes en général, l’appartenance de sexe doit l’emporter sur « l’appartenance de classe ». C’est ce que manifeste l’indignation provoquée par les instances où elle ne l’emporte pas : où une femme, en qualité d’épouse de bourgeois, donne des ordres à un homme ; ce que manifestent les injures agies, écrites ou parlées adressées à ces femmes.

L’indignation provoquée par la mitigation du statut de sexe par le « statut de classe » révèle que le genre est conçu comme devant l’emporter sur la classe. Il est donc clair que l’hostilité vis-à-vis des « bourgeoises » est due au sentiment qu’elles ne sont pas à leur place, qu’elles sont des usurpatrices (en sus d’être des objets indûment appropriés). Cette hostilité est donc fondée sur le contraire de la « théorie » qui la rationalise. Cette théorie dit que les femmes de bourgeois sont « bourgeoises », c’est-à-dire oppresseuses, avant d’être femmes c’est-à-dire opprimées, et qu’elles sont haïes à l’instar de leurs homologues mâles précisément en raison de ce que leur classe – leur qualité d’ennemies – l’emporte sur leur genre. Or, au contraire, si les « pouvoirs » des « bourgeoises » indignent, ce n’est pas parce qu’elles sont perçues comme des bourgeois, mais parce qu’elles sont perçues comme n’étant pas des bourgeois – ne devant pas en être. Ce qui indigne dans le fait qu’elles exercent ou semblent exercer certaines prérogatives bourgeoises, c’est qu’elles les exercent indûment, qu’elles usurpent une position. Et non seulement elles l’usurpent, posent aux bourgeois et ainsi se dérobent à leur traitement « normal » ; mais c’est justement parce qu’elles sont possédées par des bourgeois, parce qu’elles sont des possessions et non des bourgeois qu’elles peuvent poser aux bourgeois et nier qu’elles sont des possessions !

Ainsi les attaques menées contre les « bourgeoises » au nom d’une conscience « de classe » – pour laquelle la classe l’emporterait sur le genre – révèlent-elles une conscience diamétralement opposée, pour laquelle :

- les femmes de bourgeois sont perçues (correctement) comme n’appartenant pas à la même classe que les hommes (y appartenant non en tant que sujets mais en tant qu’objets) ;

- les femmes de bourgeois sont perçues comme étant femmes avant que d’être « bourgeoises » ;

- le genre – ce qui est dû à tous les hommes par toutes les femmes – doit l’emporter sur la classe.

… et fondement du féminisme masculin[modifier le wikicode]

Quand on sait quelle culpabilité – quelle oppression (voir plus bas) – sont à l’origine du « mythe de la bourgeoisie » chez les femmes, on réalise à quel point il est odieux de la part d’un homme de les renforcer ou tout simplement de s’appuyer sur elles. Mais après tout, Alzon (1973) n’est pas vraiment libre de le faire ou de ne pas le faire : il suit le mythe dans sa version masculine, c’est-à-dire pour des raisons qui ne sont pas la haine de soi mais la haine de l’autre ; on retrouve dans son exposé toutes les attitudes masculines exposées plus haut.

La première indication que nous avons affaire à un mythe est l’irrationalité totale de ce qu’on n’ose pas appeler une argumentation. S’appuyant sur une lecture personnelle d’Engels, Alzon introduit une distinction parfaitement arbitraire entre « oppression » et « exploitation ». Non que celle-ci ne nous soit familière, mais on sait qu’elle ne veut rien dire sinon que le locuteur ou la locutrice exprime ainsi, en termes qu’il ou elle estime plus polis, que l’oppression des femmes est « secondaire ». Cette distinction est donc une sorte d’injure raffinée, mais on ne s’attend certes pas à voir tout un pamphlet basé sur et consistant uniquement en une variation sur ce thème. On attend donc autre chose d’Alzon, d’autant plus qu’il annonce ça au début en se frottant les mains avec l’air de celui qui a trouvé un truc vraiment original et dont toute la bouille vous dit : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! » Mais non, rien. On ne voit rien. Alzon ne définit aucun des deux termes, ce qui va rendre leur distinction difficile : mais il s’en fout, de cette difficulté, car il n’essaie même pas de justifier la distinction. On pourrait penser que cette distinction, cette « idée », bonne ou mauvaise, prouvée ou non, puisqu’elle ouvre, introduit et justifie l’existence du pamphlet, va en sous-tendre la suite, parcourir la « démonstration » entière. Mais non : il l’abandonne derechef, juste après l’avoir mentionnée, et n’en reparlera plus. Pourquoi ? C’est qu’elle a servi son propos : tenir lieu de semblant de formulation théorique à l’éternel mythe, à la division entre « bourgeoises » et « travailleuses ».

