Néant du catholicisme social

De Marxists-fr
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Puisque le clergé était entré directement dans les luttes politiques, puisqu’il prétendait que l’Église seule pourrait résoudre la question sociale, on pouvait attendre de lui quelques solutions claires, quelques formules précises. Vaine attente ! Il a multiplié les congrès catholiques, et il s’est donné ainsi l’apparence de vouloir faire du catholicisme un parti politique. Il est allé dans les réunions populaires, où il ne pouvait plus parler au nom de l’autorité, et il ébranlait ainsi lui-même son propre principe. Il a traité dans les églises des sujets d’actualité, et il a inquiété les bonnes âmes qui sont, pour ainsi dire, jalouses du clergé, qui le veulent tout entier pour elles, et qui considèrent presque ses excursions dans la politique comme une infidélité. En publiant des catéchismes électoraux et en se livrant à des manifestations collectives, les évêques ont envenimé le conflit et précipité sans doute les solutions radicales.

Quelques prédicateurs devenus conférenciers, étourdis et grisés peut-être par la nouveauté de leur rôle, se sont donné des allures déplaisantes et fanfaronnes : « A qui le tour et qui veut maintenant toucher des épaules ? » — Eh bien ! tout cela est en pure perte, car ni des congrès catholiques, ni des conférences publiques, ni des mandements, il n’est sorti aucune idée précise qui puisse éclairer la démocratie et aller au cœur du peuple. Quelle voie ont-ils ouverte ? Aucune. Qu’ont-ils proposé d’effectif, de saisissable ? Rien : rien que des puérilités oppressives, et, sur les misères du peuple, une vaine rhétorique ecclésiastique.

Les uns, industriels honorables et pieux, mais d’un zèle un peu intempérant, introduisent de vive force la religion dans les ateliers. Dans toutes les régions de la France, dans le Nord surtout, cet abus de pouvoir a été commis. Ils paraissent croire que, moyennant le salaire quotidien, l’ouvrier livre son âme à discrétion, et ils humilient des consciences libres en des génuflexions forcées. Ils donnent mission au Crucifié d’enseigner la résignation au prolétariat, et, par une inconsciente profanation, ils font du Christ une sorte de patron céleste chargé de veiller sur les intérêts du patron terrestre. Dangereux enfantillage, regretté sans doute dès maintenant par ceux qui s’y sont laissés aller.

D’autres, moines impétueux s’essayant en vain à la diplomatie, se font, devant les foules, bienveillants, tolérants, démocrates. Ils veulent plus que tous autres le bien du peuple : ils sont amis de la liberté, de toutes les libertés… et à la première interruption ils s’écrient que l’Inquisition n’a jamais persécuté que la canaille. Canailles, nos ancêtres albigeois qui cherchaient une règle morale supérieure, en dehors d’un catholicisme dissolu et oppressif qui n’était plus que paganisme ! Canailles, les réformés ! Canailles, aussi, aujourd’hui encore, tous ceux qui ne s’inclinent pas sous le dogme ! Maladresse de parole ? Sans doute, mais qui découvre l’âme tout entière. C’est un fond de cléricalisme violent qui monte aux lèvres doucereuses : « Vous tous que nous aimons, voici de la haine ! »

Ou bien, dans les congrès catholiques, ils font du Moyen-Age un éloge si emporté, qu’ils effraient leur auditoire réactionnaire, et qu’ils sont obligés d’expliquer le soir qu’il y a deux Moyen-Age, le bon et le mauvais. Ils veulent que le prêtre soit mêlé à tout ; ils veulent jeter sur tout le manteau du moine. Il faut que les syndicats agricoles deviennent des confréries ; et que Notre-Dame-des-Campagnes s’ajoute à Notre-Dame-de-l’Usine. — « Doucement, répond un gentilhomme rural, nos syndicats agricoles prospèrent ; ils achètent à prix réduit des phosphates de bonne qualité : ne vous mêlez pas trop de tout cela. »

