Lettre aux amis, juin 1928

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Des Rumeurs de Moscou

Cher Ami,

J’ai reçu trois lettres avec des « informations », des « rumeurs » de parti qui circulent à Moscou. Deux de mes correspondants affirment qu’elles sont « l’absolue vérité ». Je vous donne des extraits de ces trois lettres sans y rien changer. Je n’en prends pas la responsabilité. Mais une grosse affaire est hautement plausible.

Première lettre

On raconte comme un fait qu’il y a un peu plus d’un mois que Kaganovitch a envoyé à Moscou une lettre (on ne sait pas à qui) dans laquelle il insultait Staline et se montrait rykoviste ardent. On dit qu’après ça Staline a voulu s’en débarrasser mais qu’il n’y est pas arrivé.

J’ai entendu dire par bien des gens que le premier document clandestin des rykovistes était sorti. Personne ne connaît son contenu, mais son existence est considérée comme un fait indiscutable.

On dit que plusieurs délégués de l’I.S.R. qui rendaient visite à Staline lui ont demandé « Qu’est-ce qui va arriver maintenant avec l’Opposition ? ». Staline a d’abord prétendu qu’il ne comprenait pas de quoi ils parlaient, assuré qu’il n’existait aucune Opposition, que Zinoviev, Kamenev, Piatakov, etc., l’avaient abandonnée et qu’il avait sur son bureau des déclarations de Préobrajensky, Radek, I. N. Smirnov, Beloborodov et un autre encore.

Le déclin général des salaires pour la province de Moscou est d’environ 25 % ; dans quelques secteurs économiques, 50 %. Cette information provient d’un rapport du conseil des syndicats de la province de Moscou.

On dit que Staline a offert un « bloc » à Kamenev et Zinoviev, mais qu’ils ont dit qu’il ne saurait être question d’aucun bloc avant le retour des exilés, en particulier Trotsky (Hm, Hm). A cela, Staline répliqua qu’il pouvait démontrer documents en main qu’il avait voté au Politburo contre la déportation de Trotsky et que, quand elle s’est produite, il n’était même pas à Moscou (il était en Sibérie).

Au plénum du C.C., Staline a présenté une motion que les établissements d’enseignement technique supérieur soient transférés au conseil suprême d’économie nationale (Vesenkha) (il a déposé cette motion en liaison avec l’affaire Chakhty). Rykov s’y est opposé. Les votes se sont partagés en gros comme suit : deux tiers pour Rykov, quelques abstentions, un quart ou un cinquième pour Staline. On suppose que quelques staliniens n’ont pas compris que c’était en quelque sorte une épreuve et ont voté selon leur conscience, pas par peur.

Quand Staline a proposé d’abord au Politburo la révocation de Syrtsov, il n’y a pas eu de vote, car Boukharine était malade (dérangement intestinal). La seconde fois, c’est-à-dire quand il y a eu vote, Staline s’est retrouvé seul avec Molotov (pour la révocation de Syrtsov).

Quand Staline est allé en Sibérie, il a ramené Syrtsov de Sibérie avec lui à Moscou et l’a obligé à présenter sa démission. La question a été une fois de plus posée au bureau politique, mais Staline a encore perdu. Dans l’intervalle, il avait bien entendu remplacé tout l’appareil de Syrtsov.

Avant le plénum il s’est tenu une soi-disant réunion de militants du parti, consistant des membres titulaires et suppléants du bureau politique et quelques membres du C.C. Il y a eu de longs débats et on a élaboré des résolutions qui ont plus tard été adoptées à l’unanimité par le Plénum. A cette même réunion de « militants », Staline a proposé que la question de la réintégration dans le parti de Zinoviev et Kamenev soit portée devant le plénum. Elle a été enlevée de l’ordre du jour par une majorité écrasante. En rapport avec cela, on m’a rapporté comme un fait que Rykov a dit que s’il fallait soulever cette question, ce serait à propos de la véritable Opposition et pas de ces canailles.

On m’a dit également que staliniens et rykovistes parlaient les uns des autres sur un ton incroyable.