Qu’il s’agisse d’un mythe est encore manifeste dans le fait qu’il ne se réfère jamais à aucun groupe social concret. Pour décrire cette catégorie qu’il dit exister aujourd’hui, il utilise en tout et pour tout une citation de Paul Lafargue, né et mort au 19e siècle. Ceci ne nous éclaire pas beaucoup sur qui sont ces « bourgeoises », sur ce qu’elles font, sur où on les trouve (apparemment, lui ne les a pas trouvées, sinon pourquoi Lafargue…). Apparemment encore, ce ne sont pas des femmes de « bourgeois » au sens marxiste puisque leurs maris non seulement travaillent mais tirent leur revenu de ce travail. Il ne s’agit donc pas de possesseurs des moyens de production percevant la plus-value. Ou la plus-value a disparu sans que je m’en aperçoive, ou bien Alzon utilise « bourgeois » pour signifier « cadres » et ne s’en excuse ni ne s’en explique. Mais il a d’autres chiennes à fouetter, c’est peut-être là son excuse.

Ces bourgeoises ne font rien, vous entendez strictement rien, sinon d’aller à des cocktails. Là, je reconnais bien la description que tout le monde donne des Odieuses Oisives, mais je n’y reconnais personne que j’aie jamais rencontrée, ni qu’Alzon ait jamais rencontrée, étant socialement exclus de ces milieux comme les autres petits-bourgeois. D’abord, les sociologues, dont moi, dont Alzon, n’ont aucune chance de jamais pouvoir pénétrer ou enquêter dans les milieux où ces créatures fabuleuses risqueraient de se trouver. Tant que ses sources d’information restent celles de tout le monde c’est-à-dire France Dimanche et une opinion de Monsieur Lafargue, Paul, il serait plus sage, sinon plus honnête, de se taire. D’autre part, le peu qu’on sache conduit à penser que des femmes qui ne font strictement rien, d’autant que la plupart ont des enfants, ça n’existe pas, pour la bonne raison que c’est impossible (sans ou avec une ou même des domestiques, comme les intéressées le savent et le diraient si on le leur demandait). Mais qu’importe à Alzon l’absence d’information sur ces créatures mythologiques, qu’importe même que rien ne prouve qu’elles existent ! Ce qui compte pour lui ce sont les raisonnements auxquels il va pouvoir se livrer sur ce groupe mythique, et aux dépens des femmes de chair et de sang. Par exemple, leurs maris ont été définis comme des travailleurs mais leurs femmes sont des bourgeoises. Qu’importe encore la contradiction ? Ce qui compte ici, c’est bien de marquer la différence entre les maris qui peinent et les femmes oisives que les premiers entretiennent à la sueur de leurs fronts (c’est sans doute pourquoi ils ont été décrétés « travailleurs » : si les susdits maris entretenaient leurs femmes à la sueur de leurs dividendes, la conclusion d’Alzon manquerait singulièrement d’impact).

On reconnaît là la théorie vulgaire selon laquelle les femmes « à la maison » sont « entretenues à ne rien faire » : ne gagnent pas leur vie, bref ne méritent pas leur pitance. Le féminisme a porté un rude coup à cette vision des choses. J’ai montré que le travail ménager est un travail et que l’entretien, loin d’être un cadeau, est une forme de rémunération inférieure en nature – non en montant – au salaire. Alzon n’y a rien compris et le démontre abondamment par la suite ; mais ceci sort de mon propos. L’important c’est que, sans l’avoir compris, il l’accepte. Pourquoi ? Parce qu’en l’acceptant, en « accordant » à certaines femmes – merci monsieur – qu’elles sont exploitées, et en le refusant à d’autres, il trouve une nouvelle base, plus habile, plus « féministe », pour le même vieux projet : diviser les femmes. Certes, ce « refus » d’accorder la qualité d’exploitées à certaines femmes provient en partie de son incompréhension de ce qu’est l’exploitation domestique mais elle provient surtout de son propos politique qui à son tour est la cause de son incompréhension.

Il n’a admis la théorie de l’exploitation domestique que pour pouvoir, en en déniant l’application à certaines, mieux diviser les femmes. En effet, en ce qui concerne les « bourgeoises », il reprend la vision idéologique selon laquelle l’entretien fourni par le mari est un cadeau, donné contre rien. Sans compter qu’en ce qui concerne les « travailleuses », il voit leur exploitation en termes quantitatifs : comme consistant en la différence – qu’il postule négative – entre la valeur vénale de l’entretien et la valeur vénale du salaire qu’elles pourraient – où, comment ? – percevoir. La femme travaille plus que le mari et consomme juste autant : la femme est « volée ». Voilà l’exploitation pour Alzon ; donc, si, tout restant inchangé, les femmes mangeaient plus que leurs maris, le problème serait résolu. Mais, ou bien « l’entretien » est toujours un concept idéologique ou bien il ne l’est jamais ; on ne peut pas le démystifier à moitié. Mais encore une fois, qu’importe à Alzon. Son propos est d’amener cette véritable perle, accrochez-vous : dans la bourgeoisie ce sont les femmes qui exploitent leurs maris ! À ce compte, les enfants « exploitent » leurs parents, les conscrits « exploitent » l’Armée, les vieillards « exploitent » l’hôpital. Il n’explique pas comment ces maris qui sont « dominants » peuvent être en même temps exploités, ce qui est un paradoxe logique et serait, si cela existait, une occurrence absolument unique dans l’histoire de l’humanité (et si cela existe, eh bien, ils l’ont mérité parce qu’ils sont vraiment trop bêtes ; à leur place j’utiliserais un peu de mon pouvoir pour faire cesser cette intolérable exploitation). Mais cette énormité est une vétille aux yeux de qui a transformé la dépendance économique des femmes en exploitation par elles exercée. Aussi Alzon n’est-il pas là pour résoudre ce mystère. Ayant dit, il procède, car son propos n’est pas de justifier des propositions aberrantes, donc injustifiables, mais simplement de trouver des insultes inédites à lancer aux « bourgeoises ».

