Préfaces

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Avant-propos[modifier le wikicode]

Note des Editions sociales, 1968 :

Quand, en 1948, les Éditions sociales rééditèrent Misère de la philosophie dans leur collection populaire “ Les éléments du communisme ”, elles firent précéder le texte d'une introduction du philosophe Henri Mougin. Celui-ci, miné par une maladie contractée dans les camps de prisonniers en Allemagne, devait mourir peu après. Il nous paraît que ce texte, excellente préparation à la lecture du livre de Marx, n'a pas vieilli. Moyennant une brève mine au point, il prend place dans l'édition des Œuvres complètes de Karl Marx.

Marx écrivit cet ouvrage dans le courant de l'hiver 1846-1847, alors qu'il résidait à Bruxelles. C'est une réponse à l'étude que Proudhon avait tait paraître en octobre 1846, sous le litre général de : Contradictions économiques, ou Philosophie de la misère. Comme on le voit dans sa correspondance avec Engels, Marx avait d'abord conçu sa réponse à Proudhon comme une brochure; puis, à la rédaction, cette brochure est devenue un véritable volume. Marx l'écrivit en français; les difficultés d'édition furent grandes et l'on connaît par la correspondance d'Engels un certain nombre des incidents qui l'accompagnèrent : difficultés avec l'éditeur, difficultés pour obtenir des comptes rendus dans les journaux et revues de l'époque, etc... Proudhon, qui, dès cette époque, jouait les personnages importants, lit le silence sur l’œuvre de Marx. C'était habile; Marx était alors à Paris un inconnu. (Le Journal des économistes, d'août 1846, le prenait pour un cordonnier : “ M. Marx est cordonnier ”, écrivait-il.) Le silence de Proudhon était donc habile, mais d'une habileté à courte vue. Ici, comme ailleurs, l'histoire a prononcé son jugement; dans une lettre qui doit dater de novembre 1847, Engels rapporte une conversation qu'il eut avec Louis Blanc :

Je lui avais écrit que je venais avec un mandat formel de la démocratie londonienne, bruxelloise, et rhénane et comme agent des chartistes... Je lui, dépeignis la situation de notre parti comme très brillante; je lui dis que tu es notre chef : vous pouvez regarder M. Marx comme le chef de notre parti, c'est-à-dire de la fraction la plus avancée de la démocratie allemande, et son récent livre contre M. Proudhon comme notre programme.

C'est Engels qui avait raison. D'ailleurs Proudhon devait s'en douter, lui qui faisait le silence au dehors sur l'œuvre de Marx, mais qui l'annotait avec beaucoup de soin dans le privé.

Misère de la philosophie est dans l'ensemble de l’œuvre de Marx une étape d'une grande importance, c’est une œuvre à la fois de transition et de maturité. Elle constitue chez lui la première synthèse entre une philosophie méthodique et une économie politique à la fois objective et concrète. Jusque là, Marx avait eu tendance à traiter de ces deux disciplines de façon séparée; il s'agissait pour lui de les mettre au point. L'expérience plus générale qu'il a acquise depuis son départ d'Allemagne, à Paris et à Bruxelles, sa participation à l'organisation du mouvement ouvrier à Paris, puis ses premières liaisons ouvrières internationales, et aussi, sans doute, la réflexion sur les erreurs de Proudhon lui permettent, pour la première fois, d'écrire une œuvre où l'explication marxiste appréhende la réalité la plus complète et se révèle décisive et totale, parce que, pour la première lois, elle ne renvoie pas à plus tard pour la mise en lumière d'autres aspects. La méthode marxiste se révèle; elle peut commencer à s'appliquer au réel, dans la lutte réelle comme dans l'explication de la vie réelle.

L’œuvre présente en plus un intérêt particulier pour nous, français. C'est proprement une œuvre de chez nous; et le fait qu'elle fut écrite en notre langue n’est que le symbole de son importance pour le mouvement français. C'est qu'en effet, sous le nom permanent de proudhonisme, on a constamment tiré de chez nous la doctrine qui, depuis un siècle, a servi de paravent et de recommandation à tout ce qui déviait le mouvement ouvrier révolutionnaire vers l'aventure vaine et vers la négation de soi. Proudhoniens, ceux qui participèrent comme délégués français à la création de la première Internationale (avec la complaisance de Napoléon III), mais qui, Tolain en tête, se tinrent ensuite en dehors de la Commune. Proudhoniens, ceux qui, dans la Commune, empêchèrent de prendre les décisions immédiates qui auraient consolidé le mouvement. Proudhoniens, ceux qui, avant la première guerre mondiale, voulaient écarter le mouvement ouvrier de toute action politique. Proudhoniens, en conséquence, ceux qui, à la même époque, voulaient donner à l' “ Action française ” une théorie ouvrière. Proudhonien depuis toujours, Lagardelle[1], conseiller de Mussolini et ministre du Travail de Pétain. Proudhoniens, les rédacteurs de la Charte du travail. Proudhoniens, les journaux “ ouvriéristes ” de l'occupation hitlérienne. Le signataire de Munich, dans ses déclarations au congrès radical du printemps de 1946, ne s'est-il pas déclaré, lui aussi, proudhonien. ?

Les défenseurs de Proudhon affirment qu'il n'est pas responsable de ceux qui se revendiquent de lui. Mais, enfin, s'ils se revendiquent de lui dans leur lutte contre les organisations ouvrières, c'est bien parce que Proudhon leur donne des moyens de le faire.

C'est dire l’importance fondamentale, pour le mouvement français, de cette œuvre de Marx. Après plus de cent ans, elle constitue toujours la meilleure défense doctrinale contre la confusion proudhonienne; et l'étude des rapports entre Proudhon et Marx constitue toujours une expérience, à la fois historique et personnelle, dont on peut retirer le plus grand profit.

Dans une lettre, publiée le 24 janvier 1865, par le Sozial-Demokrat, et qu'on trouvera en appendice, Marx raconte ses premiers rapports avec Proudhon. C'était à Paris en 1844 et, dit Marx,

jusqu'à un certain point, je suis responsable de sa “ sophistication ”, mot qu'emploient les Anglais pour désigner la falsification dune marchandise. Dans nos longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l'injectais d'hégélianisme.

Proudhon s'est prononcé, à plusieurs reprises, sur Hegel; et, en examinant les dates, on mesure quelle fut sur lui l'influence de ces conversations avec Marx. Avant d'avoir eu par le moyen de Marx le contact avec la dialectique hégélienne il écrivait :

Je ne me laisse point abuser par la métaphysique et les formules de Hegel... Cela pour moi, mon cher, est puérilité, ce n'est pas science. (Lettre du 23 mai 1842.)

Le 20 décembre 1843, envoyant sa Création de l'ordre dans l'humanité au même correspondant, il lui mande :

Vous trouverez dans ce volume toute une métaphysique autrement simple, claire et féconde, que celle de vos Allemands.

et l'ouvrage lui-même révèle une ignorance, assez exceptionnelle, de la doctrine de Hegel. Mais, en 1844, après la rencontre avec Marx, Proudhon a complètement changé d'avis. Dans une lettre du 4 octobre au même correspondant, il s'indigne du retard “ où se trouve le public français relativement aux études philosophiques ” et il se donne désormais pour tâche de “ populariser la métaphysique ”. “ Pour cela, ajoute-t-il, j'emploie la dialectique la plus profonde, celle de Hegel. ” Le 19 janvier 1845, dans une lettre à Bergmann, il présente ainsi l'ouvrage qu'il prépare et auquel Marx devait répondre :

J'espère, à la fin, apprendre au public français ce que c'est que la dialectique... D'après les nouvelles connaissances que j'ai faites cet hiver, j'ai été très bien compris d'un grand nombre d'Allemands qui ont admiré le travail que j'ai fait pour arriver seul à ce qu'ils prétendent exister chez eux. Je ne puis encore juger de la parenté qu'il y a entre ma métaphysique et la logique de Hegel, puisque je n'ai jamais lu Hegel; mais je suis persuadé que c’est sa logique que je vais employer dans mon prochain ouvrage; or, cette logique n'est qu'un cas particulier ou, si tu veux, le cas le plus simple de la mienne.

