I. Une découverte scientifique

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I. Une découverte scientifique[modifier le wikicode]

1. Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange[modifier le wikicode]

La capacité qu'ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l'homme, se nomme particulièrement valeur d'utilité; la capacité qu'ils ont de se donner l'un pour l'autre, valeur en échange... Comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ?... La génération de l'idée de la valeur (en échange) n'a pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y arrêter. Puis donc que, parmi les objets dont j'ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu'en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d'aider à la production de ce qui me manque, et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d'autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien [1].

M. Proudhon se propose de nous expliquer avant tout la double nature de la valeur, la “ distinction dans la valeur ”, le mouvement qui fait de la valeur d'utilité la valeur d'échange. Il importe de nous arrêter avec M. Proudhon à cet acte de transsubstantiation. Voici comment cet acte s'accomplit d'après notre auteur.

Un très grand nombre de produits ne se trouvent pas dans la nature, ils se trouvent au bout de l'industrie. Supposez que les besoins dépassent la production spontanée de la nature, l'homme est forcé de recourir à la production industrielle. Qu'est-ce que cette industrie, dans la supposition de M. Proudhon ? Quelle en est l'origine ? Un seul homme éprouvant le besoin d'un très grand nombre de choses “ ne peut mettre la main à tant de choses ”. Tant de besoins à satisfaire supposent tant de choses à produire - il n'y a pas de produits sans production - tant de choses à produire ne supposent déjà plus la main d'un seul homme aidant à les produire. Or, du moment que vous supposez plus d'une main aidant à la production, vous avez déjà supposé toute une production, basée sur la division du travail. Ainsi le besoin, tel que M. Proudhon le suppose, suppose lui-même toute la division du travail. En supposant la division du travail, vous avez l'échange et conséquemment la valeur d'échange. Autant aurait valu supposer de prime abord la valeur d'échange.

Mais M. Proudhon a mieux aimé faire le tour. Suivons-le dans tous ses détours, pour revenir toujours à son point de départ.

Pour sortir de l'état de choses où chacun produit en solitaire, et pour arriver à l'échange, “ je m'adresse ”, dit M. Proudhon, “ à mes collaborateurs dans des fonctions diverses ”. Donc, moi, j'ai des collaborateurs, qui tous ont des fonctions diverses, sans que pour cela moi et tous les autres, toujours d'après la supposition de M. Proudhon, nous soyons sortis de la position solitaire et peu sociale des Robinson. Les collaborateurs et les fonctions diverses, la division du travail, et l'échange qu'elle implique, sont tout trouvés.

Résumons : j'ai des besoins fondés sur la division du travail et sur l'échange. En supposant ces besoins, M. Proudhon se trouve avoir supposé l'échange, la valeur d'échange, dont il se propose précisément de “ noter la génération avec plus de soin que les autres économistes ”.

M. Proudhon aurait pu tout aussi bien intervertir l'ordre des choses, sans intervertir pour cela la justesse de ses conclusions. Pour expliquer la valeur en échange, il faut l'échange. Pour expliquer l'échange, il faut la division du travail. Pour expliquer la division du travail, il faut des besoins qui nécessitent la division du travail. Pour expliquer ces besoins, il faut les “ supposer ”, ce qui n'est pas les nier, contrairement au premier axiome du prologue de M. Proudhon : “ Supposer Dieu c'est le nier [2]. ”

Comment M. Proudhon, pour lequel la division du travail est supposée connue, s'y prend-il pour expliquer la valeur d'échange, qui pour lui est toujours l'inconnu ?

“ Un homme ” s'en va “ proposer à d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses ”, d'établir l'échange et de faire une distinction entre la valeur usuelle et la valeur échangeable. En acceptant cette distinction proposée, les collaborateurs n'ont laissé à M. Proudhon d'autre “ soin ” que de prendre acte du fait, de marquer, “ de noter ” dans son traité d'économie politique la “ génération de l'idée de la valeur ”. Mais il nous doit toujours, à nous, d'expliquer la “ génération ” de cette proposition, de nous dire enfin comment ce seul homme, ce Robinson, a eu tout à coup l'idée de faire “ à ses collaborateurs ” une proposition du genre connu et comment ces collaborateurs l'ont acceptée sans protestation aucune.

M. Proudhon n'entre pas dans ces détails généalogiques. Il donne simplement au fait de l'échange une manière de cachet historique en le présentant sous la forme d'une motion, qu'un tiers aurait faite, tendant à établir l'échange.

Voilà un échantillon de “ la méthode historique et descriptive ” de M. Proudhon, qui professe un dédain superbe pour la “ méthode historique et descriptive ” des Adam Smith et des Ricardo.

L'échange a son histoire à lui. Il a passé par différentes phases.

Il fut un temps, comme au moyen-âge, où l'on n'échangeait que le superflu, l'excédent de la production sur la consommation.

Il fut encore un temps où non seulement le superflu, mais tous les produits, toute l'existence industrielle était passée dans le commerce, où la production tout entière dépendait de l'échange. Comment expliquer cette deuxième phase de l'échange - la valeur vénale à sa deuxième puissance ?

M. Proudhon aurait une réponse toute prête : mettez qu'un homme ait “ proposé à d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses ”, d'élever la valeur vénale à sa deuxième puissance.

Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d'échange, de trafic et pouvait s'aliéner. C'est le temps où les choses mêmes qui jusqu'alors étaient communiquées, mais jamais échangées; données mais jamais vendues; acquises, mais jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., - où tout enfin passa dans le commerce. C'est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d'économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur.

Comment expliquer encore cette nouvelle et dernière phase de l'échange - la valeur vénale à sa troisième puissance ?

M. Proudhon aurait une réponse toute prête : Mettez qu'une personne ait “ proposé à d'autres personnes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses ”, de faire de la vertu, de l'amour, etc., une valeur vénale, d'élever la valeur d'échange à sa troisième et dernière puissance.

On le voit, la “ méthode historique et descriptive ” de M. Proudhon est bonne à tout, elle répond à tout, elle explique tout. S'agit-il surtout d'expliquer historiquement la “ génération d'une idée économique ”, il suppose un homme qui propose à d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses, d'accomplir cet acte de génération, et tout est dit.

Désormais, nous acceptons la “ génération ” de la valeur d'échange comme un acte accompli; il ne reste maintenant qu'à exposer le rapport de la valeur d'échange à la valeur d'utilité. Écoutons M. Proudhon.

Les économistes ont très bien fait ressortir le double caractère de la valeur; mais ce qu'ils n'ont pas rendu avec la même netteté, c'est sa nature contradictoire; ici commence notre critique... C'est peu d'avoir signalé dans la valeur utile et dans la valeur échangeable cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond que notre devoir est de pénétrer... En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l’une de l'autre.

Si nous avons bien saisi la pensée de M. Proudhon, voici les quatre points qu'il se propose d'établir :

1. La valeur utile et la valeur échangeable forment un “ contraste étonnant ”, se font opposition;

2. La valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l'une de l'autre, en contradiction;

3. Les économistes n'ont ni vu ni connu l'opposition ni la contradiction;

4. La critique de M. Proudhon commence par la fin.

Nous aussi nous commencerons par la fin, et pour disculper les économistes des accusations de M. Proudhon, nous laisserons parler deux économistes assez importants.

Sismondi :

C'est l'opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable à laquelle le commerce a réduit toute chose, etc. [3].

Lauderdale :

En général, la richesse nationale [la valeur utile] diminue à proportion que les fortunes individuelles s'accroissent par l'augmentation de la valeur vénale; et à mesure que celles-ci se réduisent par la diminution de cette valeur, la première augmente généralement [4].

Sismondi a fondé sur l'opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable, sa principale doctrine, d'après laquelle la diminution du revenu est proportionnelle à l'accroissement de la production. Lauderdale a fondé son système sur la raison inverse des deux espèces de valeur et sa doctrine était même tellement populaire du temps de Ricardo, que celui-ci pouvait en parler comme d'une chose généralement connue.

C'est en confondant les idées de la valeur vénale et des richesses (valeur utile) qu'on a prétendu qu'en diminuant la quantité des choses nécessaires, utiles ou agréables à la vie, on pouvait augmenter les richesses [5].

Nous venons de voir que les économistes, avant M. Proudhon, ont “ signalé ” le mystère profond d'opposition et de contradiction. Voyons maintenant comment M. Proudhon explique à son tour ce mystère après les économistes.

La valeur échangeable d'un produit baisse à mesure que l'offre va croissant, la demande restant la même; en d'autres termes : plus un produit est abondant relativement à la demande, plus sa valeur échangeable ou son prix est bas. Vice-versa : plus l'offre est faible relativement à la demande, plus la valeur échangeable ou le prix du produit offert hausse; en d'autres termes, plus il y a rareté des produits offerts relativement à la demande, plus il y a cherté. La valeur d'échange d'un produit dépend de son abondance ou de sa rareté, mais toujours par rapport à la demande. Supposez un produit plus que rare, unique dans son genre, je le veux bien : ce produit unique sera plus qu'abondant, il sera superflu, s'il n'est pas demandé. En revanche, supposez un produit multiplié à millions : il sera toujours rare, s'il ne suffit pas à la demande, c'est-à-dire s'il est trop demandé.

Ce sont là de ces vérités, nous dirons presque banales, et qu'il a fallu cependant reproduire ici pour faire comprendre les mystères de M. Proudhon.

Tellement qu'en suivant le principe jusqu'aux dernières conséquences on arriverait à conclure, le plus logiquement du monde, que les choses dont l'usage est nécessaire et la quantité infinie, doivent être pour rien, et celles dont l'utilité est nulle et la rareté extrême, d'un prix inestimable. Pour comble d'embarras, la pratique n'admet point ces extrêmes : d'un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre l'infini en grandeur; de l'autre, les choses les plus rares ont besoin à un degré quelconque d'être utiles, Sans quoi elles ne seraient susceptibles d'aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l'une à l'autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s'exclure [6].

Qu'est-ce qui met le comble à l'embarras de M. Proudhon ? C'est qu'il a tout simplement oublié la demande, et qu'une chose ne saurait être rare ou abondante qu'autant qu'elle est demandée. Une fois la demande mise de côté, il assimile la valeur échangeable à la rareté et la valeur utile à l'abondance. Effectivement, en disant que les choses “ dont l'utilité est nulle et la rareté extrême ” sont “ d'un prix inestimable ”, il dit tout simplement que la valeur en échange n'est que la rareté. “ Rareté extrême et utilité nulle ”, c'est la rareté pure. “ Prix inestimable ”, c'est le maximum de la valeur échangeable, c'est la valeur échangeable toute pure. Ces deux termes, il les met en équation. Donc, valeur échangeable et rareté sont des termes équivalents. En arrivant à ces prétendues “ conséquences extrêmes ”, M. Proudhon se trouve en effet avoir poussé à l'extrême, non, pas les choses, mais les termes qui les expriment, et en cela il fait preuve de rhétorique bien plus que de logique. Il retrouve ses hypothèses premières dans toute leur nudité, quand il croit avoir trouvé de nouvelles conséquences. Grâce au même procédé, il réussit à identifier la valeur utile avec l'abondance pure.

Après avoir mis en équation la valeur échangeable et la rareté, la valeur utile et l'abondance, M. Proudhon est tout étonné de ne trouver ni la valeur utile dans la rareté et la valeur échangeable, ni la valeur échangeable dans l'abondance et la valeur utile; et en voyant que la pratique n'admet point ces extrêmes il ne peut plus faire autrement que de croire au mystère. Il y a pour lui prix inestimable, parce qu'il n'y a pas d'acheteurs, et il n'en trouvera jamais, tant qu'il fait abstraction de, la demande.

D'un autre côté, l'abondance de M. Proudhon semble être quelque chose de spontané. Il oublie tout à fait qu'il y a des gens qui la produisent, et qu'il est de l'intérêt de ceux-ci de ne jamais perdre de vue la demande. Sinon, comment M. Proudhon aurait-il pu dire que les choses qui sont très utiles doivent être à très bas prix ou même ne coûter rien ? Il lui aurait fallu conclure, au contraire, qu'il faut restreindre l'abondance, la production des choses très utiles, si l'on veut en élever le prix, la valeur d'échange.

Les anciens vignerons de France, en sollicitant une loi qui interdisait la plantation de nouvelles vignes; les Hollandais, en brûlant les épices de l'Asie, en déracinant les girofliers dans les Moluques, voulaient tout simplement réduire l'abondance pour élever la valeur d'échange. Tout le moyen-âge, en limitant par des lois le nombre des compagnons qu'un seul maître pouvait occuper, en limitant le nombre des instruments qu'il pouvait employer, agissait d'après ce même principe. (Voir Anderson : Histoire du commerce.)

Après avoir représenté l'abondance comme la valeur utile, et la rareté comme la valeur échangeable, - rien de plus facile que de démontrer que l'abondance et la rareté sont en raison inverse - M. Proudhon identifie la valeur utile à l'offre et la valeur échangeable à la demande. Pour rendre l'antithèse encore plus tranchée, il fait une substitution de termes en mettant “ valeur d'opinion ” à la place de valeur échangeable. Voilà donc que la lutte a changé de terrain, et nous avons d'un côté l'utilité (la valeur en usage, l'offre), de l'autre l'opinion (la valeur échangeable, la demande).

Ces deux puissances opposées l'une à l'autre, qui les conciliera ? Comment faire pour les mettre d'accord ? Pourrait-on seulement établir entre elles un point de comparaison ?

Certes, s'écrie M. Proudhon, il y en a un; c'est l'arbitraire. Le prix qui résultera de cette lutte entre l'offre et la demande, entre l'utilité et l'opinion, ne sera pas l'expression de la justice éternelle.

M. Proudhon continue à développer cette antithèse :

En ma qualité d'acheteur libre, je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de l'objet, du prix que je veux y mettre. D'autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des moyens d'exécution, et, en conséquence, vous avez la faculté de réduire vos frais [7].

Et comme la demande ou la valeur en échange est identique avec l'opinion, M. Proudhon est amené à dire :

Il est prouvé que c'est le libre arbitre de l'homme qui donne lieu à l'opposition entre la valeur utile et la valeur en échange. Comment résoudre cette opposition tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l'homme [8] ?

Ainsi, il n'y a pas de résultat possible. Il y a une lutte entre deux puissances pour ainsi dire incommensurables, entre l'utile et l'opinion, entre l'acheteur libre et le producteur libre.

Voyons les choses d'un peu plus près.

L'offre ne représente pas exclusivement l'utilité, la demande ne représente pas exclusivement l'opinion. Celui qui demande n'offre-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, l'argent, et en offrant ne représente-t-il pas, d'après M. Proudhon, l'utilité ou la valeur en usage ?

D'un autre côté, celui qui offre ne demande-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, de l'argent ? Et ne devient-il pas ainsi le représentant de l'opinion, de la valeur d'opinion ou de la valeur en échange ?

La demande est en même temps une offre, l'offre est en même temps une demande. Ainsi l'antithèse de M. Proudhon, en identifiant simplement l'offre et la demande, l'une à l'utilité, l'autre à l'opinion, ne repose que sur une abstraction futile.

Ce que M. Proudhon appelle valeur utile, d'autres économistes l'appellent avec autant de raison valeur d'opinion. Nous ne citerons que Storch [9].

Selon lui, on appelle besoins les choses dont nous sentons le besoin; on appelle valeurs les choses auxquelles nous attribuons de la valeur. La plupart des choses ont seulement de la valeur parce qu'elles satisfont aux besoins engendrés par l'opinion. L'opinion sur nos besoins peut changer, donc l'utilité des choses, qui n'exprime qu'un rapport de ces choses à nos besoins, peut changer aussi. Les besoins naturels eux-mêmes changent continuellement. Quelle variété n'y a-t-il pas, en effet, dans les objets qui servent de nourriture principale chez les différents peuples !

La lutte ne s'établit pas entre l'utilité et l'opinion : elle s'établit entre la valeur vénale que demande l'offreur, et la valeur vénale qu'offre le demandeur. La valeur échangeable du produit est chaque fois la résultante de ces appréciations contradictoires.

En dernière analyse, l'offre et la demande mettent en présence la production et la consommation, mais la production et la consommation fondées sur les échanges individuels.

Le produit qu'on offre n'est pas l'utile en lui-même. C'est le consommateur qui en constate l'utilité. Et lors même qu'on lui reconnaît la qualité d'être utile, il n'est pas exclusivement l'utile. Dans le cours de la production il a été échangé contre tous les frais de production, tels que les matières premières, les salaires des ouvriers, etc., toutes choses qui sont valeurs vénales. Donc le produit représente, aux yeux du producteur, une somme de valeurs vénales. Ce qu'il offre, ce n'est pas seulement un objet utile, mais encore et surtout une valeur vénale.

Quant à la demande, elle ne sera effective qu'à la condition d'avoir à sa disposition des moyens d'échange. Ces moyens eux-mêmes sont des produits, des valeurs vénales.