Mais, hélas pour lui, sa passion est trop vive, elle l’entraîne plus loin qu’il n’aurait voulu : à se démasquer. En effet, pour « mieux prouver son point » – l’oisiveté, donc, selon lui, la non-exploitation des « bourgeoises » –, Alzon les compare à des prostituées de luxe. Il révèle ainsi l’étendue de sa compréhension de l’oppression des femmes : pour lui, ce n’est pas le client, comme on le croirait, qui exploite la prostituée mais la prostituée qui exploite le client, et la qualité de son « féminisme ». Dire que les « bourgeoises » sont des prostituées de luxe, c’est pour des féministes dire qu’elles sont bien des femmes exploitées comme les autres. Pour Alzon c’est dire le contraire, puisque c’est le nœud de la « théorie » selon laquelle ces femmes exploitent leurs maris. En effet il utilise cette comparaison comme un argument imparable pour prouver leur différence d’avec les autres femmes. Or ce n’est certainement pas en tant que prostituées que les « bourgeoises » diffèrent des autres femmes. Alors pourquoi Alzon a-t-il cru cet argument décisif ? Les prostituées de luxe diffèrent bien des autres femmes, d’un certain point de vue. Mais ce n’est pas d’un point de vue féministe. Alzon pense « prouver », en les traitant de prostituées de luxe, que ces femmes sont non exploitées donc politiquement inférieures aux autres. Or, c’est précisément sur ce point qu’elles sont semblables aux autres. Alzon révèle ainsi que son point de vue, non seulement n’est pas féministe, mais est antiféministe. Car le point de vue d’où ces femmes sont appréhendées d’une façon péjorative, c’est le point de vue de l’ouvrier qui traite la « bourgeoise » de « salope ». En termes « universitaires », Alzon dit la même chose : qu’est-ce qu’elles se croient, ces femmes qui sont à moi inaccessibles, qui ne sont pas (par moi) opprimables, alors qu’elles sont des putains comme les autres ! Le seul point de vue d’où les assertions d’Alzon sur les « bourgeoises » sont compréhensibles, le seul point de vue d’où elles peuvent être émises, c’est celui du sexisme : pour lequel il est inadmissible que certaines femmes échappent ou aient l’air d’échapper, même en partie, au sort commun ; le point de vue des hommes indignés de voir leur privilège de sexe – en particulier l’accès sexuel à toutes les femmes – mis en échec par des « privilèges », plus exactement des protections, de classe ; car le pire pour eux est qu’ils savent que ces « privilèges » sont dérivés de, obtenus par une oppression de sexe : par la prostitution, la même que celle dont ils espéraient bénéficier, mais réservée à des hommes dominants. Ce n’est pas le point de vue de quelqu’un qui réclame la fin de l’oppression des femmes, mais au contraire celui de quelqu’un, de la majorité des hommes, qui réclame l’application totale – sans exemptions ni mitigations – à toutes les femmes sans distinction, du sort des plus opprimées. C’est le point de vue des « partageux » sexuels, ceux qui veulent que cesse la distribution inégale des femmes.

Cette haine des « bourgeoises » n’est pas, de toute évidence, provoquée par l’amour des femmes et de leur libération. Mais ce n’est même pas une haine limitée à une catégorie particulière de femmes. C’est la haine de toutes les femmes. Les « bourgeoises » ne sont particulièrement visées que dans la mesure où elles semblent échapper partiellement à l’oppression, ou à certaines oppressions, ou à l’oppression par certains hommes. La haine active est bien réservée pratiquement aux « bourgeoises », à celles qui paraissent bénéficier d’un statut d’exception, d’une exemption scandaleuse. Mais que cette exemption supposée suscite l’indignation et la haine à l’égard de ses « bénéficiaires » montre quelle est la condition seule jugée convenable aux femmes : la seule qui n’éveille pas l’hostilité est une situation d’oppression totale. Cette réaction est classique dans les annales des relations entre groupes dominants et dominés, et a été amplement étudiée dans le Sud des États-Unis en particulier. La bienveillance paternaliste des Blancs pour les Noirs qui « connaissent leur place » et y restent se transforme curieusement en une fureur meurtrière quand ces Noirs cessent de connaître leur place. Les mouvements féministes américains ont aussi analysé les réactions masculines aux « uppity women », littéralement les femmes qui ne baissent pas les yeux.

Les fameuses « bourgeoises » ne sont pas de ces femmes « arrogantes » : des femmes qui contestent leur rôle, mais plutôt des femmes à qui une soumission classique à un homme vaut en retour, quand cet homme appartient à la couche supérieure de son sexe, quand cet homme domine d’autres hommes aussi bien que des femmes, une protection contre ces autres hommes. Ceci est vécu, comme je l’ai dit plus haut, comme une anomalie, comme une transgression de la règle idéale qui devrait être la soumission de toutes les femmes à tous les hommes, et d’autant plus outrageante qu’elle est le résultat de l’obéissance à cette règle. L’attachement à cette norme est rarement conscient, encore plus rarement verbalisé chez les intellectuels de gauche. Il n’est révélé que négativement par l’indignation que sa transgression suscite en eux.