Pour contrôler Boukharine et M[aria] I[lyichna] [Oulianova], Iaroslavsky siège à la Pravda.

Au Politburo, selon les rumeurs, il y a trois groupes. Le troisième s’incarne en Boukharine.

Les rykovistes ont répandu la rumeur que Rykov a pleuré quand Trotsky a été exclu du parti.

Deuxième lettre

[...] Le 10 juin, un plénum spécial du C.C. va être réuni, au cours duquel on discutera le programme de l’I.C. A ce plénum, il est possible que Boukharine fasse un discours sur un nouveau danger « trotskyste » en la personne de Staline.

Les dates du 6e congrès n’ont pas encore été établies, parce que premièrement ils veulent avoir les véritables résultats des élections en Allemagne et en France, et deuxièmement on n’a pas encore réparti les rôles de rapporteurs au congrès entre Staline et Rykov.

Rykov réclame pour lui le rapport sur « Dix ans de Pouvoir soviétique ». Staline n’acceptera pas parce qu’il a peur, à travers ce rapport, de laisser Rykov prendre en mains le congrès. Malgré tout, Rykov prépare ce rapport et son secrétariat en parle ouvertement.

Les gens affirment que le congrès aura le caractère d’un plénum élargi, c’est-à-dire qu’il n’examinera que les problèmes courants qui se sont accumulés (Peu vraisemblable : la question du programme est à l’ordre du jour du congrès).

A Léningrad, il y a environ trois semaines a été réunie une petite réunion fractionnelle étroite de militants à laquelle Slepkov a pris la parole. Slepkov a déclaré au nom de Boukharine qu’avec le cours à gauche, Staline menait parti et pays au désastre, que la nouvelle politique de Staline n’était que du « trotskysme » et qu’il fallait prendre les armes et mener contre Staline la plus farouche bataille idéologique. Le discours de Slepkov a été approuvé par un membre du parti, Stetsky. Parmi les présents il s’est avéré qu’il y avait un « informateur » qui a tout de suite mis Kirov au courant et celui-ci a dénoncé toute l’affaire au « sommet ». Après quelques jours, il y a eu des mesures contre Slepkov. Il a été écarté du Bolchevik et de la Pravda et exilé comme chef de l’agit-prop dans une région éloignée de la Iakoutie.

Le sort de Stetsky en tant que membre du C.C. va dépendre du rapport de forces au plénum qui a été convoqué le 10 juin.

On explique la rapidité des représailles contre Slepkov par la maladie de Rykov et le fait que Boukharine était temporairement relevé de ses fonctions pour travailler sur le programme de l’I.C., ce qui a donné à Staline la « majorité ».

La fraction Rykov est en train de prendre forme non seulement à Moscou mais dans les régions autour. Dans la dernière période, Staline a essayé de « nettoyer » l’organisation du parti de Moscou qui s’est avéré être intégralement pour Rykov, avec Ouglanov à sa tête, Rioutine étant la seule exception C’est ainsi que Bauman a déjà été écarté du comité de Moscou. Après la lettre de Kaganovitch à ses amis, dans laquelle il écrivait que le C.C. sous la direction de Staline avait donné de si tristes résultats pour la collecte des grains, que, dans l’avenir, le parti devrait se tourner vers Rykov, comme le seul dirigeant de talent. Staline voulait révoquer Kaganovitch et voulait affecter Ouglanov en Ukraine pour épurer plus facilement Moscou. Mais on le lui a refusé et il a évidemment renoncé.

En cas de discussion, le rapport des forces ne serait, de l’avis général, pas favorable à Staline. Cela a été confirmé par le vote au C.C. d’avril sur les établissements d’enseignement technique supérieur.

Les divergences au sein du Politburo ne sont plus désormais un secret pour personne et aucun des deux camps ne cherche sérieusement à les cacher. Ainsi, au plénum d’avril, une déclaration a été soumise sur place au comité de la présidence sous la signature de 8 membres du comité central, demandant à être informés sur les dissensions dans le Politburo. Ils demandaient que Staline et Rykov prennent la parole sur cette question, pour que, nous a-t-on dit, la « discussion ne vienne pas, comme ce fut le cas les années précédentes, tomber « comme une avalanche sur la tête du parti ». Cette déclaration a été totalement passée sous silence et on n’en a entendu parler que par les remarques de ceux qui l’avaient présentée.

