M.S. Ouritsky

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Moïsseï-Solomonovitch Ouritsky[1] naquit le 2 janvier 1873 dans la petite ville de Tcherkassy, gouvernement de Kiev, au bord du Dnieper. Ses parents étaient négociants. La famille des Ouritsky était grande et patriarcale. L'honnêteté, le respect des anciennes coutumes et le commerce, telles étaient les limites de l'horizon familial. Le petit Ouritsky, âgé de trois ans, perdit son père, noyé par accident. L'enfant resta entre les mains de sa mère et de sa sœur aînée. Sa mère s'efforça de l'élever religieusement. Jusqu'à 13 ans, il étudie les textes subtils et profondément embrouillés du Talmud. La seule clarté de sa vie à cette époque, c'est la proximité de la nature. A ses moments de loisir l'enfant se repose sur les rives si belles du Dnieper et c'est peut-être là que nous devons trouver la source de la douceur et de la bonté par lesquelles Moïsseï-Salomonovitch se distingua toute sa vie.

L'intérêt de sa sœur s'orientait dans un autre sens. Elle devina de bonne heure les brillantes qualités de son jeune frère et s'attacha à le familiariser avec la culture russe. Elle y réussit. A 13 ans, Ouritsky, malgré la volonté de sa mère, se passionne pour l'étude de la langue russe et y consacre tout son enthousiasme juvénile. Il passe brillamment l'examen d'admission et entre au progymnase de Tcherkassy.

Ayant terminé ses études préparatoires, il se rend à Bélaïa-Tserkov où il achève avec succès ses études de gymnase. Bien qu'il ait dû travailler pour gagner son pain, il a acquis d'excellentes connaissances de littérature russe et étrangère. Le gymnase, naturellement, ne pouvait les lui donner toutes.

Moïsseï-Salomonovitch entre à la faculté de droit ; il est dès ce moment le fondateur de groupes d'étudiants social-démocrates.

A 24 ans, au sortir de l'Université, il contracte un engagement volontaire dans un régiment d'infanterie.

Mais son service militaire n'est pas de longue durée... Il est arrêté le troisième jour comme appartenant à une organisation social-démocrate.

Dès ce moment toute sa vie s'écoulera en prison ou en exil.

Il est d'abord exilé dans la province de Iakoutsk, où il passe cinq ans. Il y contracte la tuberculose dont il ne cessera plus de souffrir. Revenu en Russie, en 1905, il s'installe à Petrograd et se consacre entièrement au travail de propagande du parti. Mais au début de 1906, il est de nouveau arrêté et, cette fois envoyé d'abord dans le gouvernement de Vologda, ensuite dans celui d'Arkhangelsk

Vers cette époque, sa tuberculose prend une forme aiguë et les fonctionnaires mêmes du tsar croient pouvoir commuer son exil dans le Nord en bannissement. La guerre le trouve en Allemagne. Moïsseï-Salomonovitch se rend d'abord à Stockholm, puis à Copenhague. A la première nouvelle de la révolution russe, après de longues années de lutte et d'exil, il revient en Russie.

Ici, son activité crayeuse, pleine de fougue et de force est bien connue de tous.

Moïsseï Salomonovitch était de ces hommes qui semblent n'avoir pas de vie privée. Toutes les heures, toutes les minutes de sa vie appartenaient à la cause de la révolution, à la cause de la vérité et de la justice.

C'était aussi un homme d'une sorte de bonté et de douceur romantiques ; ses ennemis mêmes en conviennent.

On a tué en lui un lutteur stoïque, un militant fidèle de l'Internationale. On l'a tué à son poste. Ouritsky, héros et combattant fidèle de la révolution ne pouvait mourir autrement.

Souvenirs Personnels[modifier le wikicode]

Je fis sa connaissance en 1901. Sortant de prison et devant être envoyé en exil j'avais obtenu quelques jours de liberté pour aller visiter mes parents à Kiev.

Sur la demande de la Croix-Rouge de Kiev, je fis une conférence à son bénéfice. Et nous fûmes tous — conférencier et auditeurs, et de ce nombre E. Tarle et V. Vodavozova — conduits sous escorte de cosaques à la prison de Loukianovka.

Quand nous y fûmes un peu installés, nous nous aperçûmes que c'était une prison assez particulière : les portes des cellules ne se fermaient jamais ; les promenades avaient lieu en commun et pendant les promenades on pouvait s'occuper alternativement de sports et suivre un cours de socialisme scientifique. Les nuits on s'installait aux fenêtres et commençaient de longues séances de chant et de déclamation. Il y avait dans la prison une commune où étaient versés les colis des familles et les rations délivrées par l'administration.

Les achats au bazar pour le compte commun des détenus, de même que la direction de la cuisine et de tout son personnel de condamnés ressortissaient aussi de la commune des détenus politiques. Les condamnés de droit commun considéraient notre commune avec un profond respect parce qu'elle avait banni de la prison les sévices et même les injures.