Deux mois après la publication de sa Philosophie de la misère, le 13 décembre 1846, il exprime toujours la même opinion :

La logique de Hegel, telle que je la comprends, satisfait infiniment plus ma raison que tous les vieux apophtegmes dont on nous a bourrés pour nous rendre compte de certains accidents de la raison et de la société.

Mais, dès juin 1847, date où Marx publie sa réponse, Proudhon fait à propos de son ouvrage une première réserve :

J'ai fait une critique, rien de plus; critique méthodique, il est vrai, et qui contient tous les éléments de ma synthèse, bien que cette synthèse ne se découvre pas. (Lettre du 4 juin 1847.)

Et, si l'on suit dans sa correspondance au cours de la même époque ce qu'il a dit de la synthèse, on s'aperçoit qu'il est encore loin de compte : la synthèse hégélienne est pour lui “ la réconciliation universelle par la contradiction universelle ” (Lettre du 7 novembre 1846) et :

pour qui m'aura compris il n'y aura plus lieu à embrasser d'opinion exclusive, ce serait un ridicule. (Lettre du 24 octobre 1844.)

Pour lui la synthèse est une conciliation, une façon de conserver, réconcilier, sans aucune exclusive, toutes les antinomies prétendues. Plus tard, il refusera purement et simplement la synthèse hégélienne :

La formule hégélienne n’est une triade que par le bon plaisir ou l'erreur du maître, qui compte trois termes là où il n'en existe véritablement que deux, et qui n'a pas vu que l'antinomie ne se résout point, mais qu'elle indique une oscillation, ou antagonisme susceptible seulement d'équilibre.

Et, revenant sur sa Philosophie de la misère, il précise

A l'exemple de Hegel j'avais adopté l’idée que l'antinomie devait se résoudre en un terme supérieur, la synthèse, distinct des deux premiers, la thèse et l'antithèse; erreur de logique, autant que d'expérience, dont je suis aujourd'hui revenu. L'antinomie ne se résout pas; là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se balancent... Une balance n'est point une synthèse, telle que l'entendait Hegel et comme je l’avais supposé après lui.

Proudhon essayait d'ailleurs, depuis longtemps, de trouver le terme que décrirait cette opération toute particulière par laquelle,

pour que le pouvoir social agisse dans sa plénitude il faut que les forces en fonction dont il se compose soient en équilibre... Cet équilibre doit résulter du balancement des forces, agissant les unes sur les autres en toute liberté et se faisant mutuellement équation.

Équation se trouvant déjà dans la Philosophie de la misère; Proudhon y voulait faire “ équation générale de toutes nos contradictions ”. Balance et contre-poids se trouvaient déjà dans La Création de l'ordre en 1843. En 1849, Proudhon opine pour transformer la contradiction hégélienne en balance du doit et de l'avoir; ailleurs il propose la notion de “ mutuum ”; les forces sociales en présence, en balance, en équilibre, sont ainsi en état de soutien mutuel; ailleurs encore, en 1858, il fera de la synthèse une moyenne entre les termes contradictoires, présentés comme un maximum et un minimum.

On voit ce qu'il cherche : substituer à la dialectique hégélienne qui élimine les contradictoires, pour qui l'antithèse est la négation de la thèse et la synthèse la négation de celle négation, un système conformiste, où, comme le dit Marx, la contradiction s'éternise et arrive à un équilibre, à un modus vivendi parfaitement acceptable, à un état d'égalité et de soutien mutuel.

Le second professeur d'hégélianisme de Proudhon, Grün, qui continua les leçons après que Marx eut été expulsé de France, pouvait bien écrire :

Cette vérité colossale [de l'hégélianisme] où mille crânes français ont trouvé leur Waterloo.... cette vérité Proudhon l'a pleinement saisie.

L'avis de Marx était tout différent. Dans sa lettre de 1865 au Sozial-Demokrat, il écrit :

La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais, n'ayant jamais compris la dialectique scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. En fait, cela découlait de son point de vue petit-bourgeois. Le petit bourgeois dit toujours : d’un côté et de l'autre côté... il est la contradiction vivante : s'il est, de plus, comme Proudhon, un homme d’esprit, il saura bien tôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d'un pareil point de vue.

C'est pourquoi Marx pouvait, dans le Manifeste communiste, classer Proudhon dans la catégorie du socialisme conservateur ou bourgeois :

Les socialistes bourgeois veulent les conditions de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent nécessairement; ils veulent la société actuelle après élimination des éléments qui la révolutionnent et la désagrègent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat.

Et sous une farine “ moins systématique et plus pratique ”, ils s'efforcent

de dégoûter la classe ouvrière de tout mouvement révolutionnaire, en lui démontrant que ce qui peut lui profiter, ce n'est pas tel ou tel changement politique, mais uniquement un changement des conditions matérielles d'existence, des conditions économiques. Mais par changement des conditions matérielles de l'existence, ce socialisme n'entend pas du tout l'abolition des conditions bourgeoises de production, abolition qui n'est réalisable que par la voie révolutionnaire, mais des réformes administratives qui s'accomplissent dans le cadre de ces conditions de production, qui ne modifient donc en rien le rapport du capital et du travail salarié, mais, en mettant les choses au mieux, diminuent pour la bourgeoisie les frais de gouvernement et simplifient la gestion économique.

Les ennemis de Marx se sont fièrement émus de cette “ contradiction ” : Marx classe Proudhon dans les petits bourgeois et le socialisme de Proudhon dans la catégorie bourgeoise ou conservatrice !

Comment, écrit Charles Andler, celui que Marx traite de petit bourgeois est-il rangé parmi les tenants du grand capitalisme ?

Mais il est bien obligé de parler à la suite de :

cette transformation singulière par où la déduction du capitalisme [chez Proudhon] était devenue une apologie des capitalistes.

Et même, de rappeler à ce sujet la phrase de Marx dans la préface du 18 Brumaire, montrant à propos de Proudhon comment sa “ construction historique du coup d'État se transformait en apologie de Bonaparte”.

Il n'y a pas de secret dans le fait que Proudhon, petit-bourgeois, a propose un socialisme bourgeois ou conservateur. S'il y avait un secret, il résiderait dans la volonté de ne pas comprendre ce qu'il y a derrière la pseudo-dialectique de Proudhon. En face de la contradiction bourgeoisie-prolétariat, Marx opte pour la solution révolutionnaire : la synthèse dialectique, celle où les termes contradictoires s'expliquent et, après négation de la négation, sont remplacés par la société collectiviste et sans classe. Le petit bourgeois Proudhon opte pour l'équilibre, le soutien mutuel des termes antagonistes : il n'y a pas impossibilité de la bourgeoisie, mais équilibre obtenu par la collaboration de classe. C'est pourquoi il y a dans la dialectique un bon et un mauvais côté : le mauvais côté est le côté révolutionnaire. L'équilibre sera assuré en persuadant le prolétariat qu'il n'y a pas de mouvement révolutionnaire, ni d'abolition des conditions bourgeoises de production. Amener la classe ouvrière à renoncer à ses tâches révolutionnaires, c'est maintenir l'équilibre par la suppression du mauvais côté.

Au surplus, Marx et Engels avaient, dès 1846, vérifié pratiquement l'opposition absolue qui se révélait entre la position proudhonienne et l'action révolutionnaire. Ils se trouvaient tous les deux en plein travail d'organisation l'un à Paris, l'autre à Bruxelles. Ils s'efforçaient d'organiser, autour d'une doctrine utile, tous les groupes qui avaient, jusqu'en 1845, mené une existence aventureuse et secrète. Dans tous ces groupes, les meilleurs des adhérents sentaient à la fois quelles erreurs politiques avaient été commises et quelle situation politique nouvelle se dessinait, celle qui devait aboutir en 1848. Marx et Engels considéraient comme nécessaires un travail d'épuration du parti, d'élimination de toute sentimentalité, et la liquidation de toutes les pseudo-doctrines qui désarmaient l'avant-garde ouvrière dans l'action qu'elle allait avoir à mener. Leur attitude ferme et juste devait aboutir au printemps de 1847 quand, le travail doctrinal et pratique d'épuration achevé, ils purent accepter la proposition d'un congrès qui s'occuperait de la réorganisation politique autour d'une doctrine d'action pratique. Ce congrès devait avoir lieu pendant l'été de 1847. Marx et Engels y furent chargés de rédiger le manifeste du Parti.

