Monatte a franchi le Rubicon

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Il est maintenant ridicule et déplacé de parler d'une action commune avec la Ligue syndicaliste ou le Comité pour l'indépendance du syndicalisme. Monatte a franchi le Rubicon. Monatte s'est rallié, avec Dumoulin, contre le communisme, contre la révolution d'Octobre, contre la révolution prolétarienne en général[1].

Car Dumoulin appartient au camp d'ennemis particulièrement nuisibles et perfides de la révolution prolétarienne. Il l'a démontré dans l'action, de la manière la plus répugnante : il a rôdé longtemps autour de l'aile gauche pour se rallier au moment décisif à Jouhaux, c'est-à-dire à l'agent du capital le plus sénile et le plus corrompu.

La tâche du révolutionnaire honnête, surtout en France où les trahisons, restées sans châtiment sont innombrables, consiste à rappeler aux ouvriers l'expérience du passé, à tremper la jeunesse dans l'intransigeance, à répéter sans se lasser l'histoire de la trahison de la Il' Internationale et du syndicalisme français, à démasquer le rôle honteux joué non seulement par Jouhaux et Cie mais surtout par les syndicalistes français de " gauche ", tels que Merrheim et Dumoulin. Celui qui n'accomplit pas cette tâche élémentaire envers la nouvelle génération se prive pour toujours du droit à la confiance révolutionnaire. Peut-on, par exemple, garder une ombre d'estime pour les anarchistes français édentés quand ils font monter de nouveau sur l'estrade, en qualité d'"antimilitariste", le vieux bouffon Sébastien Faure[2] qui trafiquait avec les phrases pacifistes en temps de paix et s'est jeté dans les bras de Malvy, c'est-à-dire de la Bourse française, au début de la guerre ? Celui qui veut draper ces faits dans la toge de l'oubli, qui octroie l'amnistie aux traîtres politiques, ne peut être considéré par nous que comme un traître irréductible.

Monatte a franchi le Rubicon. De l'allié peu sûr[3], il est devenu tout d'abord l'ennemi hésitant, pour devenir ensuite l'ennemi direct. Nous devons dire cela aux ouvriers clairement, hardiment et sans ménagement.

Aux hommes bonasses et aussi à quelques malins qui se donnent l'air bonasse, notre appréciation pourra paraître exagérée et "injuste". Puisque Monatte fait l'union avec Dumoulin, uniquement pour le rétablissement de l'unité du mouvement "syndical". Uniquement ! Les syndicats, voyez-vous, ce n'est pas un parti, ni une "secte". Les syndicats, voyez-vous, doivent embrasser la classe ouvrière, tous ses courants; on peut donc travailler sur le terrain syndical à côté de Dumoulin sans prendre la responsabilité ni de son passé, ni de son avenir. Des réflexions de ce genre constituent une chaîne de ces sophismes bon marché avec lesquels les syndicalistes et socialistes français aiment jongler quand ils veulent cacher un marchandage un peu malodorant.

S'il existait en France des syndicats unifiés, les révolutionnaires n'auraient évidemment pas quitté les organisations du fait de la présence des traîtres, des transfuges, des agents patentés de l'impérialisme. Les révolutionnaires n'auraient pas pris sur eux l'initiative de la scission. Mais en entrant ou en restant dans ces syndicats, ils auraient orienté tous leurs efforts pour démasquer devant les masses les traîtres en tant que traîtres, afin de les compromettre sur la base de l'expérience des masses, de les isoler, de leur enlever la confiance et en fin de compte d'aider les masses à les ficher dehors. Cela peut seul justifier la participation des révolutionnaires aux syndicats réformistes.

Mais Monatte ne travaille guère côte à côte avec Dumoulin dans le cadre des syndicats comme il est arrivé plus d'une fois aux bolcheviks de travailler côte à côte avec les mencheviks tout en menant contre eux une lutte systématique. Non, Monatte s'est uni avec Dumoulin comme avec un allié, sur une plate-forme commune, créant avec lui une fraction politique ou une "secte" s'exprimant dans le langage du syndicalisme français afin de mener ensuite une croisade politique pour la conquête du mouvement syndical. Monatte ne lutte pas contre les traîtres sur le terrain syndical, au contraire, il s'est associé à Dumoulin et le met en vedette, se présentant aux masses comme son tuteur. Monatte dit aux ouvriers qu'on peut aller la main dans la main avec Dumoulin, contre les communistes, contre l'I.S.R., contre la Révolution d'Octobre, et, par conséquent, contre la révolution prolétarienne en général. Telle est, sans fard, la vérité que nous devons dire à haute voix aux ouvriers.

