Mon expulsion d’Union Soviétique

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Pour récapituler : à l’exigence d’arrêter toute activité, j’ai répondu par l’affirmation que seuls des bureaucrates dégénérés pouvaient présenter une telle exigence et que seuls des renégats pouvaient l’accepter. Même les staliniens ne pouvaient guère s’attendre à une autre réponse. Après cela, un mois s’est écoulé sans incident. Nos liaisons avec le monde extérieur avaient été complètement coupées, y compris les liaisons illégales organisées par les jeunes camarades qui avaient surmonté les pires difficultés et jusqu’à la fin de 1928 m’avaient procuré à Alma-Ata d’abondantes informations en provenance de Moscou et d’autres centres. En janvier de cette année, nous n’avons reçu que les journaux de Moscou. Plus ils pariaient de la lutte contre la droite, plus nous étions sûrs d’avoir raison en nous attendant à un coup contre la gauche. C’est la méthode politique de Staline.

Le représentant du G.P.U. de Moscou, Volynsky, est resté tout ce temps à Alma-Ata, attendant des instructions. Le 20 janvier, il est apparu chez nous, accompagné de nombre d’agents du G.P.U. armés, qui ont occupé toutes les issues, et il m’a tendu l’extrait suivant des minutes de la conférence spéciale du G.P.U. du 18 janvier 1929 :

« Considérant : le cas du citoyen Trotsky, Lev Davidovitch, en vertu de l’article 58/10 du code criminel, accusation d’activité contre-révolutionnaire, s’exprimant dans l’organisation d’un parti illégal antisoviétique dont l’activité s’est récemment tournée vers l’organisation d’actions antisoviétiques et la préparation de la lutte armée contre le pouvoir soviétique. Décision : le citoyen Trotsky, Lev Davidovitch, sera expulsé du territoire de l’U.R.S.S. »

Quand il me fut demandé de signer une reconnaissance écrite d’avoir été informé de cette décision, j’écrivis : « La décision du G.P.U., criminelle dans son essence et illégale dans sa forme, m’a été annoncée, le 20 janvier 1929. Trotsky. »

Je qualifie cette décision de criminelle parce qu’elle m’accuse de préparatifs pour la lutte armée contre le pouvoir soviétique, un mensonge délibéré. Une telle formule, nécessaire à Staline pour justifier mon exil, tend en et par elle-même à saper le pouvoir soviétique de la manière la plus pernicieuse. Car s’il était vrai que l’Opposition, conduite par des hommes qui ont aidé à organiser la révolution d’Octobre et bâti l’Armée rouge et la république soviétique, préparait le renversement du pouvoir soviétique par la force des armes, cela signifierait en soi une désastreuse situation dans le pays. S’il en était ainsi, même l’agent contre-révolutionnaire le plus favorablement disposé du monde bourgeois devrait se dire : « Aucune raison de s’empresser de nouer des liens économiques avec les soviets ; mieux vaut attendre et voir l’issue du conflit armé. »

Fort heureusement, cependant, la formule du G.P.U. est un abominable mensonge policier. Nous sommes entièrement inspirés par la conviction que la domination soviétique a une profonde vitalité et une grande souplesse. Notre ligne est celle de la réforme interne. Je saisis cette opportunité pour le proclamer devant le monde entier et, ce faisant, pour parer partiellement ce coup porté aux intérêts de la république soviétique par la formule dictée par Staline, qui est radicalement fausse. Quelle que soit aujourd’hui l’importance des difficultés internes de l’Union soviétique, qui sont le résultat non seulement des circonstances objectives mais aussi d’une politique impuissante de zigzags, tous ceux qui escomptent un prochain effondrement du pouvoir soviétique se trompent lourdement, comme ils l’ont déjà fait autrefois.

Il semble que M. Chamberlain ne nourrisse pas de semblables illusions. Il procède selon des critères de caractère plus pratique. Si l’on en croit les comptes-rendus répétés dans la presse avec insistance, en particulier celui de la revue américaine The Nation, M. Chamberlain a déclaré que des relations diplomatiques correctes seraient parfaitement possibles avec l’Union soviétique, le lendemain du jour où Trotsky aurait été, comme il dit, « collé au mur ». Cette formule lapidaire fait honneur au tempérament du ministre conservateur, lequel, quand il parle de la marine américaine, emploie plus la langue des végétariens.