Au cours de ce travail de réorganisation, Marx avait écrit de Bruxelles pour demander à Proudhon de faire partie d'un bureau international d’informations :

Au moment de l’action, écrivait-il, il est certainement d'un grand intérêt pour chacun d'être instruit de l’état des affaires, à l'étranger aussi bien que chez lui.

Proudhon lui répondait de Lyon le 17 mai 1846; il acceptait, disait-il, de devenir l’un des aboutissants “ de votre correspondance ”. Mais il faisait immédiatement des réserves capitales :

Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent, mes occupations de toute naturel, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves qui me sont suggérées par divers passages de voire lettre.

Voici en quoi consistaient ces réserves :

1. Quoique mes idées en fait d'organisation et de réalisation soient, en ce moment, tout à fait arrêtées, au moins en ce qui regarde les principes, je crois qu'il est de mon devoir, du devoir de tout socialiste de conserver pour quelque temps encore la forme antique ou dubitative, - en un mot, je fais profession avec le public d'un antidogmatisme économique presque absolu.

2. Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir, mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple... ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis... Parce que nous sommes à la tête du mouvement ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle intolérance ... Accueillons et encourageons toutes les protestations ... Ne regardons jamais une question, comme épuisée, et, quand nous aurons usé jusqu'à notre dernier argument recommençons s'il le faut avec l'éloquence et l'ironie. A cette condition j'entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non.

Voici enfin la réserve la plus grave

3. J'ai aussi à vous faire quelques observations sur ce mot de votre lettre : au moment de l'action. Peut-être, conservez-vous encore l'opinion qu'aucune réforme n’est actuellement possible sans un coup de main, sans ce qu'on appelait jadis une révolution, et qui n'est tout bonnement qu'une secousse. Cette opinion que je conçois, que j'excuse, que je discuterais volontiers, l'ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières. études m'en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n'avons pas besoin de cela pour réussir; et qu'en conséquence, nous ne devons point poser l'action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l'arbitraire, bref une contradiction. Je me pose ainsi le problème : faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique... Or, je crois savoir le moyen de résoudre à court délai ce problème.

Proudhon ajoutait :

Mon prochain ouvrage, qui en ce moment en est à moitié de son impression, vous en dira davantage.

Proudhon annonçait ainsi sa Philosophie de la misère. Marx avait donc reçu, de la main même de Fauteur, l'aveu que les utopies réformistes en matière économique, qu'allait proposer Proudhon, étaient faites pour nier la portée “ de l'action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale. ” Il lui suffisait alors de montrer, comme il le fait dans Misère de la philosophie, que les projets économiques de Proudhon étaient proprement utopiques. Il le fait de main. de maître. Proudhon, à la fin de sa lettre. ajoutait :

Sauf à me tromper, et s'il y a lieu, à recevoir la férule de votre main, ce à quoi je me soumets de bonne grâce, en attendant ma revanche !

La férule lui lut appliquée, Mais d'une sorte telle qu'il préféra se taire définitivement que de prendre sa revanche. Quant à Engels, qui, à la même époque, continuait à Paris le travail méthodique d'organisation révolutionnaire que Marx avait commencé avant son expulsion, il pouvait vérifier lui aussi à quoi servait le proudhonisme : il voyait tous les liquidateurs du mouvement et de l'organisation se réfugier chez Proudhon, au moment où les nécessités les plus évidentes rendaient intenable leur position; le 19 septembre 1846, il écrivait au comité de Bruxelles :

Dans son nouvel ouvrage, encore à l'état de manuscrit, dont Grün se fait l'interprète, Proudhon expose le plan génial de faire de l'argent de rien et de mettre le paradis à la portée de tous les ouvriers. Personne ne savait jusqu'ici ce qu'il en était. Grün se montrait très réservé, mais faisait grand état de sa pierre philosophale. L'attente était générale : enfin le papa Eisermann s'est trouvé chez les menuisiers en même temps que moi, et petit à petit, le vieux beau s'est mis à déballer très naïvement tout le secret. M. Grün lui a confié tout le plan. Admirez donc la grandeur de ce projet destiné à émanciper le monde : il ne s'agit ni plus ni moins que des bazars ouvriers ou marches ouvriers créés depuis longtemps en Angleterre et dix fois en déconfiture : association de tous les ouvriers de toutes les branches, grand dépôt, tous les ouvrages fournis par les associés taxés exactement d'après le prix du produit brut, augmenté du travail, et payés en d’autres produits de l'association, également taxés. Ce qui sera fourni en sus des besoins de l'association sera vendu sur le marché mondial et l'argent versé aux producteurs. De cette façon, spécule ce malin de Proudhon, lui et ses associés évitent le bénéfice de l'intermédiaire. Mais qu'il évite en même temps le bénéfice sur son capital d'association; que ce capital et ce bénéfice doivent être exactement égaux au capital et au bénéfice des intermédiaires évincés, qu'il donne donc de la main droite ce qu'il reçoit de la main gauche, tout cela notre madré compère n'y a pas songé. Que ses ouvriers ne pourront jamais réunir le capital nécessaire parce qu'autrement ils pourraient s'établir chacun à son compte; que l'économie éventuelle, résultant de l'association, se trouve plus que contre-balancée par le risque énorme; que toute la combinaison aboutit à faire, par un tour de passe-passe, disparaître le bénéfice du monde actuel et à laisser subsister tous les producteurs de ce bénéfice; que tout cela n'est qu'une idylle qui exclut de prime abord toute grande industrie, tout travail du bâtiment, toute agriculture, etc...; que ces corps de métiers n'auront à supporter que les pertes des bourgeois sans participer à leurs gains; tout cela, et cent autres objections qui crèvent les yeux, il les oublie dans l'ivresse de son illusion plausible... Proudhon se rend ridicule à tout jamais et avec lui tous les socialistes et communistes français, aux yeux des économistes bourgeois s'il publie ce travail. D'où ces larmes, cette polémique contre la révolution : il avait, in petto, un remède pacifique !

Le livre de Proudhon travaillait donc contre une organisation ouvrière militante avant même que d'avoir été édité.

Il est indispensable en terminant de retracer rapidement la série de jugements que Proudhon a portés sur les événements politiques de son temps, et sur les différentes interventions historiques de la clam ouvrière. On vérifie ainsi combien le pronostic porté par Marx contre Proudhon dès 1847 était parfaitement objectif.

En 1847, Proudhon, en prévision des événements qui mûrissent, voudrait avoir une tribune. On trouve dans ses carnets intimes la note suivante :

Tâcher de m'entendre avec le Moniteur industriel, journal des maîtres, tandis que le Peuple sera le journal des ouvriers.

Au début de 1848, Guizot suspend les cours de Michelet, comme il avait suspendu ceux de Mickiewicz et de Quinet; Proudhon se félicite qu'on ait imposé silence à ces “ empaumeurs de niais ” et quand les étudiants protestent, il note :

Quand est-ce que l'on casernera cette jeunesse débauchée et tapageuse ? courage, Guizot !

La montée révolutionnaire au cours de février 1848 lui inspire cette seule note :

Le trouble et le scandale augmentent. La France, si elle ne renvoie pas son opposition, est perdue.

Dans un article de journal du 19 février 1849, Proudhon a d'ailleurs retracé son “ anxiété dévorante ” devant les événements :

Je me révoltais contre la marche des événements... Mon âme était à l'agonie. Je portais par avance le poids des douleurs de la République et le fardeau des calomnies qui allaient frapper le socialisme. Le 21 février au soir, j'exhortais encore mes amis à ne pas combattre.