Quand nous avons autrefois défini Monatte comme un centriste qui glisse vers la droite, Chambelland a tenté de transformer cette définition scientifique entièrement juste en une plaisanterie de feuilleton et même de nous retourner cette appellation de centriste comme le joueur de football renvoie le ballon d'un coup de tête. Hélas, la tête en souffre parfois ! Oui, Monatte était un centriste et dans son centrisme étaient contenus tous les éléments de son opportunisme évident d'aujourd'hui.

A propos des exécutions des révolutionnaires indochinois au printemps de cette année, Monatte a développé d'une façon détournée le plan d'action suivant : "Je ne comprends pas qu'en de pareilles circonstances les partis et les organisations qui disposent des moyens nécessaires n'envoient pas députés et journalistes enquêter sur les lieux mêmes. Sur sa dizaine de députés, le parti communiste, sur sa centaine, le parti socialiste ne pouvaient-ils prélever une commission d'enquête qui serait revenue avec les éléments d'une campagne capable de faire reculer les colonialistes et de sauver les condamnés."

Avec de hautains reproches de pion, Monatte donne aux communistes et aux social-démocrates des conseils sur la façon de lutter contre les "colonialistes". Les social-patriotes et les communistes étaient pour lui, il y a quelque temps, des gens du même camp qui n'avaient qu'à suivre les conseils de Monatte pour exécuter une bonne politique. Pour Monatte, ne se posait même pas la question de savoir de quelle façon les social-patriotes peuvent lutter contre les "colonialistes", alors qu'ils sont les partisans et les exécutants pratiques de la politique coloniale. Peut-on donc gouverner des colonies, c'est-à-dire des nations, des tribus, des races, sans fusiller des émeutiers, des révolutionnaires qui cherchent à s'affranchir du joug colonial ? Messieurs les Zyromski et leurs semblables ne répugnent pas à présenter dans chaque occasion propice une protestation de salon contre la "bestialité" coloniale; mais cela ne les empêche pas d'appartenir au parti social-colonialiste qui a associé le prolétariat français à un cours chauvin pendant la guerre, dont l'un des buts principaux était de conserver et d'élargir les colonies au profit de la bourgeoisie française. Monatte a oublié tout cela. Il a raisonné comme s'il n'y avait pas eu après cela de grandioses événements révolutionnaires dans une série de pays d'Occident, d'Orient, comme si différents courants ne s'étaient pas révisés dans l'action et révélés à l'expérience. Il y a six mois, Monatte faisait mine de commencer l'histoire à son début. Et, pendant ce temps, l'histoire s'est de nouveau moquée de lui. Mc Donald, le coreligionnaire des syndicalistes français, à qui Louzon a donné récemment d'incomparables conseils, envoie aux Indes non des commissions d'enquête libératrices, mais des troupes, et vient à bout des Hindous d'une façon plus répugnante que n'importe quel Curzon. Et toutes les canailles du trade-unionisme britannique approuvent ce travail de bourreau! Est-ce par hasard ?

Au lieu de se détourner, sous l'influence de la nouvelle leçon, de la "neutralité" et de l'"indépendance" hypocrites, Monatte a fait au contraire un nouveau pas, cette fois-ci décisif, dans les bras des Mc Donald et Thomas français. Nous n'avons plus à discuter avec Monatte[4].

Le bloc des syndicalistes "indépendants" avec les agents déclarés de la bourgeoisie a comme symptôme une grande signification. Aux yeux des philistins, les choses se présentent comme si les représentants des deux camps avaient fait un pas l'un vers l'autre au nom de l'unité, de l'arrêt de la lutte entre frères et autres douceurs. Il ne peut rien y avoir de plus dégoûtant, de plus faux que cette phraséologie. En réalité, le sens du bloc est tout autre.