D’autres, d’un sens plus rassis, comme l’abbé Garnier, se bornent à énumérer les garanties que l’ancienne société, sous la conduite de l’Église, donnait aux pauvres : les biens des couvents qui se répandaient en aumônes, les biens communaux qui limitaient l’appropriation individuelle et qui assuraient aux plus déshérités une part de jouissance dans le patrimoine collectif. Tableaux complaisants que tout cela ! Mais je ne discute pas le passé ; il est mort, et il s’agit d’aujourd’hui, il s’agit de demain. L’abbé Garnier sait bien que le socialisme veut précisément assurer au peuple, par une organisation fraternelle du travail, un patrimoine collectif, sous la forme nouvelle imposée par des conditions nouvelles. Si l’abbé Garnier le veut aussi, pourquoi combat-il le socialisme ? Et s’il ne le veut pas, à quoi sert cette évocation du passé ? Impuissance et contradiction !

La plupart se bornent à dire que, seule, la charité sauvera le monde et résoudra le problème social. « Aimez-vous les uns les autres ! » — A la bonne heure ; mais, en admettant que les âmes de métal soient subitement attendries, le premier effet de l’amour sera de chercher la justice. Or, où est la justice ? et quelle est aujourd’hui la forme de société qui serait conforme au droit ? Faire appel à la charité, c’est reculer le problème, et non le résoudre, car la charité elle-même est une aveugle sublime qui demande son chemin.

Et puis si, par hasard, malgré vos pathétiques exhortations, les hommes continuent à « ne pas s’aimer les uns les autres », que ferez-vous ? Attendrez-vous qu’ils soient touchés de la grâce ? Attendrez-vous, pour protéger le peuple et les producteurs contre le surmenage et le chômage, contre la baisse des salaires, contre les coalitions financières, contre les coups de bourse et les entreprises véreuses, contre l’oppression des grandes compagnies et contre l’usure des banques, attendrez-vous que le cœur de la haute finance soit embrasé d’amour ? Pensez-vous que le veau d’or se jettera de lui-même dans une fournaise de charité, et qu’il s’éparpillera ensuite aux mains des pauvres en une éblouissante monnaie ? Quelle dérision, et, pour des prêtres qui confessent l’homme, quelle rêverie ! Des lois, il faut des lois ! et vous n’osez pas dire hardiment qu’il faut des lois, bien loin que vous puissiez dire lesquelles.

Voulez-vous nous aider à protéger les syndicats, seul instrument d’émancipation du peuple ? Voulez-vous, par exemple, que les compagnies de chemins de fer ne puissent pas empêcher leurs employés d’assister à un congrès ? — Pas de réponse.

Voulez-vous que la loi limite la durée de la journée de travail pour empêcher l’écrasement du peuple, de son corps et de son âme ? — Silence.

Voulez-vous que nous remplacions l’impôt foncier, qui est rejeté en grande partie sur le paysan, l’impôt des patentes, qui accable les petits producteurs, par un impôt progressif sur le revenu et le capital ? — Vos amis, gros propriétaires, gros financiers, gros industriels, gros rentiers, protestent derrière vous, et vous ne répondez pas.

Voulez-vous que nous arrachions la banque à l’oligarchie financière qui la gouverne, que la Banque de France soit banque nationale, qu’elle puisse recevoir les dépôts et les arracher aux spéculations véreuses ou incertaines des banques de dépôt ? Voulez-vous qu’elle puisse démocratiser le crédit et remplacer par une organisation syndicale des commerçants et des producteurs et une prime d’assurance, la troisième signature, celle du banquier, qui coûte si cher ? Voulez-vous cela ? — Mais vos amis, alliés à l’opportunisme qu’ils dénoncent et à la « juiverie » que vous flétrissez, vont voter le renouvellement du privilège de la Banque de France. Vous vous taisez et baissez la tête. Rien, rien, plus même des mots.

Il semblait, pourtant, qu’il y avait, dans l’Encyclique sur la condition des ouvriers, l’ébauche précise d’un programme social. Mais, d’abord, le parti conservateur et catholique résiste à l’Encyclique ; et puis, il y a, dans la doctrine même du pape, quelque chose qui paralyse forcément toute réforme. L’Église se méfie nécessairement de la société laïque, de la société civile, et elle ne peut souffrir que des réformes profondes soient accomplies par elle, car si la société civile, qui ne repose pas sur le dogme, pouvait sauver l’humanité, l’inanité sociale du dogme serait démontrée.