Bien que je ne dispose d’aucun pouvoir diplomatique, je me risque néanmoins, dans l’intérêt de la cause (et partiellement dans mon propre intérêt également) à conseiller au ministre britannique des affaires étrangères de ne pas insister de façon trop littérale sur cette exigence. Staline a suffisamment montré qu’il était disposé à satisfaire les volontés de M. Chamberlain en m’expulsant d’Union soviétique. S’il n’a pas fait plus, ce n’est pas faute de désir de plaire. Ce serait trop stupide de prendre cette raison pour punir l’économie soviétique et l’industrie britannique. En outre, je pourrais également souligner que les relations internationales sont basées sur le principe de la réciprocité. Mais c’est un sujet désagréable, et je préfère l’abandonner.

Dans ma reconnaissance écrite que la décision du G.P.U. m’avait été communiquée, je l’ai qualifiée non seulement de criminelle en essence mais d’illégale dans la forme. Je voulais dire par là que le G.P.U. peut offrir à quelqu’un le choix de quitter le pays sous peine de représailles, sous une forme ou sous une autre, si celui-ci veut rester, mais qu’elle ne peut pas véritablement expulser quelqu’un sans son accord.

Quand j’ai demandé comment j’allais être exilé et dans quel pays, on m’a répondu que j’en serai informé en Russie d’Europe par un représentant du G.P.U. qui serait envoyé là pour me rencontrer. Toute la journée du lendemain a été occupée à faire fiévreusement des paquets, presque exclusivement de manuscrits et de livres. Nos deux chiens d’arrêt regardaient avec inquiétude cette foule de gens bruyants dans cette maison habituellement tranquille. Je remarquerai en passant qu’il n’y avait même pas une ombre d’hostilité de la part des agents du G.P.U. Tout au contraire.

A l’aube du 22 janvier, ma femme, mon fils et moi, avec notre escorte du G.P.U., sommes montés dans un autocar qui nous a conduit sur une route couverte d’une épaisse neige humide vers le col de Kurday. Là nous avons rencontré des vents violents et d’importantes chutes de neige. Le puissant tracteur qui devait nous remorquer dans le col était enseveli dans la neige avec les sept véhicules à moteur qu’il remorquait. Pendant la tempête dans le col, sept hommes et pas mal de chevaux furent gelés à mort. Nous fûmes obligés de nous transférer sur des traîneaux. Il nous fallut plus de sept heures pour faire un peu moins de trente kilomètres. Le long de cette route sous la neige, nous avons rencontré de nombreux traîneaux abandonnés, leurs brancards dressés, beaucoup de chargements de matériel pour le chemin de fer Turkestan-Sibérie en construction, beaucoup de réservoirs de kérosène—tout cela profondément enfoncé dans la neige. Hommes et chevaux s’étaient réfugiés dans les camps d’hiver tout proches des Kirghizes.

De l’autre côté du col, nous avons repris un autobus et, à Pichpek (aujourd’hui Frounzé), un wagon de chemin de fer. Les journaux de Moscou que nous avons trouvés en chemin montraient que l’opinion publique avait été préparée à l’expulsion du pays des dirigeants de l’Opposition.

Dans la région d’Aktioubinsk, nous avons été informés par télégramme direct que le lieu de notre exil serait Constantinople. J’ai réclamé la possibilité de voir deux membres de ma famille à Moscou. Ils ont été conduits à la gare de Riajsk et placés sous surveillance avec nous. Le nouveau représentant du G.P.U., Boulanov, essaya de me persuader des avantages d’aller à Constantinople. Mais j’ai refusé catégoriquement. Boulanov s’est engagé dans des négociations avec Moscou par fil direct. Là, on avait tout prévu, sauf la possibilité que je puisse refuser de quitter le pays volontairement.

Notre train est détourné de sa route, roule lentement en remontant la voie, s’arrête finalement sur une voie latérale près d’une petite gare morte et là sombre dans le coma entre deux rangées de bois épais. Les jours passent. Des débris de boîtes de conserve s’accumulent autour du train. Corbeaux et pies se rassemblent toujours plus nombreux pour le festin. II n’y a pas de lapins : une terrible épidémie les a balayés cet automne. Le renard avait fait une trace régulière la nuit, jusqu’à notre train.

La machine, avec un wagon derrière elle, faisait des voyages quotidiens à une gare plus importante pour ramener le gros du ravitaillement. La grippe fait rage dans notre wagon. Nous relisons Anatole France et l’histoire de la Russie de Klioutchevsky. Le froid atteint 53 degrés au-dessous de zéro. Notre machine continue à avancer et à reculer pour éviter que les roues ne gèlent dans les rails. De lointaines stations de radio appellent, cherchant dans l’éther ce qui nous arrive. Nous n’entendons pas leurs questions : nous jouons aux échecs. Mais même si nous les avions entendues, nous n’aurions pas pu leur répondre : amenés là de nuit, nous ne savions pas nous-mêmes où nous étions — sauf que c’était quelque part dans la région de Koursk.

