Manifeste du Parti ouvrier social-démocrate de Russie

De Marxists-fr
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Il y a cinquante ans, les vagues de la révolution de 1848 déferlaient sur l’Europe.

Pour la première fois, la classe ouvrière apparaissait sur la scène comme un puissant facteur historique. Grâce à elle, la bourgeoisie réussit à abolir nombre de survivances féodales. Mais bientôt elle reconnut dans son nouvel allié son ennemi le plus acharné et elle se jeta dans les bras de la réaction en lui livrant et le prolétariat, et la cause de la liberté. Mais il était déjà trop tard : la classe ouvrière, matée pour un temps, réapparaissait une douzaine d’années après sur la scène historique, cette fois plus consciente et plus forte et prête à lutter pour son émancipation définitive.

La Russie, semblait-il, restait à l’écart du mouvement historique. Mais si la lutte de classe n’y était pas visible, elle existait pourtant et ne cessait de se développer. Le gouvernement russe lui-même se chargeait de l’entretenir en dépouillant les paysans, en favorisant les seigneurs terriens, en engraissant les capitalistes aux dépens de la population laborieuse. Mais le capitalisme ne saurait se concevoir sans le prolétariat, qui nait et grandit avec lui et qui, à mesure qu’il se fortifie, est amené à se mesurer avec la bourgeoisie.

Serf ou libre, l’ouvrier industriel russe a toujours mené plus ou moins ouvertement la lutte contre ses exploiteurs. Avec le développement du capitalisme, cette lutte prenait de l’extension et englobait des couches de plus en plus nombreuses d’ouvriers. L’éveil de la conscience de classe du prolétariat et la croissance du mouvement ouvrier spontané en Russie coïncidèrent avec la constitution définitive de la social-démocratie internationale, porte-drapeau de la lutte de classe et guide des ouvriers conscients du monde entier. Consciemment ou inconsciemment, toutes les organisations ouvrières russes ont constamment agi dans l’esprit de la social-démocratie. La force et l’importance du mouvement ouvrier et de la social-démocratie ont été démontrées de façon éclatante par les nombreuses grèves qui ont éclaté ces derniers temps en Russie et en Pologne, et particulièrement par celles des tisseurs de Saint-Pétersbourg en 1896 et en 1897. Ces grèves ont contraint le gouvernement à promulguer la loi du 2 juin 1897 sur la durée de la journée de travail. Malgré son insuffisance, cette loi restera à jamais la preuve de la pression exercée sur le gouvernement par les efforts combinés des ouvriers. Mais le gouvernement se trompe en croyant apaiser les ouvriers par des concessions. Partout la classe ouvrière devient d’autant plus exigeante qu’on lui accorde davantage. Il en sera de même en Russie. Jusqu’à présent on n’a donné au prolétariat russe que ce qu’il a exigé et on ne continuera à lui donner ce qu’il exigera.

Or, que veulent les ouvriers russes ? Il leur manque ce dont jouissent leurs camarades étrangers : participation à l’administration publique, liberté de parole, liberté de presse, liberté de coalition et de réunion, en un mot, tous les moyens et instruments avec lesquels le prolétariat d’Europe occidentale et d’Amérique améliore sa situation et, en même temps, lutte pour son émancipation finale, pour la réalisation du socialisme, contre la propriété privée et le capitalisme. La liberté politique est nécessaire au prolétariat russe comme l’air aux poumons. Elle est la condition essentielle de son développement et de sa lutte victorieuse pour l’amélioration de sa vie et son émancipation intégrale.

Mais cette liberté qui lui est indispensable, le prolétariat russe ne peut la conquérir que par lui-même.

A mesure qu’on avance vers l’est de l’Europe (et la Russie est à l’est), la faiblesse, la poltronnerie et la lâcheté politique de la bourgeoisie, ainsi que la nécessité pour le prolétariat de résoudre lui-même les questions culturelles et politiques, apparaissent de plus en plus clairement. La classe ouvrière russe devra conquérir et conquerra la liberté politique. Ce sera là le premier pas vers la réalisation de la mission historique du prolétariat, qui est de créer un régime social où l’exploitation de l’homme par l’homme sera impossible. Le prolétariat russe secouera le joug de l’autocratie pour continuer avec un redoublement d’énergie la lutte contre le capitalisme et la bourgeoisie jusqu’au triomphe complet du socialisme.

Les premiers efforts du prolétariat russe devaient fatalement être dispersés et manquer plus ou moins de méthode et d’unité. Le moment est venu d’unir les forces, les organisations et les cercles locaux en un « Parti social-démocrate ouvrier russe » unique. Conscients de cette nécessité, les représentants des « Unions de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière », du groupe étudiant la Gazette ouvrière et de l’ « Union ouvrière juive de Russie et de Pologne » ont organisé un congrès, dont on trouvera les décisions ci-dessous.

S’unissant en parti, les groupes locaux conçoivent toute l’importance de cet acte et toute la responsabilité qu’ils assument. Par là, ils marquent définitivement que le mouvement révolutionnaire russe entre dans une phase de lutte de classe consciente. En tant que mouvement et tendance socialistes, le Parti social-démocrate russe continue l’œuvre et la tradition de tout le mouvement révolutionnaire antérieur en Russie ; s’assignant comme tâche principale pour l’avenir prochain la conquête de la liberté politique, la social-démocratie va au but déjà nettement fixé par les glorieux militants de la vieille Narodnaïa Volia. Mais ses moyens et ses voies sont autres. Le choix en est déterminé par le fait qu’elle veut être et rester le mouvement de classe des masses ouvrières organisées. Fermement convaincue que l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, la social-démocratie russe ne cessera dans tous ses actes de se conformer à ce principe fondamental de la social-démocratie internationale.

Vive la social-démocratie russe ! Vive la social-démocratie internationale !