Dans les milieux variés de la bureaucratie ouvrière et aussi en partie dans les milieux ouvriers eux-mêmes, Monatte représente ces éléments qui ont tenté de s'approcher de la Révolution, mais qui ont perdu leur espoir en elle avec l'expérience des dix ou douze dernières années. Pourquoi donc voyez-vous qu'elle se développe par des chemins si compliqués et si embrouillés qu'elle amène des conflits intérieurs, de nouvelles et de nouvelles scissions, qu'elle fasse, après un pas en avant, un demi-pas et parfois un pas entier en arrière? Les années de la stabilisation bourgeoise, les années de reflux révolutionnaire ont accumulé le désespoir, la fatigue, les dispositions opportunistes dans une partie de la classe ouvrière.

Tous ces sentiments n'ont mûri qu'aujourd'hui dans le groupe Monatte et l'ont poussé à passer définitivement d'un camp dans l'autre. En chemin, Monatte s'est rencontré avec Louis Sellier, qui avait ses raisons pour tourner le dos, couvert de ses mérites municipaux, à la Révolution. Monatte et Sellier sont partis ensemble. A leur rencontre, personne n'est venu d'autre que Dumoulin. Gela veut dire qu'au moment où Monatte se déplaçait de gauche à droite, Dumoulin a jugé opportun de se déplacer de droite à gauche. Comment cela s'explique-t-il? C'est parce que Monatte, en tant qu'empirique - et les centristes sont toujours des empiriques, autrement ils ne seraient pas des centristes - a exprimé ses sentiments de la période de stabilisation à un moment où cette période a commencé à se transformer en une autre, beaucoup moins tranquille et beaucoup moins stable.

La crise mondiale a pris des dimensions gigantesques et, pour le moment, s'approfondit. Personne ne peut prédire où elle s'arrêtera ni quelles conséquences politiques elle entraînera. La situation en Allemagne est tendue à l'extrême. Les élections allemandes ont amené des éléments aigus d'inquiétude non seulement dans les rapports intérieurs, mais aussi dans les rapports internationaux, montrant de nouveau sur quelle base repose l'édifice de Versailles. La crise économique a débordé les frontières de la France et nous y voyons déjà, après une longue interruption, le commencement du chômage. Pendant les années de relative prospérité, les ouvriers français ont souffert de la politique de la bureaucratie confédérale. Pendant les années de crise, ils peuvent lui rappeler ses trahisons et ses crimes. Jouhaux ne peut pas ne pas être inquiet. Il a nécessairement besoin d'une aile gauche, peut-être plus nécessairement que Blum. A quoi sert donc Dumoulin ? Il ne faut évidemment pas penser que tout est disposé comme les notes d'un clavier et que tout a été formulé dans une conversation. Tous ces gens se connaissent, ils savent de quoi ils sont capables, et, en particulier dans quelle limite l'un d'entre eux peut aller à gauche impunément pour lui et ses patrons[5].

Dumoulin prend place dans les rangs de Jouhaux, comme aile gauche, au moment même où Monatte, qui s'est déplacé continuellement vers la droite, a décidé de franchir le Rubicon. Dumoulin doit rétablir au moins un peu sa réputation - avec l'aide de Monatte et sur son compte. Jouhaux ne peut pas faire d'objection quand son propre Dumoulin compromet Monatte. De cette façon, tout est en ordre : Monatte a rompu avec le camp de la gauche au moment où la bureaucratie confédérale a senti la nécessité de couvrir son flanc gauche découvert.

Nous analysons ces déplacements personnels, non pour Monatte, qui fut autrefois notre ami, et certainement pas pour Dumoulin que nous jugeons depuis longtemps déjà un ennemi irréductible. Ce qui nous intéresse, c'est la signification symptomatique de ces regroupements de personnes, qui reflètent les processus beaucoup plus profonds dans les masses ouvrières elles-mêmes.

Cette radicalisation que les criards ont proclamée il y a deux ans, s'approche indiscutablement aujourd'hui. La crise économique est arrivée en France, il est vrai, avec retard, et il n'est pas exclu qu'elle s'y déroule d'une façon adoucie en comparaison de l'Allemagne. L'expérience seule peut établir cela. Mais il est indiscutable que la passivité dans l'équilibre où se trouvait la classe ouvrière française pendant les années de prétendue "radicalisation" fera place dans un délai assez proche à une activité croissante et à un esprit de combativité. C'est face à cette nouvelle période que les révolutionnaires doivent se tourner.