Quand, à travers la fenêtre du train, nous aperçûmes le vapeur qui nous attendait, nous ne pûmes pas nous empêcher de nous souvenir d’un autre bateau qui nous avait, une autre fois, emmenés vers une destination qui n’était pas de notre choix. C’était en mars 1917, au large de Halifax au Canada, quand des marins britanniques, sous les yeux d’une foule de passagers, m’avait charrié à bras, enlevé du vapeur norvégien Christianafjord, sur lequel j’avais voyagé avec tous les papiers nécessaires et tous les visas pour Christiana et Petrograd. Notre famille était la même alors, mais de douze ans plus jeune. Mon fils aîné avait eu onze ans à Halifax et il avait frappé l’un des marins britanniques de son petit poing avant que j’ai pu empêcher ce geste par lequel il espérait naïvement gagner ma liberté et surtout me remettre dans la position verticale. Au lieu de Petrograd, ma destination avait été alors un camp de concentration.

L’Ilyitch, sans chargement ni autres passagers, prit la mer à une heure du matin environ. Pendant une soixantaine de milles, un brise-glace nous ouvrit le passage. Le vent qui avait fait rage dans la région ne fit que nous caresser doucement des derniers souffles de ses ailes. Le 12 février, nous entrions dans le Bosphore. A l’officier de police turc qui avait été prévenu que le vapeur transportait ma famille et moi-même, je remis la déclaration selon laquelle j’étais conduit à Constantinople contre mon gré. Ce fut en vain. Le vapeur continua son chemin. Après vingt- deux jours de voyage, ayant parcouru cinq mille kilomètres, nous étions à Constantinople.

Douze jours et douze nuits se sont écoulées ainsi. Pendant que nous étions là, nous avons appris de nouvelles arrestations — de plusieurs centaines de personnes, y compris cent cinquante membres d’un prétendu « centre trotskyste ». Parmi les noms publiés étaient ceux de Kavtaradzé, ancien président du conseil des commissaires du peuple de Géorgie, Mdivani, l’ancien représentant commercial soviétique à Paris, Voronsky, le meilleur critique littéraire du parti et Drobnis, l’une des figures les plus héroïques de la révolution ukrainienne8. Tous étaient des figures centrales du parti qui avaient contribué à organiser la révolution d’Octobre.

Le 8 février, Boulanov nous a annoncé : « En dépit de grands efforts de la part de Moscou, le gouvernement allemand refuse catégoriquement de vous admettre en Allemagne. J’ai reçu l’instruction définitive de vous conduire à Constantinople. »

— « Mais je n’irai pas volontairement, et je ferai une déclaration en ce sens à la frontière turque. »

— « Cela ne changera rien à l’affaire ; de toute façon, vous serez conduit en Turquie. »

— « Alors vous devrez conclure un accord avec la police turque pour mon exil forcé en Turquie. »

— « Nous ne savons rien de cela, répliqua-t-il, nous ne faisons qu’obéir aux ordres. »

Après douze jours d’arrêt, notre train avait repris sa marche. Tout modeste qu’il était, il s’allongeait avec l’augmentation de l’escorte. Pendant tout le voyage, depuis Pichpek, nous n’avions pas le droit de quitter notre wagon. Maintenant nous allions à toute allure vers le sud. Nos seuls arrêts étaient à de petites gares pour prendre eau et combustible. Ces grandes précautions étaient inspirées par le souvenir de la manifestation à la gare de Moscou quand je fus déporté de Moscou en janvier 1928. En cette circonstance, les manifestants empêchèrent le train de partir pour Tachkent et il ne fut possible de me déporter que le lendemain, en secret.

Les journaux reçus en route nous apportaient des échos de la nouvelle grande campagne contre les « trotskystes », Il filtrait entre les lignes quelques éléments permettant de deviner une lutte au sommet au sujet de ma déportation. La fraction Staline était pressée. Et elle avait bien raison : il fallait surmonter non seulement des obstacles politiques, mais des obstacles physiques aussi. On avait désigné le vapeur Kalinine pour nous embarquer à Odessa, mais il avait été pris dans les glaces. Tous les efforts des brise-glace furent vains. Moscou était au télégraphe, pressant. Le vapeur Ilyitch fut disponible sur ordre. Notre train arriva à Odessa dans la nuit du 10 février. De la fenêtre j’entrevoyais des endroits familiers. J’avais passé sept ans de ma vie d’écolier dans cette ville. Notre, wagon fut conduit directement au vapeur. Il faisait un froid terrible. En dépit de l’heure tardive, le quai était encerclé par des troupes et des agents du G.P.U. Là, nous devions prendre congé des membres de notre famille qui avaient partagé notre emprisonnement pendant ces deux semaines.