La haine de soi comme fondement du gauchisme féminin[modifier le wikicode]

Ou les origines des droites féministes, ou l’image de soi dans le miroir de la mauvaise conscience des femmes[modifier le wikicode]

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les débats de conscience de certaines tendances des mouvements de libération des femmes et la « politique » adoptée par certains groupes. Ces débats de conscience ne portent pas sur une situation réelle, et les prises de position ne découlent ni d’une analyse de la situation concrète de catégories concrètes de femmes, ni a fortiori d’une analyse des implications politiques de telle ou telle position, ce qui exigerait que ces positions soient connues, pour l’engagement dans la lutte de libération. Ils sont simplement une expression de la mauvaise conscience des femmes, mauvaise conscience qui, inutile de le dire, est à la fois produit et signe de l’oppression. Les femmes, comme les hommes, estiment illégitime que la classe l’emporte sur le genre : que leur « appartenance de classe » – qui est d’ailleurs toujours faussement évaluée et/ou identifiée à l’origine de classe (ces femmes se classent d’après la position de leur père ou de leur mari ; si elles se classaient d’après leur position propre, elles s’apercevraient qu’aucune d’elles n’est bourgeoise) – les mette dans des situations de supériorité ou de « non-infériorité totale » vis-à-vis de certaines catégories d’hommes. Elles projettent cette mauvaise conscience – sous forme d’hostilité – sur une catégorie mythique de femmes censées exemplifier cette anomalie.

Cette mauvaise conscience est particulièrement articulée et exprimée systématiquement dans l’idéologie « gauchiste » : les prises de position des groupes dits « gauchistes » (à cause de leurs liens avec l’extrême gauche masculine) des mouvements. Mais elle n’y a pas sa source ; elle y trouve seulement une formulation pseudo-théorique toute faite : élaborée par les gauchistes mâles comme rationalisation « révolutionnaire » de leurs intérêts d’hommes.

Cette formulation n’est du point de vue des femmes qu’une forme particulière d’une mauvaise conscience générale, et sans rapport structurel avec l’idéologie ou le mouvement « révolutionnaire ». L’engagement des femmes dans la lutte dite « prolétarienne », la lutte gauchiste (dont le caractère prolétarien reste à vérifier[3]) semble impliquer une exclusion des « bourgeoises », non en tant qu’individues concrètes – puisque personne n’a jamais vu la queue d’une –, mais de la définition du peuple à la libérer. D’une certaine façon ces femmes (les gauchistes) reproduisent dans leurs groupes non mixtes la mauvaise conscience des membres petits-bourgeois de la gauche masculine vis-à-vis des « masses » c’est-à-dire des prolétaires. C’est bien une reproduction – une imitation – dans le sens qu’elle est fondée sur une identification des femmes à « leurs » hommes. Ce n’est qu’en s’identifiant à ceux-ci que ces femmes peuvent se sentir « privilégiées » et « coupables ». Cette identification a elle-même plusieurs sources : d’une part l’identification à l’oppresseur « personnel » pris comme modèle, c’est-à-dire l’aliénation féminine classique, d’autre part la fausse conscience. L’identification est produite par le désir de croire à, et produit la croyance à, la similitude au-delà de la barrière des sexes. Elle est typiquement une réaction magique, une façon d’annuler en rêve l’oppression qu’on ne peut supprimer dans la réalité. Comme tout recours à la magie, elle porte sa propre contradiction, sa propre annulation, puisque l’identification est la preuve péremptoire de la non-identité. La croyance tenue par des femmes nées de bourgeois ou mariées – légalement ou non – à des bourgeois, qu’elles sont elles-mêmes des « bourgeois » est un produit de la fausse conscience : car elles ne participent pas comme elles le croient aux privilèges de cette classe, et elles ne le croient que grâce à un processus d’identification. Donc ces femmes se sentent coupables vis-à-vis des prolétaires : d’une part par fausse conscience, parce qu’elles se croient faussement dans la même situation et dans le même rapport objectif aux prolétaires que leurs « mecs ». Mais cette culpabilité est aussi le produit de ce qui est en un sens le contraire de la fausse conscience, la mauvaise conscience : le sentiment que ces privilèges de classe dont la fausse conscience les persuade qu’elles les exercent à l’instar de leurs hommes, sont, par elles, usurpés.

Ce processus est distinct du premier analytiquement, bien que les deux aillent le plus souvent ensemble. En effet, on peut distinguer trois situations théoriques :

1. Celle d’une femme qui est vraiment bourgeoise, c’est-à-dire capitaliste. Il y a en France onze mille femmes « Patrons de l’industrie et du commerce ». Cette catégorie comprend Rothschild et l’épicier du coin. Étant donné le nombre d’épiceries tenues par des femmes, on peut penser que la majorité de ces onze mille « Patronnes » sont plus vraisemblablement des épicières ou assimilées que des Rothschild.

