Lettre ouverte au sénateur Henry J. Allen, 2 décembre 1938

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Cher Monsieur,

Le 27 juillet, vous m'avez fait l’honneur de me rendre visite à Coyoacán Je ne l’avais pas demandé. J’avoue même que j’ai essayé d’y échapper. Mais vous avez été tenace. Comme je n’étais pas disponible avant votre départ de Mexico, vous vous êtes joint à un groupe de touristes de la Société pour les relations culturelles avec l'Amérique latine. C’est ainsi qu’apparut de façon inattendue au milieu d’amis du Mexique un de ses ennemis actifs.

Je me permets de dire que la personnalité du sénateur Allen ne tarda pas à émerger dans notre modeste veillée de l’avenida Londres. Par chacune de ses remarques, par l’expression de son visage, par le ton de sa voix, il apparaissait évident que cet homme manquait totalement même de la plus infime capacité à sentir la misère des classes et nations opprimées, qu’il était totalement imprégné des intérêts de la couche supérieure de la société capitaliste et par la haine impérialiste pour tout mouvement libérateur.

Vous avez participé à la discussion générale, M. le sénateur. De retour aux États-Unis, vous avez adressé à plusieurs journaux des articles consacrés à votre visite au Mexique et particulièrement à moi. Le 22 novembre, vous êtes revenu une fois de plus sur les mêmes problèmes dans votre discours au banquet annuel de la Chambre de commerce de New York. Je ne doute pas que vous ne poursuiviez vos objectifs avec persévérance. Quel est cet objectif? Je commencerai par les articles.

Vous avez trouvé — selon vos propres termes — mon patio très humide (c’était la saison des pluies) et mes paroles très sèches. Je suis bien éloigné de vouloir discuter de telles appréciations. Mais vous êtes allé bien au-delà. Vous avez essayé de déformer de façon tendancieuse ce que j’avais dit en présence de quarante personnes. Cela, je ne puis vous le permettre. Vous indiquez ironiquement que les questions qui m’ont été posées par les participants de l’excursion relevaient du domaine « où l’on coupe en quatre les cheveux de la doctrine de Marx ». « Aucune de ces questions ne concernait le Mexique », ajoutez-vous de façon ambiguë. Parfaitement exact : j’avais auparavant prié le dirigeant du groupe, le Dr Hubert Herring de laisser la politique mexicaine en dehors de la discussion. Pas, bien entendu, parce que j’aurais voulu de cette façon dissimuler — comme vous l’insinuez — une « conspiration » de ma part mais seulement parce que je ne voulais pas donner à mes ennemis prétexte à des insinuations inutiles (il y en a déjà assez). Mais vous, M. le sénateur, vous avez pris courageusement le taureau par les cornes, et m’avez posé la question pour laquelle, selon vos propres paroles, vous étiez venu me rendre visite, à savoir : « M. Trotsky, quelle est votre opinion sur le nouveau dirigeant communiste, le président Cárdenas, par rapport aux dirigeants communistes de Russie?», ce à quoi j’aurais prétendument répondu : « Il est en réalité plus progressiste que certains d’entre eux. » Permettez-moi de dire, monsieur, que ce n’est pas vrai. Si vous m’aviez posé semblable question en présence de quarante personnes intelligentes et réfléchies, il est probable qu’elles auraient toutes éclaté de rire de bon cœur et que je me serais joint à ce rire général. Mais vous ne vous êtes pas compromis à poser une telle question. Et je ne vous ai pas fait semblable réponse.

Ce qui s’est réellement passé, c’est que j’ai essayé dans le cours de cette discussion de rendre au mot « communisme » son véritable sens. Actuellement les réactionnaires et les impérialistes appellent « communisme » (parfois « trotskysme ») tout ce qui leur déplaît. De son côté, la bureaucratie de Moscou appelle « communisme » tout ce qui sert ses intérêts. A titre d’exemple, j’ai dit au passage : « Bien que Staline porte le nom de communiste, il fait en réalité une politique réactionnaire ; le gouvernement du Mexique, qui n’est pas communiste, même dans la plus petite mesure, fait une politique progressiste. » Telle est la seule phrase que j’aie prononcée sur ce point précis. Votre tentative de m’imputer la caractérisation comme « communiste » du gouvernement mexicain est mensongère et dénuée de sens, bien que peut-être utile aux fins que vous poursuivez.

Les pays coloniaux et semi-coloniaux ou les pays d’origine coloniale passent à retardement à travers une période de formation nationale et démocratique, et non « communiste ». L’Histoire ne se répète évidemment pas. Le Mexique est entré dans la révolution démocratique à une autre époque et dans d’autres circonstances que les premiers-nés de l’Histoire. On pourrait bien entendu dire, à titre d’analogie historique, que le Mexique est en train de traverser la même phase de développement que les États-Unis ont traversée, à partir de la guerre révolutionnaire d’indépendance et qui s’est terminée par la guerre civile contre l’esclavage et le séparatisme. Au cours de ces trois quarts de siècle, la nation nord-américaine s’est formée sur des bases démocratiques bourgeoises. L’affranchissement des Noirs, c’est-à-dire l’expropriation des esclavagistes, fut tenue et proclamée par tous les Allen de cette époque comme un défi aux commandements de Dieu et — chose infiniment plus grave — comme une atteinte aux droits de propriété, c’est-à-dire du communisme ou de l’anarchisme. Pourtant, du point de vue scientifique, il est indiscutable que la guerre civile, sous la direction de Lincoln ne fut pas le commencement d’une révolution communiste, mais le terme de la révolution démocratique bourgeoise.