Il ajoute que la fusillade du 23 “ changea ses dispositions en un instant ”. C'est fort bien dit. Malheureusement c'est inexact puisque le 24 février il notait dans ses carnets intimes :

Le gâchis est désormais inextricable... Je n'ai rien à faire là-dedans... Cela va être effroyable...

et puisqu'il écrivait le 25 :

Mon corps est au milieu du peuple, mais ma pensée est ailleurs. J’en suis venu, par le cours de mes idées, à n'avoir presque plus de communauté d’idées avec mes contemporains.

Le 26 septembre 1848, il rendait visite à Louis-Napoléon Bonaparte et le trouvait “ bien intentionné : tête et cœur chevaleresques ”. L'indifférence en matière politique l’amènera à écrire quelques semaines après le coup d'État : “ En aucun lieu de la terre, l'esprit qui est tout l'homme n’est aussi libre que chez toi. ” (Il s'agit de la France.) Et encore :

Louis-Napoléon est, de même que son oncle, un dictateur révolutionnaire; mais avec cette différence que le premier consul venait clore la première phase de la révolution, tandis que le président ouvre la seconde.

Le 12 janvier 1853, il sollicite du prince Napoléon une intervention pour la concession du chemin de fer de Besançon à Mulhouse. Si la concession était obtenue, il confesse qu'il y trouverait l'occasion de faire une étude sur le thème suivant : “ satisfaire aux justes exigences du prolétariat sans blesser les droits acquis de la classe bourgeoise ”. Cette formule lui avait été suggérée par le prince au cours d'un entretien, comme répondant exactement aux vœux de l'empereur. Il importe peu, dans ces conditions, qu'il ait noté, en même temps, dans ses journaux intimes que Louis-Napoléon était

un infâme aventurier, bâtard d'une princesse, débauché, crapuleux... destructeur des libertés publiques, usurpateur du pouvoir, voleur du trésor, mystificateur du peuple,

puisqu'à la même date, comme il le dit lui-même dans une lettre

J'ai été aux Tuileries, au Sénat, à la Préfecture, voir quelques connaissances que j'ai parmi les amis de Louis-Napoléon. (10 novembre 1852.)

Il importe peu qu'il ait été condamné à la prison pour son ouvrage sur la Justice dans la révolution et dans l'Église, prison qu'il ne fit point, pour laquelle il fut gracié deux ans après, ouvrage qu'il présentait au prince Napoléon comme l'explication d'un principe nouveau : “ l'incarnation dans une famille élue du droit humain ou de la pensée rationnelle de la Révolution ”. Quant à son attitude réelle à l'égard du prolétariat, “ j'ai prêché la conciliation des classes, symbole de la synthèse des doctrines ” (lettre du 18 mai 1850); “ appuyé sur la réconciliation des classes ” (instructions pour la rédaction de La Voix du Peuple), elle résulte de sa correspondance comme de ses carnets :

J'ai assez de la vile multitude et des démagogues... la classe la plus pauvre est, par cela même qu'elle est la plus pauvre, la plus ingrate, la plus envieuse, la plus immorale et la plus lâche. (Lettre du 26 avril 1852.)

Ce qu'il y a de plus arriéré, de plus rétrograde, en tous pays, c’est la masse, c'est ce que vous appelez la démocratie.

Il ira même jusqu'à reprocher au gouvernement de Napoléon III de “ soutenir secrètement les ouvriers contre les patrons ” (16 mai 1853); il définira les tendances du gouvernement dans la formule suivante :

Si nous ne pouvons fonder une nouvelle hiérarchie sociale en nous faisant accepter des prêtres, des bourgeois, etc., nous jetterons la bourgeoisie en pâture à la plèbe. (27 novembre 1853.)

Nous avons jugé utile de rappeler ces faits. Nous ne nous sommes livrés à aucune interprétation : nous avons laissé Proudhon témoigner strictement pour lui-même. Il ne s'agissait pas pour nous de déconsidérer l'homme, mais de montrer exactement où il se situe, et de dissiper la légende selon laquelle ceux qui se sont ultérieurement recommandés de lui contre le développement normal du mouvement ouvrier, n'engageaient pas la responsabilité de leur maître. En fait, il apparaît dans la correspondance et dans le carnet intime de Proudhon, qu'il ressemblait de très près à ceux qui se sont inspirés de lui. Dans sa lettre de 1865 au Sozial-Demokrat, Marx rappelait son jugement de 1847 qui résume tout ce que dans sa Philosophie de la misère, Proudhon montre de lui-même

Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires; il n’est que le petit bourgeois ballotté constamment entre le Capital et le Travail.

Et Marx commentait ainsi son jugement de 1847 :

Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd'hui et mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu'au moment où je déclarais et prouvais théoriquement que le livre de Proudhon n'était que le code du socialisme petit-bourgeois, ce même Proudhon fut anathématisé comme archirévolutionnaire à la fois par les économistes et les socialistes d'alors. C'est pourquoi, plus tard, je n'ai jamais mêlé ma voix à ceux qui jetaient des hauts cris sur sa “ trahison” de la révolution, Ce n'était pas sa faute si, mal compris tout d’abord par d'autres comme par lui-même, il n'a pas répondu à des espérances que rien ne justifiait.


Henri Mougin.

Préface originale de Marx (1847)[2][modifier le wikicode]

M. Proudhon a le malheur d'être singulièrement méconnu en Europe. En France, il a le droit d'être mauvais économiste, parce qu'il passe pour être bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit d'être mauvais philosophe, parce qu'il passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité d'Allemand et d'économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette double erreur.

Le lecteur comprendra que, dans ce travail ingrat, il nous a fallu souvent abandonner la critique de M. Proudhon pour faire celle de la philosophie allemande, et donner en même temps des aperçus sur l'économie politique.

Karl Marx.

Bruxelles, le 15 juin 1847.


L'ouvrage de M. Proudhon n'est pas tout simplement un traité d'économie politique, un livre ordinaire, c'est une Bible : “ Mystères ”, “ Secrets arrachés au sein de Dieu ”, “ Révélations ”, rien n'y manque. Mais comme, de nos jours, les prophètes sont discutés plus consciencieusement que les auteurs profanes, il faut bien que le lecteur se résigne à passer avec nous par l'érudition aride et ténébreuse de la “ genèse ”, pour s'élever plus tard avec M. Proudhon dans les régions éthérées et fécondes du supra-socialisme. (Voir Proudhon: Philosophie de la misère, prologue, p. III, ligne 20.)

Préface de Friedrich Engels à la Ie édition allemande (1884)[modifier le wikicode]

Le présent ouvrage fût composé dans l'hiver 1846-1847, alors que Marx était arrivé à élaborer les principes de sa nouvelle conception historique et économique. Le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, de Proudhon, qui venait de paraître, lui donna l'occasion de développer ses principes en les opposant aux idées de l'homme qui, dès lors, devait prendre une place prépondérante parmi les socialistes français de l'époque. Depuis le moment où tous deux à Paris avaient longuement discuté ensemble des questions économiques, souvent pendant des nuits entières, leur direction était allée s'écartant de plus en plus; l'ouvrage de Proudhon montrait qu'il y avait déjà un abîme infranchissable entre eux; faire le silence n'était pas possible; Marx constata cette rupture irréparable dans la réponse qu'il lui fit.

Le jugement d'ensemble de Marx sur Proudhon se trouve exprimé dans l'article qui est reproduit en appendice et qui a paru pour la première fois dans le Sozial-Demokrat de Berlin, n° 16, 17 et 18. Ce fut le seul article écrit par Marx dans cette feuille. Les tentatives de M. von Schweitzer pour amener le journal dans les eaux gouvernementales et féodales s'étant presque immédiatement manifestées, cela nous contraignit de retirer publiquement notre collaboration au bout de peu de semaines.

Le présent ouvrage a pour l'Allemagne maintenant une importance que Marx n’a jamais prévue. Comment aurait-il pu savoir qu'en s'attaquant à Proudhon, il frappait par là même l'idole des arrivistes d’aujourd’hui, Rodbertus qu'il ne connaissait même pas de nom.