2. Celle d’une femme mariée à un bourgeois et bénéficiant de certaines délégations de pouvoir.

3. Celle d’une femme mariée à un petit-bourgeois et ne bénéficiant de rien du tout (le cas de nos gauchistes).

Dans les cas 1 et 2, les privilèges dérivés soit de l’appartenance de classe (1) soit de la possession par la classe (2) sont entachés de culpabilité ; redoublée dans le cas 2 par la façon dont ils ont été acquis (la prostitution que les hommes prolétaires leur reprochent avec tant de vertu). Dans les cas 2 et 3, ces privilèges peuvent être imaginaires : ils le sont toujours en 3, et ils peuvent s’ajouter en 2 aux privilèges dérivés mais réels. En d’autres termes, la mauvaise conscience joue dans tous les cas : le sentiment d’usurpation. Elle est redoublée dans le second cas, celui des « bourgeoises » classiques c’est-à-dire des femmes de bourgeois, par la conscience de la tricherie qui provoque l’indignation masculine. Dans le troisième cas, elle est fondée sur la fausse conscience uniquement, qui peut très bien fonctionner dans le deuxième cas aussi : ce n’est pas parce qu’on a quelques miettes de pouvoir qu’on ne peut pas s’imaginer l’avoir tout entier, au contraire.

Les femmes « gauchistes » partagent avec leurs hommes la culpabilité d’avoir des privilèges de classe ; mais à cette culpabilité de gauche s’ajoute pour elles la culpabilité de posséder ces privilèges indûment en tant que femmes, c’est-à-dire d’ajouter à l’oppression de classe (qu’elles croient exercer) un renversement de la hiérarchie normale des sexes. La conscience douloureuse de ce renversement comporte deux volets : le sentiment que rien ne devrait les mettre à même d’opprimer des hommes ; le sentiment qu’elles ne sont pas vraiment dans la même situation que leurs hommes, que l’oppression qu’elles « font subir » aux prolétaires n’est pas fondée sur les mêmes bases : est encore moins légitime.

Ces deux sentiments sont, ironiquement, contradictoires. Le premier est la culpabilité d’être des bourgeoises, le deuxième est la culpabilité de n’être pas bourgeoises, et d’en posséder quand même les privilèges !

La forme politique – en terme de « théorie » – que prend cette mauvaise conscience est systématisée dans certains groupes de femmes, généralement trotskistes, mais elle est utilisée aussi dans des groupes non gauchistes comme moyen de gouverner : dans le groupe Psychanalyse et Politique. Son prétexte est le projet de « réconcilier la lutte des classes et la lutte des femmes » – ce qui exige qu’on les ait préalablement « fâchées ». Mais au lieu que cette « réconciliation » procède d’une analyse – ce dont leurs motivations les rend incapables – elle procède de la magie. On ne cherche pas à analyser comment l’oppression des femmes – en tant que telle – s’articule avec l’oppression des prolétaires en tant que telle. Il faudrait d’abord savoir en quoi consiste l’oppression des femmes et elles ne veulent pas le savoir. C’est donc au niveau de groupes concrets que cette articulation est effectuée, ou plutôt est censée être effectuée. On met l’accent sur les femmes prolétaires – ou les femmes de prolétaires – la distinction n’est pas faite, ce qui en dit long sur l’analyse de la position de classe des femmes, c’est-à-dire qu’on substitue à l’analyse des connexions et articulations une coïncidence de fait incarnée par une situation empirique. On croit que l’articulation est faite parce qu’on privilégie un groupe qui se trouve être opprimé à la fois par le capitalisme et par le patriarcat. Mais l’existence d’un tel groupe n’éclaire en rien la question des relations entre ces deux systèmes, et la glorification de ce groupe ne remplace pas une analyse, qui reste à faire. De surcroît, la contradiction mentionnée plus haut demeure intacte : les femmes qui soutiennent cette position ne font pas partie – d’après leur analyse – des femmes seules dignes d’être « sauvées » puisque dans leur autoclassification elles sont des petites-bourgeoises, et ne sont donc pas opprimées.

La haine des femmes à l’égard des « bourgeoises » est le résultat de trois mécanismes d’oppression :

1. Elle est premièrement et objectivement une haine de soi puisque ces femmes se définissent comme bourgeoises. Il est même plus que probable qu’elles se définissent ainsi pour trouver une assise « objective » à cette haine de soi.

2. Elle est le produit de la fausse conscience des femmes : la croyance erronée qu’elles possèdent les mêmes privilèges que les hommes « de leur classe ».

3. Et surtout elle a pour source leur mauvaise conscience : le sentiment d’usurper ces privilèges, bref le sentiment d’être indûment dans une situation de « bourgeois », dont elles prouvent par leur culpabilité que contrairement à ce qu’elles disent elles l’estiment réservée aux hommes.

