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Lettre aux amis, 24 juin 1928
Un tournant crûment empirique
Cher Ami,
Quelques camarades, aujourd’hui encore, continuent à jouer avec l’idée d’une conférence qui a été lancée par Préobrajensky. Vardine (que Sosnovsky traite de mort, bien que, pour être honnête, il n’ait jamais vécu), a écrit à la commission centrale de contrôle au sujet de la demande que nous allions faire d’une conférence. Mais avec une telle demande, on ne peut que demander à faire rire les gens. Je pense cependant qu’il n’est plus nécessaire d’argumenter. Non seulement parce que son auteur lui-même a abandonné cette idée, mais aussi parce qu’il s’est produit certains événements qui définissent avec assez de clarté aussi bien les limites que le mécanisme du « cours à gauche ».
De façon tout à fait correcte, Sosnovsky aborde toutes ces questions du point de vue du régime du parti. C’est Rakovsky qui insiste là-dessus avec le plus d’acharnement. Et c’est précisément maintenant l’unique critère juste et valable. Non parce que le régime du parti serait la source indépendante de tous les autres phénomènes et processus. Non, dans une large mesure, le parti est un facteur dérivatif. Mais en même temps, il a une signification indépendante considérable – et parfois décisive. Là comme ailleurs, il s’agit de dialectique. Mais dans la mesure où le parti est l’unique instrument au moyen duquel nous puissions agir sur les processus sociaux, pour nous, le critère du sérieux et de la profondeur du tournant est avant tout la réfraction de ce tournant dans le parti.
Un symptôme digne d’être relevé a été l’affaire du mécanicien de Kharkov, Bleskov, au sujet duquel Sosnovsky a pas mal écrit. Inutile de le répéter. Encore plus significative est la décision dans l’affaire de Safarov et autres « décédés ». La C.C.C. a établi clairement et avec précision les limites de l’autocritique : seuls les jeunes peuvent se tromper. Non seulement les vieux ont raison aujourd’hui, mais encore ils ont toujours raison. Mieux, les communistes qui reconnaissent que le C.C. a raison aujourd’hui, mais ne reconnaissent pas qu’il avait raison hier, non seulement n’ont pas le droit de faire des conférences sur hier dans les écoles du parti, mais encore n’ont pas le droit d’être membres du parti. Vous savez, cette décision à elle seule montre combien crûment empirique est le tournant à l’égard du koulak – crûment empirique et en même temps en pleine panique. On ne fait pas le moindre rapport entre une chose et une autre. Mieux, on ne sent plus le besoin d’établir des rapports.
Car si on avait même un tout petit peu éprouvé ce besoin, la décision de Iaroslavsky dans l’affaire de Safarov et des autres décédés aurait été tout à fait impossible6. Quiconque n’apprend pas cela fera les erreurs les plus grotesques.
On peut dire qu’il y a une « logique objective de la situation » qui devra s’ouvrir la voie de force, etc. Mais en premier lieu, cette logique objective existait aussi il y a deux ou trois ans et il y a un an. Tandis que la « logique objective » se casse les dents, il arrive souvent qu’il s’écoule beaucoup de temps pendant lequel le bébé historique devient tout à fait fiévreux. On peut aider la logique objective, mais pas en modifiant sa propre logique subjective. C’est-à-dire que nous devons dire ce qui est et pas découvrir que les dents sont cassées quand la gomme commence à démanger. Même s’il est certain que la logique objective conduira à coup sûr certains, dans une certaine période période à comprendre ce qui doit être compris – même dans ce cas, l’obligation de l’aile révolutionnaire n’est pas de féliciter les gens pour ce qu’ils ont compris (c’est-à-dire empiriquement concédé en panique) mais dire à haute et intelligible voix qu’ils n’ont pas compris. Et ce qu’ils n’ont pas compris, c’est les 9/10, les 90/100. Et cela met en danger le peu qui a été compris. Et c’est pourquoi la nouvelle proposition de Préobrajensky concernant l’appel au congrès me semble un pas en arrière, même en comparaison de sa première proposition, bien qu’il ait abandonné la tradition slavophile de rêveur éveillé de demander une nouvelle Zemsky Sobor.
Il est arrivé autre chose que je tiens pour décisif. C’est l’apparition d’un projet de programme. Il nous faut comprendre que c’est une question bien plus importante que celle des collectes de grains, un domaine dans lequel ils peuvent aller et venir plus de dix fois – tant que le parti se tait – avant que la logique objective casse ses dents politiques. Ce projet est une catastrophe. Je suis en train de faire avec conscience le plus gros effort pour mettre le congrès en garde contre les conséquences de ce projet, en analysant tous les éléments qui le composent. Fondamentalement, cette analyse résume notre travail collectif de ces dernières années. Mais je suis obligé d’assumer les responsabilités de cette analyse, précisément en considération de « l’inopportunité présente » d’une « assemblée » de type slavophile qui s’est toujours révélée inopportune, parce qu’elle était « le produit hyperexcité de la pensée active ».