Ce n’est pas ici le lieu de s'étendre sur le rapport entre Marx et Rodbertus; J'aurai bientôt l'occasion de le faire. Il suffit de dire ici que quand Rodbertus accuse Marx de l'avoir “ pillé ” et “ d'avoir dans son Capital fort bien tiré profit sans le citer ” de son ouvrage : Zür Erkenntniss, etc., il se laisse entraîner à une calomnie qui n'est explicable que par la mauvaise humeur naturelle à un génie méconnu et sa remarquable ignorance des choses qui se produisent hors de Prusse, et notamment de la littérature économique et socialiste. Ces accusations, pas plus que l'ouvrage de Rodbertus déjà cité, ne sont jamais venues sous les yeux de Marx; il ne connaissait de Rodbertus que les trois Sozialen Briefe et celles-là mêmes en aucun cas avant 1858 ou 1859.

C'est avec plus de fondement que Rodbertus prétend dans ces lettres avoir découvert “ la valeur constituée de Proudhon ” bien avant Proudhon. Mais il se flatte encore à tort en croyant l'avoir découverte le premier. En tout cas, notre ouvrage le critique avec Proudhon, et cela me force à m'étendre un peu sur son opuscule “ fondamental ” : Zür Erkenntniss unserer staatswirtschaftlichen Zustaende, 1842, du moins dans la mesure où celui-ci, en outre du communisme à la Weitling qu'il contient aussi, d'ailleurs inconsciemment, anticipe Proudhon.

En tant que le socialisme moderne, à quelque tendance d'ailleurs qu'il appartienne, procède de l'économie politique bourgeoise, il se rattache presque exclusivement à la théorie de la valeur de Ricardo. Les deux propositions que Ricardo, en 1817, pose au début de ses principes : 1º que la valeur de chaque marchandise est seulement et uniquement déterminée par la quantité de travail exigée pour sa production, et 2º que le produit de la totalité du travail social est partagé entre les trois classes des propriétaires fonciers (rente), des capitalistes (profit) et des travailleurs (salaire), ces deux propositions avaient déjà, dès 1821, en Angleterre, donné matière à des conclusions socialistes. Elles avaient été déduites avec tant de profondeur et de clarté que cette littérature, maintenant presque disparue et que Marx avait en grande partie découverte, ne put être dépassée jusqu'à la parution du Capital. Nous en reparlerons d'ailleurs une autre fois. Quand Rodbertus, en 1842, tirait de son côté des conclusions socialistes des propositions citées ci-dessus, c'était alors pour un Allemand certes un pas important, mais ce n'était une découverte que pour l'Allemagne. Marx montre le peu de nouveauté d'une telle application de la théorie de Ricardo à Proudhon, qui souffrait d'une imagination semblable.

Quiconque est tant soit peu familiarisé avec le mouvement de l'économie politique en Angleterre, n'est pas sans savoir que presque tous les socialistes de ce pays ont, à différentes époques, proposé l'application égalitaire [c'est-à-dire socialiste] de la théorie ricardienne. Nous pourrions citer à M. Proudhon l'Économie politique de Hodgskins, 1822; William Thompson, An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth most conducive to human Happiness, 1824; T. R. Edmonds, Pratical, moral and political Economy, 1828, etc., etc., et quatre pages d'etc. Nous nous contenterons de laisser parler un communiste anglais - M. Bray. Nous rapporterons les passages décisifs de son ouvrage remarquable : Labour's Wrongs and Labour's Remedy, Leeds, 1839.

Et les seules citations de Bray suppriment, pour une bonne partie, la priorité que revendique Rodbertus.

À cette époque, Marx n'était pas encore entré dans la salle de lecture du British Museum. Outre les bibliothèques de Paris et de Bruxelles, outre mes livres et mes extraits, qu'il lut pendant un voyage de six semaines que nous avons fait ensemble en Angleterre dans l'été de 1845, il n'avait parcouru que les livres que l'on pouvait se procurer à Manchester. La littérature dont nous parlons n'était donc nullement aussi inaccessible alors qu'elle peut l'être actuellement. Si malgré cela elle est restée inconnue à Rodbertus, cela est dû exclusivement à ce qu'il était un Prussien borné. Il est le fondateur véritable du socialisme spécifiquement prussien et il est enfin reconnu comme tel.

Cependant, même dans sa Prusse bien-aimée, Rodbertus ne devait pas rester à l'abri. En 1859, parut à Berlin le premier livre de la Critique de l'économie politique de Marx. On y relève, parmi les objections élevées par les économistes contre Ricardo, comme deuxième objection p. 40[3] :

Si la valeur d'échange d'un produit est égale au temps de travail qu'il contient, la valeur d'échange d'un jour de travail est égale au produit d'une journée de travail. Ou encore, il faut que le salaire du travail soit égal au produit du travail. Or, c'est le contraire qui se produit.

En note :

Cette objection faite à Ricardo par les économistes bourgeois fut plus tard reprise par des socialistes. L'exactitude théorique de la formule étant admise, on reprocha à la pratique d'être en contradiction avec la théorie, et l'on demanda à la société bourgeoise de tirer pratiquement la présumée conséquence de son principe théorique. C'est de cette façon que des socialistes anglais tournèrent contre l'économie politique la formule de la valeur d'échange de Ricardo.

On renvoie dans cette note à Misère de la philosophie de Marx, qui alors était encore partout en librairie.

Il était donc assez facile à Rodbertus de se convaincre lui-même de la nouveauté réelle de ses découvertes de 1842. Au lieu de cela, il ne cesse de les proclamer et les croit tellement incomparables qu'il ne lui vient pas une seule fois à l'esprit que Marx ait pu tirer tout seul ses conclusions de Ricardo tout aussi bien que Rodbertus lui-même. Cela est impossible. Marx l'a “ pillé ” - lui à qui le même Marx offrait toute facilité de se convaincre que bien longtemps avant eux ces conclusions, au moins sous la forme grossière qu'elles ont encore chez Rodbertus, avaient été déjà énoncées en Angleterre.

L'application socialiste la plus simple de la théorie de Ricardo est celle que nous avons donnée ci-dessus. En bien des cas, elle a conduit à des aperçus sur l'origine et la nature de la plus-value qui dépassent de beaucoup Ricardo. Il en est également ainsi chez Rodbertus. Outre que dans cet ordre d'idées, il n'offre jamais rien qui n'ait déjà été au moins aussi bien dit avant lui, son exposition a encore les mêmes défauts que celle de ses prédécesseurs : il accepte les catégories économiques de travail, capital, valeur, dans la forme brute où les lui ont transmises les économistes, forme qui s'attache à leur apparence, sans en rechercher le contenu. Il s'interdit ainsi non seulement tout moyen de les développer plus complètement - contrairement à Marx qui, pour la première fois, a fait quelque chose de ces propositions souvent reproduites depuis soixante-quatre ans - mais il prend le chemin qui mène droit à l'utopie, comme on le montrera.

L'application précédente de la théorie de Ricardo, qui montre aux travailleurs que la totalité de la production sociale, qui est leur produit, leur appartient parce qu'ils sont les seuls producteurs réels conduit droit au communisme. Mais elle est aussi, comme Marx le fait entendre, formellement fausse économiquement parlant, parce qu'elle est simplement une application de la morale à l'économie. D'après les lois de l’économie bourgeoise, la plus grande partie du produit n'appartient pas aux travailleurs qui l’ont créé. Si nous disons alors : c'est injuste, ce ne doit pas être, cela n'a rien à voir avec l'économie. Nous disons seulement que ce fait économique est en contradiction avec notre sentiment moral. C'est pourquoi Marx n'a jamais fondé là-dessus ses revendications communistes, mais bien sur la ruine nécessaire, qui se consomme sous nos yeux, tous les jours et de plus en plus, du mode de production capitaliste. Il se contente de dire que la plus-value se compose de travail non payé : c'est un fait pur et simple. Mais ce qui peut être formellement faux au point de vue économique, peut être encore exact au point de vue de l'histoire universelle. Si le sentiment moral de la masse regarde un fait économique, autrefois l'esclavage ou le servage, comme injuste, cela prouve que ce fait lui-même est une survivance; que d'autres faits économiques se sont produits grâce auxquels le premier est devenu insupportable, insoutenable. Derrière l'inexactitude économique formelle peut donc se cacher un contenu économique très réel. Il serait déplacé ici de s'étendre davantage sur l'importance et l'histoire de la théorie de la plus-value.