Dans l'offre et la demande nous trouvons donc d'un côté un produit qui a coûté des valeurs vénales, et le besoin de vendre; de l'autre, des moyens qui ont coûté des valeurs vénales, et le désir d'acheter.

M. Proudhon oppose l'acheteur libre au producteur libre. Il donne à l'un et à l'autre des qualités purement métaphysiques. C'est ce qui lui fait dire :

Il est prouvé que c'est le libre arbitre de l'homme qui donne lieu à l'opposition entre la valeur utile et la valeur en échange.

Le producteur, du moment qu'il a produit dans une société fondée sur la division du travail et sur les échanges, et c'est là l'hypothèse de M. Proudhon, est forcé de vendre. M. Proudhon fait le producteur maître des moyens de production; mais il conviendra avec nous que ce n'est pas du libre arbitre que dépendent ses moyens de production. Il y a plus; ces moyens de production sont en grande partie des produits qui lui viennent du dehors, et dans la production moderne il n'est pas même libre de produire la quantité qu'il veut. Le degré actuel du développement des forces productives l'oblige de produire sur telle ou telle échelle.

Le consommateur n'est pas plus libre que le producteur. Son opinion repose sur ses moyens et ses besoins. Les uns et les autres sont déterminés par sa situation sociale, laquelle dépend elle-même de l'organisation sociale tout entière. Oui, l'ouvrier qui achète des pommes de terre, et la femme entretenue qui achète des dentelles, suivent l'un et l'autre leur opinion respective. Mais la diversité de leurs opinions s'explique par la différence de la position qu'ils occupent dans le monde, laquelle est le produit de l'organisation sociale.

Le système des besoins tout entier est-il fondé sur l'opinion ou sur toute l'organisation de la production ? Le plus souvent les besoins naissent directement de la production, ou d'un état de choses basé sur la production. Le commerce de l'univers roule presque entier sur des besoins, non de la consommation individuelle, mais de la production. Ainsi, pour choisir un autre exemple, le besoin que l'on a des notaires ne suppose-t-il pas un droit civil donné, qui n'est qu'une expression d'un certain développement de la propriété, c'est-à-dire de la production ?

Il ne suffit pas à M. Proudhon d'avoir éliminé du rapport de l'offre et de la demande les éléments dont nous venons de parler. Il pousse l'abstraction aux dernières limites, en fondant tous les producteurs en un seul producteur, tous les consommateurs en un seul consommateur, et en établissant la lutte entre ces deux personnages chimériques. Mais dans le monde réel les choses se passent autrement. La concurrence entre ceux qui offrent et la concurrence entre ceux qui demandent, forment un élément nécessaire de la lutte entre les acheteurs et les vendeurs, d'où résulte la valeur vénale.

Après avoir éliminé les frais de production et la concurrence, M. Proudhon peut tout à son aise, réduire à l'absurde la formule de l'offre et de la demande.

L'offre et la demande, dit-il, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur d'utilité et la valeur d'échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont les pôles électriques dont la mise en rapport doit produite le phénomène d'affinité appelé échange [10].

Autant vaut dire que l'échange n'est qu'une “ forme cérémonielle ”, pour mettre en présence le consommateur et l'objet de la consommation. Autant vaut dire que tous les rapports économiques sont des “ formes cérémonielles ”, pour servir d'intermédiaire à la consommation immédiate. L'offre et la demande sont des rapports d'une production donnée, ni plus ni moins que les échanges individuels.

Ainsi, toute la dialectique de M. Proudhon en quoi consiste-t-elle ? A substituer à la valeur utile et à la valeur échangeable, à l'offre et à la demande, des notions abstraites et contradictoires, telles que la rareté et l'abondance, l'utile et l'opinion, un producteur ci un consommateur, tous les deux chevaliers du libre-arbitre.

Et à quoi voulait-il en venir ?

A se ménager le moyen d'introduire plus tard un des éléments qu'il avait écartés, les frais de production, comme la synthèse entre la valeur utile et la valeur échangeable. C'est ainsi qu'à ses yeux les frais de production constituent la valeur synthétique ou la valeur constituée.

2. La valeur constituée ou la valeur synthétique[modifier le wikicode]

La valeur (vénale) est la pierre angulaire de l'édifice économique. ” (T. 1, p. 90). La valeur “ constituée ” est la pierre angulaire du système des contradictions économiques.

Qu'est-ce donc que cette “ valeur constituée ” qui constitue toute la découverte de M. Proudhon en économie politique ?

L'utilité une fois admise, le travail est la source de la valeur. La mesure du travail, c'est le temps. La valeur relative des. produits est déterminée par le temps du travail qu'il a fallu employer pour les produire. Le prix est l'expression monétaire de la valeur relative d'un produit. Enfin, la valeur constituée d'un produit est tout simplement la valeur qui se constitue par le temps du travail y fixé.

De même qu'Adam Smith a découvert la division du travail, de même lui, M. Proudhon, prétend avoir découvert la “ valeur constituée ”. Ce n'est pas précisément “ quelque chose d'inouï ”, mais aussi faut-il convenir qu'il n'y a rien d'inouï dans aucune découverte de la science économique. M. Proudhon, qui sent toute l'importance de son invention, cherche cependant à en atténuer le mérite

afin de rassurer le lecteur sur ses prétentions à l'originalité, et de se réconcilier les esprits que leur timidité rend peu favorables aux idées nouvelles.

Mais à mesure qu'il fait la part de ce que chacun de ses prédécesseurs a fait pour l'évaluation de la valeur, il est forcément amené à avouer tout haut que c'est à lui qu'en revient la plus large part, la part du lion.

L'idée synthétique de la valeur avait été vaguement aperçue par Adam Smith... Mais cette idée de la valeur était tout intuitive chez A. Smith : or, la société ne change pas ses habitudes sur la foi d'intuitions : elle ne se décide que sur l'autorité des faits. Il fallait que l'antinomie s'exprimât d'une manière plus sensible et plus nette : J.-B. Say fut son principal interprète.

Voilà l'histoire toute faite de la découverte de la valeur synthétique : à Adam Smith l'intuition vague, à J.-B. Say l'antinomie, à M. Proudhon la vérité constituante et “ constituée ”. Et que l'on ne s'y méprenne pas : tous les autres économistes, de Say à Proudhon, n'ont fait que se traîner dans l'ornière de l'antinomie.

Il est incroyable que tant d'hommes de sens se démènent depuis quarante ans contre une idée si simple. Mais non, la comparaison des valeurs s'effectue sans qu'il y ait entre elles aucun point de comparaison et sans unité de mesure : voilà, plutôt que d'embrasser la théorie révolutionnaire de l'égalité, ce que les économistes du XIX° siècle ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu'en dira la postérité ? [11].

La postérité, si brusquement apostrophée, commencera par être brouillée sur la chronologie. Elle doit nécessairement se demander : Ricardo et son école ne sont-ils donc pas des économistes du XIX° siècle ? Le système de Ricardo, qui pose en principe

que la valeur relative des marchandises tient exclusivement à la quantité de travail requise pour leur production,

remonte à 1817. Ricardo est le chef de toute une école, qui règne en Angleterre depuis la Restauration. La doctrine ricardienne résume rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie anglaise, qui est elle-même le type de la bourgeoisie moderne. “ Qu'en dira la postérité ? ” Elle ne dira pas que M. Proudhon n'a point connu Ricardo, car il en parle, il en parle longuement, il y revient toujours et finit par dire que c'est du “ fatras ”. Si jamais la postérité s'en mêle, elle dira peut-être que M. Proudhon, craignant de choquer l'anglophobie de ses lecteurs, a mieux aimé se faire l'éditeur responsable des idées de Ricardo. Quoi qu'il en soit, elle trouvera fort naïf que M. Proudhon donne comme “ théorie révolutionnaire de l'avenir ”, ce que Ricardo a scientifiquement exposé comme la théorie de la société actuelle, de la société bourgeoise, et qu'il prenne ainsi pour la solution de l'antinomie entre l'utilité et la valeur en échange ce que Ricardo et son école ont longtemps avant lui présenté comme la formule scientifique d'un seul côté de l'antinomie, de la valeur en échange. Mais mettons pour toujours la postérité de côté, et confrontons M. Proudhon avec son prédécesseur Ricardo. Voici quelques passages de cet auteur, qui résument sa doctrine sur la valeur :

Ce n'est pas l'utilité qui est la mesure de la valeur échangeable quoiqu'elle lui soit absolument nécessaire [12].

Les choses, une fois qu'elles sont reconnues utiles par elles-mêmes, tirent leur valeur échangeable de deux sources : de leur rareté et de la quantité de travail nécessaire pour les acquérir. Il y a des choses dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par leur plus grande abondance. Tels sont les statues ou les tableaux précieux, etc. Cette valeur dépend uniquement des facultés, des goûts et du caprice de ceux qui ont envie de posséder de tels objets [13].

Ils ne forment cependant qu'une très petite quantité des marchandises qu'on échange journellement. Le plus grand nombre des objets que l'on désire posséder étant le fruit de l'industrie, on peut les multiplier, non seulement dans un pays, mais dans plusieurs, à un degré auquel il est presque impossible d'assigner des bornes, toutes les fois qu'on voudra y employer l'industrie nécessaire pour les créer [14].

Quand donc nous parlons de marchandises, de leur valeur échangeable et des principes qui règlent leur prix relatif, nous n'avons en vue que celles de ces marchandises dont la quantité peut s'accroître par l'industrie de l'homme, dont la production est encouragée par la concurrence et n'est contrariée par aucune entrave [15].

Ricardo cite A. Smith, qui, selon lui, “ a défini avec beaucoup de précision la source primitive de toute valeur échangeable ” (SMITH : tome I, ch. V.) et il ajoute :

Que telle soit en réalité la base de la valeur échangeable de toutes les choses [savoir, le temps du travail], excepté de celles que l'industrie des hommes ne peut multiplier à volonté, c'est un point de doctrine de la plus haute importance en économie politique : car il n'est point de source d'où se soient écoulées autant d'erreurs, et d'où soient nées tant d'opinions diverses dans cette science, que le sens vague et peu précis que l'on attache, au mot valeur [16].

Si c'est la quantité de travail fixée dans une chose qui règle sa valeur échangeable, il s'ensuit que toute augmentation dans la quantité de travail doit nécessairement augmenter la valeur de l'objet auquel il a été employé, et de même toute diminution de travail doit en diminuer le prix [17].

Ricardo reproche ensuite à Smith :

De donner à la valeur une mesure autre que le travail, tantôt la valeur du blé, tantôt la quantité de travail qu'une chose peut acheter, etc. [18].

D'avoir admis sans réserve le principe et d'en restreindre cependant l'application à l'état primitif et grossier de la société, qui précède l'accumulation des capitaux et la propriété des terres [19].

Ricardo s'attache à démontrer que la propriété des terres, c'est-à-dire la rente, ne saurait changer la valeur relative [20] des denrées, et que l'accumulation des capitaux n'exerce qu'une action passagère et oscillatoire sur les valeurs relatives déterminées par la quantité comparative de travail employée à leur production. A l'appui de cette thèse, il donne sa fameuse théorie de la rente foncière, décompose le capital, et en vient, en dernière analyse, à n'y trouver que du travail accumulé. Il développe ensuite toute une théorie du salaire et du profit, et démontre que le salaire et le profit ont leurs mouvements de hausse et de baisse, en raison inverse l'un de l'autre, sans influer sur la valeur relative du produit. Il ne néglige pas l'influence que l'accumulation des capitaux et la différence de leur nature (capitaux fixes et capitaux circulants), ainsi que le taux des salaires, peuvent exercer sur la valeur proportionnelle des produits. Ce sont même les principaux problèmes qui occupent Ricardo.

Toute économie dans le travail, dit-il [21], ne manque jamais de faire baisser la valeur relative, d'une marchandise, soit que cette économie porte sur le travail nécessaire à la fabrication de l'objet même, ou bien sur le travail nécessaire à la formation du capital employé dans cette production [22].

Par conséquent, tant qu'une journée de travail continuera à donner à l'un la même quantité de poisson et à l'autre autant de gibier, le taux naturel des prix respectifs d'échange restera toujours le même, quelle que soit, d'ailleurs, la variation dans les salaires et dans le profit, et malgré tous les effets de l'accumulation du capital [23].

Nous avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine les quantités respectives des marchandises que l'on doit donner en échange pour d'autres : mais nous n'avons pas prétendu nier qu'il n'y eût dans le prix courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel [24].

Ce sont les frais de production qui règlent, en dernière analyse, les prix des choses, et non, comme on l'a souvent avancé, la proportion entre l'offre et la demande [25].

Lord Lauderdale avait développé les variations de la valeur échangeable selon la loi de l'offre et de la demande, ou de la rareté et de l'abondance relativement à la demande. Selon lui, la valeur d'une chose peut augmenter lorsque sa quantité en diminue ou que la demande en augmente; elle peut diminuer en raison de l'augmentation de sa quantité ou en raison de la diminution de la demande. Ainsi, la valeur d'une chose peut changer par l'opération de huit causes différentes, savoir des quatre causes appliquées à cette chose même et des quatre causes appliquées à l'argent ou à toute autre marchandise qui sert de mesure à sa valeur. Voici la réfutation de Ricardo :

Des produits dont un particulier ou une compagnie ont le monopole varient de valeur d'après la loi que lord Lauderdale a posée : ils baissent à proportion qu'on les offre en plus grande quantité, et ils haussent avec le désir que montrent les acheteurs de les acquérir; leur prix n'a point de rapport nécessaire avec leur valeur naturelle. Mais quant aux choses qui sont sujettes à la concurrence parmi les vendeurs et dont la quantité peut s'augmenter dans des bornes modérées, leur prix dépend en définitive, non de l'état de la demande et de l'approvisionnement, mais bien de l'augmentation ou de la diminution des frais de production [26].

Nous laisserons au lecteur le soin de faire la comparaison entre le langage si précis, si clair, si simple de Ricardo, et les efforts de rhétorique que fait M. Proudhon, pour arriver à la détermination de la valeur relative par le temps du travail.

Ricardo nous montre le mouvement réel de la production bourgeoise qui constitue la valeur. M. Proudhon, faisant abstraction de ce mouvement réel, “ se démène ” pour inventer de nouveaux procédés, afin de régler le monde d'après une formule prétendue nouvelle qui n'est que l'expression théorique du mouvement réel existant et si bien exposé par Ricardo. Ricardo prend son point de départ dans la société actuelle, pour nous démontrer comment elle constitue la valeur : M. Proudhon prend pour point de départ la valeur constituée, pour constituer un nouveau monde social au moyen de cette valeur. Pour lui, M. Proudhon, la valeur constituée doit faire le tour et redevenir constituante pour un monde déjà tout constitué d'après ce mode d'évaluation. La détermination de la valeur par le temps de travail est, pour Ricardo, la loi de la valeur échangeable; pour M. Proudhon, elle est la synthèse de la valeur utile et de la valeur échangeable. La théorie des valeurs de Ricardo est l'interprétation scientifique de la vie économique actuelle : la théorie des valeurs de M. Proudhon est l'interprétation utopique de la théorie de Ricardo. Ricardo constate la vérité de sa formule en la faisant dériver de tous les rapports économiques, et en expliquant par ce moyen tous les phénomènes, même ceux qui, au premier abord, semblent la contredire, comme la rente, l'accumulation des capitaux et le rapport des salaires aux profits; c'est là précisément ce qui fait de sa doctrine un système scientifique; M. Proudhon, qui a retrouvé cette formule de Ricardo au moyen d'hypothèses tout à fait arbitraires, est forcé ensuite de chercher des faits économiques isolés qu'il torture et falsifie, afin de les faire passer pour des exemples, des applications déjà existantes, des commencements de réalisation de son idée régénératrice. (Voir notre § 3.)

Passons maintenant aux conclusions que M. Proudhon tire de la valeur constituée (par le temps du travail).

Une certaine quantité de travail équivaut au produit créé par cette même quantité de travail.

Toute journée de travail vaut une autre journée de travail; c'est-à-dire, à quantité égale, le travail de l'un vaut le travail de l'autre : il n'y a pas de différence qualificative. A quantité égale de travail, le produit de l'un se donne en échange pour le produit de l'autre. Tous les hommes sont des travailleurs salariés, et des salariés également payés pour un temps égal de travail. L'égalité parfaite préside aux échanges.

Ces conclusions sont-elles les conséquences naturelles, rigoureuses de la valeur “ constituée ” ou déterminée par le temps du travail ?

Si la valeur relative d'une marchandise est déterminée par la quantité de travail requise pour la produire, il s'ensuit naturellement que la valeur relative du travail, ou le salaire, est également déterminée par la quantité de travail qu'il faut pour produire le salaire. Le salaire, c'est-à-dire la valeur relative -ou le prix du travail, est donc déterminé par le temps du travail qu'il faut pour produire tout ce qui est nécessaire à l'entretien de l'ouvrier.