Quand Staline fit son rapport au plénum à la réunion de responsables, une note fut envoyée parmi d’autres à Staline, avec la question : « Est-il vrai que dans la dernière période, vous vous êtes trouvé en minorité au Politburo ? ». A cela, Staline a répondu mot pour mot « Ce n’est pas une disgrâce d’être en minorité. Même Vladimir Ilyitch l’a souvent été ». Il a néanmoins remercié les auteurs de la note pour leur sympathie.

Troisième lettre

[...] Le sentiment parmi les masses en rapport avec les conventions collectives est évidemment d’opposition. Mais elles ont peur d’être identifiées avec l’Opposition ouvertement organisée, parce qu’elles craignent que leurs revendications ne soient rejetées sous le prétexte de la lutte contre l’Opposition. L’attitude des ouvriers à l’égard des organisations syndicales officielles est une hostilité méprisante. Sur toutes les questions, même petites, les ouvriers vont directement vers le secrétaire du parti, voulant avoir affaire « au patron et pas au contremaître ». Les ouvriers s’intéressent beaucoup à l’Opposition [...] Les défections parmi les ouvriers sont presque inexistantes ; dans toute l’organisation de Moscou, il n’y a pas eu plus d’une trentaine de déclarations.

Il s’est produit à l’usine textile Bogorodskaya un incident intéressant pendant la réunion de célébration du 10e anniversaire de l’Armée rouge. La personne qui rapportait, qui était venue de Moscou, proposa après un rapport sec, d’adopter une résolution bureaucratique d’approbation avec un salut au C.C., au « chef » Vorochilovet ainsi de suite. Le secrétaire de cellule fut assez stupide pour demander si quelqu’un voulait prendre la parole. A ce moment, un oppositionnel ouvrier s’est levé, un vieux combattant chez les partisans pendant la guerre civile, qui jouit d’une grande autorité chez les travailleurs bien qu’il ait été exclu du parti. Il demanda la parole. Il proposa d’abord que tout le monde se lève pour honorer la mémoire de ceux qui étaient tombés, y compris Skliansky et Frounzé; puis il proposa que la réunion inclue dans sa résolution l’envoi d’un télégramme de salutations à Trotsky, chef de l’Armée rouge et aussi l’envoi au C.C. dans la résolution de salut de la revendication du retour de Trotsky au travail de direction dans l’Armée rouge. Le rapporteur a bondi sur une table et a commencé à crier hystériquement que c’était évidemment « la contre-révolution » et exiger qu’on ne vote même pas. Les membres du présidium de la réunion, ainsi que le secrétaire de cellule, étaient dans une confusion totale et le travailleur s’adressait directement à la réunion. Il demanda que les ouvriers qui avaient fait la guerre civile lèvent la main, puis leur demanda « Qui était le chef de l’Armée rouge, à qui obéissiez-vous au front ? » Tous répondirent « Trotsky ». En réponse à quoi l’orateur officiel tenta d’expliquer que le chef de l’Armée rouge, c’était le C.C. – et Vorochilov. Il provoqua un éclat de rire et il y eut plus de 2000 voix pour l’additif, avec 200 contre ou en abstention. Le lendemain, le secrétaire de cellule était révoqué et de nouvelles élections prévues par le bureau de cellule...

On dit qu’après l’annonce du cours « à gauche », Kamenev et Zinoviev, quand ils étaient à Moscou, sont allés voir Boukharine avec l’offre de soutenir le nouveau cours de toutes les façons. A quoi Boukharine leur répondit de se calmer et de ne pas se presser tant « Nous sommes allés loin sans vous ».