Cette haine manifeste encore une autre mauvaise conscience : car non contentes de se sentir particulièrement indignes d’opprimer, les femmes se sentent indignes d’être opprimées. L’idée que les femmes forment une classe n’est jamais réfutée avec des arguments théoriques et logiques, mais d’une façon passionnelle. Ce que cette passion révèle, c’est le refus profond de se considérer sur le même pied que les autres opprimés, en particulier que les opprimés-type, les prolétaires. Pourquoi ? La « classe ouvrière » (mais aussi le « peuple noir ») est toujours représentée sous les traits d’un groupe d’hommes dans des attitudes particulièrement « viriles » : portant des casques, armés, brandissant le poing. Pour des femmes « révolutionnaires », cette image est celle du statut le plus élevé. Se penser une classe, c’est se penser homme d’abord, et de surcroît se penser homme de la catégorie la plus glorieuse : se hisser au rang des héros culturels. Or ceci est à ce double titre psychologiquement impossible pour, impensable par, la majorité des femmes. Ce serait un double sacrilège, une double profanation : de la dignité d’homme et de la dignité du prolétariat. Mais comme cette dignité s’étend à des opprimés non nécessairement prolétaires, tant qu’ils sont hommes, j’incline à penser que c’est la virilité qui en l’occurrence prête son prestige au prolétariat. Là encore, c’est le sentiment d’indignité qui conduit à la crainte de l’usurpation, et ce sentiment invalide le discours rationalisant puisqu’il repose sur des prémisses opposées : le discours rationalise le refus sur la base d’une prééminence de la classe sur le genre, mais le refus repose sur la prééminence du genre.

Un autre exemple de ce sentiment d’indignité des femmes est la théorie masculine, mais reprise par beaucoup de femmes, sur les raisons et les buts de l’oppression des femmes dans la famille. Dans cette théorie, l’oppression des femmes dans la famille est causée par la nécessité, pour le Capital, de former des personnalités soumises afin qu’en grandissant les enfants deviennent des travailleurs dociles : d’où la répression sexuelle de tout le monde – donc des femmes aussi – nécessaire pour canaliser l’énergie libidinale vers le travail ; d’où la structure autoritaire de la famille, les femmes étant opprimées par leur mari parce qu’ils sont opprimés par leurs patrons et pour qu’ils ne dirigent pas leur colère vers ledit patron, et opprimant à leur tour les enfants, etc.

Ce qui est passionnant dans cette théorie c’est que même l’oppression des femmes ne les vise pas elles. Le rôle de la famille dans cette théorie est purement idéologique : il est de former un certain type de personnalité ; et cette formation est un des moyens, un moyen idéologique, d’exploiter les prolétaires. Donc l’oppression matérielle et très concrète des femmes n’est qu’un moyen ou un résultat, de toute façon un sous-produit d’une oppression idéologique qui vise les travailleurs et qui n’est elle-même qu’un moyen de l’oppression « véritable », de l’exploitation des mêmes travailleurs. Il n’est pas question de discuter le fond de cette théorie, mais la place qu’y occupent les femmes : elles sont deux fois éloignées du but – de ce qui est posé comme finalité du processus qui les opprime. Non seulement leur oppression matérielle n’est pas une fin en elle-même, mais la conséquence à la limite contingente d’une oppression idéologique ; non seulement cette oppression « idéologique » qui est la raison de leur oppression matérielle n’est pas encore une fin mais un relais pour la véritable oppression (l’exploitation des prolétaires) ; mais aucun de ces moments – ni les relais ni les fins – ne concerne les femmes en tant que telles. Non seulement elles sont exploitées, mais elles ne sont exploitées que dans la mesure où cela sert une autre exploitation.

En d’autres termes, il est clair que les femmes sont perçues comme indignes même d’être exploitées. On ne peut trouver d’explication, donner de statut théorique à leur oppression qu’en la posant comme médiation d’une autre oppression. Cela signifie clairement qu’on ne les estime pas plus dignes d’être exploitées pour elles-mêmes que dignes de vivre pour elles-mêmes. Il faut que leur exploitation, comme leur existence, soit justifiée par autre chose qu’elle-même : par son utilité pour la vie ou l’exploitation des hommes. Que les femmes ne soient pas dans la théorie les sujets de leur propre exploitation reflète bien le fait que dans la société elles ne sont pas les sujets de leur propre vie. Que le statut théorique de leur exploitation soit médiatisé dans la théorie reflète bien que leur statut dans la société est médiatisé, dans les deux cas par les hommes. Le sens profond de cette « théorie », c’est que si les hommes n’étaient pas opprimés les femmes ne le seraient pas ; ce qui signifie que la question est posée en ces termes : pourquoi opprimer les femmes, sinon pour opprimer des hommes ?

La préoccupation passionnée « d’articuler » oppression des femmes et oppression des prolétaires recouvre l’entreprise à peine cachée de rattacher en fait la première à la seconde, car il n’y a pas l’ombre d’une symétrie dans cette « articulation ». Le pire est que cette hâte à intégrer l’oppression des femmes à l’oppression capitaliste, avant même de savoir en quoi consiste la première, ne procède peut-être pas tant d’une mauvaise que d’une bonne volonté politique : du souci d’établir la réalité de cette oppression, en la rendant visible.

Ce que ceci révèle, c’est que pour ces femmes et ces hommes, l’oppression des femmes, si elle n’est pas ainsi « rattachée », tend à s’évanouir de sous leurs yeux, comme tout fait dénué de signification ; que seule l’oppression d’hommes a un sens en soi ; et que, non rattachée à une oppression autojustifiée, l’oppression des femmes est pour elles et eux, proprement IN-SENSÉE.