Diminuez les frais de fabrication des chapeaux et leur prix finira par tomber à leur nouveau prix naturel, quoique la demande puisse doubler, tripler ou quadrupler. Diminuez les frais de l'entretien des hommes, en diminuant le prix naturel de la nourriture et des vêtements qui soutiennent la vie, et vous verrez les salaires finir par baisser, quoique la demande de bras ait pu s'accroître considérablement [27].

Certes, le langage de Ricardo est on ne peut plus cynique. Mettre sur la même ligne les frais de la fabrication des chapeaux et les frais de l'entretien de l'homme, c'est transformer l'homme en chapeau. Mais ne crions pas tant au cynisme. Le cynisme est dans les choses et non dans les mots qui expriment les choses. Des écrivains français, tels que MM. Droz, Blanqui, Rossi et autres, se donnent l'innocente satisfaction de prouver leur supériorité sur les économistes anglais, en cherchant à observer l'étiquette d'un langage “ humanitaire ”; s'ils reprochent à Ricardo et à son école leur langage cynique, c'est qu'ils sont vexés de voir exposer les rapports économiques dans toute leur crudité, de voir trahis les mystères de la bourgeoisie.

Résumons : le travail, étant lui-même marchandise, se mesure comme tel par le temps du travail qu'il faut pour produire le travail -marchandise. Et que faut-il pour produire le travail-marchandise ? Tout juste ce qu'il faut de temps de travail pour produire les objets indispensables à l'entretien incessant du travail, c'est-à-dire à faire vivre le travailleur et à le mettre en état de propager sa race. Le prix naturel du travail n'est autre chose que le minimum du salaire. Si le prix courant du salaire [28] s'élève au-dessus du prix naturel, c'est précisément parce que la loi de la, valeur, posée en principe par M. Proudhon se trouve contre-balancée par les conséquences des variations du rapport de l'offre et de la demande. Mais le minimum du salaire n'en reste pas moins le centre vers lequel gravitent les prix courants du salaire.

Ainsi, la valeur relative, mesurée par le temps du travail est fatalement la formule de l'esclavage moderne de l'ouvrier, au lieu d'être, comme M. Proudhon le veut, la “ théorie révolutionnaire ” de l'émancipation du prolétariat.

Voyons maintenant en combien de cas l'application du temps du travail comme mesure de la valeur est incompatible avec l'antagonisme existant des classes et l'inégale rétribution du produit entre le travailleur immédiat et le possesseur du travail accumulé.

Supposons un produit quelconque; par exemple, la toile. Ce produit, comme tel, renferme une quantité de travail déterminée. Cette quantité de travail sera toujours la même, quelle que soit la situation réciproque de ceux qui ont concouru à créer ce produit.

Prenons un autre produit : du drap, qui aurait exigé la même quantité de travail que la toile.

S'il y a échange de ces deux produits, il y a échange de quantités égales de travail. En échangeant ces quantités égales de temps de travail, on ne change pas la situation réciproque des producteurs, pas plus qu'on ne change quelque chose à la situation des ouvriers et des fabricants entre eux. Dire que cet échange des produits mesurés par le temps du travail a pour conséquence la rétribution égalitaire de tous les producteurs, c'est supposer que l'égalité de participation au produit a subsisté antérieurement à l'échange. Que l'échange du drap contre la toile soit accompli, les producteurs du drap participeront à la toile dans une proportion égale à celle dans laquelle ils avaient auparavant participé au drap.

L'illusion de M. Proudhon provient de ce qu'il prend comme conséquence ce qui ne pourrait être, tout au plus, qu'une supposition gratuite.

Allons plus loin.

Le temps de travail, comme mesure de la valeur, suppose-t-il du moins que les journées sont équivalentes, et que la journée de l'un vaut la journée de l'autre ? Non.

Mettons un instant que la journée d'un bijoutier équivale à trois journées d'un tisserand : toujours est-il que tout changement de la valeur des bijoux relativement aux tissus, à moins d'être le résultat passager des oscillations de la demande et de l'offre, doit avoir pour cause une diminution ou une augmentation du temps de travail employé d'un côté ou de l'autre à la production. Que trois jours de travail de différents travailleurs soient entre eux comme 1, 2, 3, et tout changement dans la valeur relative de leurs produits, sera un changement dans cette proportion de 1, 2, 3. Ainsi, on peut mesurer les valeurs par le temps de travail, malgré l'inégalité de la valeur des différentes journées de travail; mais, pour appliquer une pareille mesure, il nous faut avoir une échelle comparative des différentes journées de travail : c'est la concurrence qui établit cette échelle.

Votre heure de travail vaut-elle la mienne ? C'est une question qui se débat par la concurrence.

La concurrence, d'après un économiste américain, détermine combien de journées de travail simple sont contenues dans une journée de travail compliqué. Cette réduction de journées de travail compliqué à des journées de travail simple ne suppose-t-elle pas qu'on prend le travail simple lui-même pour mesure de la valeur ? La seule quantité de travail servant de mesure à la valeur sans égard à la qualité suppose à son tour que le travail simple est devenu le pivot de l'industrie. Elle suppose que les travaux se sont égalisés par la subordination de l'homme à la machine ou par la division extrême du travail; que les hommes s'effacent devant le travail; que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l'activité relative de deux ouvriers, comme il l'est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu'une heure d'un homme vaut une heure d'un autre homme, mais plutôt qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est plus rien; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n'y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout : heure pour heure, journée pour journée; mais cette égalisation du travail n'est point l'œuvre de l'éternelle justice de M. Proudhon; elle est tout bonnement le fait de l'industrie moderne.

Dans l'atelier automatique, le travail d'un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du travail d'un autre ouvrier : les ouvriers ne peuvent plus se distinguer entre eux que par la quantité de temps qu'ils mettent à travailler. Néanmoins, cette différence quantitative devient, sous un certain point de vue, qualitative, en tant que le temps à donner au travail dépend, en partie, de causes purement matérielles, telles que la constitution physique, l'âge, le sexe; en partie, de causes morales purement négatives, telles que la patience, l'impassibilité, l'assiduité. Enfin, s'il y a une différence de qualité dans le travail des ouvriers, c'est tout au plus une qualité de la dernière qualité, qui est loin d'être une spécialité distinctive. Voilà quel est, en dernière analyse, l'état des choses dans l'industrie moderne. C'est sur cette égalité déjà réalisée du travail automatique que M. Proudhon prend son rabot d' “ égalisation ”, qu'il se propose de réaliser universellement dans le “ temps à venir ”.

Toutes les conséquences “ égalitaires ” que M. Proudhon tire de la doctrine de Ricardo reposent sur une erreur fondamentale. C'est qu'il confond la valeur des marchandises mesurée par la quantité de travail y fixée avec la valeur des marchandises mesurée par la “ valeur du travail ”. Si ces deux manières de mesurer la valeur des marchandises se confondaient en une seule, on pourrait dire indifféremment : la valeur relative d'une marchandise quelconque est mesurée par la quantité de travail y fixée; ou bien : elle est mesurée par la quantité de travail qu'elle est à même d'acheter; ou bien encore : elle est mesurée par la quantité de travail qui est à même de l'acquérir. Mais il n'en faut bien qu'il en soit ainsi. La valeur du travail ne saurait pas plus servir de mesure à la valeur que la valeur de toute autre marchandise. Quelques exemples suffiront pour expliquer mieux encore ce que nous venons de dire.

Si le muid de blé coûtait deux journées de travail au lien d'une seule, il aurait le double de sa valeur primitive; mais il ne mettrait pas en mouvement la double quantité de travail, car il ne contiendrait pas plus de matière nutritive qu'auparavant. Ainsi, la valeur du blé mesurée par la quantité de travail employé à le produire aurait doublé; mais mesurée, ou par la quantité de travail qu'il peut acheter, ou par la quantité de travail par laquelle il peut être acheté, elle serait loin d'avoir doublé. D'un autre côté, si le même travail produisait le double de vêtements qu'auparavant, la valeur relative en tomberait de moitié; mais, néanmoins, cette double quantité de vêtements ne serait pas pour cela réduite à ne commander que la moitié de la quantité de travail, ou le même travail ne pourrait pas commander la double quantité de vêtements; car la moitié des vêtements continuerait toujours à rendre à l'ouvrier le même service qu'auparavant.

Ainsi, déterminer la valeur relative des denrées par la valeur du travail est contre les faits économiques. C'est se mouvoir dans un cercle vicieux, c'est déterminer la valeur relative par une valeur relative qui, à son tour, a besoin d'être déterminée.

Il est hors de doute que M. Proudhon confond les deux mesures, la mesure par le temps du travail nécessaire pour la production d'une marchandise, et la mesure par la valeur du travail. “ Le travail de tout homme, dit-il, peut acheter la valeur qu'il enferme. ” Ainsi, selon lui, une certaine quantité de travail fixé dans un produit équivaut à la rétribution du travailleur, c'est à-dire à la valeur du travail. C'est encore la même raison qui l'autorise à confondre les frais de production avec les salaires.

“ Qu'est-ce que le salaire ? C'est le prix de revient du blé, etc., c'est le prix intégrant de toute chose. ” Allons plus loin encore : “ Le salaire est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse. ” Qu'est-ce que le salaire ? C'est la valeur du travail.

Adam Smith prend pour mesure de la valeur tantôt le temps du travail nécessaire à la production d'une marchandise, tantôt la valeur du travail. Ricardo a dévoilé cette erreur en faisant clairement voir la disparité de ces deux manières de mesurer. M. Proudhon renchérit sur l'erreur d'Adam Smith en identifiant les deux choses, dont l'autre n'avait fait qu'une juxtaposition.

C'est pour trouver la juste proportion dans laquelle les ouvriers doivent participer aux produits, ou, en d'autres termes, pour déterminer la valeur relative du travail, que M. Proudhon cherche une mesure de la valeur relative des marchandises. Pour déterminer la mesure de la valeur relative des marchandises, il n'imagine rien de mieux que de donner pour équivalent d'une certaine quantité de travail la somme des produits qu'elle a créés, ce qui revient à supposer que toute la société ne consiste qu'en travailleurs immédiats, recevant pour salaire leur propre produit. En second lieu, il pose en fait l'équivalence des journées des divers travailleurs. En résumé, il cherche la mesure de la valeur relative des marchandises, pour trouver la rétribution égale des travailleurs et il prend une donnée déjà toute trouvée, l'égalité des salaires, pour s'en aller chercher la valeur relative des marchandises. Quelle admirable dialectique !

Say et les économistes qui l'ont suivi ont observé que le travail étant lui-même sujet à l'évaluation, une marchandise comme une autre enfin, il y avait cercle vicieux à le prendre pour principe et cause efficiente de la valeur. Ces économistes, qu'ils me permettent de le dire, ont fait preuve en cela d'une prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu'on suppose renfermées puissantiellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée, une anticipation de la cause sur l'effet. C'est une fiction au même titre que la productivité du capital. Le travail produit, le capital vaut ... Par une sorte d'ellipse on dit la valeur du travail ... Le travail comme la liberté... est chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit qualitativement par son objet, c'est-à-dire qu'il devient une réalité par le produit.

Mais qu'est-il besoin d'insister ? Dès lors que l'économiste [lisez M. Proudhon] change le nom des choses, vera rerum vocabula, il avoue implicitement son impuissance et se met hors de cause [29].

Nous avons vu que M. Proudhon fait de la valeur du travail la “ cause efficiente ” de la valeur des produits, au point que pour lui, le salaire, nom officiel de la “ valeur du travail ”, forme le prix intégrant de toute chose. Voilà pourquoi l'objection de Say le trouble. Dans le travail-marchandise, qui est d'une réalité effrayante, il ne voit qu'une ellipse grammaticale. Donc, toute la société actuelle fondée sur le travail-marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une expression figurée. La société veut-elle “ éliminer tous les inconvénients ” qui la travaillent, eh bien ! qu'elle élimine les termes malsonnants, qu'elle change de langage, et pour cela elle n'a qu'à s'adresser à l'Académie pour lui demander une nouvelle édition de son dictionnaire. D'après tout ce que nous venons de voir, il nous est facile de comprendre pourquoi M. Proudhon, dans un ouvrage d'économie politique a dû rentrer dans de longues dissertations sur l'étymologie et d'autres parties de la grammaire. Ainsi, il en est encore à discuter savamment la dérivation surannée de servus à servare. Ces dissertations philologiques ont un sens profond, un sens ésotérique, elles font une partie essentielle de l'argumentation de M. Proudhon.

Le travail, la force du travail, en tant qu'il se vend et s'achète, est une marchandise comme toute autre marchandise, et a, par conséquent, une valeur d'échange. Mais la valeur du travail, ou le travail, en tant que marchandise, produit tout aussi peu que la valeur du blé, ou le blé, en tant que marchandise, sert de nourriture.

Le travail “ vaut ” plus ou moins, selon que les denrées alimentaires sont plus ou moins chères, selon que l'offre et la demande des bras existent à tel ou tel degré, etc., etc.

Le travail n'est point une “ chose vague ”; c'est toujours un travail déterminé, ce n'est jamais le travail en général que l'on vend et que l'on achète. Ce n'est pas seulement le travail qui se définit qualitativement par l'objet, mais c'est encore l'objet qui est déterminé par la qualité spécifique du travail.

Le travail, en tant qu'il se vend et s'achète, est marchandise lui-même. Pourquoi l'achète-t-on ? “ En vue des valeurs qu'on suppose renfermées puissantiellement en lui. ” Mais si l'on dit que telle chose est une marchandise, il ne s'agit plus du but dans lequel on l'achète, c'est-à-dire de l'utilité que l'on veut en tirer, de l'application que l'on veut en faire. Elle est marchandise comme objet de trafic. Tous les raisonnements de M. Proudhon se bornent à ceci : on n'achète pas le travail comme objet immédiat de consommation. Non, on l'achète comme instrument de production, comme on achèterait une machine. En tant que marchandise, le travail vaut et ne produit pas. M. Proudhon aurait pu dire tout aussi bien qu'il n'existe pas de marchandise du tout, puisque toute marchandise n'est acquise que dans un but d'utilité quelconque et jamais comme marchandise elle-même.

En mesurant la valeur des marchandises par le travail, M. Proudhon entrevoit vaguement l'impossibilité de dérober à cette même mesure le travail en tant qu'il a une valeur, le travail-marchandise. Il pressent que c'est faire du minimum du salaire le prix naturel et normal du travail immédiat, que c'est accepter l'état actuel de la société. Aussi, pour se soustraire à cette conséquence fatale, il fait volte-face et prétend que le travail n'est pas une marchandise, qu'il ne saurait pas avoir une valeur. Il oublie qu'il a pris lui-même pour mesure la valeur du travail, il oublie que tout son système repose sur le travail-marchandise, sur le travail qui se troque, se vend et s'achète, s'échange contre des produits, etc.; sur le travail enfin qui est une source immédiate de revenu pour le travailleur. Il oublie tout.

Pour sauver son système, il consent à en sacrifier la base.

Et propter vitam vivendi perdere causas [30] !

Nous arrivons maintenant à une nouvelle détermination de la “ valeur constituée ”.

“ La valeur est le rapport de la proportionnalité des produits qui composent la richesse. ”

Remarquons d'abord que le simple mot de “ valeur relative ou échangeable ” implique l'idée d'un rapport quelconque, dans lequel les produits s'échangent réciproquement. Qu'on donne à ce rapport le nom de “ rapport de proportionnalité ”, on n'a rien changé à la valeur relative, si ce n'est l'expression. Ni la dépréciation, ni le surhaussement de la valeur d'un produit ne détruisent la qualité qu'il a de se trouver dans un “ rapport de proportionnalité ” quelconque avec les autres produits qui forment la richesse.

Pourquoi donc ce nouveau terme, qui n'apporte pas une nouvelle idée ?

Le “ rapport de proportionnalité ” fait penser à beaucoup d'autres rapports économiques, tels que la proportionnalité de la production, la juste proportion entre l'offre et la demande, etc.; et M. Proudhon a pensé à tout cela en formulant cette paraphrase didactique de la valeur vénale.

En premier lieu, la valeur relative des produits étant déterminée par la quantité comparative du travail employé à la production de chacun d'eux, le rapport de la proportionnalité, appliqué à ce cas spécial, signifie la quantité respective des produits qui peuvent être fabriqués dans un temps donné et qui, par conséquent, se donnent en échange.

Voyons quel parti M. Proudhon tire de ce rapport de proportionnalité.

Tout le monde sait que, lorsque l'offre et la demande s'équilibrent, la valeur relative d'un produit quelconque est exactement déterminée par la quantité de travail qui y est fixée, c'est-à-dire que cette valeur relative exprime le rapport de la proportionnalité précisément dans le sens que nous venons d'y attacher. M. Proudhon intervertit l'ordre des choses. Commencez, dit-il, par mesurer la valeur relative d'un produit par la quantité de travail qui y est fixée, et alors l'offre et la demande s'équilibreront infailliblement. La production correspondra à la consommation, le produit sera toujours échangeable. Son prix courant exprimera exactement sa juste valeur. Au lieu de dire avec tout le monde : quand le temps est beau, on voit beaucoup de monde se promener, M. Proudhon fait promener son monde pour pouvoir lui assurer du beau temps.

