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Special pages :
Lettre aux camarades français
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 1 septembre 1919 |
Chers amis,
Je m'adresse à chacun de vous en particulier, car une amitié personnelle me lie à chacun de vous et je vous écris ensemble parce que nous somme tous unis par des idées communes sous le même drapeau. En dépit du blocus par lequel MM. Clémenceau, Lloyd Georges et leurs pareils s'efforcent de rejeter l'Europe dans la barbarie du Moyen Age, nou suivons d'ici attentivement votre travail et la croissance du communisme révolutionnaire en France. Et, personnellement, j'apprends chaque fois avec joie que vous êtes, chers amis, au premier rang dans ce mouvement qui doit régénérer l'Europe et l'humanité.
Notre République des Soviets traverse actuellement la période de la plus grande tension de ses forces, afin d'en finir défnitivement avec les attentats militaires contre la révolution prolétarienne. Au cours de ces deux derniers mois nous avons éprouvé sur notre front sud, principalement en Ukraine, de graves revers. Mais permettez-moi de vous dire chers amis, qu'en ce moment la République des Soviets est plus forte que jamais.
Nous avons défait Koltchak. La bourgeoisie russe et étrangère, la bourgeoisie française y compris espérait couronner Koltchak, au Kremlin, de la couronne des autocrates. Les troupes de Koltchak approchaient de la Volga. Ces troupes sont maintenant battues et dispersées. Du début de mai jusqu'à ce jour (1er septembre) les armées rouges ont, sur le front oriental, franchi en combattant plus de mille kilomètres. Nous avons rendu à la révolution des Soviets l'Oural, son industrie et sa population prolétarienne. Nous avons ainsi créé une seconde base pour l'œuvre de la révolution communiste.
La défaite de l'armée de Koltchak nous a permi de concentrer nos forces et nos réserves sur le front sud contre le général Dénikine. Au cours de ces jours derniers nous avons passé à l'offensive sur toute l'étendue du front sud. Cette offensive a déjà donné des résultats. Dans certaines directions extrêmement importantes, l'ennemi a reculé de 100 km et plus. Nos forces et notre armement sont tout à fait suffisants pour achever notre victoire sur Dénikine, c'est-à-dire, pour extirper totalement du sol la contre-révolution du sud.
Reste le front occidental qui n'a maintenant sur notre carte stratégique révolutionnaire qu'une importance de troisième plan. La gentilhommerie polonaise peut obtenir ici, momentanément, des succès de maraude. Nous voyons sans grande inquiétude l'avance temporaire des faibles troupes polonaises. Quand nous aurons fini avec Dénikine, — et ce jour est proche, — nous jetterons de lourdes réserves sur le front occidental. Lord Churchill se flatte, d'après les journaux, d'avoir mobilisé contre la Russie 14 états. Mais il s'agit de 14 appellations géographiques et non de 14 armées. Dénikine et Koltchak eussent préféré recevoir au lieu de ces 14 alliés, 14 bon corps d'armée. Mais heureusement ni Clémenceau, ni Lloyd Georges ne sont plus en état de les leur donner et le mérite vous en revient sans nul doute.
Je me souviens de la première période de la guerre quand MM. Renaudel, Jouhaux et Cie prédisaient que la victoire de la France et l'Angleterre serait celle de la démocratie occidentale, serait le triomphe du principe des nationalités, etc., etc. Avec vous, nous considérions d'un œil plein de mépris ces illusions petites bourgeoises, empoisonnées de charlatanisme impérialiste.
Le groupe de Jean Longuet pensa que l'on pouvait corriger la marche de l'histoire mondial au moyen d'un politique à la Renaudel, avec annotations, réticences, équivoques. Il a ainsi complètement démasqué le mensonge écœrant du social-patriotisme de Renaudel et consorts. La France impérialiste apparait comme le rempart de la contre-révolution mondiale. Les traditions de la grande révolution française, les défroques de l'idéologie démocratique, la phraséologie républicaine, tout cela est utilisé avec l'enivrement de la victoire pour soutenir et renforcer la position du capital contre les vagues montantes de la révolution sociale.