Comment la prison de Loukianovka avait-elle été transformée en commune ? C'est qu'elle était dirigée davantage que par son directeur, par le staroste[2] des détenus politiques, Moïsseï Salomonovitch Ouritsky. Il avait en ce moment une grande barbe noire et ne cessait de mâchonner une petite pipe. Flegmatique, imperturbable, évoquant les boscos des navires au long cours, il allait par la prison de sa caractéristique démarche de jeune ours ; il savait tout, il arrivait partout à temps, il disposait de tout, il était bienfaisant pour les uns, désagréable pour les autres, mais il restait toujours une invincible autorité. Il régnait sur l'administration de la prison précisément par la force calme qui révélait sa supériorité.

Des années passèrent. Nous étions tous deux en exil.

Menchevik de gauche, Moïsseï-Salomonovitch Ouritskv était sincèrement, fougueusement un révolutionnaire et un socialiste. Sous sa tranquillité apparente et sous son flegme, il cachait une foi absolue en la cause ouvrière. Il se moquait volontiers du pathos et des discours grandiloquents sur de magnifiques sujets. Il était fier de sa lucidité, il l'affirmait avec une certaine coquetterie et même semblait-il avec un certain cynisme.

Mais c'était, en réalité, un pur idéaliste. La vie en dehors du mouvement ouvrier n'existait presque pas pour lui. Sa grande passion politique ne bouillonnait pas, uniquement parce qu'il l'avait canalisée rationnellement, d'après un plan donné, pour la diriger vers un but : elle ne se traduisait donc qu'en activité, mais par une activité extrêmement conséquente.

Sa logique était inflexible. La guerre de 1914 le fit entrer dans la voie de l'internationalisme et il ne chercha pas d'autres chemins. Comme Trotsky, comme Tchitchérine, comme Joffé, il sentit bientôt l'impossibilité de conserver même l'ombre de relations avec les menchéviks de la défense nationale et rompit absolument avec le groupe Martov qui ne le comprenait pas. D'ailleurs même, avant la guerre, il était avec son plus proche coreligionnaire politique, L. D. Trotsky bien plus près des bolcheviks que des menchéviks.

Nous nous rencontrâmes à Berlin en 1913, après une longue séparation. Et ce fut de nouveau la même histoire ! Je n'avais pas de chance avec mes conférences. La colonie russe de Berlin m'avait invité à faire quelques causeries, la police berlinoise m'arrêta, me garda quelque temps et m'expulsa de Prusse avec défense d'y revenir. Ouritsky fut de nouveau mon bon génie. Non seulement il connaissait parfaitement la langue allemande, mais il avait de vastes relations qu'il fit agir pour provoquer autour de mon arrestation un gros scandale pour le gouvernement, et je l'admirais de nouveau quand, avec son tranquille sourire ironique il parlait au juge d'instruction ou aux journalistes bourgeois, ou « donnait les directives » à nos amis pour un entretien avec Karl Liebknecht, lequel s'était aussi intéressé à ce petit fait significatif.

Et il me laissait toujours la même impression : assurance tranquille, étonnant talent d'organisation.

Pendant la guerre, à Copenhague, Ouritsky joua aussi un grand rôle, mais ce n'est qu'en Russie pendant notre grande révolution qu'il put déployer progressivement sur de bien plus vastes arènes sa force organisatrice immense et tranquille.

Il adhéra d'abord à l'organisation dite inter-rayons. Il y mit de l'ordre et sa fusion complète et inconditionnelle avec les bolcheviks fut en grande partie son œuvre.

Au fur et à mesure que s'approchait le 25 octobre, la valeur des forces d'Ouritsky était de mieux en mieux appréciée au grand état-major du bolchevisme.

Le rôle vraiment gigantesque du Comité révolutionnaire militaire de Petrograd à partir du 20 octobre jusqu'à la mi-novembre n'est connu que de peu de gens. Le point culminant de son extraordinaire travail d'organisation fut atteint du 24 octobre, à la fin du mois. Moïsseï Salomonovitch ne dormit alors ni de jour ni de nuit. Il était entouré d'un groupe d'hommes d'une grande force et d'une grande endurance mais qui se fatiguaient, se remplaçaient, ne prenaient sur eux qu'une partie du travail. Ouritsky, les yeux rougis par l'insomnie, mais toujours calme et souriant, restait à son poste dans ce fauteuil auquel aboutissaient tous les fils et duquel partaient toutes les directives de l'organisation révolutionnaire, puissante, soudaine, mais encore incomplètement montée.

Je considérais alors l'activité de Moïsseï Salomonovitch comme un véritable prodige d'aptitude au travail, de maîtrise de soi et de présence d'esprit. Je vois encore maintenant dans cette page de sa vie, une sorte de prodige. Mais cette page n'était pas la dernière et son éclat extraordinaire ne fait pas pâlir les pages suivantes.

