Lettre sur la révolution bolivienne (Vern-Ryan)

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Le Secrétariat, SWP
Le 1er juin 1952


Chers Camarades,

Cette lettre est une demande d'une clarification sur le programme et la politique du POR bolivien. Le POR a été confronté à l'opportunité de diriger une révolution et de rendre ainsi un grand service à notre mouvement international. Notre mouvement, et pas le seulement le SWP, a le devoir de donner aux camarades boliviens toute l'aide possible, tant matérielle que politique. Il n'est que naturel que nous, aux États-Unis, devions être extrêmement préoccupés de la défense par les camarades boliviens d'une politique qui leur apporte le succès.

L'interview du Camarade Guillermo Lora, publié dans le Militant des 12 mai et 19 mai, soulève quelques questions sérieuses à propos du programme et de la politique du POR qui, je crois, devraient recevoir une réponse aussitôt que possible. Les questions posées dans l'interview et n'ayant pas reçu de réponse satisfaisante du Camarade Lora incluent :

  1. Le caractère de classe du gouvernement ;
  2. Le caractère du MNR ;
  3. Notre attitude envers les "conciliateurs"[1]
  4. Le programme de transition révolutionnaire pour la Bolivie.

Permettez-moi de faire brièvement quelques remarques sur la manière choisie par le Camarade Lora pour répondre à ces questions.


1. Je crois qu'il est irréfutable que le présent gouvernement bolivien est un gouvernement bourgeois, dont la tâche et le but sont de défendre par tous les moyens à sa disposition les intérêts de la bourgeoisie et de l'impérialisme. S'il le peut, il exploitera et désarmera la classe ouvrière, dispersera son avant-garde révolutionnaire et reconstruira la dictature de la bourgeoisie, qui a été ébranlée, mais non pas détruite par la première phase de la révolution. Ce gouvernement est donc l'ennemi par excellence des ouvriers et des paysans et surtout du parti marxiste.

Le camarade Lora ne pose pas explicitement la question du caractère de classe du gouvernement. Il s'en rapproche le plus dans l'affirmation suivante :

"Le gouvernement de Paz Estenssoro, dominé par son aile réactionnaire, montre toutes les caractéristiques du 'Bonapartisme', opérant entre le prolétariat et l'impérialisme."

Cela implique-t-il le caractère bourgeois du gouvernement ? Peut-être. Je l'espère. Mais c'est une question à laquelle on devrait répondre et non pas implicitement ou par inférence, mais directement.

Une chose apparaît clairement : le camarade Lora ne considère pas ce gouvernement comme un ennemi de la classe ouvrière et du POR.

"On ne peut pas exclure la possibilité," dit-il, "que la droite (du gouvernement), mise en face d'une lutte de masses montant contre lui, s'alliera elle-même avec l'impérialisme pour écraser le prétendu danger 'Communiste'."

Cette formulation est erronnée, très erronnée ! C'est une erreur qui, si elle représente vraiment la position du POR, peut avoir des conséquences tragiques pour l'existence même, physique, des cadres du parti trotskyste bolivien.

Voilà l'avertissement que les chefs du POR doivent donner à la classe ouvrière et avant tout à leurs propres supporters : Nous devons nous attendre avec une certitude absolue (et pas simplement "ne pas exclure" la "possibilité") à ce que le gouvernement (pas simplement son aile droite) s'allie lui-même avec l'impérialisme et essaie d'écraser le mouvement des masses et avant tout leur avant-garde, le POR, qui est le réel (et non "prétendu") danger communiste.

"Il est hors de doute," conclut le Camarade Lora, "que le nouveau gouvernement est maintenant soumis à une énorme pression de la bourgeoisie féodale (ce terme est sans doute le résultat d'une traduction défectueuse) et de l'impérialisme pour le faire capituler ou le détruire. Dans de telles conditions le POR défend le gouvernement de toutes ses forces et au moyen de la mobilisation des masses... Aujourd'hui, loin de succomber à l'hystérie d'une lutte contre le MNR, que les pro-impérialistes ont baptisé `fascistes', nous marchons avec les masses pour faire du mouvement du 9 avril le prélude au triomphe du gouvernement ouvrier-paysan."