Ce que M. Proudhon donne comme la conséquence de la valeur vénale déterminée a priori par le temps du travail, ne pourrait se justifier que par une loi, rédigée à peu près en ces termes :

Les produits seront désormais échangés en raison exacte du temps de travail qu'ils ont coûté. Quelle que soit la proportion de l'offre à la demande, l'échange des marchandises se fera toujours comme si elles avaient été produites proportionnellement à la demande. Que M. Proudhon prenne sur lui de formuler et de faire une pareille loi, et nous lui passerons les preuves. S'il tient au contraire à justifier sa théorie, non en législateur, mais en économiste, il aura à prouver que le temps qu'il faut pour créer une marchandise indique exactement son degré d'utilité et marque son rapport de proportionnalité à la demande, par conséquent à l'ensemble des richesses. En ce cas, si un produit se vend à un prix égal à ses frais de production, l'offre et la demande s'équilibreront toujours; car les frais de production sont censés exprimer le vrai rapport de l'offre à la demande.

Effectivement, M. Proudhon s'attache à prouver que le temps du travail qu'il faut pour créer un produit marque sa juste proportion aux besoins, de telle sorte que les choses dont la production coûte le moins de temps, sont le plus immédiatement utiles, et ainsi de suite graduellement. Déjà la seule production d'un. objet de luxe prouve, selon cette doctrine, que la société a du temps de reste qui lui permet de satisfaire à un besoin de luxe.

La preuve même de sa thèse, M. Proudhon la trouve dans l'observation que les choses les plus utiles coûtent le moins de temps de production, que la société commence toujours par les industries les plus faciles, et que successivement elle

s'attaque à la production des objets qui coûtent le plus de temps de travail et qui correspondent à des besoins d'un ordre plus élevé.

M. Proudhon emprunte à M. Dunoyer l'exemple de l'industrie extractive, - cueillette, pâture, chasse, pêche, etc., - qui est l'industrie la plus simple, la moins coûteuse et par laquelle l'homme a commencé “ le premier jour de sa deuxième création ”. Le premier jour de sa première création est consigné dans la Genèse qui nous fait voir en Dieu le premier industriel du monde.

Les choses se passent tout autrement que le pense M. Proudhon. Au moment même où la civilisation commence, la production commence à se fonder sur l'antagonisme des ordres, des états, des classes, enfin sur l'antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat. Pas d'antagonisme, pas de progrès. C'est la loi que la civilisation a suivie jusqu'à nos jours. Jusqu’à présent les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l'antagonisme des classes. Dire maintenant que, parce que tous les besoins de tous les travailleurs étaient satisfaits, les hommes pouvaient se livrer à la création des produits d'un ordre supérieur, à des industries plus compliquées, ce serait faire abstraction de l'antagonisme des classes et bouleverser tout le développement historique. C'est comme si l'on voulait dire que, parce qu'on nourrissait des murènes dans des piscines artificielles, sous les empereurs romains, on avait de quoi nourrir abondamment toute la population romaine; tandis que, bien au contraire, le peuple romain manquait du nécessaire pour acheter du pain, et les aristocrates romains ne manquaient pas d'esclaves pour les donner en pâture aux murènes.

Le prix des vivres a presque continuellement haussé, tandis que le prix des objets manufacturés et de luxe a presque continuellement baissé. Prenez l'industrie agricole elle-même : les objets les plus indispensables, tels que le blé, la viande, etc., haussent de prix, tandis que le coton, le sucre, le café, etc., baissent continuellement dans une proportion surprenante. Et même parmi les comestibles proprement dits, les objets de luxe, tels que les artichauts, les asperges, etc., sont aujourd'hui relativement à meilleur marché que les comestibles de première nécessité. A notre époque, le superflu est plus facile à produire que le nécessaire. Enfin, à diverses époques historiques, les rapports réciproques des prix sont non seulement différents, mais opposés. Dans tout le Moyen Âge, les produits agricoles étaient relativement à meilleur marché que les produits manufacturés; dans le temps moderne, ils sont en raison inverse. L'utilité des produits agricoles a-t-elle pour cela diminué depuis le Moyen Âge ?

L'usage des produits est déterminé par les conditions sociales dans lesquelles se trouvent placés les consommateurs, et ces conditions elles-mêmes reposent sur l'antagonisme des classes.

Le coton, les pommes de terre et l'eau-de-vie sont des objets du plus commun usage. Les pommes de terre ont engendré, les écrouelles; le coton a chassé en grande partie le lin et la laine, bien que la laine et le lin soient, en beaucoup de cas, d'une plus grande utilité, ne fût-ce que sous le rapport de l'hygiène; l'eau de-vie, enfin, l'a emporté sur la bière et le vin, bien que l'eau-de-vie employée comme substance alimentaire soit généralement reconnue comme un poison. Pendant tout un siècle, les gouvernements luttèrent vainement contre l'opium européen; l'économie prévalut, elle dicta des ordres à la consommation.

Pourquoi donc le coton, la pomme de terre et l'eau-de-vie sont-ils les pivots de la société bourgeoise ? Parce qu'il faut, pour les produire, le moins de travail et qu'ils sont par conséquent au plus bas prix. Pourquoi le minimum du prix décide-t-il du maximum de la consommation ? Serait-ce par hasard à cause de l'utilité absolue de ces objets, de leur utilité intrinsèque, de leur utilité en tant qu'ils correspondent de la manière la plus utile aux besoins de l'ouvrier comme homme, et non de l'homme comme ouvrier ? Non c'est parce que, dans une société fondée sur la misère, les produits les plus misérables ont la prérogative fatale de servir à l'usage du plus grand nombre.

Dire maintenant que, parce que les choses les moins coûteuses sont d'un plus grand usage, elles doivent être de la plus grande utilité, c'est dire que l'usage si répandu de l'eau-de-vie, à cause du peu de frais de sa production, est la preuve la plus concluante de son utilité; c'est dire au prolétaire que la pomme de terre lui est plus salutaire que la viande; c'est accepter l'état de choses existant; c'est faire enfin, avec M. Proudhon, l'apologie d'une société sans la comprendre.

Dans une société à venir, où l'antagonisme des classes aurait cessé, où il n'y aurait plus de classes, l'usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production sociale qu'on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d'utilité sociale.

Pour revenir à la thèse de M. Proudhon, du moment que le temps du travail nécessaire à la production d'un objet n'est point l'expression de son degré d'utilité, la valeur d'échange de ce même objet, déterminée d'avance par le temps du travail y fixé, ne saura jamais régler le juste rapport de l'offre à la demande, c'est-à-dire le rapport de proportionnalité dans le sens que M. Proudhon y attache pour le moment.

Ce n'est point la vente d'un produit quelconque au prix de ses frais de production qui constitue le “ rapport de proportionnalité ” de l'offre à la demande, ou la quotité proportionnelle de ce produit relativement à l'ensemble de la production; ce sont les variations de la demande et de l'offre qui désignent au producteur la quantité dans laquelle il faut produire une marchandise donnée, pour recevoir en échange au moins les frais de production. Et comme ces variations sont continuelles, il y a aussi mouvement continuel de retraite et d'application des capitaux, quant aux différentes branches de l'industrie.

Ce n'est qu'en raison de pareilles variations que les capitaux sont consacrés précisément dans la proportion requise, et non au-delà, à la production des différentes marchandises pour lesquelles il y a demande. Par la hausse ou la baisse des prix, les profits s'élèvent au-dessus ou tombent au-dessous de leur niveau général, et par là les capitaux sont attirés ou détournés de l'emploi particulier qui vient d'éprouver l'une ou l'autre de ces variations. Si nous portons les yeux sur les marchés des grandes villes, nous verrons avec quelle régularité ils sont pourvus de toutes sortes de denrées, nationales et étrangères, dans la quantité requise, et quelque différente qu'en soit la demande par l'effet du caprice, du goût ou par les variations dans la population; sans qu’il y ait souvent engorgement par un approvisionnement surabondant, ni cherté excessive par la faiblesse de l'approvisionnement comparée à la demande : l'on doit convenir que le principe qui distribue le capital dans chaque branche d'industrie, dans les proportions exactement convenables, est plus puissant qu'on le suppose en général [31].

Si M. Proudhon accepte la valeur des produits comme déterminée par le temps du travail, il doit accepter également le mouvement oscillatoire qui, seul, fait du travail la mesure de la valeur. Il n'y a pas de “ rapport de proportionnalité ” tout constitué, il n'y a qu'un mouvement constituant.

Nous venons de voir dans quel sens il est juste de parler de la “ proportionnalité ”, comme d'une conséquence de la valeur déterminée par le temps du travail. Nous allons voir maintenant comment cette mesuré par le temps, appelée par M. Proudhon “ loi de proportionnalité ”, se transforme en loi de disproportionnalité.

Toute nouvelle invention qui permet de produire en une heure ce qui a été produit jusqu'ici en deux heures déprécie tous les produits homogènes qui se trouvent sur le marché. La concurrence force le producteur à vendre le produit de deux heures à aussi bon marché que le produit d'une heure. La concurrence réalise la loi selon laquelle la valeur relative d'un produit est déterminée par le temps du travail nécessaire pour le produire. Le temps du travail servant de mesure à la valeur vénale devient ainsi la loi d'une dépréciation continuelle du travail. Nous dirons plus. Il y aura dépréciation non seulement pour les marchandises apportées sur le marché, mais aussi pour les instruments de production, et pour tout un atelier. Ce fait, Ricardo le signale déjà en disant :

En augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant [32].

Sismondi va plus loin. Il voit, dans cette “ valeur constituée ” par le temps de travail, la source de toutes les contradictions de l'industrie et du commerce modernes.

La valeur mercantile, dit-il, est toujours fixée, en dernière analyse, sur la quantité de travail nécessaire pour se procurer la chose évaluée : ce n'est pas celle qu'elle a actuellement coûté, mais celle qu'elle coûterait désormais avec des moyens peut-être perfectionnés; et cette quantité, quoiqu'elle soit difficile à apprécier, est toujours établie avec fidélité par la concurrence... C'est sur cette base qu'est calculée la demande du vendeur aussi bien que l'offre de l'acheteur. Le premier affirmera peut-être que la chose lui a coûté dix journées de travail, mais si l'autre reconnaît qu'elle peut désormais s'accomplir avec huit journées de travail, si la concurrence en apporte la démonstration aux deux contractants, ce sera à huit journées seulement que se réduira la valeur et que s'établira le prix du marché. L'un et l'autre contractants ont bien, il est vrai, la notion que la chose est utile, qu'elle est désirée, que sans désir il n'y aurait point de vente, mais la fixation du prix ne conserve aucun rapport avec l'utilité [33].

Il est important d'insister sur ce point, que ce qui détermine la valeur, ce n'est point le temps dans lequel une chose a été produite, mais le minimum de temps dans lequel elle est susceptible d'être produite, et ce minimum est constaté par la concurrence. Supposez un instant qu'il n'y ait plus de concurrence et par conséquent plus de moyen de constater le minimum de travail nécessaire pour la production d'une denrée, qu'en arrivera-t-il ? Il suffira de mettre à la production d'un objet six heures de travail pour être en droit, d'après M. Proudhon, d'exiger en échange six fois autant que celui qui n'aura mis qu'une heure à la production du même objet.

Au lieu d'un rapport de “ proportionnalité ”, nous avons un rapport de disproportionnalité, si toutefois nous tenons à rester dans les rapports, bons ou mauvais.

La dépréciation continuelle du travail n'est qu'un seul côté qu'une seule conséquence de l'évaluation des denrées par le temps de travail. Le surhaussement des prix, la surproduction et bien d'autres phénomènes d'anarchie industrielle, trouvent leur interprétation dans ce mode d'évaluation.

Mais le temps du travail servant de mesure à la valeur, fait-il du moins naître la variété proportionnelle dans les produits qui charme tant M. Proudhon ?

Tout au contraire, le monopole dans toute sa monotonie vient à sa suite envahir le monde des produits, de même qu'au vu et au su de tout le monde, le monopole envahit le monde des instruments de production. Il n'appartient qu'à quelques branches de l'industrie, comme à l'industrie cotonnière, de faire des progrès très rapides. La conséquence naturelle de ces progrès, c'est que les produits de la manufacture cotonnière, par exemple, baissent rapidement de prix; mais à mesure que le prix du coton baisse, le prix du lin doit comparativement hausser. Qu'en arrive-t-il ? le lin sera remplacé par le coton. C'est de cette manière que le lin a été chassé de presque toute l'Amérique du Nord. Et nous avons obtenu, au lieu de la variété proportionnelle des produits, le règne du coton.

Que reste-t-il de ce “ rapport de proportionnalité ” ? Rien que le vœu d'un honnête homme, qui voudrait que les marchandises se produisissent dans des proportions telles qu'elles pussent se vendre à un prix honnête. De tout temps, les bons bourgeois et les économistes philanthropes se sont plu à former ce vœu innocent.

Laissons parler le vieux Boisguillebert :

Le prix des denrées, dit-il, doit toujours être proportionné, n'y ayant que cette intelligence qui les puisse faire vivre ensemble, pour se donner à tout moment [voilà l'échangeabilité continuelle de M. Proudhon], et recevoir réciproquement la naissance les unes des autres... Comme la richesse, donc, n'est que ce mélange continuel d'homme à homme, de métier à métier, etc., c'est un aveuglement effroyable que d'aller chercher la cause de la misère ailleurs que dans la cessation d'un pareil commerce, arrivée par le dérangement des proportions dans les prix [34].

Écoutons aussi un économiste moderne :

Une grande loi qu'on doit appliquer à la production, c'est la loi de la proportionnalité (the law of proportion), qui, seule, peut préserver la continuité de la valeur... L'équivalent doit être garanti... Toutes les nations ont essayé à diverses époques, au moyen de nombreux règlements et restrictions commerciales, de réaliser jusqu'à un certain point cette loi de la proportionnalité; mais l'égoïsme, inhérent à la nature de l'homme, l'a poussé à bouleverser tout ce régime réglementaire. Une production proportionnée (proportionate production), c'est la réalisation de la vérité entière de la science de l'économie sociale [35].

Fuit Troja [36]. Cette juste proportion entre l'offre et la demande, qui recommence à faire l'objet de tant de vœux, a depuis longtemps cessé d'exister. Elle a passé à l'état de vieillerie. Elle n'a été possible qu'aux époques où les moyens de production étaient bornés, où l'échange s'agitait dans des limites extrêmement restreintes. Avec la naissance de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de nouvelle prospérité et ainsi de suite.

Ceux qui, comme Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l'industrie des temps passés.

Qu'est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C'était la demande qui commandait à l'offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation. La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire [37] sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l'offre force la demande.

Dans la société actuelle, dans l'industrie basée sur les échanges individuels, l'anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.

Ainsi de deux choses, l'une :

Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.

Ou vous voulez le progrès sans l'anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels.

Les échanges individuels ne s'accordent qu'avec la petite industrie des siècles passés, et son corollaire de “ juste proportion ”, ou bien encore avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d'anarchie.

D'après tout ce que nous venons de dire, la détermination de la valeur par le temps du travail, c'est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne comme la formule régénératrice de l'avenir, n'est que l'expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle, ainsi que Ricardo l'a clairement et nettement démontré bien avant M. Proudhon.

Mais au moins l'application “ égalitaire ” de cette formule appartient-elle à M. Proudhon ? Est-ce lui qui, le premier, a imaginé de réformer la société en transformant tous les hommes en travailleurs immédiats, échangeant des quantités de travail égales ? Est-ce bien à lui de faire aux communistes - ces gens dépourvus de toute connaissance en économie politique, ces “ hommes obstinément bêtes ”, ces “ rêveurs paradisiaques ” - le reproche de n'avoir pas trouvé, avant lui, cette “ solution du problème du prolétariat ” ?

Quiconque est tant soit peu familiarisé avec le mouvement de l'économie politique en Angleterre, n'est pas sans savoir que presque tous les socialistes de ce pays ont, à différentes époques, proposé l'application égalitaire de la théorie ricardienne. Nous pourrions citer à M. Proudhon : l'Économie politique de Hodgskins [38], 1822; William Thompson : .An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth, most conducive to Human Happiness, 1824 [39]; T.R. Edmonds : Practical Moral and Political Economy, 1828, etc., etc., et quatre pages d'etc. Nous nous contenterons de laisser parler un communiste anglais, M. Bray. Nous rapporterons les passages décisifs de son ouvrage remarquable : Labour's Wrongs and Labour's Remedy, Leeds, 1839, et nous nous y arrêterons assez longtemps, d'abord parce que M. Bray cet encore peu connu en France, ensuite parce que nous croyons y avoir trouvé la clé des ouvrages passée, présents et futurs de M. Proudhon.