Après la victoire du 25 octobre et la série de victoires qui suivit dans toute la Russie, l'un des moments les plus troubles, ce fut quand nous dûmes décider des relations entre le gouvernement des Soviets et la Constituante prochaine. Il fallait pour régler cette question un homme politique de première force réunissant à une volonté de fer la souplesse nécessaire. On ne trouva pas deux noms. Toutes les voix s'arrêtèrent unanimement sur la candidature d'Ouritsky.

Et il fallait voir notre commissaire pour l'Assemblée constituante en ces jours orageux ! Je comprends que tous ces « démocrates » ayant toujours aux lèvres des phrases redondantes, sur le droit, la liberté, etc.... aient haï d'une haine brûlante ce petit homme rond qui les regardait à travers le cercle noir de son pince-nez avec une froideur ironique, qui d'un seul sourire lucide dissipait toutes leurs illusions et dont chaque geste incarnait la souveraineté de la force révolutionnaire sur la phrase révolutionnaire.

Quand le premier et le dernier jour de la Constituante, au-dessus de l'orageuse foule des socialistes-révolutionnaires retentissaient les discours solennels de Tchernov et que la « Haute Assemblée » s'efforçait de montrer à chaque minute qu'elle était le véritable pouvoir, — le camarade Ouritsky circulait dans le Palais de Tauride absolument comme autrefois dans la prison de Loukianovka, de son même pas d'ours, avec sa même imperturbabilité souriante ; comme alors il savait tout, il suffisait à tout, il inspirait aux uns une assurance tranquille, aux autres une totale désespérance.

« Il y a quelque chose de fatal en Ouritsky ». J'entendis en ce jour mémorable, dans un corridor, cette réflexion d'un socialiste-révolutionnaire.

L'Assemblée constituante fut liquidée. Mais des difficultés plus grandes encore survenaient : Brest-Litovsk.

Ouritsky fut un ardent adversaire de la paix avec l'Allemagne. Lui qui incarnait le sang-froid nous disait, avec son habituel sourire : « Ne vaudrait-il pas mieux mourir honorablement ? »

Mais à la nervosité de certains communistes de gauche, Moïsseï Salomonovitch répondait tranquillement : « La discipline du parti avant tout ». Et ce n'était pas pour lui une phrase vide de sens.

L'offensive allemande de février commença.

Le Soviet des commissaires du peuple contraint de partir donna toute la responsabilité de la situation, alors presque désespérée de Petrograd, au camarade Zinoviev.

« Vous aurez bien des difficultés », disait Lénine à ceux qui restaient. — « Mais Ouritsky reste avec vous », et cela tranquillisait. Et c'est alors que commença la lutte habile et héroïque de Moïsseï Salomonovitch avec la contre-révolution et la spéculation.

Que de malédictions, que d'accusations pleuvaient sur sa tête à cette époque ! Il était terrible. Il désespérait non seulement par son inflexibilité, mais aussi par sa vigilance. Réunissant entre ses mains la Commission extraordinaire[3] et le Commissariat de l'Intérieur, conservant un rôle souvent dirigeant dans les affaires étrangères, il fut à Petrograd l'ennemi le plus terrible de toutes les variétés de voleurs et de forbans de l'impérialisme.

Ils savaient quel puissant ennemi ils avaient en lui. Et les bourgeois pantouflards aussi, pour laquelle il incarnait la terreur bolchevik, le détestaient.

Mais nous qui étions à ses côtés, si près de lui. nous savons quelle était sa grandeur d'âme et comme il savait concilier la dureté et la force nécessaires avec une véritable bonté. Il n'y avait naturellement en lui aucune sentimentalité, mais il y avait beaucoup de bonté. Nous savons que sa tâche fut non seulement lourde et ingrate, mais encore douloureuse.

Moïsseï Salomonovitch souffrit beaucoup à son poste. Mais jamais nous n'entendîmes une plainte de cet homme vraiment fort. Il était tout à la discipline. Il incarnait vraiment le devoir révolutionnaire.

Ils l'ont tué. Ils nous ont porté un coup très adroit. Ils ont choisi un des plus habiles et des plus forts de leurs ennemis, un des plus forts et des plus habiles des amis de la classe ouvrière.

Tuer Lénine[4] et Ouritsky c'eût été plus que remporter une grande victoire au front.

Serrer les rangs nous est difficile. Une brèche terrible est faite parmi nous. Mais Lénine se rétablit et nous nous efforcerons de remplacer notre inoubliable et irremplaçable Moïsseï Salomonovitch-Ouritsky, en décuplant chacun notre énergie.

(Septembre 1918.)

  1. Assassiné le 30 août 1918 à Petrograd par un socialiste-révolutionnaire.
  2. Doyen.
  3. La Tchéka.
  4. Victime d'un attentat le jour même où Ouritsky fut assassiné.