Trois questions séparées semblent être confondues ici :

  1. L'opposition politique marxiste à un gouvernement bourgeois ; un gouvernement qui, du fait de sa faiblesse, est forcé de manoeuvrer avec la classe ouvrière et a l'air de n'avoir pas encore "capitulé" devant la bourgeoisie. Le camarade Lora est apparemment touché par cette apparence d'impartialité.
  2. L'opposition des pro-impérialistes les plus ouverts contre le gouvernement, qualifié par eux de "fasciste". Cette opposition vise à renforcer le poing du gouvernement contre la classe ouvrière ou à le renverser, ou les deux à la fois. Cette opposition n'a rien de commun avec l'opposition marxiste venant de la gauche ; et le Camarade Lora, en confondant les deux, se rend coupable d'une erreur grave quand il dit que le POR est "loin de succomber à l'hystérie d'une lutte contre le MNR".
  3. La coopération technique et matérielle et l'aide que les marxistes donneraient au gouvernement MNR contre un coup d'état du type de celui de Franco ou de Kornilov. Cela doit être vraiment différencié d'un soutien politique, que nous ne donnerions jamais. Nous continuerions à nous battre contre le gouvernement – avec des moyens adaptés à la situation, naturellement – même en luttant avec lui contre un coup d'état militaire.

Cette confusion que fait le Camarade Lora entre deux différents types "d'opposition" et entre deux différents types de "soutien", apparait parallèle à la politique potentiellement désastreuse des bolcheviks, en avril-mars 1917, qui, en l'absence de Lénine avaient déclaré leur soutien contre la réaction ou la contre-révolution. Mais elle n'apparait pas parallèle à la politique de Lénine dans la lutte contre Kornilov. Lénine a écrivait :

"Ce serait la faute la plus profonde que d'imaginer que le prolétariat révolutionnaire est capable, pour ainsi dire, 'de vengeance' contre les SR et les Mencheviks, de de refuser 'de les soutenir' contre la contre-révolution... Nous ne devons pas, même maintenant, soutenir le gouvernement de Kerensky. Ce serait sans principe. Vous demandez : Mais ne devons-nous pas lutter contre Kornilov ? Évidemment, oui. Mais ce n'est pas la même chose. Il y a une limite ici. Certains des Bolcheviks la franchissent, en glissant dans une politique de compromis, en étant emportés par le flot des événements."

2. Quel est le caractère du MNR ?

Le camarade Lora répond à cette question comme suit : "le MNR est un parti petit-bourgeois qui s'appuie sur les organisations des masses." Je crois que c'est incorrect et c'est la base d'une attitude conciliation envers le MNR. Le MNR est un parti bourgeois, qui exploite politiquement les masses. Ses membres, dans leur majorité, comme dans tous les partis de masse, sont sans doute des ouvriers et des éléments de la classe moyenne; mais cela ne détermine pas son caractère de classe. Il n'est pas contrôlé par sa majorité, mais par sa très petite minorité et par ses "contrôleurs de l'extérieur", la classe capitaliste. Comment expliquer autrement la composition du gouvernement qui, comme le Camarade Lora le dit, "est soumis au poids des éléments les plus réactionnaires du MNR, et particulièrement des Franc-maçons... les agents les plus efficaces de l'impérialisme" ?

Est-ce cela le type de gouvernement que le POR a eu en vue quand il a lancé le slogan : "le MNR au Pouvoir" ? La composition du gouvernement est en conformité complète avec le caractère du MNR. Je crois que le POR a eu tort de lancer ce slogan. À moins que nos camarades ne rattrapent leur erreur en réexaminant leur caractérisation du MNR, ils subiront inévitablement la même situation que le MNR, quand les masses, par leur propre expérience, commenceront à voir le caractère de classe réel de ce parti bourgeois.