La photo de classe des femmes ou l’image inversée[modifier le wikicode]

Ce que les réactions des femmes comme des hommes à la suggestion que les femmes sont opprimées point à la ligne : pour elles-mêmes ; ce que l’hostilité partagée mais non semblable des femmes et des hommes à l’égard des « bourgeoises » ; ce que la construction même de ce mythe-bouc-émissaire, révèlent, coïncide avec ce que l’analyse objective dévoile. Cette analyse objective est inscrite en filigrane dans les positions qui la nient, elle en constitue le fondement caché. Les femmes de bourgeois ne sont pas des bourgeois. Elles ne doivent leur « position de classe », censée l’emporter sur le statut de femmes, qu’à ce statut.

Ceci est très clair dans le fait que sociologie profane comme sociologie savante attribuent aux femmes la classe de leur mari : utilisent pour les femmes un critère d’« appartenance de classe » différent de celui utilisé pour les hommes et donc pour les maris, un critère qui, de surcroît, est totalement étranger non seulement à la définition marxiste des classes mais à toute définition des catégories sociales. Pour les femmes, et pour les femmes seulement, le mariage d’une part remplace la place dans le processus de production comme critère d’appartenance de classe ; d’autre part, même quand les femmes ont une place propre dans ce processus c’est-à-dire travaillent à l’extérieur, le mariage l’emporte néanmoins. Les « bourgeoises » sont donc appelées telles et identifiées à leurs bourgeois d’époux, non parce qu’on a utilisé pour les classer le même critère que pour leurs maris mais au contraire parce qu’on a utilisé un critère qui les en distingue : celui du mariage. C’est-à-dire qu’avant de et pour pouvoir les prétendre identiques à leurs maris, il faut les avoir considérées et traitées comme radicalement dissemblables. Ainsi, en mettant les bourgeois et leurs femmes dans le même sac, on démontre par cette opération même qu’ils ne sont pas dans le même sac. On ne peut assimiler les unes aux uns que précisément en les traitant différemment – en classant les uns par leur place dans le processus de production et les unes par leur statut matrimonial. Et ce qui distingue les hommes bourgeois des femmes « bourgeoises » dans le processus de classement, est précisément ce qui rapproche les femmes « bourgeoises » des femmes « prolétaires », qui elles aussi sont cataloguées d’après la classe de leurs maris. Ainsi on ne peut parler des différences de classe entre femmes – source paraît-il de divisions politiques éventuelles – qu’en les traitant d’abord toutes de la même façon : en déterminant leur « classe » par leur rapport à un homme. Ces différences classificatoires sont donc fondées sur ce que les femmes ont toutes en commun : le fait d’être « la femme de quelqu’un ».

L’usage classificatoire ne fait que refléter la situation objective qui est aussi commune à toutes les femmes : le fait que leur existence matérielle est déterminée par leur relation à un homme. Cette dépendance est elle-même la cause de leur placement, réel et analytique, dans les classes – les lieux sociaux et géographiques – où se trouvent les hommes auxquels elles sont attachées. Il ne s’agit donc pas d’une appartenance de classe au sens propre, mais de son contraire. Le fait que cet attachement soit utilisé en lieu et place de l’appartenance de classe réelle manifeste que cette dépendance – le statut de femme, terme synonyme avec celui d’épouse – l’emporte sur l’appartenance de classe : la place dans la production capitaliste. Elle l’emporte dans le classement parce qu’elle l’emporte dans la réalité : parce que, soit les femmes n’ont pas de place dans la production capitaliste, soit cette place est moins importante pour leur existence matérielle que leur dépendance patriarcale, qui constitue leur rapport de production et leur appartenance de classe, les deux étant non capitalistes. Ironiquement, la « théorie » qui pose l’« appartenance » – lire le rattachement – des femmes aux classes du système capitaliste comme plus important que leur statut commun de femmes, est fondée sur le postulat inverse (et sur une lecture correcte, quoique niée, de la réalité) : sur le postulat implicite (ou explicite, en sociologie) de la prééminence du statut de sexe.

Comme on l’a vu, l’hostilité à l’égard des « bourgeoises » repose en dernière analyse, sur la perception juste que ces femmes n’appartiennent pas réellement à la classe bourgeoise ; cette hostilité révèle que l’appartenance de genre, la classe patriarcale, est perçue comme l’emportant sur, mais surtout devant l’emporter sur « l’appartenance de classe ». Si on retrouve la même chose au terme d’une analyse objective qu’on a trouvé dans les prises de position « politiques » (émotionnelles), c’est que cette analyse existe implicitement et souterrainement dans ces positions, qui sont d’autant plus émotionnelles qu’elles sont fondées sur une réalité en contradiction absolue avec le discours manifeste. Si la réalité qui sert de base au discours est niée par celui-ci, c’est que ce dernier est destiné à justifier des positions réactionnaires sur cette réalité ; pour que celles-ci n’apparaissent pas comme telles, c’est donc la réalité qui est inversée par le discours, aux fins qu’on ne s’aperçoive pas que ce sont les positions qui sont à l’envers.