Je considère le projet de programme comme une catastrophe, en dépit du fait qu’il n’y a pas dedans de terribles remarques sur notre hérésie. Mais il n’y en a pas, après tous les zigzags qui ont été faits, parce qu’il est difficile de dire sous une forme programmatique précise en quoi consiste exactement cette hérésie. J’ai essayé de le faire pour les auteurs du projet et j’ai dû reposer ma plume, impuissant. Il est d’autant plus difficile de le faire que les trois quarts de ce projet sont consacrés à imiter cette hérésie, mais que le caractère frauduleux de cette tentative est encore présent. Le programme prétend avec insistance qu’il est un programme de révolution internationale. En réalité, c’est un programme pour la construction du socialisme dans un seul pays, c’est-à-dire un programme de social-patriotisme, pas de marxisme. Le déguisement sous des phrases de gauche ne change rien. Le chapitre sur la stratégie ne tire aucune des leçons qui découlent de l’expérience de la dernière décennie. Cela signifie qu’on accorde sa sanction à la désastreuse politique des cinq dernières années. La section de l’Orient esquisse la perspective, pour la Chine, d’une dictature démocratique ouvrière-paysanne qui se transformera à une étape ultérieure en dictature prolétarienne. C’est là la préparation à un nouveau Guomindanguisme. Il nous faut mener une lutte idéologique ouverte contre ceux qui ne comprennent pas cette question. Sur de pareilles questions, retards et compromis sont criminels.
Je suis en train de faire la critique du projet de programme sous la forme d’un long document que j’enverrai au congrès et au bulletin de discussion de la Pravda. Il s’avère qu’il aura la dimension d’une brochure, plusieurs feuilles d’imprimerie. Tout en l’écrivant, j’étais frappé du fait que le moment du départ de Zinoviev était bien choisi. Il est venu à nous au bon moment, pour nous aider à infliger un coup mortel à la légende du « trotskysme » et il nous a quittés plus d’une demi-année avant le VIe congrès, ce qui nous a laissé les mains libres pour critiquer les erreurs de 1923, les erreurs du Ve congrès, etc. Vous savez, jusqu’à maintenant, c’était notre point le plus faible : à cause de nos alliés, nous étions nous-mêmes, pour un temps, coupables d’étroitesse d’esprit national. Maintenant nous pouvons rectifier complètement.
Mais comme ce malheureux stratège a agi de façon absurde en rapport avec sa propre « ligne » capitularde ! S’il avait attendu quelques mois, il aurait été capable de s’emparer du tournant à gauche et, en même temps, de rompre avec nous sur la question de l’attitude à l’égard du VIe congrès. Il aurait quitté le bloc avec un semblant de dignité et aurait pu semer quelque confusion dans les rangs du parti. Mais, dans sa misérable figure actuelle, il n’a fait que du bien au parti et donc à nous, à la fois par la façon dont il est venu à nous et par celle dont il nous a quittés. Il est temps de lui conférer le rang de « retourneur de sa veste socialement nécessaire ».
Maintenant, sur la lettre au VIe congrès. Puisqu’il est impossible de réaliser l’idée d’une « assemblée », il faudra, au début de la lettre au VIe congrès, dire approximativement ce qui suit :
« Du fait des conditions dans lesquelles nous nous trouvons, nous nous sommes vus refuser la possibilité d’échanger des idées et de formuler une déclaration collective au VIe congrès. La déclaration présente a été écrite par moi personnellement et j’en porte la responsabilité personnelle. Cependant, sur la base d’une correspondance très incomplète avec un nombre significatif de camarades d’idées, indiscutable que cette lettre exprime fondamentalement nos idées collectives. »
Je ne vois pas d’autre moyen. En ce qui concerne le contenu de la lettre, j’ai déjà souligné cela dans la proposition que j’ai envoyée. En ce qui concerne le ton, nous ne devons pas en changer vis-à-vis du parti et du Comintern : c’est celui du lien inséparable entre nous et de notre authentique esprit de parti. En ce qui concerne la direction, ses activités, ses erreurs, après les derniers événements (l’affaire Safarov, le projet de programme), un changement est nécessaire – non à droite vers des rêves éveillés de slavophile, mais vigoureusement à gauche, vers le réalisme occidental. Maintenant, il n’y aura plus de méfiance d’avance, mais méfiance basée sur des faits indéniables et des preuves rigoureusement argumentées dans un cadre strict de parti.
Je vous serre fort la main.
P.S. : La nouvelle de la mort de ma fille m’a pris à l’improviste au cours de mon travail sur le projet de programme et son souvenir restera pour toujours lié pour moi aux problèmes de la révolution internationale. J’ai dédié ce travail, consacré à la base programmatique du parti communiste, à la mémoire de ma fille qui était une jeune, mais ferme et loyale membre du parti, notre solide camarade d’idées. Nous avons reçu et recevons encore par télégramme des expressions de sympathie de nombreux amis.
Bien des remerciements.