On peut encore tirer d'autres conséquences de la théorie de la valeur de Ricardo et on l’a fait. La valeur des marchandises est déterminée par le travail nécessaire à leur production. Or, il se trouve que dans ce méchant monde, les marchandises sont achetées tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de leur valeur et sans qu'il y ait là simplement rapport avec les variations de la concurrence. De même que le taux de profit a une forte tendance à se maintenir au même niveau pour tous les capitalistes, les prix des marchandises tendent aussi à se réduire à la valeur de travail par l'intermédiaire de l'offre et de la demande. Mais le taux de profit se calcule d'après le capital total employé dans une exploitation industrielle; or, comme dans deux branches d’industries différentes, la production annuelle peut incorporer des masses de travail égales, c’est-à-dire présenter des valeurs égales, et que, si le salaire peut être également élevé dans ces deux branches, les capitaux avancés peuvent être, et le sont souvent, doubles ou triples dans l'une ou dans l'autre branche; la loi de la valeur de Ricardo, comme Ricardo lui-même l’a déjà découvert, est en contradiction avec la loi d'égalité du taux de profit. Si les produits des deux branches d'industrie sont vendus à leurs valeurs, les taux de profit ne peuvent pas être égaux; mais si les taux de profit sont égaux, les produits des deux branches de l’industrie ne sont pas vendus à leurs valeurs partout et toujours. Nous avons donc ici une contradiction, une antinomie entre deux lois économiques. La solution pratique s'opère, d'après Ricardo (chap. 1er, sections 4 et 5), régulièrement en faveur du taux de profit aux dépens de la valeur.

Mais la détermination de la valeur de Ricardo, malgré ses caractères néfastes, a un côté qui la rend chère à nos braves bourgeois. C'est le côté par où elle fait appel avec une force irrésistible à leur sentiment de justice. Justice et égalité des droits, voilà les piliers à l'aide desquels le bourgeois du XVIII° et du XIX° siècle voudrait élever son édifice social sur les ruines des injustices, des inégalités et des privilèges féodaux. Là détermination de la valeur des marchandises par le travail et l'échange libre qui se produit d'après celle mesure de valeur entre les possesseurs égaux en droit, tels sont, comme Marx l'a déjà montré, les fondements réels sur lesquels toute l'idéologie politique, juridique et philosophique de la bourgeoisie moderne s’est édifiée. Dès que l'on sait que le travail est la mesure des marchandises, les bons sentiments du brave bourgeois doivent se sentir profondément blessés par la méchanceté d’un monde qui reconnaît bien nominalement ce principe de justice, mais qui, réellement, à chaque instant, sans se gêner, paraît le mettre de côté. Surtout le petit bourgeois, dont le travail honnête - alors même que ce n'est que celui de ses ouvriers ou de ses apprentis - perd tous les jours de plus en plus de sa valeur par l'effet de la concurrence de la grande production et des machines, surtout le petit producteur doit désirer ardemment une société où l'échange des produits d'après leur valeur de travail sera une réalité entière et sans exception; en d'autres termes, il doit désirer ardemment une société où régnera exclusivement et pleinement une loi unique de production des marchandises, mais où seront supprimées les conditions qui, seules, rendent cette loi effective, c'est-à-dire les autres lois de la production des marchandises et mieux de la production capitaliste.

Cette utopie a jeté des racines très profondes dans la pensée du petit bourgeois moderne - réel ou idéal. Ce qui le démontre, c'est qu'elle a déjà été, en 1831, systématiquement développée par John Gray, essayée pratiquement et répandue en Angleterre à cette époque, proclamée comme la vérité la plus récente en 1842 par Rodbertus en Allemagne et en 1846 par Proudhon en France, publiée encore en 1871 par Rodbertus comme solution de la question sociale et pour ainsi dire son testament social; et, en 1884, elle récolte l'adhésion de la clique qui s'efforce, sous le nom de Rodbertus, d'exploiter le socialisme d'État prussien.

La critique de cette utopie a été faite si complètement par Marx, aussi bien contre Proudhon que contre Gray[4], que je puis ici me borner à quelques remarques sur la forme spéciale que Rodbertus a adoptée pour la fonder et l'exprimer.

Comme nous l’avons dit : Rodbertus accepte les concepts économiques traditionnels sous la forme exacte où ils lui ont été transmis par les économistes. Il ne fait pas la plus légère tentative pour les vérifier. La valeur est pour lui

L'évaluation quantitative d’une chose relativement aux autres, cette évaluation étant prise pour mesure.

Celle définition peu rigoureuse, pour le moins, nous donne tout au plus une idée de ce que la valeur paraît à peu près être, mais ne dit absolument pas ce qu'elle est. Mais, comme c'est tout ce que Rodbertus sait nous dire sur la valeur, il est compréhensible qu'il cherche une mesure de la valeur hors de la valeur. Après avoir tourné au hasard, sans ordre, la valeur d'usage et la valeur d'échange sous une centaine de laces, avec celle puissance d'abstraction qu'admire infiniment M. Adolphe Wagner, il arrive à ce résultat qu'il n'y a pas de mesure réelle de la valeur et qu'il faut se contenter d'une mesure surérogatoire. Le travail pourrait être celle-ci, mais seulement dans le cas d'un échange entre produits d'égales quantités de travail, que le cas soit d'ailleurs “ tel en lui-même, ou qu'on ait pris des dispositions ” qui l'assurent. Valeur et travail restent ainsi sans le moindre rapport réel, bien que tout le premier chapitre soit employé à nous expliquer comment et pourquoi les marchandises “ coûtent du travail ” et rien que du travail.

Le travail est encore une fois pris sous la forme où on le rencontre chez les économistes. Et pas même cela. Car bien qu'on dise deux mots sur les différences d'intensité du travail, le travail est très généralement représenté comme quelque chose qui “ coûte ”, c'est-à-dire qui est mesure de valeur, qu'il soit d'ailleurs dépense ou non dans la moyenne des conditions normales de la société. Que les producteurs emploient dix jours à la fabrication de produits qui peuvent être fabriqués en un jour, ou qu'ils n'en emploient qu'un; qu'ils emploient le meilleur ou le plus mauvais des outillages; qu'ils appliquent leur temps de travail à la fabrication d'articles socialement nécessaires ou dans la quantité socialement exigée, qu'ils fabriquent des articles que l'on ne demande pas du tout, ou des articles demandés plus ou moins qu'il n'est besoin - de tout cela il n'est pas question : le travail est le travail, le produit d'un travail égal doit être échangé contre un produit de travail égal. Rodbertus qui, dans tout autre cas, est toujours prêt, que ce soit à propos ou non, à se placer au point de vue national, et à considérer les rapports des producteurs isolés du haut de l'observatoire de l'ensemble de la société, évite ici craintivement tout cela. Simplement parce que, dès la première ligne de son livre, il va droit à l'utopie du bon de travail et que toute analyse du travail comme producteur de valeur devait semer sa route d'écueils infranchissables. Son instinct était ici considérablement plus fort que sa puissance d'abstraction, qu'on ne peut découvrir chez Rodbertus, soit dit en passant, qu'au moyen de la plus concrète pauvreté d'idées.

Le passage à l'utopie s'effectue en un tour de main. Les “ dispositions ” qui fixent l'échange des marchandises d'après la valeur de travail comme suivant une règle absolue ne font pas de difficulté. Tous les autres utopistes de cette tendance, de Gray jusqu'à Proudhon, se tourmentent pour élaborer des mesures sociales qui doivent atteindre ce but. Ils cherchent au moins à résoudre la question économique par des voies économiques, grâce à l'action du possesseur des marchandises qui les échange. Pour Rodbertus c'est bien plus simple. En bon Prussien, il en appelle à l'État. Un décret du pouvoir public ordonne la réforme.

La valeur est donc ainsi heureusement “ constituée ”, mais non la priorité de cette Constitution que réclamait Rodbertus. Au contraire, Gray ainsi que Bray - entre beaucoup d'autres - longtemps et souvent avant Rodbertus, ont répété à satiété la même pensée : ils souhaitaient pieusement les mesures par lesquelles tes produits s'échangeraient, malgré tous les obstacles, toujours et seulement à leur valeur de travail.