Il reste cependant à trouver et à définir les modalités différentielles de l’oppression générale des femmes, les différentes formes que prend l’oppression à partir d’une base commune. Ceci débouche nécessairement, on s’en doute, sur une redéfinition de l’oppression, et pas seulement pour les femmes. Mais cette recherche ne peut procéder à partir des concepts utilisés couramment, de la problématique de la division des femmes selon les lignes des classes traditionnelles, pour les raisons qu’on a vues : parce que ces « divisions » sont fondées en réalité sur ce qui est au contraire commun à toutes les femmes. La perception de ces « divisions », telle qu’elle existe actuellement, est due non seulement à la dépendance matérielle mais aussi à la mauvaise conscience qui sont le lot de toutes les femmes. Loin d’être une analyse, encore moins une analyse révolutionnaire, c’est une manifestation et une preuve de plus de l’oppression. C’est donc d’ailleurs, d’un ailleurs analytique et politique, à partir d’une problématique totalement différente, qui connaît et reconnaît cette communauté fondamentale, et ne procède pas de la mauvaise conscience, c’est-à-dire à partir d’une problématique proprement féministe, que cette recherche peut être entreprise, et être une recherche de libération.

  1. Ce texte a été commencé en 1975. C’est pourquoi la plupart des articles cités dans la première partie datent de 1974. Mais, même en ce qui concerne cette année-là, on s’apercevra vite que j’ai négligé nombre de productions. En effet, mon propos n’était nullement de dresser un quelconque tableau de l’année sexiste écoulée, mais de décrire des mécanismes en analysant des exemples significatifs. J’ai été les chercher dans toute l’étendue historique du mouvement des femmes, et certains événements rappelés remontent aussi loin que 1970. En 1977, mes exemples ont toujours une valeur illustrative, comme un bref passage en revue de la littérature en convaincra. Il en est de même en 1998.
  2. Jusqu’en 1972 au moins (date à laquelle j’ai cessé de les lire), le thème type des bandes dessinées de Hara-Kiri et de Charlie-Hebdo était l’humiliation d’une femme « bourgeoise » par un mâle réputé révolutionnaire, ou plutôt que ce seul haut fait suffisait à désigner comme révolutionnaire. On peut en conclure : que ce thème sert de signe ; signifie la « Révolution » ; que, réciproquement, puisqu’elle est ainsi utilisée, l’humiliation des femmes est un des contenus majeurs de la représentation symbolique de la « Révolution ». En 1997, voir les propos de Marc Blondel (Force ouvrière) à l’encontre de Nicole Notat (CFDT), comme un exemple parmi des milliers d’autres.
  3. Tout ce que j’ai dit à propos des Noirs s’applique mutatis mutandis aux rapports entre les groupes gauchistes et les prolétaires. « Prolétarien », dans l’usage qu’ils en font, n’est pas à « prolétaire » comme « ouvrier » (adjectif) à « ouvrier » (nom), mais comme « ouvriériste » (adjectif) à « ouvrier » (nom). La critique de l’extrême gauche, de ses prétentions avant-gardistes aggravées par – et hélas, causées par – sa composition exclusivement, ou à peu près petite-bourgeoise, n’est pas mon propos ici. Elle reste à faire. On peut cependant mentionner dès à présent que, à la critique que cette lutte « prolétarienne » n’est ni dirigée ni même suivie par des prolétaires, la pratique du mouvement des femmes en a ajouté une autre, symétrique mais non semblable : que le combat des petits-bourgeois révolutionnaires ne part pas de leur propre oppression. Ceci rendra plus claire une note qui aurait dû venir logiquement à la fin de la première partie, en réponse à la question qu’on ne peut manquer de se poser : « Mais alors, les hommes ne peuvent rien faire dans le cadre de la lutte antipatriarcale ? ». À cette question, c’est une autre pratique qui répond ; celle de certains hommes qui, au lieu de nous donner des conseils, travaillent sur eux, sur leurs problèmes sexistes ; qui, au lieu de nous interpeller, s’interrogent, au lieu de prétendre nous guider, cherchent leur voie, qui parlent d’eux et non pas pour nous. Ceux-là cherchent en quoi la lutte antipatriarcale les concerne directement, dans leur vie quotidienne. Et ils le trouvent sans difficulté, inutile de le dire. Car c’est pour l’ignorer qu’il faut se donner du mal. Quel aveuglement, quelle mauvaise foi ne faut-il pas prendre le point de vue d’Uranus – de Dieu –, pour se prétendre en dehors et au-dessus de la mêlée, quelle aliénation, au sens propre d’absence à sa propre expérience : en langue vulgaire, « être à côté de ses pompes ». C’est pourtant le point de vue du militantisme traditionnel. C’est cette tradition qui explique qu’un Samir Amin puisse écrire sérieusement que « les quelques intuitions [qu’il a] de l’oppression des femmes du tiers-monde », il les doit à un livre, et à un livre français de surcroît (de G. Tillion). Or, Samir Amin est égyptien. Une telle déclaration suffit à invalider non seulement les analyses qui l’accompagnent, mais ce type de militantisme (et de militants) tout entier. Pour une mise à jour sur cette question voir Armengaud et Jasser (1995).