Cependant l’analyse scientifique de l’histoire est bien ce qui vous intéresse le moins, M. le Sénateur. Vous vous être présenté à moi dans l’intention avouée — cela résulte de vos propres phrases — de trouver dans mes paroles quelque chose qui pouvait cadrer avec votre campagne contre le gouvernement mexicain. Comme vous n’avez rien trouvé qui vous convienne, vous vous lancez dans des inventions. La main dans la main avec le journal Daily News, vous développez l’idée que je suis l’inspirateur des mesures d’expropriation des possessions étrangères et que je suis en train de préparer... la reconstruction du Mexique sur des bases communistes. Vous parlez même d’un « État trotskyste-communiste » ! Pendant votre séjour dans ce pays, vous auriez pu facilement apprendre des gens qui sympathisent avec vos idées (vous mentionnez vous-même vos rencontres « secrètes » avec eux) combien je me tiens à l’écart de la politique mexicaine. Mais cela ne vous arrête pas. Pour démontrer que le Mexique est en train de se transformer en un « État trotskyste », vous prenez appui sur l’importance grandissante des syndicats ouvriers du Mexique et sur le rôle personnel de Lombardo Toledano, et concluez votre article (Herald Tribune, 29 octobre) par ces propos significatifs : « Toledano a passé un certain temps en Russie et il est partisan de Trotsky. » Toledano partisan de Trotsky ! On ne peut aller plus loin ! Tout homme qui sait lire au Mexique et des hommes innombrables dans d’autres pays éclateraient de rire en lisant cette phrase — comme je l’ai fait et comme l’ont fait mes amis à qui je l’ai lue. Le général Cárdenas comme « nouveau dirigeant communiste », Trotsky comme inspirateur de la politique mexicaine, Toledano comme partisan de Trotsky... Il faut seulement ajouter : le sénateur Allen comme autorité sur les problèmes mexicains !

Vous êtes apparu dans ma maison, M. le Sénateur, en qualité d’espion du capital pétrolier. Nous ne nous demanderons pas jusqu’à quel point ce rôle est digne. Nous avons, vous et moi, des critères trop différents. Mais il existe aussi des catégories différentes d’espions. Il y a ceux qui cherchent avec précision, avec soin, de bonne foi — à leur manière — les informations nécessaires et les communiquent à leur patron. Vous procédez différemment. Vous inventez les informations qui vous manquent. Vous agissez comme un espion de mauvaise foi.

Vous avez avancé cette théorie sur mon rôle sinistre dans la vie intérieure du Mexique, dans un triple objectif : d’abord, exciter les cercles impérialistes des États-Unis contre le gouvernement mexicain prétendument « communiste » ; deuxièmement, porter un coup à l’orgueil national du Mexique au moyen d’une légende absurde sur l’influence d’un réfugié étranger dans la politique du pays ; troisièmement, compliquer ma situation personnelle au Mexique. En impérialiste arrogant jusque dans la moelle de vos os, vous partez implicitement de ce postulat que le Mexique n’est pas capable de réaliser ses propres tâches sans aide étrangère. Vous vous trompez lourdement, M. le Sénateur !

Les dirigeants des pays bourgeois à l’époque révolutionnaire étaient, en règle générale, bien supérieurs aux dirigeants actuels. Dans le plus ancien des pays civilisés, Olivier Cromwell est remplacé aujourd’hui par Neville Chamberlain : c’est tout dire. En revanche, les pays arriérés et opprimés qui doivent lutter pour leur indépendance sont capables dans une mesure bien plus grande de produire des dirigeants de talent. Vous-même, M. le Sénateur, vous paraissez vous considérer comme prédestiné à diriger les pays latino-américains. Mais vos articles et vos discours font preuve d’une telle étroitesse d’horizon, et d’une telle stupidité réactionnaire qu’ils font presque pitié.

Au début de votre banquet, l’évêque William Manning pria le Tout-Puissant d’envoyer à tous les membres de la Chambre de Commerce la sympathie pour les persécutés, et de les délivrer de leurs préjugés racistes (New York Times, 23 novembre). Et cela me conduit à m’interroger : est-il possible que vous écriviez un article plein d’insinuations aussi douteuses sur, par exemple, le Canada? Je réponds : non, c’est impossible. Vous seriez plus prudent, plus attentif et par conséquent plus consciencieux. Mais il vous paraît tout à fait licite d’envoyer une série d’absurdités à propos du Mexique. Comment expliquer la différence de votre attitude vis-à-vis du Canada et du Mexique ? Je me permets de penser qu’elle s’explique par l’arrogance raciste d’un impérialiste. De toute évidence, M. le Sénateur, les prières de l’évêque n’ont pas été d’un grand profit pour vous !

Les réactionnaires croient que les révolutions surgissent provoquées artificiellement par les révolutionnaires. Monstrueuse erreur ! Ceux qui poussent les classes exploitées et les peuples opprimées dans la voie de la révolution, ce sont les esclavagistes du genre de M. Allen. Ce sont ces messieurs qui, avec beaucoup de bonheur, sont en train de saper l’état de choses actuel.