3. Notre attitude envers les conciliateurs.

Envers les chefs syndicalistes qui participent au gouvernement, le Camarade Lora prend une attitude sans équivoque ; il les soutient et ne présente aucune critique sur leur rôle. Les ouvriers du textile, raconte-t-il, ont obligé le MNR à accepter des éléments de la classe ouvrière dans le gouvernement. Le POR a-t-il soutenu cette demande ? La présomption est forte qu'il l'a fait. Le camarade Breitman cite le New Leader qui dit que le Camarade Lora est le Secrétaire de Lechin ; et Breitman ne contredit pas cet article. Si c'est vrai, cela ne placerait-il pas le POR, ès qualité, dans la situation de membre subalterne du gouvernement de coalition bourgeois ? Et si le l'article n'est pas conforme à la réalité, la situation n'est pas fondamentaement différente. Supposons que le POR ait été assez fort pour imposer son entrée dans le gouvernement ? Supposons, comme nous tous l'espérons, que le POR gagne plus de soutien des masses dans l'avenir, entrera-t-il alors dans un gouvernement de coalition bourgeois ? C'est la logique même de la position exposée par le Camarade Lora.

L'attitude marxiste a toujours été et continuera à être une attitude d'hostilité envers les conciliateurs ; de leur demander de rompre les relations avec les politiciens bourgeois et former un gouvernement ouvrier-paysan. Selon des sources récentes, Lechin capitule devant l'aile droite du gouvernement sur la question de la nationalisation des mines. Cela ne devrait pas être une surprise pour nous. C'était inévitable. Combien le POR aurait-il gagné dans la confiance des masses s'il avait prédit cette capitulation ? Combien a-t-il perdu par son soutien des conciliateurs ?

Évidemment le POR aurait ainsi perdu l'amitié de Lechin. Mais Lechin est d'une amitié perfide et peu sûre. Lechin capitulera encore et à nouveau. Il aidera à désarmer les ouvriers. Il aidera à détruire le POR, peu importe comment celui-ci peut essayer de l'apaiser. Et la traîtrise de Lechin sera facilitée si le POR continue à le soutenir.

4. Le programme de transition révolutionnaire.
L'indépendance du parti révolutionnaire est une loi absolue dans une situation révolutionnaire. Mais elle ne tombe pas du ciel. Elle survient du fait de la théorie marxiste et du programme du parti. Les slogans centraux avancés par notre parti étaient, selon le Camarade Lora, les suivants :

  1. "La restauration de la constitution du pays par la formation d'un gouvernement du MNR celui-ci ayant obtenu une majorité au cours des élections de 1951".
  2. "La lutte pour l'amélioration des salaires et des conditions de travail".
  3. "La lutte pour les droits démocratiques".
  4. "La mobilisation des masses contre l'impérialisme, pour la nationalisation des mines et pour l'abrogation de l'accord avec l'ONU."

Les points 2 et 3 sont clairement insuffisants pour différencier notre parti d'autres tendances dans le mouvement ouvrier. Ils sont trop généraux. La question de comment nous continuons la lutte doit être développée et ainsi faire une partie du programme de transition révolutionnaire.

La revendication de la nationalisation est-elle suffisante pour différencier le programme marxiste de ceux de toutes les autres tendances ? Je ne le pense pas. La droite comme la gauche du MNR sont pour la nationalisation. Et il n'y a aucune raison sérieuse de supposer que le MNR ne peut pas l'accomplir à un degré ou à un autre. Cardenas, Mossadegh, Peron, ont soutenu des nationalisations sans du tout renoncer à un iota de leur caractère bourgeois.

La nationalisation ne change pas le caractère de classe de l'état. La nationalisation elle-même a un caractère de classe, qu'elle reçoit du caractère de classe du gouvernement qui la réalise. Évidemment, nous mettons pas d'opposition à de telles nationalisations ; nous les défendons contre l'impérialisme. Mais la question décisive reste : quelle classe a le contrôle politique et militaire ? Les pouvoirs publics sont-ils entre les mains de la bourgeoisie ou du prolétariat ? Et le pouvoir bourgeois ne peut être renversé que par la révolution de prolétarienne.

Le camarade Lora ne trace apparemment pas cette démarcation précise dans le caractère de classe de l'état. Par sa désignation du présent gouvernement comme "Bonapartiste" oscillant entre le prolétariat et l'impérialisme, en caractérisant le MNR comme un parti petit-bourgeois et par l'accent mis sur la nationalisation, il semble considérer le présent régime comme un régime de transition sans caractère de classe défini.