Au seuil de la nouvelle période, Monatte rassemble les fatigués, les désabusés, les épuisés, et les fait passer dans le camp de Jouhaux. Tant pis pour Monatte, tant mieux pour la Révolution !

La période qui s'ouvre ne verra pas la croissance de la fausse neutralité des syndicats, mais au contraire le renforcement des positions communistes dans le mouvement ouvrier. Devant l'Opposition de gauche se présentent de grandes tâches. Des succès certains l'attendent. Que lui faut-il pour cela ? Rien que rester fidèle à elle-même.

Mais, à ce sujet, la prochaine fois.

  1. Monatte et ses amis de la Ligue syndicaliste avaient pris l'initiative d'une déclaration "pour reconstruire l'unité syndicale". Signée de vingt-deux militants de la C.G.T. et de la C.G.T.U. et de syndicats autonomes, parmi lesquels Georges Dumoulin, elle affirmait notamment : "Des militants syndicalistes (...) ont convenu qu'après dix années de lutte fratricide, il fallait faire effort pour mettre fin à la division des forces syndicales. Ils se sont mis d'accord pour lancer l'idée de la reconstitution de l'unité syndicale dans une centrale syndicale unique, sur les bases de la charte d'Amiens. La réalisation de cette idée ne se conçoit à leur avis que dans la pratique de la lutte de classe et l'indépendance du mouvement syndical, en dehors de toute ingérence des partis politiques, des fractions et des sectes, ainsi que des gouvernements". (La Révolution prolétarienne, n°112, 5 décembre 1930). Voir à ce sujet une mise au point de Daniel Guérin : "Une tentative de réunification syndicale. 1930-1931" (Revue d'Histoire économique et sociale, n°1, 1966).
  2. Sébastien Faure avait publié et diffusé en janvier 1915 un tract imprimé dans lequel, évoquant l'attitude de Liebknecht, il affirmait son accord et appelait à la lutte contre la guerre. Il fut convoqué par le ministre de l'intérieur, Malvy, qui obtint de lui, en échange de la promesse de ne pas poursuivre les militaires qui avaient été en relation avec lui, celle de renoncer à son agitation contre la guerre. Sébastien Faure publia en tract le récit de l'entretien et l'engagement pris par lui avec le ministre. La version de Sébastien Faure a été dans l'ensemble confirmée par Malvy. On trouvera le dossier de cette affaire dans le premier tome de "l'Histoire du mouvement ouvrier pendant la guerre" de Rosmer, pp. 567-569.
  3. Monatte devait réagir à ce qualificatif assurément excessif et en tout cas blessant en affirmant qu'il souhaitait pour sa part à Trotsky "de trouver à ses côtés beaucoup d'alliés aussi peu sûrs" (R. P. n0 114, 5 février 1931).
  4. Ce texte consacra en effet la rupture définitive entre les deux hommes. Daniel Guérin, qui rencontra Trotsky à la fin de 1933, écrit : "Trotsky me demande "Comment va Monatte ?". Je lui raconte combien le vieux syndicaliste a été affecté par ses furieuses diatribes de 1930-31. Trotsky me parait gêné, voire ému, en tout cas hypersensible au souvenir du vétéran". Quant à Monatte lui-même, son dernier livre, "Trois scissions syndicales" rend à plusieurs reprises un hommage sincère et chaleureux à Trotsky. Il s'était d'ailleurs montré actif lors de la campagne contre les procès de Moscou.
  5. En fait, l'appareil confédéral ne suivit pas Dumoulin, mais nombre de signataires de l'appel des 22 allaient dans les mois et années suivantes rejoindre la C.G T.(Note de l'Editeur)
    Le fait que la bureaucratie confédérale garde envers Dumoulin une attitude expectative et critique, parfois même avec une nuance d'hostilité, n'infirme en rien ce qui est dit plus haut. Les réformistes doivent prendre leurs précautions et surveiller Dumoulin pour qu'il ne se laisse pas entraîner trop loin dans la besogne dont les réformistes l'ont chargé et ne franchisse pas les limites assignées. (Note de Trotsky)