Le seul moyen pour arriver à la vérité, c'est d'aborder de front les premiers principes. Remontons tout d'un coup à la source d'où les gouvernements mêmes dérivent. En allant ainsi à l'origine de la chose, nous trouverons que toute force de gouvernement, que toute injustice sociale et gouvernementale provient du système social actuellement en vigueur - de l'institution de la propriété telle qu'elle existe maintenant (the institution of property as it at present exists), et qu'ainsi, pour mettre, à tout jamais, fin aux injustices et aux misères d'aujourd'hui, il faut renverser de fond en comble l'étai actuel de la société... En attaquant les économistes sur leur propre terrain et avec leurs propres armes, nous éviterons l'absurde bavardage sur les visionnaires et les théoriciens, qu'ils sont toujours prêts à étaler. A moins de nier ou de désapprouver les vérités et principes reconnus, sur lesquels ils fondent leurs propres arguments, les économistes ne pourront guère repousser les conclusions auxquelles nous arrivons Par cette même méthode [40].

C'est le travail seul qui donne de la valeur. (It is labour alone which bestows value)... Chaque homme a un droit indubitable à tout ce que son travail honnête peut lui procurer. En s'appropriant ainsi les fruits de son travail, il ne commet aucune injustice à l'égard des autres hommes; car il n'empiète point sur le droit de tout autre à agir de même... Toutes les idées de supériorité et d'infériorité, de maître et de salarié, naissent de ce qu'on a négligé les premiers principes, et qu'en conséquence l'inégalité s'est introduite dans la possession (and to the consequent rise of inequality of possessions). Aussi longtemps que cette inégalité sera maintenue, il sera impossible de déraciner de telles idées ou de renverser les institutions qui se fondent sur elles. Jusqu'à présent, on a toujours le vain espoir de remédier à un état de choses qui est contre la nature, tel qu'il nous régit maintenant, en détruisant l'inégalité existante et en laissant subsister la cause de l'inégalité; mais nous démontrerons bientôt que le gouvernement n'est pas une cause, mais un effet, qu'il ne crée pas, mais qu'il est créé, - qu'en un mot, il est le résultat de l'inégalité dans la possession (the offspring of inequality of possessions), et que l'inégalité de possession est inséparablement liée au système social actuel [41].

Le système de l'égalité a pour lui non seulement les plus grands avantages, mais aussi la stricte justice... Chaque homme est un anneau, et un anneau indispensable dans la chaîne des effets, qui prend son point de départ dans une idée, pour aboutir peut-être à la production d'une pièce de drap. Ainsi, de ce que nos goûts ne sont pas les mêmes pour les différentes professions, il ne faut pas conclure que le travail de l'un doit être mieux rétribué que celui de l'autre. L'inventeur recevra toujours, outre sa juste récompense en argent, le tribut de notre admiration, que le génie seul peut obtenir de nous...

Par la nature même du travail et de l'échange, la stricte justice demande que tous les échangeurs aient des bénéfices, non seulement mutuels, mais égaux (all exchangers should be not only mutually but they should likewise be equally benefitted). It n'y a que deux choses que les hommes puissent échanger entre eux, savoir : le travail et le produit du travail. Si les échanges s'opéraient d'après un système équitable, la valeur de tous les articles serait déterminée par leurs frais de production complets; et des valeurs égales s'échangeraient toujours contre des valeurs égales (If a just system of exchanges were acted upon, the value of all articles would be determined by the entire cost of production, and equal values should always ex. change for equal values.) Si, par exemple, un chapelier met une journée pour faire un chapeau, et un bottier le même temps à faire une paire de souliers (en supposant que la matière première qu'ils emploient ait la même valeur) et qu'ils échangent ces articles entre eux, le bénéfice qu'ils en retirent est en même temps mutuel et égal. L'avantage qui en découle pour chacune des parties ne peut être un désavantage pour l'autre, puisque chacune a fourni la même quantité de travail et que les matériaux dont elles s'étaient servies étaient de valeur égale. Mais si le chapelier avait obtenu deux paires de souliers contre un chapeau, toujours dans notre supposition première, il est évident que l'échange serait injuste. Le chapelier frustrerait le bottier d'une journée de travail; et s'il en agissait ainsi dans tous ses échanges, il recevrait contre le travail d'une demi-année le produit de toute une année d'une autre personne. Jusqu'ici, nous avons toujours suivi ce système d'échange souverainement injuste : les ouvriers ont donné au capitaliste le travail de toute une année en échange de la valeur d'une demi-année (the workmen have given the capitalist the labour of a whole year, in exchange for the value of only hall a year), - et c'est de là, et non pas d'une inégalité supposée dans les forces physiques et intellectuelles des individus, qu'est provenue l'inégalité de richesse et de pouvoir. L'inégalité des échanges, la différence des prix dans les achats et les ventes ne peut exister qu'à la condition qu'à tout jamais les capitalistes restent capitalistes et les ouvriers, ouvriers - les uns une classe de tyrans, les autres une classe d'esclaves... Cette transaction prouve donc clairement que les capitalistes et les propriétaires ne font que donner à l'ouvrier, pour son travail d'une semaine, une partie de la richesse qu'ils ont obtenue de lui la semaine d'avant, c'est-à-dire que pour quelque chose, ils ne lui donnent rien (nothing for something)... La transaction entre le travailleur et le capitaliste est une vraie comédie : dans le fait, elle n'est, en mainte circonstance, qu'un vol impudent quoique légal. (The whole transaction between the producer and the capitalist is a mere farce : it is, in fact, in thousands of instances no other than a barefaced though legal robbery [42].)

Le bénéfice de l'entrepreneur ne cessera jamais d'être une perte pour l'ouvrier - jusqu'à ce que les échanges entre les parties soient égaux : et les échanges ne peuvent être égaux aussi longtemps que la société est divisée entre capitalistes et producteurs, et que les derniers vivent de leur travail, tandis que les premiers s'enflent du profit de ce travail...

Il est clair, continue M. Bray, que vous aurez beau établir telle ou telle forme de gouvernement... que vous aurez beau prêcher, au nom de la morale et de l'amour fraternel... la réciprocité est incompatible avec l'inégalité des échanges. L'inégalité des échanges, comme étant la source de l'inégalité des possessions, est l'ennemi secret qui nous dévore. (No reciprocity can exist where there are unequal exchanges. Inequality of exchanges, as being the cause of inequality of possessions, is the secret enemy that devours us.)

... La considération du but et de la fin de la société m'autorise à conclure, que non seulement tous les hommes doivent travailler et ainsi parvenir à pouvoir échanger, mais que des valeurs égales doivent s'échanger contre des valeurs égales. De plus, comme le bénéfice de l'un ne doit pas être une perte pour un autre, la valeur doit se déterminer par les faits de production. Pourtant nous avons vu que, sous le régime social actuel, le profit du capitaliste et de l'homme riche est toujours la perte de l'ouvrier - que ce résultat doit inévitablement s'ensuivre et que le pauvre reste abandonné entièrement à la merci du riche, sous chaque forme de gouvernement, aussi longtemps que l'inégalité des échanges subsiste - et que l'égalité des échanges ne peut être assurée que par un régime social qui reconnaisse l'universalité du travail... L'égalité des échanges ferait graduellement passer la richesse des mains des capitalistes actuels dans celles des classes ouvrières [43].

Aussi longtemps que ce système de l'inégalité des échanges sera en vigueur, les producteurs seront toujours aussi pauvres, aussi ignorants, aussi surchargés de travail, qu'ils le sont actuellement, quand même on abolirait toutes les taxes, tous les impôts gouvernementaux... Il n'y a qu'un changement total de système, l'introduction de l'égalité du travail et des échanges, qui puisse améliorer cet état de choses et assurer aux hommes la vraie égalité des droits... Les producteurs n'ont qu'à faire un effort - et c'est par eux que tout effort pour leur propre salut doit être fait - et leurs chaînes seront brisées à jamais... Comme but, l'égalité politique est une erreur : elle est même une erreur comme moyen. (As an end, the political equality is there a failure, (…) as a means, also, it is there a failure.)

Avec l'égalité des échanges, le profit de l'un ne peut pas être la perte de l'autre : car tout échange n'est plus qu'un simple transfert de travail et de richesse, il n'exige aucun sacrifice. Ainsi, tous un système social basé sur l'égalité des échanges, le producteur pourra encore arriver à la richesse, au moyen de ses épargnes; mais sa richesse ne sera plus que le produit accumulé de son propre travail. Il pourra échanger sa richesse ou la donner à d'autres; mais il lui sera impossible de rester riche, pour un temps un peu prolongé, après qu'il aura cessé de travailler. Par l'égalité des échanges, la richesse perd le pouvoir actuel de se renouveler et de se reproduire pour ainsi dire par elle-même : elle ne pourra plus combler le vide que la consommation aura créé; car, à moins d'être reproduite par le travail, la richesse une fois consommée est perdue à jamais. Ce que nous appelons maintenant profits et intérêts ne pourra plus exister sous le régime des échanges égaux. Le producteur et le distributeur y seraient également rétribués et c'est la somme totale de leur travail qui servirait à déterminer la valeur de tout article créé et mis à la portée du consommateur...

Le principe de l'égalité dans les échanges doit donc, par sa nature même, amener le travail universel [44].

Après avoir réfuté les objections des économistes contre le communisme, M. Bray continue ainsi :

Si un changement de caractère est indispensable pour faire réussir un système social de communauté dans sa forme parfaite; si, d'un autre côté, le régime actuel ne présente ni les circonstances, ni les facilités voulues pour arriver à ce changement de caractère et préparer les hommes à un état meilleur que nous désirons tous, il est évident que les choses doivent, de toute nécessité, rester telles qu'elles sont, à moins qu'on découvre et applique un terme social préparatoire, - un mouvement qui participe du système actuel comme du système à venir (du système de la communauté), - une, espèce de halte intermédiaire, à laquelle la société puisse arriver avec tous ses excès et toutes ses folies, pour la quitter ensuite, riche de qualités et d'attributs qui sont les conditions vitales du système de communauté [45].

Le mouvement tout entier n'exigerait que la coopération dans sa forme la plus simple... Les frais de production détermineraient, en toute circonstance, la valeur du produit, et des valeurs égales s'échangeraient toujours contre des valeurs égales. De deux personnes, dont l'une aurait travaillé une semaine entière et l'autre une demi-semaine, la première recevrait le double de la rémunération de l'autre; mais ce surplus de paie ne serait pas donné à l'un aux dépens de l'autre : la perte encourue par le dernier ne tomberait en aucune manière sur le premier. Chaque personne échangerait le salaire qu'elle aurait individuellement reçu contre des objets de même valeur que son salaire, et, en aucun cas, le profit réalisé par un homme ou dans une industrie ne constituerait la perte d'un autre homme ou d'une autre branche d'industrie. Le travail de chaque individu serait là seule mesure de ses profits et de sa perte...

... Au moyen de comptoirs (boards of trade) généraux et locaux, on déterminerait la quantité de différents objets exigée par la consommation, et la valeur relative de chaque objet en comparaison avec les autres (le nombre d'ouvriers à employer dans les différentes branches de travail), en un mot, tout ce qui tient à la production et à la distribution sociale. Ces opérations se feraient, pour une nation, en aussi peu de temps et avec autant de facilité qu'elles se font, sous le régime actuel, pour une société particulière... Les individus se grouperaient en familles, les familles en communes, comme sous le régime actuel... en n'abolirait pas même directement la distribution de la population dans la ville et la campagne, toute mauvaise qu'elle est. Dans cette association, chaque individu continuerait de jouir de la liberté qu'il possède maintenant d'accumuler autant que bon lui semble, et de faire de ces accumulations l'usage qu'il jugerait convenable... Notre société sera pour ainsi dire une grande société par actions, composée d'un nombre infini de plus petites sociétés par actions, qui toutes travaillent, produisent et échangent leurs produits sur le pied de la plus parfaite égalité... Notre nouveau système de société par actions, qui n'est qu'une concession faite à la société actuelle, pour arriver au communisme, établie de manière à faire coexister la propriété individuelle des produits avec la propriété en commun des forces productives, fait dépendre le sort de chaque individu de sa propre activité, et lui accorde une part égale dans tous les avantages fournis par la nature et le progrès des arts. Par là elle peut s'appliquer à des changements ultérieurs [46].

Nous n'avons plus que quelques mots à répondre à M. Bray, qui, bien malgré nous et en dépit de nous, se trouve avoir supplanté M. Proudhon, à cela près que M. Bray, loin de vouloir posséder le dernier mot de l'humanité, propose seulement les mesures qu'il croit bonnes pour une époque de transition entre la société actuelle et le régime de la communauté.

Une heure de travail de Pierre s'échange contre une heure de travail de Paul. Voilà l'axiome fondamental de M. Bray.

Supposons que Pierre a douze heures de travail devant lui et que Paul n'en a que six : alors Pierre ne pourra faire avec Paul qu'un échange de six contre six. Pierre aura par conséquent six heures de travail de reste. Que fera-t-il de ces six heures de travail ?

Ou il n'en fera rien, c'est-à-dire qu'il aura travaillé six heures pour rien; ou bien il chômera six autres heures pour se mettre en équilibre; ou bien encore, et c'est là sa dernière ressource, il donnera à Paul ces six heures, dont il n'a que faire, par-dessus le marché.

Ainsi, au bout du compte, qu'est-ce que Pierre aura gagné sur Paul ? Des heures de travail, non. Il n'aura gagné que des heures de loisir : il sera forcé de faire le fainéant six heures durant. Et pour que ce nouveau droit de fainéantise soit non seulement goûté, mais encore prisé dans la nouvelle société, il faut que celle-ci trouve sa plus haute félicité dans la paresse, et que le travail lui pèse comme une chaîne dont elle devra se débarrasser coûte que coûte. Et encore, pour revenir à notre exemple, si ces heures de loisir que Pierre a gagnées sur Paul étaient un gain réel ! Mais non. Paul, en commençant par ne travailler que six heures, arrive par un travail régulier et réglé au résultat que Pierre n'obtient qu'en commençant par un excès de travail Chacun voudra être Paul, il y aura concurrence pour conquérir la place de Paul, concurrence de paresse.

Eh bien ! l'échange de quantités égales de travail, que nous a-t-il donné ? Surproduction, dépréciation, excès de travail suivi de chômage, enfin les rapports économiques tels que nous les voyons constitués dans la société actuelle, moins la concurrence de travail.

Mais non, nous nous trompons. Il y aura encore un expédient qui pourra sauver la société nouvelle, la société des Pierre et des Paul. Pierre mangera tout seul le produit des six heures de travail qui lui restent. Mais du moment qu'il n'a plus à échanger pour avoir produit, il n'a pas non plus à produire pour échanger, et toute la supposition d'une société fondée sur l'échange et la division du travail tomberait. On aura sauvé l'égalité des échanges par cela même que les échanges auront cessé d'exister

Paul et Pierre en viendraient à l'état de Robinson.

Donc, si l'on suppose tous les membres de la société travailleurs immédiats, l'échange des quantités égales d'heures de travail n'est possible qu'à la condition qu'on soit convenu d'avance du nombre d'heures qu'il faudra employer à la production matérielle. Mais une telle convention nie l'échange individuel.

Nous arriverons encore à la même conséquence, si nous prenons pour point de départ, non plus la distribution des produits créés, mais l'acte de la production. Dans la grande industrie, Pierre n'est pas libre de fixer lui-même le temps de son travail, car le travail de Pierre n'est rien sans le concours de tous les Pierre et de tous les Paul qui forment l'atelier. C'est ce qui explique fort bien la résistance opiniâtre que les commerçants anglais opposèrent au bill de dix heures. C'est qu'ils ne savaient que trop qu'une diminution de travail de deux heures accordée aux femmes et aux enfants devait également entraîner une diminution de temps de travail pour les adultes. Il est dans la nature de la grande industrie que le temps du travail soit égal pour tous. Ce qui est aujourd'hui le résultat du capital et de la concurrence des ouvriers entre eux, sera demain, si vous retranchez le rapport du travail au capital, le fait d'une convention basée sur le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants.

Mais une telle convention est la condamnation de l'échange individuel, et nous voilà encore arrivés à notre premier résultat.

Dans le principe, il n'y a pas échange des produits, mais échange des travaux qui concourent à la production. C'est du mode d'échange des forces productives que dépend le mode d'échange des produits. En général, la forme de l'échange des produits correspond à la forme de la production. Changez la dernière, et la première se trouvera changée en conséquence. Aussi voyons-nous dans l'histoire de la société le mode d'échanger les produits se régler sur le mode de les produire. L'échange individuel correspond aussi à un mode de production déterminé, qui, lui-même, répond à l'antagonisme des classes, Ainsi pas d'échange individuel sans l'antagonisme des classes.