"Il est maintenant nécessaire," dit le Camarade Lora, " de lutter pour la nationalisation des mines, des industries clé et de la terre. Cette lutte sera intimement liée avec le développement de la montée du mouvement de masse, avec la mobilisation de nouveaux secteurs de la classe ouvrière de telle manière qu'il acquiert une ampleur nationale et finalement débouche sur la constitution d'un gouvernement ouvrier-paysan."

Un développement de cette déclaration déboucherait évidemment vers la présentation d'un programme de transition. J'espère qu'elle sera ainsi développée.

Mais comment cela peut-il aller de pair avec la demande de la restauration de la constitution bourgeoise ? Je me souviens bien avec quelle sévérité la droite des trotskystes français a été châtiée (et très justement) pour avoir voté pour une constitution bourgeoise. Ils se sont défendus en arguant du fait que les organisations de la classe ouvrière étaient pour cela, et que les réactionnaires étaient contre. Est-ce cela la justification du POR ? Cela rendrait la politique marxiste très simple : Regardez ce que l'extrême-droite fait et faites le contraire.

Mais les masses luttaient derrière le mot-d'ordre de restauration de la constitution ? Les marxistes peuvent participer aux luttes des masses sans reprendre leurs slogans s'ils sont faux. C'est une position juste ; ils seraient alors une minorité, mais c'est le prix que nous devons payer pour pouvoir montrer les nécessités objectives que les masses ne comprennent pas encore complètement. Les marxistes doivent expliquer avec patience.

Le camarade Lora souligne l'influence que le POR a gagné dans l'aile gauche du MNR. Influence vaine, me semble-t-il, si elle est gagnée en adoptant le programme du MNR. Un front uni avec un parti bourgeois dans le but d'établir une constitution bourgeoise et de placer le parti bourgeois au pouvoir n'est pas un front uni, mais un front populaire.

Le front uni pour lequel plaident les marxistes a pour but d'unir les ouvriers et les paysans sur un programme minimal donnant chair et sang à une étape du programme de transition. Ce front uni, dans une situation révolutionnaire, se transforme en soviets des ouvriers et paysans. Et, même dans les soviets, la lutte continue. Loin d'accepter le programme conciliationniste qui peut être imposé aux soviets, les marxistes défendent leur propre programme, en demandant aux soviets de rompre toute relation avec la bourgeoisie, ses partis et son gouvernement et de prendre tout le pouvoir, en établissant un gouvernement ouvrier-paysan.

Mais le Camarade Lora ne soulève pas la question d'une rupture avec le gouvernement bourgeois. Le gouvernement des ouvriers et paysans qu'il recommande apparaît comme une conclusion ultime d'un remaniement graduel du personnel du gouvernement bourgeois, par quel les éléments de droite seraient conduits dehors et qui donnerait au cabinet une allure de plus en plus à gauche.

Dans une situation révolutionnaire le gouvernement ouvrier-paysan comme mot d'ordre, n'est pas un but ultime, mais une exigence immédiate, inséparable d'une rupture avec le gouvernement bourgeois et son renversement. Le gouvernement ouvrier-paysan ne peut être effectivement réalisé que sous la forme de la dictature du prolétariat.


Cette lettre, camarades, est fondée sur une interview d'un leader du POR. Je réalise – ou à dire vrai, plutôt espère – n'avoir pas la matière suffisante pour caractériser la politique du POR. J'ai donc retenu au maximum le ton de ma critique. Mais il y a danger, ou au moins éventualité, qu'au beau milieu d'une grande lutte, il soit emporté par le flot des événements. Sans vouloir dicter aux camarades boliviens leurs tactiques spécifiques, les leaders de notre parti doivent aider le POR à baser sa tactique fermement sur le programme marxiste révolutionnaire, qui représente le seul espoir de victoire.

J'espère que vous verrez en cette lettre l'esprit dans lequel elle est écrite : plus une interrogation qu'une critique.

  1. Dans le texte anglais : "compromisers". (n.d.t.)