Si la France est devenue le rempart de la contre-révolution capitaliste, la tendance Renaudel apparait maintenant en France comme une force plus réactionnaire que le cléricalisme même. Or Renaudel est inconcevable sans Longuet. Renaudel est trop franc, trop rectiligne, trop cynique, dans sont réactionnarisme social. Jean Longuet qui dans toutes les questions fondamentales soutient l'intangibilité de l'ordre capitaliste dépense le meilleur de sa force et son ingéniosité à couvrir ce travail des rites et des formules rituelles du culte socialiste et même internationaliste. — Le geste de Merrheim passant du côté de nos ennemis ne m'a guère surpris. Dans la première période de la guerre Merrheim au lieu de marcher avec nous suivait en boîtant. A l'époque où nous vivons il vaut mieux avec des ennemis déclarés que des amis douteux.
Les hommes de ce type, chez nous, se sont presque tous montrés à la minute décisive de l'autre côté de la barricade. Ils ont couvert de leur trahison envers la cause de la classe ouvrière, de phrases sur la «démocratie». Nous avons vu et montré qu'à l'époque de la révolution sociale les formes et les rites de la démocratie bourgeoise sont aussi mensongers que le droit international à l'époque de la guerre impérialiste. Là où deux classes irréconciliables ont entamés la lutte décisive, il n'y a pas de place pour un arbitrage qui trancherait leur différent. Rejetant le mensonge conventionnel du parlementarisme démocratique, nous avons créé la véritable démocratie de la classe ouvrière sous la forme des Soviets. La Russie des Soviets a appelé des millions d'ouvriers et de paysans à l'œuvre de construction de la vie nouvelle. Les masses laborieuses de la Russie ont créé leur armée rouge au milieu des difficultés inouïes. Sur tous les champs de batailles ses chefs sont des prolétaires de Pétrograd et de Moscou. Les paysans de l'Oural, de la Sibérie, du Don, de l'Ukraine accueillent cette armée en libératrice. Les commissaires de nos bataillons et de nos régiments sont dans les régions libérées les porteurs de la culture communiste, les constructeurs de la vie nouvelle.
La crise économique du ravitaillement n'est pas encore surmontée chez nous uniquement parce que les forces et les ressources principales du pays sont absorbées par la guerre que nous impose férocement le capitalisme anglais et français. Nous espérons en finir au cours des mois prochains avec nos ennemis et toutes les forces, toutes les ressources du pays, tout l'enthousiasme, toute l'ardeur du prolétariat avancé seront alors dirigés dans la voie de la nouvelle reconstruction économique.
Nous viendrons à bout de la désorganisation économique et de l'insuffisance du ravitaillement, comme nous sommes venus à bout de Koltchak, comme nous viendrons à bout de Dénikine. Nos bataillons victorieux, dans les steppes de la Sibérie et sur les routes du Turkestan soulèvent l'enthousiasme révolutionnaire des peuples opprimés de l'Asie. Et en ce moment même nous ne doutons pas un instant que l'heure de l'aide décisive qui nous viendra d'occident est proche, — que l'heure de la révolution sociale est proche dans toute l'Europe.
Plus le triomphe du militarisme, du vandalisme et des social-traites de la France bourgeoise est brutal, plus sévère sera la révolte prolétarienne, plus décisive sera sa tactique, plus complète sera sa victoire.
Dans nos revers momentanés et dans nos succès décisifs nous ne vous oublions jamais, chers amis. Nous savons que la cause du communisme est placée entre des mains probes et fermes.
Vive la France révolutionnaire et prolétarienne !
Vive la Révolution sociale universelle !
Pétrograd, 1er septembre 1919.