Zinoviev a donné une caractérisation « intéressante » de l’Opposition « trotskyste » dans une conversation avec N[aoumov]. L’Opposition trotskyste, a-t-il dit, consiste de trois parties composantes : 1) les Vieux Bolcheviks qui reviennent, comme Piatakov, Préobrajensky, I. N. Smirnov et Sérébriakov ; 2) quelques individus de grand talent éduqués dans l’esprit de la social-démocratie occidentale, qui ont été dans le passé d’excellents révolutionnaires mais n’ont plus rien de commun avec notre parti – Trotsky, Radek, Rakovsky; et 3) le gros de l’Opposition, des étudiants d’université pour la plupart, des éléments petits-bourgeois. Maintenant, dit-il, nous regagnerons au parti le troisième groupe. Dans l’ensemble, le premier a déjà rompu et il ne reste que « quelques individus isolés ». N[aoumov] est avec la tendance Safarov et Zinoviev a essayé de le persuader de faire une déclaration disant que « s’orienter vers Safarov est simplement ridicule » ; à quoi le partisan de Safarov a répondu « Ridicule, peut-être, mais pas honteux » (maintenant cependant, c’est également honteux, compte tenu de la conduite de Safarov).

Au dernier congrès de l’I.S.R., avant l’adoption de la résolution pour le congrès, il y a eu dans la délégation russe la discussion suivante. Après que Lozovsky eût lu la résolution, Tomsky prit la parole, critiqua très vivement la résolution (bien qu’elle ait été préparée par le Politburo) et commença à introduire additifs et « amendements » dans un esprit de toute évidence droitier qui aurait abouti à démentir la résolution. La délégation était encline à les adopter. Alors Lozovsky prit la parole et annonça que, même si un seul amendement de Tomsky était adopté, il se retirerait tout de suite de l’I.S.R. et de tout travail officiel de façon générale. La question fut renvoyée pour réexamen au Politburo. Tous les membres de la délégation russe y ont été convoqués séparément et prévenus de ne pas faire d’histoires : ainsi la résolution de Lozovsky est passée...

Au cours d’une visite à Moscou, le Padishah d’Afghanistan, Amanullah Khan, entre autres endroits, visita le nouveau bâtiment de l’Armée et de la Flotte rouge. Il y rencontra, dit-on, Postnikov, qui lui expliqua que les portraits accrochés dans les salles étaient ceux des différents chefs de l’Armée rouge. Celui-ci, dit-il, nous a « sauvés » pendant la guerre civile, celui-là a été « le chef le plus important dans la guerre civile » et ainsi de suite. Ayant entendu ces explications et considérant les portraits, le Padishah posa la question odieuse : « Pourquoi pas de portrait de Trotsky? N’a-t-il pas pris part à la guerre civile? » Postnikov fut quelque peu gêné et bredouilla qu’on le trouverait un peu plus loin dans une salle. Il envoya le commandant de l’édifice prendre contact téléphoniquement avec Vorochilov pour des instructions. Ce dernier donna l’ordre d’accrocher un portrait et le Padishah fut satisfait. Des témoins oculaires disent que le portrait est resté une demi-heure entière...

A l’ouverture du congrès de la Ligue communiste des jeunes (Komsomol) au théâtre Bolchoi, des membres oppositionnels du Komsomol du quatrième balcon ont envoyé deux mille exemplaires environ d’une lettre ouverte au congrès de membres de l’Opposition du Komsomol. Le congrès a été stupéfait. Quelques-uns ont remis leurs exemplaires des tracts aux membres du présidium ; quelques-uns non. L’état d’esprit du congrès n’était pas des plus calmes. Surtout qu’il s’y est produit un autre incident : la ligue social démocrate des jeunes a envoyé une invitation au Komsomol pour son prochain congrès et le Komsomol a accepté. On dit que Tchapline et Chatskine ont remis là-dessus une protestation au présidium qui n’a pas été rendue publique.

Au cours de la dernière période, le G.P.U. a fait beaucoup d’arrestations parmi les Komsomol.

Il y a maintenant à Moscou une « personne qui a été frappée » de plus – Agranov. Le camarade oppositionnel Zarge l’a calotté publiquement dans un cinéma – et a été arrêté sur-le-champ.

C’est tout. Je le prends pour ce que c’est. Cela a un accent de vérité. Sinon tout, du moins presque tout.