Mais les consciences honnêtes se refusent à cette évidence. Tant qu'on est bourgeois, on ne peut faire autrement que de voir dans ce rapport d'antagonisme un rapport d'harmonie et de justice éternelle, qui ne permet à personne de se faire valoir aux dépens d'autrui. Pour le bourgeois, l'échange individuel peut subsister sans l'antagonisme des classes : pour lui ce sont deux choses tout à fait disparates. L'échange individuel, comme se le figure le bourgeois, est loin de ressembler à l'échange individuel tel qu'il se pratique.

M. Bray fait de l'illusion de l'honnête bourgeois l'idéal qu'il voudrait réaliser. En épurant l'échange individuel, en le débarrassant de tout ce qu'il y trouve d'éléments antagonistes, il croit trouver un rapport “ égalitaire ”, qu'il voudrait faire passer dans la société.

M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu'il voudrait appliquer au monde, n'est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu'il est par conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui n'en est qu'une ombre embellie. A mesure que l'ombre redevient corps, on s'aperçoit que ce corps, loin d'en être la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société [47].

3. Application de la loi des proportionnalités de valeur[modifier le wikicode]

a : La monnaie[modifier le wikicode]

“ L'or et l'argent sont les premières marchandises dont la valeur soit arrivée à sa constitution. ”

Donc, l'or et l'argent sont les premières applications de la “ valeur constituée ”... par M. Proudhon. Et comme M. Proudhon constitue les valeurs des produits en les déterminant par la quantité comparative de travail y fixé, la seule chose qu'il avait à faire, c'était de prouver que les variations survenues dans la valeur de l'or et de l'argent s'expliquent toujours par les variations du temps de travail qu'il faut pour les produire. M. Proudhon n'y songe pas [48]. Il ne parle pas de l'or et de l'argent comme marchandise, il en parle comme monnaie.

Toute sa logique, si logique il y a, consiste à escamoter la qualité qu'ont l'or et l'argent de servir de monnaie, au bénéfice de toutes les marchandises qui ont la qualité d'être évaluées par le temps du travail. Décidément il y a plus de naïveté que de malice dans cet escamotage.

Un produit utile, étant évalué par le temps de travail nécessaire à le produire, est toujours acceptable en échange. Témoin, s'écrie M. Proudhon, l'or et l'argent, qui se trouvent dans mes conditions voulues d' “ échangeabilité ”. Donc l'or et l'argent - c'est la valeur arrivée à l'état de constitution, C'est l'incorporation de l'idée de M. Proudhon. Il est on ne peut plus heureux dans le choix de son exemple. L'or et l'argent, outre la qualité qu'ils ont d'être une marchandise, évaluée comme toute autre marchandise par le temps du travail, ont encore celle d'être agent universel d'échange, d'être monnaie. En prenant maintenant l'or et l'argent comme une application de la “ valeur constituée ” par le temps du travail, rien de plus facile que de prouver que toute marchandise dont la valeur sera constituée par le temps du travail sera toujours échangeable, sera monnaie.

Une question toute simple se présente à l'esprit de M. Proudhon. L'or et l'argent, pourquoi ont-ils le privilège d'être le type de la “ valeur constituée ” ?

La fonction particulière que l'usage a dévolue aux métaux précieux de servir d'agent au commerce est purement conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moins commodément peut-être, mais d'une manière aussi authentique, remplir ce rôle : les économistes le reconnaissent et l'on en cite plus d'un exemple. Quelle est donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour servir de monnaie, et comment s'explique cette spécialité des fonctions, sans analogue dans l'économie politique, de l'argent ?... Or, est-il possible de rétablir la série d'où la monnaie semble avoir été détachée, et par conséquent de ramener celle-ci à son véritable principe ?

Déjà, en posant la question en ces termes, M. Proudhon a supposé la monnaie. La première question qu'il aurait dû se poser, c'est de savoir pourquoi, dans les échanges tels qu'ils sont constitués actuellement, on a dû individualiser pour ainsi dire la valeur échangeable en créant un agent spécial d'échange. La monnaie, ce n'est pas une chose, c'est un rapport social. Pourquoi le rapport de la monnaie est-il un rapport de la production, comme tout autre rapport économique, tel que la division du travail, etc. ? Si M. Proudhon s'était bien rendu compte de ce rapport, il n'aurait pas vu dans la monnaie une exception, un membre détaché d'une série inconnue ou à retrouver.

Il aurait reconnu, au contraire, que ce rapport est un anneau, et, comme tel, intimement lié à tout l'enchaînement des autres rapports économiques, et que ce rapport correspond à un mode de production déterminé, ni plus ni moins que l'échange individuel. Que fait-il, lui ? Il commence par détacher la monnaie de l’ensemble du mode de production actuel, pour en faire plus tard le premier membre d'une série imaginaire, d'une série à retrouver.

Une fois qu'on a reconnu la nécessité d'un agent particulier d'échange, c'est-à-dire la nécessité de la monnaie, alors il ne s'agit plus que d'expliquer pourquoi cette fonction particulière est dévolue à l'or et à l'argent plutôt qu'à toute autre marchandise. C'est là une question secondaire qui ne s'explique plus par l'enchaînement des rapports de production, mais par les qualités spécifiques inhérentes à l'or et l'argent comme matière. Si, d'après tout cela, les économistes dans cette occasion

se sont jetés hors du domaine de la science, s'ils ont fait de la physique, de la mécanique, de l'histoire, etc.

comme le leur reproche M. Proudhon, ils n'ont fait que ce qu'ils devaient faire. La question n'est plus du domaine de l'économie politique.

Ce qu'aucun des économistes, dit M. Proudhon, n'a ni vu ni compris, c'est la raison économique qui a déterminé, en faveur des métaux précieux, la faveur dont ils jouissent.

La raison économique que nul, et pour cause, n'a ni vue ni comprise, M. Proudhon l'a vue, comprise et léguée à la postérité.

Or ce que nul n'a remarqué, c'est que de toutes les marchandises, l'or et l'argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à la constitution. Dans la période patriarcale, l'or et l'argent se marchandent encore et s'échangent en lingots, mais déjà avec une tendance visible à la domination et avec une préférence marquée. Peu à peu les souverains s'en emparent et y apposent leur sceau : et de cette consécration souveraine naît la monnaie, c'est-à-dire la marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutes les secousses du commerce, conserve une valeur proportionnelle déterminée et se fait accepter en tout paiement... Le trait distinctif de l'or et de l'argent vient, je le répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux difficultés de leur production, et surtout à l'intervention de l'autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, comme marchandise, la fixité et l'authenticité.

Dire que, de toutes les marchandises, l'or et l'argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à la constitution, c'est-à-dire après tout ce qui précède, que l'or et l'argent sont les premières arrivées à l'état de monnaie, voilà la grande révélation de M. Proudhon, voilà la vérité que nul n'avait découverte avant lui.

Si, par ces mots, M. Proudhon a voulu dire que l'or et l'argent sont des marchandises pour la production desquelles le temps a été connu plus tôt que pour toutes les autres, ce serait encore une des suppositions dont il est si prompt à gratifier ses lecteurs. Si nous voulions nous en tenir à cette érudition patriarcale, nous dirions à M. Proudhon que le temps nécessaire pour produire les objets de première nécessité, tels que le fer, etc., a été connu en premier lieu. Nous lui ferons grâce de l'arc classique d'Adam Smith.

Mais, après tout cela, comment M. Proudhon peut-il encore parler de la constitution d'une valeur, puisqu'une valeur n'est jamais constituée toute seule ? Elle est constituée, non par le temps qu'il faut pour la produire toute seule, mais par rapport à la quotité de tous les autres produits qui peuvent être créés dans le même temps. Ainsi la constitution de la valeur de l'or et de l'argent suppose la constitution déjà toute donnée d'une foule d'autres produits.

Ce n'est donc pas la marchandise qui est arrivée, dans l'or et l'argent, à l'état de “ valeur constituée ”, c'est la “ valeur constituée ” de M. Proudhon qui est arrivée, dans l'or et l'argent à l'état de monnaie.

Examinons maintenant de plus près ces raisons économiques, qui d'après M. Proudhon ont valu à l'or et à l'argent l'avantage d'être érigés en monnaie plus tôt que tous les autres produits, en passant par l'état constitutif de la valeur.

Ces raisons économiques sont : la “ tendance visible à la domination ”, la “ préférence marquée ” déjà dans la “ période patriarcale ”, et autres circonlocutions du fait même, qui augmentent la difficulté, puisqu'elles multiplient le fait, en multipliant les incidents que M. Proudhon fait survenir pour expliquer le fait. M. Proudhon n'a pas encore épuisé toutes les raisons prétendues économiques. En voici une d'une force souveraine, irrésistible :

C'est de la consécration souveraine que naît la monnaie : les souverains s'emparent de l'or et de l'argent et y apposent leur sceau.

Ainsi le bon plaisir des souverains est, pour M. Proudhon, la raison suprême en économie politique !

Vraiment, il faut être dépourvu de toute connaissance historique pour ignorer que ce sont les souverains qui, de tout temps, ont subi les conditions économiques, mais que ce ne sont jamais eux qui leur ont fait la loi. La législation tant politique que civile ne fait que prononcer, verbaliser le pouvoir des rapports économiques.

Le souverain s'est-il emparé de l'or et de l'argent, pour en faire les agents universels d'échange, en y imprimant son sceau, ou ces agents universels d'échange ne se sont-ils pas plutôt emparés du souverain en le forçant à leur imprimer son sceau et à leur donner une consécration politique ?

L'empreinte qu'on a donnée et qu'on donne à l'argent ce n'est pas celle de sa valeur, c'est celle de son poids. La fixité et l'authenticité dont parle M. Proudhon ne s'appliquent qu'au titre de la monnaie, et ce titre indique combien il y a de matière métallique dans un morceau d'argent monnayé.

La seule valeur intrinsèque d'un marc d'argent, dit Voltaire avec le bon sens qu'on lui connaît, est un marc d'argent, une demi-livre du poids de 8 onces. Le poids et le titre font seuls cette valeur intrinsèque [49].

Mais la question : combien vaut une once d'or et d'argent ? n'en subsiste pas moins. Si un cachemire du magasin du Grand Colbert portait la marque de fabrique : pure laine, cette marque de fabrique ne vous dirait pas encore la valeur du cachemire. Il resterait toujours à savoir combien vaut la laine.

Philippe I°, roi de France, dit M. Proudhon, mêle à la livre tournois de Charlemagne un tiers d'alliage, s'imaginant que lui seul ayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que fait tout commerçant ayant le monopole d'un produit. Qu'était-ce en effet que cette altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs !

Un raisonnement très juste, au point de vue de la routine commerciale, mais très faux en science économique, savoir que l'offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut, soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant la fabrication, faire monter l'estimation et partant la valeur des choses, et que cela est vrai de l'or et de l'argent comme du blé, du vin, de l'huile, du tabac. Cependant la fraude de Philippe ne fut pas plutôt soupçonnée que sa monnaie fut réduite à sa juste valeur et qu'il perdit en même temps ce qu'il avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à la suite de toutes les tentatives analogues.

D'abord il a été démontré, maintes et maintes fois, que, si le prince s’avise d'altérer la monnaie, c'est lui qui y perd. Ce qu'il a gagné en une seule fois par la première émission, il le perd autant de fois que les monnaies falsifiées lui rentrent sous la forme d'impôts, etc. Mais Philippe et ses successeurs ont su se mettre plus ou moins à l'abri de cette perte, car, une fois la monnaie altérée mise en circulation, ils n'avaient rien de plus pressé à faire que d'ordonner une refonte générale des monnaies sur l'ancien pied.

Et puis d'ailleurs, si Philippe I° avait véritablement raisonné comme M. Proudhon, Philippe I° n'aurait pas bien raisonné “ au point de vue commercial ”. Ni Philippe I°, ni M. Proudhon ne font preuve de génie mercantile, quand ils s'imaginent qu'on peut altérer la valeur de l'or aussi bien que celle de toute autre marchandise par la seule raison que leur valeur est déterminée par le rapport de l'offre à la demande.

Si le roi Philippe avait ordonné qu'un muid de blé s'appelât désormais deux muids de blé, le roi aurait été un escroc. Il aurait trompé tous les rentiers, tous les gens qui avaient à recevoir cent muids de blé, il aurait été la cause que tous ces gens-là, au lieu de recevoir cent muids de blé, n'en auraient reçu que cinquante. Supposez le roi débiteur de cent muids de blé; il n'en aurait eu à payer que cinquante. Mais dans le commerce cent muids n'auraient jamais valu plus de cinquante. En changeant le nom on ne change pas la chose. La quantité du blé, soit offerte, soit demandée, ne sera ni diminuée ni augmentée par ce seul changement de nom. Ainsi le rapport de l'offre à la demande étant également le même malgré cette altération de nom, le prix du blé ne subira aucune altération réelle. En parlant de l'offre et de la demande des choses, on ne parle pas de l'offre et de la demande du nom des choses. Philippe I° n'était pas faiseur d'or ou d'argent, comme dit Proudhon; il était faiseur du nom des monnaies. Faites passer vos cachemires français pour des cachemires asiatiques, il est possible que vous trompiez un acheteur ou deux; mais la fraude une fois connue, vos prétendus cachemires asiatiques descendront au prix des cachemires français. En donnant une fausse étiquette à l'or et à l'argent, le roi Philippe I° ne pouvait faire des dupes que tant que la fraude n'était pas connue. Comme tout autre boutiquier, il trompait ses pratiques par une fausse qualification de la marchandise - cela ne pouvait durer qu'un temps. Tôt ou tard il devait subir la rigueur des lois commerciales. Est-ce là ce que M. Proudhon voulait prouver ? Non. D'après lui, c'est du souverain, et non du commerce, que l'argent reçoit sa valeur. Et qu'a-t-il prouvé effectivement ? Que le commerce est plus souverain que le souverain. Que le souverain ordonne qu'un marc soit désormais deux marcs, le commerce vous dira toujours que ces deux mares ne valent que le marc d'auparavant.

Mais pour cela la question de la valeur déterminée par la quantité de travail n'a pas fait un pas. Il reste toujours à décider si ces deux-mares, redevenus le marc d'auparavant, sont déterminés par les frais de production ou par la loi de l'offre et de la demande ?

M. Proudhon continue :

Il est même à considérer que si, au lieu d'altérer les monnaies, il avait été au pouvoir du roi d'en doubler la masse, la valeur échangeable de l'or et de l'argent aurait aussitôt baissé de moitié, toujours pour cette raison de proportionnalité et d'équilibre.

Si cette opinion, que M. Proudhon partage avec les autres économistes, est juste, elle prouve en faveur de leur doctrine de l'offre et de la demande, et nullement en faveur de la proportionnalité de M. Proudhon. Car, quelle que fût la quantité de travail fixé dans la masse doublée de l'or et de l'argent, sa valeur serait tombée de moitié, la demande étant restée la même et l'offre ayant doublé. Ou bien est-ce que, par hasard, “ la loi de proportionnalité ” se confondrait cette fois avec la loi si dédaignée de l'offre et de la demande ? Cette juste proportionnalité de M. Proudhon est en effet tellement élastique, elle se prête à tant de variations, de combinaisons et de permutations, qu'elle pourrait bien coïncider une fois avec le rapport de l'offre à la demande.

Faire “ toute marchandise acceptable dans l'échange, sinon de fait, au moins de droit ”, en se fondant sur le rôle que jouent l'or et l'argent, c'est donc méconnaître ce rôle. L'or et l'argent ne sont acceptables de droit que parce qu'ils le sont de fait, et ils le sont de fait parce que l'organisation actuelle de la production a besoin d'un agent universel d'échange. Le droit n'est que la reconnaissance officielle du fait.

Nous l'avons vu, l'exemple de l'argent comme application de la valeur passée à l'état de constitution, n'avait été choisi par M. Proudhon que pour faire passer en contrebande toute sa doctrine de l'échangeabilité, c'est-à-dire pour démontrer que toute marchandise évaluée par ses frais de production doit arriver à l'état de monnaie. Tout cela serait bel et bon, n'était l'inconvénient que précisément l'or et l'argent, en tarit que monnaie, sont de toutes les marchandises les seules qui ne soient pas déterminées par leurs frais de production; et cela est tellement vrai, que dans la circulation elles peuvent être remplacées par le papier.

Tant qu'il y aura une certaine proportion observée entre les besoins de circulation et la quantité de monnaie émise, que ce soit de la monnaie en papier, en or, en platine ou en cuivre, il ne pourra pas être question d'une proportion à observer entre la valeur intrinsèque (les frais de production) et la valeur nominale de la monnaie. Sans doute, dans le commerce international, la monnaie est déterminée, comme toute autre marchandise, par le temps du travail. Mais c'est qu'aussi l'or et l'argent passés dans le commerce international sont des moyens d'échange comme produit et non comme monnaie, c'est-à-dire perdent ce caractère de “ fixité et d'authenticité ”, de “ consécration souveraine ”, qui forment pour M. Proudhon leur caractère spécifique. Ricardo a si bien compris cette vérité, qu'après avoir basé tout son système sur la valeur déterminée par le temps du travail, et qu'après avoir dit :

L'or et l'argent, ainsi que toutes les autres marchandises, n'ont de valeur qu'à proportion de la quantité de travail nécessaire pour les produire et les faire arriver au marché,

il ajoute néanmoins que la valeur de la monnaie n'est pas déterminée par le temps de travail fixé dans sa matière, mais seulement par la loi de l'offre et de la demande.