Après que l'État a ainsi constitué la valeur - au moins d'une partie des produits, car Rodbertus est modeste - il émet son bon de travail, en fait des avances aux capitalistes industriels avec lesquels ils paient les ouvriers; les ouvriers achètent alors les produits avec les bons de travail qu'ils ont reçus et permettent ainsi le retour du papier-monnaie à son point de départ. C'est Rodbertus lui-même qui nous apprend comme cela se déroule admirablement.

Pour ce qui est de cette seconde condition, on atteindra la disposition qui exige que la valeur attestée sur le billet soit réellement en circulation en ne donnant qu'à celui qui livre vraiment un produit un billet sur lequel sera marquée exactement la quantité de travail nécessitée par la fabrication du produit. Celui qui livre un produit de deux journées de travail reçoit un billet où sera marqué “ 2 journées ”. La seconde condition sera nécessairement remplie par l'observation exacte de celle règle dans l'émission. D'après notre hypothèse, la valeur véritable des biens coïncide avec la quantité de travail qu'a coûtée leur fabrication, et cette quantité de travail a pour mesure l'unité de temps habituelle; celui qui livre un produit auquel deux jours de travail ont été consacrés, s'il obtient qu'il lui soit certifié deux journées de travail, n'a donc obtenu qu'il lui soit assigné ou certifié ni plus ni moins de valeur qu'il en a livré en fait, - et de plus, comme celui-là seul obtient une pareille attestation qui a mu réellement un produit en circulation, il est également certain que la valeur inscrite sur le billet est capable de payer la société. Que l'on élargisse autant qu'on le veut la sphère de la division du travail, si la règle est bien suivie, la somme de valeur disponible doit être exactement égale à la somme de valeur certifiée : et comme la somme de valeur certifiée est exactement la somme de valeur assignée, celle-ci doit nécessairement se résoudre à la valeur disponible, toutes les exigences sont satisfaites et la liquidation exacte. (pages 166-167)

Si Rodbertus a eu jusqu'à présent le malheur d’arriver trop tard avec ses découvertes, cette fois au moins il a le mérite d'une espèce d'originalité : aucun de ses rivaux n'avait osé donner à l'utopie insensée du bon de travail cette forme naïvement enfantine, je dirais même véritablement poméranienne. Parce que pour chaque bon on livre un objet de valeur correspondante, qu'aucun objet de valeur n'est plus délivré que contre un bon correspondant, nécessairement la somme des bons est couverte par la somme des objets de valeur. Le calcul se fait sans le moindre reste, il est juste à une seconde de travail près, et il n'y a pas d'employé supérieur de la caisse de la dette publique qui, quoique blanchi dans sa fonction, puisse y reprendre la plus légère erreur. Que désirer de plus ?

Dans la société capitaliste actuelle, chaque capitaliste industriel produit de son propre chef ce qu'il veut, comme il veut, et autant qu'il veut. La quantité socialement exigée reste pour lui une grandeur inconnue et il ignore la qualité des objets demandés aussi bien que leur quantité. Ce qui aujourd'hui ne peut être livré assez rapidement, peut être offert demain au-delà de la demande. Pourtant on finit par satisfaire la demande tant bien que mal, et généralement la production se règle en définitive sur les objets demandés. Comment s'effectue la conciliation de celle contradiction ? Par la concurrence. Et comment arrive-t-elle à cette solution ? Simplement en dépréciant au-dessous de leur valeur de travail les marchandises inutilisables pour leur qualité ou pour leur quantité dans l'état présent des demandes de la société, et en faisant sentir aux producteurs, de cette façon détournée, qu'ils ont en fabrique des articles absolument inutilisables ou qu'ils en ont fabriqué en quantité inutilisable, superflue. Il s'ensuit deux choses :

D'abord que les déviations continuelles des prix des marchandises par rapport aux valeurs des marchandises sont la condition nécessaire et par laquelle seule la valeur des marchandises peut exister. Ce n'est que par les fluctuations de la concurrence et, par suite, des prix des marchandises que la loi de valeur se réalise dans la production des marchandises, et que la détermination de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire devient une réalité. Que la forme de représentation de la valeur, que le prix ait, en règle générale, un tout autre aspect qu'il manifeste, c'est une fortune qu'il partage avec la plupart des rapports sociaux. Le roi le plus souvent ressemble peu à la monarchie qu'il représente. Dans une société de producteurs, qui échangent leurs marchandises, vouloir déterminer la valeur par le temps de travail en interdisant à la concurrence d'établir celle détermination de la valeur dans la seule forme par où elle puisse se faire, en influant sur les prix, c'est montrer qu'on s'est, au moins sur ce terrain, permis la méconnaissance utopique habituelle des lois économiques.

En second lieu, la concurrence, en réalisant la loi de la valeur de la production des marchandises dans une société de producteurs échangeant leurs marchandises, fonde par cela même et à de certaines conditions le seul ordre et la seule organisation possibles de la production sociale. Ce n'est que par la dépréciation ou la majoration des prix des produits que les producteurs de marchandises isolés apprennent à leurs dépens de quels produits, et en quelle quantité, la société a besoin. Mais c'est précisément ce seul régulateur que l'utopie partagée par Rodbertus veut supprimer. Et si nous demandons quelle garantie nous avons que l'on ne produira que la quantité nécessaire de chaque produit, que nous ne manquerons ni de blé ni de viande, pendant que le sucre de betterave surabondera et que nous regorgerons d'eau-de-vie de pomme de terre, que les pantalons ne nous feront pas défaut pour couvrir notre nudité, pendant que les boutons de culotte se multiplieront par milliers - Rodbertus triomphant nous montre alors son fameux compte dans lequel on a établi un certificat exact pour chaque livre de sucre superflue, pour chaque tonneau d'eau-de-vie non acheté, pour chaque bouton de culotte inutilisable, compte qui est “ juste ”, qui “ satisfait toutes les exigences et où la liquidation est exacte ”. Et qui ne le croit pas n'a qu'à s'adresser à M. X.... l'employé supérieur de la caisse de la dette publique en Poméranie, qui a revu le calcul et l'a trouvé juste et que l'on peut considérer comme n'ayant jamais été coupable d'une faute dans ses comptes de caisse.

Et maintenant voyons un peu la naïveté avec laquelle Rodbertus veut supprimer les crises industrielles et commerciales, au moyen de son utopie. Dès que la production des marchandises a pris les dimensions du marché mondial, c'est par un cataclysme de ce marché, par une crise commerciale, que s'établit l'équilibre entre les producteurs isolés, produisant selon un calcul particulier, et le marché pour lequel ils produisent, dont ils ignorent plus ou moins la demande en qualité et en quantité[5]. Si l'on interdit à la concurrence de faire connaître aux producteurs isolés l'état du marché par la hausse ou la baisse des prix, on les aveugle tout à fait. Diriger la production des marchandises de façon que les producteurs ne puissent plus rien savoir de l'état du marché pour lequel ils produisent, - c'est soigner les crises d'une façon que le docteur Eiseinhart pourrait envier à Rodbertus.

On comprend maintenant pourquoi Rodbertus détermine la valeur des marchandises par le travail, et tout au plus admet des degrés différents d'intensité de travail. S'il s'était demandé pourquoi et comment le travail crée de la valeur et, par suite, la détermine et la mesure, il serait arrivé au travail socialement nécessaire, nécessaire pour le produit isolé aussi bien à l'égard des autres produits de même espèce, qu'à l'égard de la quantité totale socialement exigée. Il serait arrivé à la question : comment la production des producteurs isolés s'adapte-t-elle à la demande sociale totale et toute son utopie devenait impossible. Cette fois, en fait, il a préféré abstraire : il a fait abstraction du problème à résoudre.

Nous en venons enfin au point où Rodbertus nous offre vraiment quelque chose de neuf, point qui le distingue de tous ses nombreux camarades de l'organisation de l'échange par les bons de travail. Ils réclament tous ce mode d'échange dans le but de détruire l'exploitation du travail salarié par le capital. Chaque producteur doit obtenir la valeur de travail totale de son produit. Ils sont unanimes là-dessus, de Gray jusqu'à Proudhon. Pas du tout, dit au contraire Rodbertus. Le travail salarié et son exploitation subsistent.