Quoique le papier n'ait point de valeur intrinsèque, cependant si l'on en borne la quantité, sa valeur échangeable peut égaler la valeur d'une monnaie métallique de la même dénomination ou de lingots estimés en espèces. C'est encore par le même principe, c'est-à-dire en bornant la quantité de la monnaie, que des pièces d'un bas titre peuvent circuler pour la même valeur qu'elles auraient eue si leur poids et leur titre étaient ceux fixés par la loi, et non d'après la valeur intrinsèque du métal pur qu'elles contiendraient. Voilà pourquoi dans l'histoire des monnaies anglaises nous trouvons que notre numéraire n'a jamais été déprécié dans la même proportion qu'il a été altéré. La raison en est qu'il n'a jamais été multiplié en proportion de sa dépréciation [50].

Voici ce qu'observe J.-B. Say au sujet de ce passage de Ricardo.

Cet exemple devrait suffire, il me semble, pour convaincre l'auteur que la base de toute valeur est non pas la quantité de travail nécessaire pour faire une marchandise, mais le besoin qu'on en a, balancé par sa rareté.

Ainsi la monnaie, qui pour Ricardo n'est plus une valeur déterminée par le temps de travail, et que J.-B. Say prend à cause de cela pour exemple afin de convaincre Ricardo que les autres valeurs ne sauraient pas non plus être déterminées par le temps de travail, cette monnaie, dis-je, prise par J.-B. Say pour exemple d'une valeur déterminée exclusivement par l'offre et la demande, devient pour M. Proudhon l'exemple par excellence de l'application de la valeur constituée... par le temps du travail. Pour en finir, si la monnaie n'est point une “ valeur constituée ” par le temps du travail, elle saurait bien moins encore avoir quelque chose de commun avec la juste “ proportionnalité ” de M. Proudhon. L'or et l'argent sont toujours échangeables, parce qu'ils ont la fonction particulière de servir comme agent universel d'échange, et nullement parce qu'ils existent dans une quantité proportionnelle à l'ensemble des richesses; ou pour mieux dire encore, ils sont toujours proportionnels parce que, seuls de toutes les marchandises, ils servent de monnaie, d'agent universel d'échange, quelle que soit leur quantité par rapport à l'ensemble des richesses.

La monnaie en circulation ne saurait jamais être assez abondante pour regorger : car si vous en baissez la valeur, vous en augmenterez dans la même proportion la quantité, et en augmentant sa valeur, vous en diminuez la quantité [51].

“ Quel imbroglio que l'économie politique ! ”, s'écrie M. Proudhon. “ Maudit or ! ” s'écrie plaisamment un communiste (par la bouche de M. Proudhon). Autant vaut dire : Mauvais froment, maudites vignes, maudits moutons; car,

de même que l'or et l'argent, toute valeur commerciale doit arriver à son exacte et rigoureuse détermination.

L'idée de faire arriver les moutons et les vignes à l'état de monnaie n'est pas neuve. En France, elle appartient au siècle de Louis XIV. A cette époque, l'argent ayant commencé à établir sa toute-puissance, on se plaignait de la dépréciation de toutes les autres marchandises, et on appelait de tous ses vœux le moment où “ toute valeur commerciale ” pourrait arriver à son exacte et rigoureuse détermination, à l'état de monnaie. Voici ce que nous trouvons déjà dans Boisguillebert, l'un des plus anciens économistes de la France :

L'argent alors, par cette survenue innombrable de concurrents qui seront les denrées mêmes rétablies dans leurs justes valeurs, sera rembarré dans ses bornes naturelles [52].

On voit que les premières illusions de la bourgeoisie sont aussi ses dernières.

b : L’excédent du Travail[modifier le wikicode]

On lit dans des ouvrages d'économie politique cette hypothèse absurde : Si le prix de toutes choses était doublé... Comme si le prix de toutes choses n'était pas la proportion des choses, et qu'on pût doubler une proportion, un rapport, une loi ! [53]

Les économistes sont tombés dans cette erreur, faute d'avoir su faire l'application de la “ loi de proportionnalité ” et de la “ valeur constituée ”. Malheureusement, on lit dans l'ouvrage même de M. Proudhon, tome 1er, p. 110, cette hypothèse absurde, que “ si le salaire haussait généralement, le prix de toutes choses hausserait ”. Au surplus, si l'on trouve dans des ouvrages d'économie politique la phrase en question, on y trouve aussi son explication.

Si l'on dit que le prix de toutes les marchandises hausse ou baisse, on exclut toujours l'une ou l'autre des marchandises, la marchandise exclue est en général l'argent ou le travail [54].

Passons maintenant à la seconde application de la “ valeur constituée ”, et d'autres proportionnalités dont le seul défaut est d'être peu proportionnées; et voyons si M. Proudhon y est plus heureux que dans la monétisation des moutons.

Un axiome généralement admis par les économistes est que tout travail doit laisser un excédent. Cette proposition est pour moi d'une vérité universelle et absolue : c'est le corollaire de la loi de la proportionnalité, que l'on peut regarder comme le sommaire de toute la science économique. Mais, j'en demande pardon aux économistes, le principe que tout travail doit laisser un excédent n'a pas de sens dans leur théorie, et n'est susceptible d'aucune démonstration [55].

Pour prouver que tout travail doit laisser un excédent, M. Proudhon personnifie la société; il en fait une société personne, société qui n'est pas, tant s'en faut, la société des personnes, puisqu'elle a ses lois à part, n'ayant rien de commun avec les personnes dont se compose la société, et son “ intelligence propre ”, qui n'est pas l'intelligence du commun des hommes, mais une intelligence qui n'a pas le sens commun. M. Proudhon reproche aux économistes de n'avoir pas compris la personnalité de cet être collectif. Nous aimons à lui opposer le passage suivant d'un économiste américain qui reproche aux autres économistes tout le contraire :

L'entité morale (the moral entity), l'être grammatical (the grammatical being) nommé société a été revêtu d'attributions qui n'ont d'existence réelle que dans l'imagination de ceux qui avec un mot font une chose... Voilà ce qui a donné lieu à bien des difficultés et à de déplorables méprises dans l'économie politique [56].

Ce principe de l'excédent du travail, continue M. Proudhon, n'est vrai des individus que parce qu'il émane de la société, qui leur confère ainsi le bénéfice de ses propres lois.

M. Proudhon veut-il dire par là tout simplement que la production de l'individu social dépasse celle de l'individu isolé ? Est-ce de cet excédent de la production des individus associés sur celle des individus non associés, que M. Proudhon entend parler ? S'il en est ainsi, nous pourrons lui citer cent économistes qui ont exprimé cette simple vérité sans tout le mysticisme dont s'entoure M. Proudhon. Voici ce que dit, par exemple, M. Sadler :

Le travail combiné donne des résultats que le travail individuel ne saurait jamais produire. A mesure donc que l'humanité augmentera en nombre, les produits de l'industrie réunie excéderont de beaucoup la somme d'une simple addition calculée sur cette augmentation... Dans les arts mécaniques comme dans les travaux de la science, un homme peut actuellement faire plus dans un jour qu'un individu isolé pendant toute sa vie. L'axiome des mathématiciens, que le tout est égal aux parties n'est plus vrai, appliqué a notre sujet. Quant au travail, ce grand pilier de l'existence humaine (the great pillar of human existence), on peut dire que le produit des efforts accumulés excède de beaucoup tout ce que des efforts individuels et séparés peuvent jamais produire [57].

Revenons à M. Proudhon. L'excédent du travail, dit-il. s'explique par la société personne. La vie de cette personne suit des lois opposées aux lois qui font agir l'homme comme individu, ce qu'il veut prouver par des “ faits ”.

La découverte d'un procédé économique ne peut jamais valoir à l'inventeur un profit égal à celui qu'il procure à la société... On a remarqué que les entreprises des chemins de fer sont beaucoup moins une source de richesses pour les entrepreneurs que pour l'État... Le prix moyen du transport des marchandises par le roulage est de 18 centimes par tonne et par kilomètre, marchandise prise et rendue en magasin. On a calculé qu'à ce prix, une entreprise ordinaire de chemin de fer n'obtiendrait pas 10 % de bénéfice net, résultat à peu près égal à celui d'une entreprise de roulage. Mais admettons que la célérité du transport par chemin de fer soit à celle du roulage de terre comme 4 est à 1 : comme dans la société le temps est la valeur même, à égalité de prix le chemin de fer présentera sur le roulage un avantage de 400 %. Cependant, cet avantage énorme, très réel pour la société, est bien loin de se réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui tandis qu'il fait jouir la société d'une mieux-value de 400 %, ne retire pas, quant à lui, 10 %. Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que le chemin de fer porte son tarif à 25 centimes, celui du roulage restant à 18 : il perdra à l'instant toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à la malbrouke, à la patache, s'il le faut. On désertera la locomotive : un avantage social de 400 % sera sacrifié à une perte privée de 35 %. La raison de cela est facile à saisir : l'avantage qui résulte de la célérité du chemin de fer est tout social, et chaque individu n'y participe qu'en une proportion minime (n'oublions pas qu'il ne s'agit dans ce moment que du transport des marchandises), tandis que la perte frappe directement et personnellement le consommateur. Un bénéfice social égal à 400 représente pour l'individu, si la société est seulement d'un million d'hommes, quatre dix millièmes; tandis qu'une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un déficit social de 33 millions [58].

Passe encore que M. Proudhon exprime une célérité mise au quadruple par 400 % de la célérité primitive; mais qu'il mette en rapport les pour cent de célérité avec les pour cent de profit et qu'il forme une proportion entre deux rapports qui, pour être mesurés séparément par des pour cent, sont néanmoins incommensurables entre eux : c'est établir une proportion entre les pour cent et en laisser de côté les dénominations. Des pour cent sont toujours des pour cent, 10 % et 400 % sont commensurables; ils sont l'un à l'autre comme 10 est à 400. Donc, conclut M. Proudhon, un profit de 10 % vaut quarante fois moins qu'une célérité quadruplée. Pour sauver les apparences, il dit que, pour la société, le temps est la valeur (time is money). Cette erreur provient de ce qu'il se rappelle confusément qu'il y a un rapport entre la valeur et le temps du travail, et il n'a rien de plus pressé à faire que d'assimiler le temps du travail au temps du transport, c'est-à-dire qu'il identifie les quelques chauffeurs, gardes de convoi et consorts, dont le temps de travail n'est autre que le temps de transport, avec la société tout entière. Pour le coup, voilà la célérité devenue capital, et, en ce cas, il a pleinement raison de dire : “ Un bénéfice de 400 % sera sacrifié à une perte de 35 %. ” Après avoir établi en mathématicien cette étrange proposition, il nous en donne l'explication en économiste.

Un bénéfice social égal à 400 représente pour l'individu, si la société est seulement d'un million d'hommes, quatre dix millièmes.

D'accord; mais il ne s'agit pas de 400, il s'agit de 400 %, et un bénéfice de 400 % représente pour l'individu 400 %, ni plus ni moins. Quel que soit le capital, les dividendes se feront toujours dans le rapport de 400 %. Que fait M. Proudhon ? Il prend les pour cent pour le capital, et comme s'il eût craint que sa confusion ne fût point assez manifeste, assez “ sensible ”, il continue :

“ Une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un déficit total de 33 millions ”; 33 % de perte pour le consommateur restent 33 % de perte pour un million de consommateurs. Comment ensuite M. Proudhon peut-il dire pertinemment que le déficit social, dans le cas d'une perte de 33 %, s'élève à 33 millions, quand il ne connaît ni le capital social ni même le capital d'un seul des intéressés ? Ainsi, il ne suffisait pas à M. Proudhon d'avoir confondu le capital et les pour cent; il se dépasse en identifiant le capital mis dans une entreprise et le nombre des intéressés.

“ Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible ”, un capital déterminé. Un profit social de 400 %, réparti sur un million de participants, intéressés chacun pour 1 franc, donne 4 francs de bénéfice par tête et non pas 0,0004, comme le prétend M. Proudhon. De même, une perte de 33 % pour chacun des participants représente un déficit social de 330 000 francs et non pas de 33 millions (100 : 33 = 1 000 000 : 330 000).

M. Proudhon, préoccupé de sa théorie de la société personne, oublie de faire la division par 100, il obtient ainsi 330.000 francs de perte; mais 4 francs de profit par tête font pour la société 4 millions de francs de profit. Reste pour la société un profit net de 3.670.000 francs. Ce compte exact démontre tout juste le contraire de ce qu'a voulu démontrer M. Proudhon : c'est que les bénéfices et pertes de la société ne sont point en raison inverse avec les bénéfices et les pertes des individus.

Après avoir rectifié ces simples erreurs de pur calcul, voyons un peu les conséquences auxquelles on arriverait, si on voulait admettre pour les chemins de fer ce rapport de célérité et de capital, tel que M. Proudhon le donne, moins les erreurs de calcul. Supposons qu'un transport quatre fois plus rapide coûte quatre fois plus, ce transport ne donnerait pas moins de profit que le roulage qui est quatre fois plus lent et coûte le quart des frais. Donc, si le roulage prend 18 centimes, le chemin de fer pourrait prendre 72 centimes. Ce serait selon la “ rigueur mathématique ”, la conséquence des suppositions de M. Proudhon, toujours moins ses erreurs de calcul. Mais voilà tout d'un coup qu'il nous dît que si, au lieu de 72 centimes, le chemin de fer n'en prenait que 25, il perdrait à l'instant toutes ses consignations. Décidément, il faut revenir à la malbrouke, à la patache même. Seulement, si nous avons un conseil à donner à M. Proudhon, c'est de ne pas oublier dans son “ Programme de l'association progressive ” de faire la division par 100. Mais, hélas ! il n'est guère a espérer que notre conseil soit écouté, car M. Proudhon est tellement enchanté de son calcul “ progressif ” correspondant à l' “ association progressive ”, qu'il s'écrie avec beaucoup d'emphase :

J'ai déjà fait voir au chapitre II, par la solution de l'antinomie de la valeur, que l'avantage de toute découverte utile est incomparablement moindre pour l'inventeur, quoi qu'il fasse, que pour la société; j'ai porté la démonstration sur ce point jusqu'à la rigueur mathématique !

Revenons à la fiction de la société personne, fiction qui n'avait d'autre but que de prouver la simple vérité que voici : une invention nouvelle faisant produire avec la même quantité de travail une plus grande quantité de marchandises, fait baisser la valeur vénale du produit. La société fait donc un profit, non en obtenant plus de valeurs échangeables, mais en obtenant plus de marchandises pour la même valeur. Quant à l'inventeur, la concurrence fait tomber successivement son profit jusqu'au niveau général des profits. M. Proudhon a-t-il prouvé cette proposition ainsi qu'il voulait le faire ? Non. Cela ne l'empêche pas de reprocher aux économistes d'avoir manqué cette démonstration. Pour lui prouver le contraire, nous ne citerons que Ricardo et Lauderdale; Ricardo, chef de l'école, qui détermine la valeur par le temps du travail, Lauderdale, un des défenseurs les plus acharnés de la valeur par l'offre et la demande. Tous les deux ont développé la même thèse.

En augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant, quoique par ce même moyen non seulement nous ajoutions à la richesse nationale, mais que nous augmentions encore la faculté de produire pour l'avenir... Aussitôt qu'au moyen des machines, ou par nos connaissances en physique, nous forçons les agents naturels à faire l'ouvrage que l'homme faisait auparavant, la valeur échangeable de cet ouvrage tombe en conséquence. S'il fallait dix hommes pour tourner un moulin à blé, et qu'on découvrît que par le moyen du vent ou de l'eau le travail de ces dix hommes pourrait être épargné, la farine qui serait le produit de l'action du moulin tomberait dès ce moment de valeur, en proportion de la somme de travail épargné : et la société se trouverait enrichie de toute la valeur des choses que le travail de ces dix hommes pourrait produire, les fonds destinés à l'entretien des travailleurs n'ayant pas éprouvé par là la moindre diminution [59].

Lauderdale à son tour, dit :

Le profit des capitaux provient toujours de ce qu'ils suppléent à une portion de travail que l'homme devrait faire de ses mains, ou de ce qu'ils accomplissent une portion de travail au-dessus des efforts personnels de l'homme et qu'il ne saurait exécuter lui-même. Le mince bénéfice que font en général les propriétaires des machines, comparé au prix du travail auquel elles suppléent, feront naître des doutes peut-être sur la justesse de cette opinion. Une pompe à feu, par exemple, tire en un jour plus d'eau d'une mine de charbon que ne pourraient en sortir sur leur dos trois cents hommes, même en s'aidant de baquets; et il n'est pas douteux qu'elle remplace leur travail à bien moins de frais. C'est ici le cas de toutes les machines. Le travail qui se faisait par la main de l'homme à laquelle elles se sont substituées, elles doivent le faire à plus bas prix... Je suppose qu'un brevet soit donné à l'inventeur d'une machine qui fait l'ouvrage de quatre : comme le privilège exclusif empêche toute concurrence, hors celle qui résulte du travail des ouvriers, il est clair que le salaire de ceux-ci, dans toute la durée du privilège, sera la mesure du prix que l'inventeur doit mettre à ses produits : c'est-à-dire que, pour s'assurer de l'emploi, il exigera un peu moins que le salaire du travail auquel sa machine supplée. Mais à l'expiration du privilège, d'autres machines de même espèce s'établissent et rivalisent avec la sienne. Alors il réglera son prix sur le principe général, le faisant dépendre de l'abondance des machines. Le profit des fonds employés..., quoiqu'il résulte d'un travail suppléé, se règle enfin, non par la valeur de ce travail, mais, comme dans tous les autres cas, par la concurrence entre les propriétaires des fonds; et le degré en est toujours fixé par la proportion de la quantité des capitaux offerts pour cette fonction avec la demande qu'on en fait.

En dernier lieu donc, tant que le profit sera plus grand que dans les autres industries, il y aura des capitaux qui se jetteront sur l'industrie nouvelle, jusqu'à ce que le taux des bénéfices en soit descendu au niveau commun. Nous venons de voir que l'exemple du chemin de fer n'était guère propre à jeter quelque jour sur la fiction de la société personne. Néanmoins, M. Proudhon reprend hardiment son discours :

Ces points éclaircis, rien de plus aisé que d'expliquer comment le travail doit laisser à chaque producteur un excédent.

Ce qui suit maintenant appartient à l'antiquité classique. C'est un conte poétique fait pour délasser le lecteur des fatigues qu'a dû lui causer la rigueur des démonstrations mathématiques qui le précèdent. M. Proudhon donne à sa société personne le nom de Prométhée, dont il glorifie les hauts faits en ces termes :

D'abord, Prométhée sortant du sein de la nature s'éveille à la vie dans une inertie pleine de charmes, etc... Prométhée se met à l'œuvre et, dès sa première journée, première journée de la seconde création, le produit de Prométhée, c'est-à-dire sa richesse, son bien-être, est égal à dix. Le second jour, Prométhée divise son travail, et son produit devient égal à cent. Le troisième jour et chacun des jours suivants, Prométhée invente des machines, découvre de nouvelles utilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature... A chaque pas que fait son industrie, le chiffre de sa production s'élève et lui dénonce un surcroît de félicité. Et puisque enfin, pour lui, consommer c'est produire, il est clair que chaque journée de consommation, n'emportant que le produit de la veille, laisse un excédent de produit à la journée du lendemain.

Ce Prométhée de M. Proudhon est un drôle de personnage, aussi faible en logique qu'en économie politique. Tant que Prométhée ne fait que nous enseigner la division du travail, l'application des machines, l'exploitation des forces naturelles et du pouvoir scientifique, multipliant les forces productives des hommes et donnant un excédent comparé à ce que produit le travail isolé, ce nouveau Prométhée n'a que le malheur de venir trop tard. Mais dès que Prométhée se mêle de parler production et consommation, il devient réellement grotesque. Consommer, pour lui, c'est produire; il consomme le lendemain ce qu'il a produit la veille, c’est comme cela qu'il a toujours une journée d'avance; cette journée d'avance c'est son “ excédent de travail ”. Mais, en consommant le lendemain ce qu'il a produit la veille, il faut bien que le premier jour, qui n'avait pas de veille, il ait travaillé pour deux journées, afin d'avoir dans la suite une journée d'avance. Comment Prométhée a-t-il gagné le premier jour cet excédent, alors qu'il n'y avait ni division de travail, ni machines, ni même d'autres connaissances des forces physiques que celle du feu ? Ainsi la question, pour avoir été reculée “ jusqu'au premier jour de la seconde création ”, n'a pas fait un pas en avant. Cette manière d'expliquer les choses tient à la fois du grec et de l'hébreu, elle est à la fois mystique et allégorique, elle donne parfaitement à M. Proudhon le droit de dire :

J'ai démontré par la théorie et par les faits le principe que tout travail doit laisser un excédent.

Les faits, c'est le fameux calcul progressif, la théorie, c'est le mythe de Prométhée.

Mais, continue M. Proudhon, ce principe aussi certain qu'une proposition d'arithmétique, est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis que, par le progrès de l'industrie collective, chaque journée de travail individuel obtient un produit de plus en plus grand, et, par une conséquence nécessaire, tandis que le travailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous les jours plus riche, il existe dans la société des États qui profitent et d'autres qui dépérissent.

En 1770, la population des Royaumes-Unis de la Grande-Bretagne était de 15 millions et la population productive de 3 millions. Le pouvoir scientifique de la production égalait environ une population de 12 millions d'individus de plus; donc, en somme, il y avait 15 millions de forces productives. Ainsi le pouvoir productif était à la population comme 1 est à 1, et le pouvoir scientifique était au pouvoir manuel comme 4 est à 1.

En 1840, la population ne dépassait pas 30 millions : la population productive était de 6 millions, tandis que le pouvoir scientifique montait à 650 millions, c'est-à-dire qu'il était à la population entière comme 21 à 1, et au pouvoir manuel comme 108 à 1.

Dans la société anglaise, la journée de travail a donc acquis en soixante-dix ans, un excédent de 2 700 % de productivité, c'est-à-dire qu'en 1840 elle a produit vingt-sept fois autant qu'en 1770. D'après M. Proudhon, il faudrait poser la question que voici : pourquoi l'ouvrier anglais de 1840 n'a-t-il pas été vingt-sept fois plus riche que celui de 1770 ? En posant une pareille question, on supposerait naturellement que les Anglais auraient pu produire ces richesses sans que les conditions historiques dans lesquelles elles ont été produites, telles que : accumulation privée des capitaux, division moderne du travail, atelier automatique, concurrence anarchique, salariat, enfin tout ce qui est basé sur l'antagonisme des classes, eussent existé. Or, pour le développement des forces productives et de l'excédent de travail, c’étaient précisément là les conditions d'existence. Donc il a fallu pour obtenir ce développement des forces productives et cet excédent de travail, qu'il y eût des classes qui profitent et d'autres qui dépérissent.

Qu'est-ce donc, en dernier lieu, que ce Prométhée ressuscité par M. Proudhon ? C'est la société, ce sont les rapports sociaux basés sur l'antagonisme des classes. Ces rapports sont, non pas des rapports d'individu à individu, mais d'ouvrier à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier, etc. Effacez ces rapports, et vous aurez anéanti toute la société et votre Prométhée n'est plus qu'un fantôme sans bras ni jambes, c'est-à-dire sans atelier automatique, sans division de travail, manquant enfin de tout ce que vous lui avez donné primitivement pour lui faire obtenir cet excédent de travail.

Si donc, dans la théorie, il suffisait, comme le fait M. Proudhon, d'interpréter la formule de l'excédent de travail dans le sens de l'égalité, sans prendre garde aux conditions actuelles de la production, il devrait suffire, dans la pratique, de faire parmi les ouvriers une répartition égalitaire de toutes les richesses actuellement acquises, sans rien changer aux conditions actuelles de la production. Ce partage n'assurerait pas un grand degré de confort à chacun des participants.

Mais M. Proudhon n'est pas aussi pessimiste qu'on pourrait bien le croire. Comme la proportionnalité est tout pour lui, il faut bien qu'il voie dans le Prométhée tout donné, c'est-à-dire dans la société actuelle, un commencement de réalisation de son idée favorite.

Mais partout aussi le progrès de la richesse, c'est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante, et quand les économistes opposent aux plaintes du parti social l'accroissement progressif de la fortune publique, et les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s'en douter, une vérité qui est la condamnation de leurs théories.

Qu'est-ce, en effet, que la richesse collective, la fortune publique ? C'est la richesse de la bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en particulier. Eh bien ! les économistes n'ont fait autre chose que de démontrer comment dans les rapports de production tels qu'ils existent, la richesse de la bourgeoisie s'est développée et doit s'accroître encore. Quant aux classes ouvrières, c'est encore une question fort contestée que de savoir si leur condition s'est améliorée à la suite de l'accroissement de la richesse prétendue publique. Si les économistes nous citent, à l'appui de leur optimisme, l'exemple des ouvriers anglais occupés à l'industrie cotonnière, ils ne voient leur situation que dans les rares moments de la prospérité du commerce. Ces moments de prospérité sont, aux époques de crise et de stagnation, dans la “ juste proportionnalité ” de 3 à 10. Mais peut-être aussi, en parlant d'amélioration, les économistes ont-ils voulu parler de ces millions d'ouvriers qui durent périr aux Indes orientales, pour procurer au million et demi d'ouvriers occupés en Angleterre à la même industrie, trois années de prospérité sur dix.

Quant à la participation temporaire à l'accroissement de la richesse publique, c'est différent. Le fait de participation temporaire s'explique par la théorie des économistes. Il en est la confirmation et nullement la “ condamnation ”, comme le dit M. Proudhon. S'il y avait quelque chose à condamner, ce serait certes le système de M. Proudhon, qui réduirait, ainsi que nous l'avons démontré, l'ouvrier au minimum de salaire, malgré l'accroissement des richesses. Ce n'est qu'en le réduisant au minimum de salaire, qu'il y aurait fait une application de la juste proportionnalité des valeurs, de la “ valeur constituée ” - par le temps du travail. C'est parce que le salaire, par suite de la concurrence, oscille au-dessus ou au-dessous du prix des vivres nécessaires à la sustentation de l'ouvrier, que celui-ci peut participer tant soit peu au développement de la richesse collective, mais qu'il peut aussi périr de misère. C'est là toute la théorie des économistes qui ne se font pas illusion.

Après ses longues divagations au sujet des chemins de fer, de Prométhée et de la nouvelle société à reconstituer sur la “ valeur constituée ”, M. Proudhon se recueille; l'émotion le gagne et il s'écrie d'un ton paternel :

J'adjure les économistes de s'interroger un moment, dans le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent et sans égard aux emplois qu'ils occupent ou qu'ils attendent, aux intérêts qu'ils desservent, aux suffrages qu'ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce : qu'ils disent si jusqu'à ce jour le principe que tout travail doit laisser un excédent leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de conséquences que nous avons soulevée.

  1. Proudhon: système des contradictions, ou philosophie de la misère, tome I, chap. II
  2. Proudhon: Ouvrage cité, prologue p. 1
  3. Sismondi : Études, tome II, page 162, édition de Bruxelles
  4. Lauderdale: Recherches sur la nature et l'origine de la richesse publique; traduit par Largentie de Lavaisse. Paris, 1808
  5. Ricardo : Principes d'économie politique, traduits par Constancio, annotés par J.-B. Say, Paris, 1835; tome II, chapitre “ Sur la valeur et les richesses ”
  6. Proudhon: Ouvrage cité, tome I. p. 39
  7. Proudhon: Ouvrage cité, tome I, p. 41
  8. Idem, p. 41
  9. Cours d'économie politique, Paris. 1823, pp. 88 et 99
  10. Proudhon : Ouvrage cité, tome. I. pp. 19-50
  11. Proudhon : Ouvrage cité, tome I. p. 68
  12. Ricardo : Principes de l'économie politique, etc. Traduits de l'anglais par J.-S. Constancio, Paria 1839, tome I, p. 3
  13. Idem, pp. 4 et 5
  14. Idem, p. 5
  15. Idem, p. 5
  16. Ricardo : Ouvrage cité, tome I, p. 8
  17. Idem
  18. Idem, tome I. pp. 9 et 10
  19. Idem, tome I, p. 21
  20. En marge, Engels écrit : “ Chez Ricardo la valeur relative est la valeur exprimée en numéraire. ”
  21. Ricardo : Ouvrage cité, tome I, p. 28
  22. On sait que Ricardo détermine la valeur d'une, marchandise par “ la quantité de travail qui est nécessaire pour l'obtenir ”. Or la forme d'échange en vigueur dans tout système de production fondé sur la production de marchandise - donc également dans le système capitaliste - implique que cette valeur ne soit pas exprimée directement en quantités de travail main en quantités d'une autre marchandise. La valeur d'une marchandise, exprimée par une certaine quantité d'une autre marchandise (argent ou non), c'est ce que Ricardo appelle sa valeur relative. (Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
  23. Idem, tome I, p. 32
  24. Idem, tome I. p. 105
  25. Idem, tome II, p. 253
  26. Ricardo : Ouvrage cité, tome III, p. 259
  27. Ricardo : Ouvrage cité, tome II, p. 253
  28. La formule selon laquelle le prix “ naturel ”, c'est-à-dire normal de la force de travail coïncide avec le salaire minimum, c'est-à-dire avec l'équivalent en valeur des subsistances absolument nécessaires pour l'existence et la reproduction de l'ouvrier, cette formule a été d'abord établie par moi dans L'esquisse d'une critique de l'économie politique (annales franco-allemandes, 1844) et dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Comme ou le voit Jet. Marx avait alors accepté cette formule. C'est à-nous deux que Lassalle l'a empruntée. Mais s'il est vrai que dans la réalité le salaire a constamment tendance à se rapprocher de son minimum, la formule ci-dessous n'en est pas moins fausse. Le fait que la force de travail soit, en règle générale et en moyenne payée au-dessous de sa valeur ne saurait modifier celle-ci. Dans Le Capital, Marx a à la fois rectifié cette formule (section “ Achat et vente de la force de travail ”) et développé les circonstances qui permettent à la production capitaliste de faire baisser de plus en plus au-dessous de sa valeur le prix de la force de travail (chapitre XXIII. La foi générale de l'accumulation capitaliste). (Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
  29. Proudhon : Ouvrage cité, tome I, p. 61 et p. 188
  30. Et pour vivre, perdre ce qui est la raison de vivre. (N.R.)
  31. Ricardo : Ouvrage cité, tome I, pp. 105 et 108
  32. Idem, tome Il. p. 59
  33. Sismondi : Études, etc, Édition de Bruxelles. tome Il. p. 267,
  34. Boisguillebert : Dissertation sur la nature des richesses, Édition Daire
  35. W. Atkinson : Principles of Political Economy, Londres 1840, pp. 170-195
  36. “ Troie n'est plus. ” (N.R.)
  37. Pour “ de produire ”. N.R.)
  38. Voir ci-dessus, p. 40, la “ Préface à la 2º édition allemande ”. (N.R.)
  39. Idem
  40. Bray : Labour’s Wrongs and Labour's Remedy, Leeds 1839, pp. 17 et 41
  41. Idem, pp. 33, 36 et 37
  42. Bray : Ouvrage cité, pp. 45. 48. 49 et 50
  43. Idem, pp. 51, 52, 53 et 55
  44. Bray : Ouvrage cité, pp. 67, 88, 89, 94 et 109
  45. Bray : Ouvrage cité, p. 134
  46. Idem, pp. 158, 160, 162, 168, 194 et 199
  47. Comme toute autre théorie, celle de M. Bray a trouvé ses partisans qui se sont laissé tromper aux apparences. On a fondé à Londres, à Sheffield, à Leeds et dans beaucoup d'autres villes en Angleterre, des equitable-labour-exchange-bazars. Ces bazars, après avoir absorbé des capitaux considérables, ont tous fait des faillites scandaleuses. On en a perdu le goût pour toujours : avis à M. Proudhon ! (Note de Marx.)
  48. On sait que Proudhon n'a pas tenu compte de cet avertissement. En 1849 Il essaya lui-même d'ouvrir une nouvelle banque d'échange à Paris. Mais elle fit faillite avant même d'être entrée vraiment en fonctions. Des poursuites judiciaires furent engagées envers Proudhon à la suite de ce krach. (Note d'Engels pour l'édition de 1886)
  49. Voltaire : Système de Law
  50. Ricardo : Ouvrage cité
  51. Ricardo : Ouvrage cité
  52. Boisguillebert : Économistes financiers du XVIII° siècle, Édition Daire, p. 422
  53. Proudhon : Ouvrage cité, tome I, p. 81
  54. Encyclopaedia Metropolitana or Universal Dictionary of Knowledge, vol. IV, à l'article Political Economy, par Senior, London, 1836. (Voyez aussi, sur cette expression J. St. Mill : Essays an some unsettled Questions of Political Economy, London, 1844, et Tooke : An History of Prices, etc., London, 1838.)
  55. Proudhon : Ouvrage cité
  56. Th. Cooper : Lectures on the Elements of Political Economy, Columbia, 1826
  57. T. Sadler : The Law of Population. London, 1830
  58. Proudhon : Ouvrage cité
  59. Ricardo : Ouvrage cité