D'abord, il n'y a pas d'état social possible où le travailleur puisse recevoir pour sa consommation la valeur totale de son produit. Le fonds produit doit subvenir à une quantité de fonctions économiquement improductives mais nécessaires; il doit par suite entretenir les gens qui les remplissent. Cela n'est vrai qu'autant que vaudra la division actuelle du travail. Dans une société où le travail productif général serait obligatoire, société que l'on peut d'ailleurs “ imaginer ”, l'observation tombe. Resterait encore la nécessité d’un fonds social de réserve et d'accumulation, et alors les travailleurs, c'est-à-dire tout le monde, resteraient en possession et en jouissance de leur produit total, mais chaque travailleur isolé ne jouirait pas du produit intégral de son travail. L'entretien de fonctions économiquement improductives par le produit du travail n'a pas été négligé par les autres utopistes du bon de travail. Mais ils laissent les ouvriers effectuer eux-mêmes le prélèvement dans. ce but, suivant en cela le mode démocratique coutumier tandis que Rodbertus, dont toute la réforme sociale de 1842 est taillée sur le patron de l'État prussien d'alors, remet tout au jugement de la bureaucratie, qui détermine souverainement la part de l'ouvrier au produit de son propre travail et le lui abandonne gracieusement.

Puis la rente foncière et le profil doivent continuer à subsister. En effet, les propriétaires fonciers et les capitalistes industriels remplissent certaines fonctions, socialement utiles, ou même nécessaires, encore bien qu'économiquement improductives, et reçoivent en échange une sorte de traitement, rente et profit - ce qui est une conception nullement nouvelle, même en 1842. A vrai dire, ils reçoivent maintenant beaucoup trop pour le peu qu'ils font, et qu'ils font suffisamment mal; mais Rodbertus a besoin d’une classe privilégiée, au moins pour les cinq cents ans à venir, aussi le taux de la plus-value pour m'exprimer correctement, doit-il subsister, mais sans pouvoir être augmenté. Rodbertus accepte comme taux actuel de la plus-value 200 %, cela veut dire que pour un travail journalier de douze heures l'ouvrier n'obtiendra pas une inscription de douze heures, mais de quatre heures seulement, et la valeur produite dans les huit heures restantes devra être partagée entre propriétaire foncier et capitaliste. Les bons de travail de Rodbertus mentent donc absolument, mais il faut être propriétaire féodal de Poméranie pour se figurer qu'il y aurait une classe ouvrière à qui il conviendrait de travailler douze heures pour obtenir un bon de travail de quatre heures. Si l'on traduit les jongleries de la production capitaliste dans cette langue naïve, où elle apparaît comme un vol manifeste, on la rend impossible. Chaque bon donné au travailleur serait une provocation directe à la rébellion et tomberait sous le coup dit paragraphe 110 du code pénal de l'Empire allemand. Il ne faut jamais avoir vu un autre prolétariat que celui d'une propriété de hobereau poméranien, prolétariat de journaliers, en fait presque en servage, où règnent le bâton et le fouet, et où toutes les jolies filles du village appartiennent au harem de leur gracieux seigneur, pour se figurer pouvoir offrir de pareilles impertinences aux ouvriers. Mais nos conservateurs sont nos plus grands révolutionnaires.

Mais si les ouvriers ont assez de mansuétude pour se laisser raconter qu'ayant travaillé pendant douze heures pleines d’un dur travail ils n'ont travaillé en réalité que quatre heures, il leur sera garanti comme récompense que, dans toute l'éternité, leur part au produit de leur propre travail ne tombera pas au-dessous du tiers. En réalité, c'est jouer l'air de la société future sur une trompette d'enfant. Cela ne vaut pas la peine de gaspiller un mot de plus sur cette question. Par conséquent, tout ce que Rodbertus offre de nouveau dans l'utopie des bons de travail est enfantin et bien inférieur aux travaux de ses nombreux rivaux, avant comme après lui.

Pour l'époque où parut Zür Erkenntniss, etc., de Rodbertus, c'était un livre certainement important. Poursuivre la théorie de Ricardo dans cette direction était un commencement qui promettait. Si, pour lui et pour l'Allemagne seuls, c’était une nouveauté, son travail en somme arrive à la même hauteur que ceux des meilleurs de ses précurseurs anglais. Mais ce n'était qu'un commencement dont la théorie ne pouvait espérer un réel profit que par un travail ultérieur, fondamental, critique. Ce développement s'arrête pourtant là, parce que, dès le début, on dirige le développement de Ricardo dans l'autre sens, dans le sens de l'utopie. C'est perdre, dès lors, la condition de toute critique - l'indépendance. Rodbertus travailla alors avec un but préconçu, il devint un économiste tendancieux. Une fois saisi par son utopie, il s'est interdit toute possibilité de progrès scientifique. A partir de 1842 jusqu'à sa mort, il tourne dans le même cercle, reproduit les mêmes idées, déjà exprimées ou indiquées dans ses précédents ouvrages, se sent méconnu, se trouve pillé, alors qu'il n'y avait rien à piller, et se refuse enfin, non sans intention, à l’évidence qu'au fond il n'avait pourtant découvert que ce qui l'était déjà depuis longtemps.

Il est à peine nécessaire de faire remarquer que dans cet ouvrage la langue ne coïncide pas avec celle du Capital. Il y est encore parlé du travail comme marchandise, d'achat et de vente de travail au lieu de force de travail.

Comme complément, on a ajouté à cette édition : 1º un passage de l'ouvrage de Marx (Critique de l'économie politique, Berlin 1859), à propos de la première utopie des bons de travail de John Gray; et 2º le discours de Marx sur le libre-échange, qui a été prononcé en français à Bruxelles (1847), et qui appartient à la même période du développement de l'auteur que la Misère.

Londres, 25 octobre 1884.

Friedrich ENGELS.

Préface à la IIe édition allemande (1892)[modifier le wikicode]

Pour cette 2e édition allemande, j'ajouterai simplement que le nom d’'Hopkins doit être remplacé par celui exact d'Hodgskins et que la date de l'ouvrage de William Thompson (même page) doit être changée en 1824. Le savoir bibliophile de M. le professeur Anion Menger sera ainsi, nous l'espérons, satisfait.

Londres, 29 mars 1892.

F.E.

  1. Membre du parti socialiste avant la guerre de 1914, anarcho-syndicaliste, Lagardelle devait devenir un idéologue du corporatisme fasciste.
  2. Pour l'établissement de notre texte, nous nous sommes conformés à l'édition dite MEGA (Marx-Engels Gesammtausgabe) Erste Abteilung, Band VI, Berlin 1932, qui reproduit l'édition originale, Paris-Bruxelles, 1847. Toutefois nous avons tenu compte des quelques corrections et notes apportées par Friedrich Engels pour 1° édition allemande de 1885 et que l'on retrouve dans la réédition française de 1896. Marx avait écrit Misère de la philosophie directement en français : il avait une connaissance étendue et précise de notre langue. Néanmoins, par-ci et par là, le texte est incorrect. Sans verser dans le pédantisme, et tout en respectant la formulation de l'auteur, nous avons cru bon de donner en note, en quelques endroits, une version plus conforme à l'usage.
  3. Karl Marx :Contribution à la critique de l'économie politique, Éditions sociales. 1957, p. 38. (N. R.).
  4. Voir l'annexe n° 2 de cet ouvrage.
  5. Du moins c'était le cas jusqu'en ces derniers temps. Depuis que l'Angleterre perd de plus en plus le monopole du marché mondial par suite de la participation de la France, de l'Allemagne et surtout de l'Amérique au commerce International, une nouvelle manière d'équilibrer semble vouloir s'établir. La période de prospérité générale qui précède les crises n'apparaîtra pas toujours; et si elle faisait défaut, une stagnation chronique, avec de légères fluctuations, deviendraient l'état normal de l'industrie moderne. (Note d'Engels.)